Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150120


Dossier : T‑1094‑14

Référence : 2014 CF 1251

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2015

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD.

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

[1]  La Cour est saisie de l’appel interjeté par AbbVie Biotechnology Ltd. [AbbVie] d’une décision en date du 27 mars 2014 par laquelle le commissaire aux brevets a refusé de délivrer un brevet en réponse à la demande de brevet no 2385745 [la demande 745]. L’appelante conteste la conclusion du commissaire suivant laquelle les revendications 1 à 12 et 27 à 51 [les revendications] n’étaient pas brevetables au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4 [la Loi], parce qu’elles visaient des méthodes de traitement médical.

Vue d’ensemble

[2]  L’appelante affirme que le commissaire a commis une erreur en n’appliquant pas la bonne définition de l’expression « méthode de traitement médical » du fait qu’il n’a pas appliqué la jurisprudence établie portant sur la bonne façon d’interpréter le terme « invention » que l’on trouve dans la loi, et en interprétant mal la jurisprudence et en se fondant à tort sur une nouvelle politique incompatible avec la jurisprudence dominante. L’appelante affirme que, comme le commissaire a commis une erreur de droit, la Cour devrait appliquer la norme de la décision correcte et tirer ses propres conclusions à la lumière des éléments de preuve présentés.

[3]  L’appelante qualifie le nouveau brevet de [traduction« `à approche unique ». Les revendications prévoient clairement une dose fixe et un intervalle posologique précis, et elles ne font pas appel à l’exercice de la compétence ou du jugement. Suivant le témoignage des experts qui ont été entendus, il n’est pas nécessaire d’ajuster la dose ou la fréquence d’administration. Par conséquent, le brevet n’a pas pour effet d’assujettir des méthodes de traitement médical ou la compétence et le jugement du médecin à des limites étant donné que la revendication ne nécessite pas l’exercice de la compétence et du jugement.

[4]  L’appelante affirme que, si la Cour est d’accord avec elle pour dire que le commissaire a commis une erreur, elle devrait ordonner la délivrance du brevet. Le commissaire a déjà jugé que les revendications en litige n’étaient ni antériorisées ni évidentes, et qu’il n’y avait pas d’autres questions à examiner. Le breveté a subi de nombreux retards en raison des procédures, et aucun autre ne devrait être toléré.

[5]  L’intimé affirme que le commissaire a énoncé et appliqué les bons critères juridiques. La conclusion du commissaire suivant laquelle les revendications visaient un objet non prévu par la loi est une conclusion de fait qui devrait être assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable de telle sorte que l’intervention de notre Cour n’est justifiée qu’en cas d’erreur manifeste et dominante, vu la déférence dont il y a lieu de faire preuve en raison de la compétence spécialisée du commissaire en la matière.

[6]  L’intimé fait remarquer que les revendications en litige sont des revendications d’utilisation qui prévoient l’administration d’une dose aux deux semaines et qui, par conséquent, ne concernent pas des produits vendables. L’intimé affirme que toute revendication qui prévoit une dose, qu’il s’agisse d’une dose fixe ou d’une plage de doses, limite l’exercice de la compétence et du jugement du médecin, et vise à obtenir un brevet portant sur une méthode de traitement médical.

[7]  L’intimé affirme que le commissaire a tiré des conclusions raisonnables en se fondant sur la preuve et les connaissances générales courantes.

[8]  Pour les motifs qui suivent, j’estime que les questions en litige soulèvent une question de droit qui est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte. Le commissaire a commis une erreur en interprétant la jurisprudence et en concluant que le brevet revendiquait une méthode de traitement médical. L’appel est accueilli et la Cour ordonne au commissaire aux brevets de faire droit aux revendications en litige.

Contexte

[9]  L’appelante est titulaire d’un brevet portant sur l’utilisation d’anticorps anti‑TNFα humains (connu sous le nom d’« Humira » ou « D2E7 ») [Humira], généralement utilisés pour le traitement de maladies auto‑immunes comme la polyarthrite rhumatoïde et les troubles intestinaux tels que les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin. Ce brevet est valide jusqu’au 10 février 2017.

[10]  Le 10 mai 2002, l’appelante a déposé la demande de brevet 745 par laquelle elle revendiquait l’utilisation d’Humira pour le traitement des maladies susmentionnées au moyen de doses fixes (40 mg) administrées selon une fréquence précise (aux deux semaines).

[11]  Le 22 mars 2011, un examinateur a rendu une décision finale rejetant la demande en vertu du paragraphe 30(3) des Règles sur les brevets, DORS/96‑423 [les Règles]. L’appelante a répondu le 22 septembre 2011 en remplaçant les 203 revendications visées par la décision finale par 126 revendications modifiées [les revendications modifiées]. L’examinateur a conclu que les revendications modifiées n’avaient pas éliminé toutes les irrégularités relevées, et il a renvoyé la demande à la Commission d’appel des brevets [la Commission].

[12]  Le 20 août 2013, la Commission a invité l’appelante à lui soumettre un ensemble de revendications proposées [les revendications proposées] pour corriger les irrégularités non réglées. L’appelante l’a fait le 5 novembre 2013. Les revendications proposées comprennent les revendications 1 à 12 (les revendications relatives à la seringue), les revendications 13 à 26 (les revendications relatives à la trousse), les revendications 27 à 39 (les revendications d’utilisation thérapeutique de type « suisse »), et les revendications 40 à 51 (les revendications d’utilisation).

[13]  Les parties s’entendent sur l’interprétation des revendications. Les éléments essentiels sont les suivants : une seringue préalablement remplie de 40 mg d’Humira pour le traitement d’une maladie arthritique ou d’une maladie inflammatoire chronique de l’intestin, dont le contenu est administré par voie sous‑cutanée tous les 14 jours (autrement dit, administré bimensuellement).

La décision du commissaire aux brevets

[14]  Le 27 mars 2014, le commissaire a accepté la recommandation de la Commission et a refusé la demande 745.

[15]  L’analyse de la Commission débute par l’interprétation de chacune des revendications modifiées. Plusieurs des revendications proposées soumises de nouveau par l’appelante (c.‑à‑d. les revendications 13 à 26 et les revendications 1 à 12), auparavant des revendications de produits, sont devenues des revendications d’utilisation pour corriger les irrégularités signalées. Le demandeur a ajouté une limite relative à l’utilisation d’Humira : une dose précise (40 mg) et un intervalle posologique précis (fréquence bimensuelle / tous les 14 jours).

[16]  Dans le cadre de son réexamen, la Commission a conclu que cette restriction faisait en sorte que les revendications portaient sur une méthode de traitement médical et qu’elles étaient par conséquent non brevetables.

[17]  La Commission a signalé la distinction générale que la jurisprudence fait entre les revendications de produits vendables, d’une part, et les revendications relatives aux compétences et au jugement professionnels des membres de la profession médicale, d’autre part, rappelant que les premières sont brevetables alors que les secondes ne le sont pas. Elle a reconnu que la demanderesse se fondait sur les décisions rendues par la Cour fédérale dans les affaires Merck & Co Inc c Apotex Inc, 2005 CF 755, 274 FTR 113 (fr.) [Merck 1], Merck & Co, Inc c Pharmascience inc, 2010 CF 510, 368 FTR 1 (fr.) [Merck 2], et Bayer Inc c Cobalt Pharmaceuticals Company, 2013 CF 1061, 121 CPR (4th) 14, dans lesquelles la Cour a interprété des revendications d’utilisation semblables comme étant des produits vendables.

[18]  La Commission a toutefois conclu que la jurisprudence établissait clairement « que la simple présence de ces deux caractéristiques [c.‑à‑d. une dose fixe et un intervalle posologique précis] dans une revendication ne suffit pas toujours pour éviter la prohibition de méthode de traitement médical ». La Commission a fait observer que cette question avait d’abord été abordée dans l’affaire Janssen Inc c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2010 CF 1123, 376 FTR 311 (fr.) [Janssen], dans laquelle la Cour fédérale a jugé que les revendications visant un domaine dans lequel on peut penser que la compétence ou le jugement du médecin est nécessaire concernent des méthodes de traitement médical.

[19]  Dans la décision Janssen, la Cour s’est appuyée sur des témoignages d’expert pour conclure que le tableau d’ajustement posologique revendiqué ne pouvait être perçu que comme une recommandation adressée aux médecins; une prise en charge efficace des patients pourrait nécessiter une surveillance individualisée continue et des ajustements de doses. La Cour a conclu qu’une revendication de brevet visant une méthode de traitement médical n’était pas brevetable parce qu’elle « appartient à un domaine pour lequel on peut penser que la compétence ou le jugement du médecin est nécessaire » (précitée, au paragraphe 26).

[20]  La Commission a signalé que la décision Janssen avait récemment été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Novartis Pharmaceuticals Canada Inc c Cobalt, 2014 CAF 17, 459 NR 17 [Novartis].

[21]  S’agissant des revendications qui lui étaient soumises, la Commission a fait observer que l’appelante avait démontré que, contrairement aux revendications dont il était question dans les affaires Janssen et Novartis, le libellé des revendications donnant à penser que l’on s’attendait à ce que les médecins déterminent la dose, était simplement un libellé standard et que, de fait, la dose à administrer était précisée dans les revendications.

[22]  La Commission n’était toutefois pas d’accord avec le demandeur pour dire que la préoccupation à la base de la décision Janssen – en l’occurrence l’empiétement sur la compétence et le jugement des médecins – se limitait aux revendications visant une plage de doses ou des intervalles posologiques parmi lesquels le médecin pouvait être appelé à faire un choix. La Commission était d’avis que, tout comme il avait été relevé dans l’affaire Janssen, « la crainte soulevée par le brevetage d’un schéma posologique est qu’il empêchera peut‑être le médecin d’exercer sa compétence et son jugement s’il souhaite utiliser un composé connu à des fins établies sans être titulaire d’une licence du breveté ».

[23]  La Commission a conclu au paragraphe 155 de sa décision :

Par conséquent, conformément au raisonnement présenté dans Janssen, auquel nous sommes liés, l’octroi de droits de monopole sur une posologie portant sur l’administration bimensuelle sous‑cutanée d’une dose de 40 mg imposerait des limites sur « le quand et le comment » d’administration d’anticorps monoclonaux anti‑TNFα humains connus. Cela créerait une interférence avec la capacité des médecins à exercer leur jugement dans l’administration des versions génériques du médicament qui deviendront ultérieurement disponibles, ou dans l’administration de l’HumiraTM, en l’absence d’une licence pour la posologie en question.

[24]  La Commission a conclu que les revendications en litige visaient des méthodes de traitement médical et qu’elles n’étaient pas brevetables.

Questions en litige

[25]  La première question à trancher est celle de savoir si la norme de contrôle qui s’applique à la présente décision du commissaire aux brevets est celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable. Si la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, il s’agit alors de se demander si la décision du commissaire appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47, [2008] RCS 190 [Dunsmuir]).

Norme de contrôle

Thèse de l’appelante

[26]  L’appelante soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte parce que l’affaire soulève les questions de savoir si le commissaire a appliqué la bonne définition du terme « invention » figurant à l’article 2, et s’il a bien interprété l’expression « méthode de traitement médical », lesquelles constituent des questions de droit. Les tribunaux sont tout autant aptes à répondre à ces questions, qui exigent l’interprétation de la jurisprudence que le commissaire.

[27]  L’appelante souligne que si le débat était axé sur la teneur des revendications et s’il faisait intervenir par exemple des questions relatives à l’exercice de la médecine ou des questions scientifiques, il soulèverait des questions de fait et il y aurait lieu de faire preuve de déférence envers le commissaire (Canada (Procureur général) c Amazon.com Inc, 2011 CAF 328, 340 DLR (4th) 577 [Amazon]). L’appelante soutient que l’intimé n’a relevé aucune question de fait en litige qui devrait être contrôlée en fonction de la norme de la décision raisonnable.

[28]  L’appelante affirme également que le commissaire ne dispose pas d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant de refuser un brevet pour des raisons d’intérêt public (Harvard College c Canada (Commissaire aux brevets), 2002 CSC 76 aux paragraphes 143 à 148, [2002] 4 RCS 45 [Harvard College]).

[29]  En l’espèce, l’appelante affirme que les revendications ont déjà été jugées nouvelles, utiles et non évidentes; si la Cour conclut, après avoir procédé à une analyse selon la norme de la décision correcte, qu’elles tombent également sous le coup de l’article 2 de la Loi, elle devrait ordonner au commissaire de délivrer le brevet.

Thèse de l’intimé

[30]  L’intimé affirme que la Commission et le commissaire ont examiné une quantité considérable d’éléments de preuve, qu’ils ont tenu compte des connaissances générales courantes pour tirer leurs conclusions de fait et qu’ils ont notamment tiré des conclusions au sujet des pratiques (ou habitudes) de prescription des médecins.

[31]  L’intimé affirme que le commissaire a retenu les bons critères juridiques en ce qui concerne la question de savoir si ce sont des « méthodes de traitement médical » qui sont en cause et a bien interprété les revendications, et que la véritable question à trancher concerne la façon dont le commissaire a appliqué les critères en question aux faits de l’espèce. L’appel ne soulève pas une pure question de droit, mais bien une question mixte de fait et de droit, de sorte qu’elle devrait être assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[32]  L’intimé affirme que l’appelante a mal interprété le principe énoncé dans l’arrêt Harvard College; dans cet arrêt, la Cour suprême s’est penchée pour la première fois sur la brevetabilité des formes de vie supérieures, qu’elle a considérée comme une question de droit assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte. Elle a toutefois fait observer, au paragraphe 151, que, tout dépendant de la nature de la question soumise au tribunal, il pouvait être nécessaire de procéder à l’analyse relative à la norme de contrôle applicable.

[33]  L’intimé affirme que la question qui se pose en l’espèce n’est pas celle de savoir si une revendication d’utilisation est brevetable, mais bien de savoir si les revendications en litige sont des méthodes de traitement médical, ce qui est une décision factuelle.

[34]  L’intimé fait valoir que, même si des questions de droit sont en cause, le commissaire a quand même droit à une certaine déférence. La Cour devrait procéder à l’analyse relative à la norme de contrôle applicable pour déterminer s’il y a lieu de faire preuve de déférence (Harvard College, précité, aux paragraphes 119‑120, 151; Dunsmuir, précité, aux paragraphes 55‑56).

[35]  L’intimé affirme également que la norme de contrôle de la décision raisonnable peut s’appliquer lorsque la Loi est en cause, ainsi que la Cour l’a jugée dans la décision Newco Tank Corp c Canada (Procureur général), 2014 CF 287, 118 CPR (4th) 424 [Newco Tank].

La norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte

[36]  Les arrêts rendus par la Cour suprême du Canada dans les affaires Harvard College et Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, [2002] RCS 153 [AZT], ainsi que celui de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Amazon, appuient la thèse de l’appelante suivant laquelle la norme de contrôle est celle de la décision correcte.

[37]  Dans l’affaire Harvard College, il s’agissait de décider si l’art. 2 de la Loi vise les formes de vie supérieures. La Cour a conclu que la norme applicable à cette question était celle de la décision correcte, étant donné qu’elle requerrait une simple décision sur un point de droit qui aurait une grande valeur comme précédent, de sorte que les tribunaux étaient tout aussi bien placés que le commissaire pour se prononcer (Harvard College, précité, au paragraphe 119). La Cour a reconnu que, bien que la décision d’accorder ou de refuser un brevet puisse parfois faire l’objet de retenue judiciaire, la nature de la question soulevée dans l’affaire dont elle était saisie était déterminante, et que la question était une pure question de droit.

[38]  Comme l’intimé le fait observer, dans l’arrêt Harvard College, la Cour suprême a signalé que la norme de contrôle applicable à la décision du commissaire des brevets ne serait pas toujours celle de la décision correcte, et qu’il pouvait être nécessaire de procéder à l’analyse relative à la norme de contrôle, mais elle a conclu, après avoir examiné les facteurs en jeu dans le cadre de l’analyse de la norme de contrôle, que c’était la norme de la décision correcte qui s’appliquait.

[39]  Le juge Bastarache, qui écrivait au nom de la majorité, écrit, au paragraphe 119 :

Bien que le refus d’accorder un brevet puisse parfois faire l’objet de retenue judiciaire, la nature de la question soulevée est déterminante dans la présente affaire. À mon avis, les tribunaux sont aussi en mesure que le commissaire de décider si la définition du terme « invention », à l’art. 2 de la Loi sur les brevets, vise les formes de vie supérieures, étant donné que cette question requiert une simple décision sur un point de droit qui aura une grande valeur comme précédent.

[40]  Dans l’arrêt AZT (rendu simultanément), la Cour a confirmé sa décision dans l’affaire Harvard College, en faisant observer que la question des limites que la Loi impose à l’égard des objets brevetables constitue une question de droit assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte. Dans l’affaire AZT, le débat portait sur la question de savoir si l’invention visée par la demande de brevet satisfaisait au critère de l’utilité prévu par la Loi, une question mixte de fait et de droit (au paragraphe 42). La question était par conséquent assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable, ce qui obligeait la Cour à vérifier si la décision du commissaire pouvait résister à un examen assez poussé (au paragraphe 44).

[41]  L’intimé a également cité la décision Newco Tank pour justifier l’application de la norme de la décision raisonnable. Toutefois, dans cette affaire, la question soulevée était une question mixte de fait et de droit, et les parties s’étaient entendues pour dire que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable.

[42]  Dans l’arrêt Amazon, la juge Sharlow a cité l’arrêt Harvard College et convenu que la question de savoir si l’invention revendiquée répondait à la définition d’« invention » figurant à l’article 2 de la Loi était une question de droit, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (au paragraphe 17). Les questions portant sur l’interprétation d’un brevet sont également des questions de droit, mais « toute conclusion factuelle à laquelle la commissaire parvient relativement à l’interprétation du brevet doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable » (au paragraphe 18).

[43]  Les questions soulevées en l’espèce impliquent une question de droit plutôt que l’application d’un critère déterminé à des faits spécifiques. Le commissaire s’est attardé à déterminer « les limites que la loi impose à l’égard des objets brevetables » (AZT, précité, par. 42), c’est‑à‑dire sur la nature et la portée de l’interdiction relative aux méthodes de traitement médical. Après s’être prononcé à cet égard, il a répondu à la question de savoir si la revendication telle qu’il l’interprétait se situait dans les limites qu’il – ainsi que la Commission – avaient jugé applicables après examen de la jurisprudence invoquée.

[44]  Bien que cette question de droit porte sur la définition du terme « invention » à l’article 2, il ne s’agit pas d’une question d’interprétation des lois. Cette question porte plutôt sur l’application de principes tirés de la jurisprudence. Malgré la compétence spécialisée du commissaire aux brevets, les tribunaux possèdent toute la compétence voulue pour interpréter la jurisprudence.

[45]  Le commissaire s’est fondé sur l’interprétation d’une décision en particulier, la décision Janssen, par laquelle la Commission et le commissaire se sont estimés liés. La question de savoir si le commissaire a bien interprété cette décision est une question de droit.

[46]  Tout comme dans l’affaire Harvard College, la question en litige – celle de savoir si la revendication vise une méthode de traitement médical qui ne serait pas un objet brevetable – a une grande valeur jurisprudentielle, ce qui permet également de penser qu’il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers le commissaire.

[47]  Cette conclusion a valeur de précédent, soit parce qu’elle rompt avec des règles de droit établies, soit parce qu’elle vient préciser celles qui existent déjà en y incorporant de nouvelles considérations de politique générale que l’on ne trouve pas dans la jurisprudence antérieure à la décision Janssen, et qui n’ont pas été reprises dans la jurisprudence ultérieure portée à l’attention de la Cour.

[48]  Les faits ne sont pas contestés. L’appelante n’a pas donné suite aux revendications portant sur des trousses. Comme nous l’avons déjà fait observer, il n’y a pas de litige au sujet de l’interprétation des revendications. Le commissaire a conclu que les revendications n’étaient pas antériorisées et qu’elles n’étaient pas évidentes. Par conséquent, la seule question en litige concerne l’interprétation que le commissaire a faite de l’objet brevetable et, plus précisément, la portée de l’interdiction frappant les méthodes de traitement médical.

[49]  Par conséquent, l’appel soulève une question de droit et la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.

La décision du commissaire suivant laquelle les revendications visaient une méthode de traitement médical est‑elle correcte?

Thèse de l’appelante

[50]  L’appelante affirme que les revendications en litige, qui prévoient une dose fixe et un intervalle posologique précis, répondent à la définition du terme « invention » figurant à l’article 2 de la Loi et sont conformes aux considérations de politique générale qui sous‑tendent cette disposition.

[51]  L’appelante signale que la Loi encourage l’invention et l’amélioration des inventions existantes et que la présente invention constitue une telle amélioration. L’invention a été qualifiée par un expert de « tournant décisif »; elle est nouvelle, utile et non évidente et, même si l’on ne s’attendait pas à ce qu’elle fonctionne, on a constaté qu’elle était étonnamment efficace lorsqu’elle était administrée toutes les deux semaines au moyen d’une seringue contenant une dose de 40 mg du médicament.

[52]  L’appelante fait observer que le régime des brevets a pour principe fondamental de restreindre l’utilisation du brevet par autrui à moins que le breveté n’en autorise l’utilisation ou n’accorde une licence. Par conséquent, le commissaire et l’intimé ont tort d’insister sur l’idée que les médecins et d’autres utilisateurs seraient limités dans l’exercice de leur choix d’utiliser l’invention. On devrait plutôt chercher à savoir si les revendications imposent des limites quant à ce choix. Aucune limite n’est imposée quant à l’exercice de la compétence et du jugement et aux choix effectués en dehors des revendications du brevet (c.‑à‑d. pour déterminer si le médicament en question devrait être prescrit et utilisé conformément à la revendication).

[53]  L’appelante affirme que les préoccupations exprimées par le commissaire en ce qui concerne les pratiques de prescription des médecins s’appliquent à presque toutes les revendications pharmaceutiques. Elles n’ont toutefois jamais eu pour effet de rendre une revendication non brevetable.

[54]  L’appelante soutient que le commissaire n’a pas appliqué le bon critère juridique pour décider si les revendications visaient des méthodes de traitement médical et elle affirme que le commissaire a rendu une décision incorrecte : la revendication en litige ne vise pas des méthodes de traitement médical.

[55]  L’appelante signale que l’on peut faire remonter à l’arrêt Tennessee Eastman Co et autre c. Commissaire aux brevets, [1974] RCS 111, 33 DLR (3d) 459 [Tennessee Eastman], l’interdiction frappant les revendications relatives aux méthodes de traitement médical. Dans cet arrêt, la Cour a conclu que les revendications portant sur une méthode chirurgicale de réunion des bords d’incision de tissus organiques animaux ne constituaient pas un « procédé » au sens de la définition du mot « invention » à l’article 2 de la Loi (aux paragraphes 15, 2 à 5).

[56]  Le principe énoncé dans l’arrêt Tennessee Eastman ne se limite pas aux utilisations thérapeutiques; il prévoit plutôt que les revendications portant sur l’exercice de la compétence professionnelle ne constituent pas une invention et qu’elles ne peuvent faire l’objet d’un brevet ou d’un monopole. Comme il a été souligné dans l’arrêt Amazon, il ne faut pas perdre de vue les grands principes applicables.

[57]  L’appelante affirme que l’arrêt Tennessee Eastman est toujours valable dans le contexte des brevets pharmaceutiques et qu’on doit l’interpréter de la manière suivante : lorsqu’on conclut qu’une revendication vise une méthode de traitement médical et qu’elle ne constitue donc pas une invention, c’est parce que son objet n’est pas économique et non parce que l’article 2 vise à interdire la façon dont les médecins traitent leurs patients. En d’autres termes, le principe s’applique pour éviter que tout professionnel, et non seulement un professionnel de la santé, se heurte à des restrictions dans l’exercice de ses compétences (Shell Oil c Commissaire aux brevets, [1982] 2 RCS 536 au paragraphe 42 [Shell Oil]; Lawson c Canada (Commissaire aux brevets), [1970] Ex CJ no 13 aux paragraphes 64 à 67, 62 CPR 101; Axcan Pharma Inc c Pharmascience Inc, 2006 CF 527 aux paragraphes 43 à 45, 291 FTR 160 (fr.) [Axcan]).

[58]  L’appelante affirme que l’intimé a tort de tabler si fortement sur l’arrêt AZT pour appuyer la proposition suivant laquelle le mode et la fréquence d’administration d’un médicament ne sont pas brevetables, et elle estime que l’affaire AZT doit être située dans son contexte, d’autant plus qu’elle portait sur la question de la prédiction valable et que la Cour suprême du Canada n’a consacré que trois paragraphes à la question de l’objet brevetable.

[59]  En outre, la notion selon laquelle les brevets peuvent entraîner une contrefaçon à la suite de certains choix de traitement (ce qui est le cas pour les revendications portant sur des composés, des formulations et des utilisations) doit être distinguée de celle selon laquelle une idée qui prétend dicter à des professionnels compétents la façon d’exercer leur compétence ne constitue pas une invention. Ce n’est que lorsque cette dernière notion entre en jeu que la compétence et le jugement du professionnel sont « circonscrits » ou restreints de façon irrégulière.

[60]  L’appelante affirme que la jurisprudence a établi la méthode qu’il convient de suivre pour déterminer si une revendication vise une méthode de traitement médical qui n’est pas brevetable ou un produit vendable qui est brevetable; la Commission a adopté la même approche dans ses décisions (Allergan Inc. (2009) 79 CPR (4th) 161 (CAP) au paragraphe 93 [Allergan]). Le critère est le suivant : lorsque l’invention nécessite que le médecin exerce sa compétence et son jugement pour choisir une dose ou lorsque l’accent est mis sur une plage de doses, il n’y a pas d’« invention » mais, lorsque la revendication prévoit une dose fixe et qu’elle n’offre pas un éventail de choix au professionnel, il y a une « invention ».

[61]  La distinction ne repose toutefois pas simplement sur la question de savoir si le brevet revendique une plage de doses. Il s’agit plutôt de savoir si les revendications limitent les choix, c’est‑à‑dire si elles restreignent l’utilisation des compétences. Une plage de doses indique que l’exercice de la compétence est monopolisé. Toutefois, si aucune plage de doses n’est revendiquée, on ne cherche pas à obtenir un monopole sur l’exercice de la compétence étant donné que celle‑ci n’entre pas en jeu.

[62]  L’appelante soutient que le commissaire a commis une erreur en distinguant la présente affaire des affaires Merck 1 et Merck 2, et en se fondant sur la décision Janssen. La jurisprudence est cohérente, mais les faits de ces affaires étaient différents tout comme leur résultat. Les présentes revendications ressemblent davantage à celles des affaires Merck 1 et Merck 2 qu’à celles de l’affaire Janssen. Les revendications portent sur des produits vendables prévoyant une dose précise et une fréquence d’administration précise, et aucune compétence et aucun jugement n’ont à intervenir.

[63]  L’appelante affirme que, dans la décision Janssen, la Cour a appliqué les mêmes principes établis de longue date, mais que, se fondant sur les témoignages d’experts acceptés par la Cour, le juge Barnes a conclu que les revendications en litige ne prévoyaient pas une dose précise et une fréquence d’administration précise, et qu’elles portaient plutôt sur une méthode de traitement médical parce que les experts avaient conclu que le tableau d’ajustement posologique, qui prévoyait lui‑même des plages de doses, obligeait le médecin à surveiller le patient et à ajuster la dose.

[64]  De même, dans l’affaire Novartis, la revendication concernait deux doses fixes ainsi qu’un intervalle d’« environ un an », ce qui, selon les experts, correspondait en fait à un intervalle d’entre six et douze mois. Par conséquent, la revendication offrait un éventail de choix au professionnel, ce qui la rendait non brevetable.

[65]  L’appelante souligne que le commissaire a reconnu que les présentes revendications étaient différentes de celles dont il était question dans les affaires Janssen et Novartis et que, contrairement à la situation dont il était question dans ces affaires, « rien n’indique dans la description ou les revendications qu’une posologie adéquate comprend une plage de doses ou une plage d’intervalles posologiques à partir desquels un médecin serait tenu de choisir ». Le commissaire a toutefois conclu que les revendications n’étaient pas brevetables. L’appelante affirme que les faits n’étayent pas cette conclusion. Le commissaire s’est uniquement fondé sur la décision Janssen, qu’il a mal interprétée. Or, la décision Janssen n’a rien changé à l’état du droit.

[66]  L’appelante affirme également que la tentative de l’intimé d’établir une distinction avec la jurisprudence applicable ne tient pas la route. Les décisions qu’elle a invoquées, à l’exception de la décision Allergen, visaient le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), mais les principes relatifs à la brevetabilité s’appliquent tout autant dans ces cas. De même, la plupart des affaires invoquées portent sur des revendications relatives à une utilisation et les mêmes principes relatifs à l’objet brevetable s’appliquent, indépendamment de la question de savoir si la revendication vise une utilisation ou un produit.

[67]  Suivant l’appelante, la décision du commissaire vise à mettre en œuvre d’une nouvelle politique énoncée dans un document de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) intitulé « Pratique d’examen concernant les utilisations médicales » PN 2013‑14, du 10 juin 2013 [les Directives]. Elle ajoute que la décision tente de créer une nouvelle exclusion. Cette politique prévoit que « les inventions qui empêchent les médecins de faire appel à leur compétence et à leur jugement au moment d’utiliser un composé à une fin déterminée de manière efficace constituent des méthodes de traitement médical ». Elle n’est pas fondée sur la Loi et elle cherche de façon irrégulière à introduire des facteurs relatifs à l’antériorité (la notion de composés connus pour un objectif établi) dans l’analyse de l’objet de l’invention pour l’application de l’article 2.

[68]  L’appelante soutient que le commissaire a commis une erreur de droit en introduisant ces considérations de politique générale supplémentaires relatives à l’accès aux soins de santé dans la définition prévue à l’article 2 de la Loi. Le commissaire ne peut refuser de délivrer un brevet pour des motifs d’intérêt public; lorsque les critères de la Loi sont remplis, le brevet doit être délivré (Harvard College, précité, au paragraphe 152). Si le législateur souhaite apporter une restriction en matière de brevets pour le motif susmentionné, il doit modifier la Loi.

Thèse de l’intimé

[69]  L’intimé est d’accord pour dire que la Loi encourage l’innovation. Le rôle du commissaire consiste à délivrer des brevets qui favorisent l’innovation, mais le commissaire doit être convaincu que la définition du terme « invention » prévue à l’article 2 est respectée.

[70]  Selon l’intimé, le commissaire a correctement cerné et appliqué les règles de droit, et l’appelante conteste les conclusions de fait du commissaire, qui doivent être contrôlées selon la norme de la décision raisonnable.

[71]  L’intimé signale que les revendications en litige étaient à l’origine des revendications de produits qui ont été modifiées pour corriger certaines lacunes et qui ont été transformées en revendications d’utilisation. Bien que ce genre de modification ne soit pas inusité, il reste selon l’intimé que, dans le cas des revendications d’utilisation, le principe suivant lequel les méthodes de traitement médical ne sont pas brevetables s’applique différemment.

[72]  L’intimé affirme en outre que l’appelante interprète mal les motifs du commissaire ainsi que la jurisprudence régissant la non‑brevetabilité des revendications qui « circonscrivent » l’exercice de la compétence et du jugement des médecins.

[73]  Dans l’arrêt AZT, la Cour suprême du Canada a conclu que le brevet en litige ne cherchait pas à « circonscrire » un secteur de traitement médical. Elle a souligné que « [l]a question de savoir comment et quand, s’il y a lieu, employer l’AZT est laissée à la compétence et au jugement des membres de la profession médicale » (au paragraphe 50). Il était donc brevetable. L’intimé soutient que, lorsque la revendication circonscrit effectivement la méthode de traitement médical, elle n’est pas brevetable.

[74]  L’intimé soutient que le médicament Humira, qui est breveté, était déjà contenu dans une seringue. La seule différence est son dosage fixe de 40 mg est son administration aux deux semaines. Cet élément précise les modalités et la fréquence de l’administration du médicament et « circonscrit » les pratiques de prescription. Si les médecins doivent décider de ne pas le prescrire parce que l’administration aux deux semaines d’une dose de 40 mg ne convient pas à un patient, cela « circonscrit » les pratiques de prescription.

[75]  L’intimé affirme que l’appelante est obnubilée par la terminologie et qu’elle se concentre sur des doses fixes et des intervalles précis plutôt que sur des plages de doses, au lieu de prendre en compte le principe général. L’interdiction frappant les méthodes de traitement médical vise à empêcher l’octroi d’un monopole sur l’exercice de la compétence et du jugement du professionnel (Tennessee Eastman). Il y a lieu d’établir une distinction entre les revendications portant sur des médicaments et celles qui concernent leur mode et fréquence d’administration. L’intimé soutient que l’inclusion d’une dose fixe ou d’un intervalle posologique précis n’est pas le facteur décisif.

[76]  L’intimé conteste l’argument de l’appelante selon lequel le recours à une dose fixe et à un intervalle posologique précis ne requiert pas l’exercice de compétences, et que, par conséquent, aucune méthode de traitement médical n’est en cause.

[77]  L’intimé souligne que, dans la décision Janssen, le juge Barnes a rappelé qu’il était interdit de revendiquer « comment et quand, s’il y a lieu » employer un composé, et déclaré ce qui suit à cet égard : « Je retiens de la jurisprudence précitée qu’une revendication de brevet visant une méthode de traitement médical qui, de par sa nature, appartient à un domaine pour lequel on peut penser que la compétence ou le jugement du médecin est nécessaire n’est pas brevetable au Canada » (Janssen, précitée, au paragraphe 26).

[78]  L’intimé invoque également la décision Janssen pour appuyer l’interprétation que le commissaire fait de l’objectif sous‑jacent de l’interdiction.

[79]  L’intimé établit une distinction entre les présentes revendications et celles dont il était question dans les affaires Merck 1 et Merck 2 parce que, dans ces affaires, les revendications ne portaient pas sur les pratiques de prescription, étant donné que le produit était nouveau et qu’il était vendable, qu’il s’agissait d’un comprimé, et que le médecin devait déterminer la quantité à administrer. L’intimé estime que les affaires Merck 1 et Merck 2 ne portaient pas sur des revendications relatives à une utilisation médicale. Les présentes revendications, quant à elles, concernent l’utilisation d’un médicament sous forme de médicament injectable en doses de 40 mg. Par ailleurs, les revendications concernent les pratiques de prescriptions – une fréquence d’administration aux deux semaines – ce qui constitue une ingérence dans l’exercice de la compétence et du jugement du médecin, et une méthode de traitement médical.

[80]  L’intimé fait valoir que si une fréquence d’administration d’un an a été jugée non brevetable dans l’affaire Novartis, une fréquence d’administration bimensuelle devrait également l’être.

[81]  L’intimé est d’accord pour dire que la politique énoncée dans les Directives n’a pas force de loi, mais tient à signaler qu’elle reflète la décision Janssen et que le commissaire n’a pas commis d’erreur en se fondant sur cette décision. L’intimé explique que les Directives établissent une politique sans entraver le pouvoir discrétionnaire du commissaire en ce qui concerne l’application de la Loi. Advenant toute incompatibilité, ce sont la Loi et la jurisprudence qui s’appliquent.

[82]  L’intimé fait en outre remarquer qu’il est possible que les médecins aient prescrit la prise d’Humira aux deux semaines et qu’en brevetant l’intervalle posologique revendiqué, l’exercice de la compétence des médecins sera restreint et les pratiques de prescription ayant cours risquent de contrefaire le brevet.

Le commissaire a commis une erreur et la jurisprudence a été mal interprétée

[83]  L’appelante et l’intimé sont fondamentalement en désaccord sur la nature de l’interdiction frappant les méthodes de traitement médical et sur la jurisprudence applicable.

[84]  À la lumière de l’examen chronologique de la jurisprudence applicable, je suis d’accord avec l’appelante pour dire que le principe, d’abord établi dans l’arrêt Tennessee Eastman, qui a évolué et qui a été adapté pour s’appliquer aux brevets relatifs à des médicaments et à l’utilisation des médicaments, a été appliqué de façon constante par les tribunaux aux faits soumis à leur attention.

Jurisprudence applicable

[85]  Dans l’affaire Merck 1, le brevet revendiquait l’utilisation d’un comprimé de 70 mg à administrer une fois par semaine pour le traitement de la calvitie chez l’homme. Le juge Mosley a examiné le principe dégagé dans l’arrêt Tennessee Eastman qui interdit que soient visées les méthodes de traitement médical supposant que soit mis à contribution le travail d’un médecin nécessitant l’exercice de sa compétence. Le juge Mosley a conclu que la revendication en litige était un produit vendable qui avait une véritable valeur économique et qui était brevetable.

[86]  Dans l’affaire Axcan, le brevet revendiquait l’utilisation de 13 à 15 mg du médicament en cause par kilogramme du poids du patient par jour pour le traitement de la cirrhose biliaire primitive. Le juge Harrington a examiné la jurisprudence applicable, y compris les arrêts Tennessee Eastman et AZT, et il a conclu que la revendication portait sur une méthode de traitement médical et qu’elle n’était pas brevetable. Le juge Harrington a fait observer que : « C’est au médecin qu’il appartient, d’après sa connaissance du taux du métabolisme de son patient et d’autres facteurs, de fixer la dose quotidienne qui convient à ce dernier » (au paragraphe 46).

[87]  Le juge Harrington a établi une distinction entre l’affaire dont il était saisi et l’affaire Merck 1, en faisant observer, au paragraphe 48, que dans cette dernière, la revendication portait sur des comprimés administrés à des patients soumis à un régime thérapeutique rigoureux, et que les modalités et la fréquence de l’administration du médicament ne faisaient pas partie du brevet, tandis que, dans l’affaire Axcan, « le nombre de capsules qui doit être prescrit est à décider entre la patiente et son médecin et ne fait pas l’objet d’un monopole protégé par un brevet. Par conséquent, le brevet est invalide au motif qu’il revendique une méthode de traitement médical ». Il a également signalé, au paragraphe 51, qu’« [i]l y a une distinction à faire entre la dose contenue dans une capsule et une gamme posologique fondée sur le poids du patient. Selon mon interprétation de la revendication ici en cause, l’accent y est mis sur la gamme posologique, et une gamme posologique n’est pas un produit vendable ».

[88]  Dans l’affaire Allergan Inc, la Commission d’appel des brevets s’est penchée sur une demande d’utilisation de 50 à 300 unités de la toxine botulinique (c.‑à‑d. du botox) pour le soulagement des douleurs associées à des troubles musculaires. La Commission a cité les décisions Tennessee Eastman, Merck 1, et Axcan, et a fait observer que : « [l]’examen de cette jurisprudence limitée peut nous permettre de conclure que si une dose est revendiquée comme partie intégrante du monopole afférent au brevet, elle ne doit pas prendre la forme d’un intervalle. S’il est nécessaire de connaître des renseignements sur le patient pour déterminer la dose indiquée pour celui‑ci et qu’un jugement doit être exercé à la lumière de ces renseignements, il s’agit de questions qui relèvent de la compétence d’un médecin et qui ne sont par conséquent pas brevetables. Comme le dit le juge Harrington, la dose doit prendre la forme d’un “produit vendable” plutôt que celle de lignes directrices à l’intention du médecin » (au paragraphe 93).

[89]  La Commission a estimé que c’étaient le jugement professionnel du médecin et la physiologie du patient qui servaient à fixer la dose à administrer. La Commission a conclu : « La revendication vise à s’approprier un intervalle à l’intérieur duquel les médecins doivent exercer leur compétence professionnelle et leur jugement dans chaque cas particulier. Il en résulte que les revendications visent une méthode de traitement médical non brevetable » (au paragraphe 95).

[90]  Dans l’affaire Merck 2, le brevet revendiquait l’utilisation de 1,0 mg d’un médicament destiné au traitement de l’ostéoporose que le juge Hughes a interprété comme étant une dose quotidienne.

[91]  Le juge Hughes a examiné la jurisprudence pour déterminer si la revendication visait une méthode de traitement médical. Il a signalé l’analyse attentive et fouillée à laquelle le juge Harrington s’est livré dans l’affaire Axcan et qui l’a amené à conclure à « l’invalidité de la revendication parce qu’elle visait une gamme posologique à l’intérieur de laquelle il revenait au médecin de faire un choix approprié » (au paragraphe 112).

[92]  Le juge Hughes a cité et approuvé les décisions Tennessee Eastman et Merck 1 ainsi que la décision Allergan. Il a fait observer que la décision Re Allergan ne différait aucunement de la décision Axcan parce que les revendications en cause dans celle‑ci concernaient également une gamme de doses parmi lesquelles le médecin devait choisir (au paragraphe 113).

[93]  Le juge Hughes a fait observer : « il faut distinguer des revendications fondées sur les compétences et le jugement d’un praticien de la médecine et celles qui visent un produit vendable, qu’il s’agisse d’un scalpel, d’un appareil de radiologie ou d’un comprimé de 1 mg, qui sera utilisé ou prescrit par ce praticien. En l’espèce, nous avons un comprimé pris en dose de 1,0 mg par jour. La compétence ou le jugement ne jouent pas. Il s’agit d’un produit vendable, et non d’une méthode de traitement médical » (au paragraphe 114).

[94]  Dans l’affaire Janssen, le brevet revendiquait l’utilisation de la galantamine pour traiter la maladie d’Alzheimer, conformément à un tableau d’ajustement posologique prévoyant l’administration d’une première dose de 8 mg par jour pendant deux à dix semaines, puis d’une dose de 16 mg par jour et d’une dose de 24 mg par jour par la suite, chacune devant être administrée pendant deux à quatre semaines.

[95]  Le juge Barnes a examiné la jurisprudence concernant la non‑brevetabilité des méthodes de traitement médical ainsi que les témoignages d’experts et a conclu que la revendication n’était pas brevetable. Le juge Barnes a résumé la jurisprudence, notamment les décisions Tennessee Eastman, Visx Inc c Nidek Co Ltd, (1999), 181 FTR 22, 3 CPR (4th) 417, conf. par 2001 CAF 215, 16 CPR (4th) 251, Axcan, et Merck 2, au paragraphe 26 :

[26]  Je retiens de la jurisprudence précitée qu’une revendication de brevet visant une méthode de traitement médical qui, de par sa nature, appartient à un domaine pour lequel on peut penser que la compétence ou le jugement du médecin est nécessaire n’est pas brevetable au Canada. Cela comprend l’administration d’un médicament lorsque le médecin, bien qu’il se fie à la recommandation de dosage du breveté, doit tout de même prêter attention au profil du patient et à la réaction de ce dernier au composé.

[96]  Pour analyser la revendication en question, le juge Barnes a examiné avec soin les témoignages des experts et, se fondant sur ceux qu’il a acceptés, il a fait observer que l’administration du médicament impliquait que l’on tienne compte « d’un certain nombre de facteurs individualisés » et que « cela ne se limite pas aux conseils du fabricant en matière de posologie. Dans ce contexte, l’ajustement posologique revendiqué par Janssen ne peut être considéré que comme une recommandation destinée aux médecins. Une prise en charge efficace des patients peut exiger une surveillance individualisée continue et des ajustements de la posologie en parallèle » (au paragraphe 50).

[97]  Au paragraphe 51, le juge Barnes a exprimé ses réserves au sujet des brevets portant sur des méthodes de traitement médical :

[51]  L’argument avancé par Janssen et ses témoins voulant que le brevet 950 soit utile aux médecins et que, par conséquent, il n’empiète pas sur leur compétence et leur jugement passe à côté des préoccupations de la jurisprudence. La crainte soulevée par le brevetage d’un schéma posologique est qu’il empêchera peut‑être le médecin d’exercer sa compétence et son jugement s’il souhaite utiliser un composé connu à des fins établies sans être titulaire d’une licence du breveté. Cela m’étonne que les témoins de Janssen ne se soient pas penchés sur le problème de l’imposition d’un monopole sur les habitudes de prescription des médicaments dans la profession médicale. Lorsque le Dr Gauthier a été interrogé à ce sujet, il était clair qu’il n’avait jamais imaginé que l’application du brevet 950 pourrait imposer aux médecins des limites en ce qui concerne la prescription de la galantamine. Quand l’avocat de Mylan a pressé le Dr Gauthier de répondre à ce sujet, l’avocat de Janssen a fait valoir qu’il s’agissait en fait d’une question de droit et que le témoin n’était pas apte à y répondre. Même s’il y a assurément un aspect juridique à cette question, on aurait pu demander à tous les témoins de Janssen de faire des commentaires sur la façon dont le monopole proposé dans le brevet 950 à l’égard d’un schéma posologique médicinal utilisant un ancien médicament à des fins établies pourrait influer sur la capacité des médecins à traiter correctement leurs patients. C’est uniquement dans ce cadre que la question de savoir si le brevet 950 vise une méthode de traitement médical pourrait être soulevée de façon juste et convenable. Ici, les témoins de Janssen n’ont pas réussi à en parler sans détour.

[98]  Le juge Barnes a conclu au paragraphe 52 que les revendications pertinentes visaient une méthode de traitement médical.

[99]  Outre cette conclusion au sujet de la revendication en question, le juge Barnes a fait observer qu’un médecin qui voudrait administrer une version générique de la galantamine pour le traitement de la maladie d’Alzheimer suivant la méthode revendiquée dans le brevet 950 (c.‑à‑d. en utilisant le tableau d’ajustement posologique) contreferait le brevet à moins d’obtenir une licence ou une permission de Janssen.

[100]  Le juge Barnes s’est également penché sur la question de savoir s’il y avait lieu de revoir l’arrêt Tennessee Eastman. Il a écrit, au paragraphe 53 :

[53]  Malgré l’abrogation de l’article 41, Tennessee Eastman, précité, demeure toujours valide en droit au Canada parce que l’intérêt public qui y a été reconnu est toujours valide. Indépendamment de la question du « renouvellement à perpétuité », l’éthique et la santé publique commandent que ces brevets soient exclus parce que les médecins ne doivent pas être empêchés ou limités de travailler au mieux de leur compétence et de leur jugement par peur de contrefaire un brevet protégeant un pur traitement médical (contrairement à un produit médical ou pharmaceutique vendable). Cette préoccupation est particulièrement évidente en l’espèce, car le brevet 950 empêche effectivement l’emploi d’un composé connu (galantamine) dans un but connu (le traitement de la maladie d’Alzheimer) par l’emploi d’une méthode de traitement bien connue (le dosage).

[101]  Dans l’affaire Novartis, les revendications de brevet en litige portaient sur l’utilisation de l’acide zolédronique pour le traitement de l’ostéoporose. Les revendications 10 et 11 ne visaient aucune plage de doses, mais l’administration à des intervalles d’environ un an. La revendication 13 visait une plage de doses allant d’environ 2 mg à environ 10 mg. Les revendications 14, 15 et 16 visaient une dose précise d’environ 5 mg.

[102]  Pour déterminer si les revendications visaient une méthode de traitement médical, le juge Hughes a examiné la jurisprudence, à commencer par les décisions Tennessee Eastman, Merck 1, Merck 2, Axcan, et Re Allergen.

[103]  Le juge Hughes a ensuite signalé la décision plus récente rendue dans l’affaire Janssen concernant l’utilisation de la galantamine conformément à un tableau d’ajustement posologique pour traiter la maladie d’Alzheimer. Il a fait observer (au paragraphe 89) que le juge Barnes avait examiné la jurisprudence et conclu qu’« une revendication de brevet visant une méthode de traitement médical qui, de par sa nature, appartient à un domaine pour lequel on peut penser que la compétence ou le jugement du médecin est nécessaire n’est pas brevetable » et qu’après examen de la preuve, le juge Barnes avait conclu que les revendications concernaient une méthode de traitement médical.

[104]  Le juge Hughes a présenté le résumé suivant aux paragraphes 91 et 92 :

[91]  Ce que la jurisprudence établit, c’est qu’une revendication relative à un produit vendable, y compris une substance destinée au traitement d’une maladie, peut être un bon objet de revendication d’un brevet. Par conséquent, les revendications telles que les suivantes sont de bons objets :

  la substance X pour le traitement de Y;

  la substance X sous forme de comprimé de 5 mg pour le traitement de Y.

[92]  Un objet inapproprié est une revendication qui englobe la compétence d’un professionnel de la santé, par exemple :

  la fermeture d’une incision chirurgicale grâce à l’utilisation de l’adhésif X;

  l’utilisation de la substance X dans un intervalle posologique allant de A à B pour le traitement de X.

[105]  Le juge Hughes a conclu que, comme chacune des revendications en litige visait le traitement par doses intermittentes et que certaines revendications précisaient une plage de doses et d’autres, des doses précises, et que, comme certaines revendications prévoyaient des intervalles posologiques plus courts que d’autres, les revendications englobaient « ce qui relève de la compétence du médecin, [et qu’elles étaient donc] invalides » (au paragraphe 99).

[106]  Dans l’affaire Bayer, les revendications en litige portaient sur l’utilisation d’un composé pharmaceutique destiné à être administré par voie orale à des fins contraceptives et renfermant un œstrogène et un progestatif. Toutes les revendications, à l’exception de la revendication 8, prévoyaient une plage de doses pour l’œstrogène ou le progestatif ou les deux. Le juge Hughes a renvoyé à l’examen de la jurisprudence sur la méthode de traitement médical qu’il a effectué dans l’affaire Novartis. Il a résumé ce qu’il en était en l’espèce au paragraphe 162 :

[162]  Il ne s’agit cependant pas de savoir si un produit commercial est offert en doses prédéterminées ou dans le cadre d’un régime. Il s’agit plutôt de s’interroger sur ce que disent les revendications. Toutes les revendications en litige sont des revendications d’utilisation et non des revendications de produit. Toutes les revendications, sauf la revendication 8, revendiquent l’utilisation d’un contraceptif à base d’un médicament constitué de deux éléments dont chacun est sélectionné à partir d’un choix de composants, dont chacun doit être administré à une dose se situant dans un intervalle de doses. Les revendications 1, 2, 6 et 7 ne peuvent faire l’objet d’un brevet canadien, parce qu’elles ne revendiquent pas un produit vendable; elles offrent à ceux qui prescrivent ou fournissent des contraceptifs le choix entre une foule de composants et d’intervalles de doses. Seule la revendication 8 survit, car elle vise une seule dose de chacun des deux composés.

La jurisprudence est constante

[107]  L’appelante estime que l’interdiction de « circonscrire » ou de restreindre les compétences professionnelles cible les revendications qui englobent une gamme d’activités exercées par un professionnel. Les doses fixes et les schémas posologiques dans une revendication n’exigent pas que l’on s’en rapporte à la discrétion ou à la compétence du professionnel. Par conséquent, cela devrait être permis.

[108]  L’intimé considère que l’interdiction vise à empêcher la délivrance d’un brevet sur les modalités et la fréquence de l’administration du médicament. Cette vaste interdiction vise toutes les revendications portant sur des schémas posologiques, peu importe qu’elles prévoient une dose fixe ou une gamme de doses, ou qu’elles fassent appel au jugement professionnel ou non. De façon plus générale, la thèse de l’intimé est que toute mention de doses et d’intervalles posologiques dans un brevet est fatale, et ce, peu importe leur degré de précision.

[109]  Selon l’interprétation que l’intimé en fait, les revendications dont il était question dans les affaires Merck 1 et Merck 2 et la revendication 8 dans l’affaire Bayer, qui étaient toutes des revendications d’utilisation, auraient toutes dû être inadmissibles. L’interprétation que fait l’intimé interdirait également de délivrer un brevet pour tout médicament préemballé qui doit être pris « tel quel » à intervalles précis, comme on le propose dans le cas d’Humira.

[110]  L’approche de l’intimé semble méconnaître le fait que le professionnel – dans le cas qui nous occupe, le médecin – doit quand même exercer sa compétence et son jugement pour décider si l’invention revendiquée devrait être utilisée ou non selon ce qui est revendiqué (c.‑à‑d. décider si elle convient au patient). Une fois cette question réglée, il peut ne pas être nécessaire que le médecin fasse appel à sa compétence et à son jugement dans le but de modifier la façon dont l’invention est censée être utilisée selon la revendication. On ne s’attend pas à ce qu’il le fasse et cela n’est pas nécessaire. La preuve d’expert portant sur l’invention permettra de savoir s’il y a lieu de s’attendre à ce que le professionnel exerce sa compétence et son jugement et si cela sera nécessaire.

[111]  Dans le cas qui nous occupe, il n’y a aucun élément de preuve tendant à démontrer que la dose bimensuelle n’est pas fixe et précise et qu’il y a lieu de s’attendre à ce que le médecin exerce plus avant sa compétence et son jugement. Tout en reconnaissant ce fait, le commissaire a pourtant conclu que les revendications visaient à breveter l’exercice de la compétence et du jugement.

[112]  L’intimé nous met en garde contre le recours à des formules toutes faites plutôt qu’à des principes. À mon avis, la jurisprudence traduit bien cette approche et le principe a été appliqué peu importe le fait que les tribunaux aient employé des expressions telles que « circonscrire » ou « doses précises ». Dans chaque cas, il s’agit de déterminer si le brevet revendique une méthode de traitement médical. En appliquant les mêmes principes, des revendications portant sur des doses et des intervalles posologiques précis qui n’impliquent pas une prise de décision professionnelle ont été considérées comme brevetables.

[113]  Ce n’est cependant pas parce qu’une revendication vise une dose fixe et une fréquence d’administration précise qu’elle est automatiquement brevetable ou qu’elle constitue un objet non brevetable. Une dose fixe et une fréquence d’administration précise peuvent être un bon indice ou un bon point de départ, mais la preuve présentée en ce qui concerne le schéma posologique – y compris la fréquence d’administration – revendiqué peut indiquer que ce dernier ne correspond pas exactement à ce qui est revendiqué et que des ajustements faisant appel à la compétence et au jugement du professionnel peuvent être nécessaires.

[114]  L’examen des décisions pertinentes confirme l’interprétation que les appelantes font des principes tirés de la jurisprudence et démontre que les tribunaux ont constamment jugé qu’une revendication visant l’exercice de la compétence ou du jugement professionnel n’est pas brevetable. Toutefois, une revendication qui ne limite pas l’exercice de la compétence ou du jugement professionnel, n’empiète pas sur eux ni ne les fait par ailleurs intervenir – notamment une revendication portant sur une dose fixe ou une fréquence d’administration ou un intervalle posologique précis – n’est pas un objet interdit lorsqu’il n’y a aucun élément de preuve contredisant la posologie revendiquée. Contrairement à la conclusion tirée par le commissaire et à la thèse de l’intimé, la décision Janssen n’a aucunement changé l’état du droit.

[115]  La revendication qui nous occupe concerne un produit vendable. Elle n’a pas pour effet d’imposer des limites quant au choix ou aux compétences sur lesquels le médecin se fonderait au départ pour déterminer si ce produit vendable devrait ou non être prescrit. Suivant la jurisprudence, une revendication d’utilisation peut constituer un produit vendable.

[116]  Le commissaire et l’intimé invoquent la décision Janssen à l’appui de leur argument que le brevet revendique l’exercice de la compétence et du jugement professionnels et qu’il est contraire aux considérations de politique générale sous‑jacentes à l’interdiction. Toutefois, cet argument semble faire abstraction des faits précis de l’affaire Janssen et du fait que les observations formulées par le juge Barnes dérivaient de ceux‑ci.

[117]  Dans l’affaire Janssen, les revendications visaient une plage comportant plusieurs variables; le tableau d’ajustement posologique est en soi un type de plage conformément auquel le médecin doit commencer lentement l’administration du médicament et ajuster la dose au fur et à mesure en fonction de l’évolution de l’état du patient. De plus, suivant les témoignages des experts, le médecin devrait observer l’évolution de l’état du patient et ajuster la dose, et savoir à quel moment l’augmenter (autrement dit, exercer sa compétence et son jugement). Le juge Barnes a également fait observer que le brevet revendiquait l’utilisation d’un médicament connu à des fins établies suivant une méthode de traitement ou un tableau d’ajustement posologique bien connu. Cette méthode posologique qui, selon les conclusions du juge, commandait l’exercice des mêmes compétences et jugement qu’à l’accoutumée, ne pouvait être brevetée et constituait une méthode de traitement médical.

[118]  Le juge Barnes a signalé que la jurisprudence nous enseigne qu’un brevet qui revendique une méthode de traitement médical qui appartient à un domaine « pour lequel on peut penser que la compétence ou le jugement du médecin est nécessaire » n’est pas brevetable. Il a fait observer que cela comprendrait une revendication visant un médicament lorsque le médecin, bien qu’il se fie à la recommandation de dosage du breveté, « doit tout de même prêter attention au profil du patient et à la réaction de ce dernier au composé » (au paragraphe 26, non souligné dans l’original).

[119]  L’observation du juge Barnes suivant laquelle « les médecins ne doivent pas être empêchés ou limités de travailler au mieux de leur compétence et de leur jugement par peur de contrefaire un brevet protégeant un pur traitement médical » n’appuie pas à mon avis l’argument plus large du commissaire ou de l’intimé suivant lequel l’inclusion d’un schéma posologique dans une revendication est contraire à l’intérêt public. Le juge Barnes faisait allusion à un « brevet protégeant un pur traitement médical (contrairement à un produit médical ou pharmaceutique vendable) » (au paragraphe 53). Ainsi, dans chaque cas, il faut déterminer si la revendication porte sur un traitement médical ou sur un produit vendable.

[120]  Le commissaire et l’intimé insistent pour dire que ce passage énonce la politique générale ou la règle de droit à appliquer, ainsi que le confirment les nouvelles Directives, précitées. Toutefois, ce passage doit être examiné en fonction du contexte des revendications que le juge Barnes a examinées. Le brevet revendiquait « un pur traitement médical », en l’occurrence le recours à un tableau d’ajustement posologique qui nécessitait d’ajuster la dose et de déterminer à quel moment il fallait l’augmenter, et cette méthode était déjà connue. Les préoccupations formulées par le juge Barnes au sujet des restrictions qu’un tel brevet imposerait ne se posent pas à l’égard de toutes les revendications et ne constituent pas un nouveau principe. Le principe demeure le même : lorsque le brevet revendique une méthode de traitement ou l’exercice de la compétence et du jugement professionnels (en l’occurrence, ceux d’un médecin) au point de les restreindre ou d’empiéter sur eux, le brevet ne peut être octroyé.

[121]  Dans le cas qui nous occupe, la revendication ne suppose pas que le médecin fera  appel à sa compétence. Les pratiques de prescription ne sont pas assujetties à des limites. Le médecin doit exercer sa compétence et son jugement pour décider si l’utilisation revendiquée convient à son patient. Le médecin décide de prescrire le médicament tel quel ou de ne pas le prescrire. S’il le prescrit, l’exercice de sa compétence et de son jugement ne s’en trouve pas restreint. Suivant la preuve, l’administration de la dose prévue à des intervalles de deux semaines convient à toutes les personnes auxquelles le médicament est administré.

[122]  Les revendications en cause en l’espèce ne revendiquent pas l’exercice de la compétence et du jugement du médecin, qui n’est ni nécessaire ni prévu parce que la dose fixe n’exige aucun ajustement. De plus, la dose bimensuelle est une nouvelle méthode. Elle a été jugée non évidente et non antériorisée. À la différence de l’affaire Janssen, dans la présente affaire la revendication ne vise pas une méthode bien connue.

[123]  L’appelante affirme également que le commissaire a tenté d’appliquer une nouvelle exclusion fondée sur des considérations de politique générale énoncées dans les Directives et elle soutient que cette façon de procéder est incompatible avec le principe énoncé par la Cour suprême du Canada qui repose sur l’idée que les revendications d’un brevet doivent être de nature économique et reliées au commerce et à l’industrie et non au jugement ou à la compétence professionnels dans quelque domaine que ce soit, y compris la médecine.

[124]  L’intimé est d’accord pour dire qu’en cas d’incompatibilité, la Loi et la jurisprudence s’appliquent, et non les Directives. L’intimé soutient toutefois que le commissaire a tenu compte de la décision Janssen par laquelle il s’estimait lié plutôt que de la nouvelle exclusion.

[125]  Je conclus que le commissaire a commis une erreur en concluant que la décision Janssen modifiait l’état du droit plutôt que de simplement appliquer la jurisprudence dominante aux revendications et à la preuve de l’espèce. De même, le fait que le commissaire ait tenu compte des préoccupations à l’égard de l’intérêt public exprimées dans la décision Janssen pour justifier sa conclusion que les revendications « imposerai[en]t des limites sur “le quand et le comment” d’administration d’anticorps monoclonaux anti‑TNF  humains connus » et « créeraient une interférence avec la capacité des médecins à exercer le jugement dans l’administration des versions génériques du médicament qui deviendront ultérieurement disponibles, ou dans l’administration de l’Humira™, en l’absence d’une licence pour la posologie en question » ne tient pas compte du fait que, dans cette décision, les préoccupations exprimées par le juge Barnes au sujet de l’intérêt public visaient un pur traitement médical. Dans la mesure où le commissaire a tenté de proposer une nouvelle orientation dans le cas de produits vendables, il est allé trop loin.

[126]  Comme l’appelante le souligne, dans l’arrêt Harvard College, au paragraphe 119, le juge Bastarache a confirmé que le commissaire ne peut refuser un brevet pour des motifs d’intérêt public :

Je ne partage pas non plus l’avis du juge dissident en Cour d’appel fédérale, selon lequel il faut faire preuve de retenue à l’égard de la décision du commissaire parce que celui‑ci a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder un brevet pour des motifs d’intérêt public. Pour refuser un brevet, le commissaire doit s’être assuré que le demandeur n’est pas fondé « en droit » à obtenir le brevet — libellé qui indique que le commissaire n’a aucun pouvoir discrétionnaire indépendant de la Loi sur les brevets qui l’habiliterait à prendre en considération l’intérêt public pour accorder ou refuser un brevet.

[127]  Je conclus que les revendications ne violent pas l’interdiction frappant les méthodes de traitement médical et je suis d’avis que, si l’on applique les bonnes règles de droit, les revendications dont il est question en l’espèce sont brevetables.

La réparation

[128]  L’appelante affirme que, lorsque c’est la norme de la décision correcte qui s’applique et que la Cour conclut que la décision n’est pas correcte, la Cour peut et doit ordonner la délivrance du brevet. Dans le cas qui nous occupe, la seule question à trancher est celle de savoir si les revendications visent un objet brevetable.

[129]  L’appelante signale que les revendications portant sur des trousses ne sont pas visées par l’appel. Les revendications qui sont toujours en litige sont les revendications 1 à 12 (les revendications portant sur la seringue) et les revendications 27 à 51 (les revendications d’utilisation de type « suisse » et les revendications d’utilisation).

[130]  L’appelante conteste l’argument de l’intimé suivant lequel les revendications devraient quand même être réexaminées par le commissaire. L’appelante signale qu’il n’y a pas de controverse au sujet des connaissances générales courantes ou de la personne versée dans l’art, qui sont les deux seuls points soulevés par l’intimé. Il n’y a aucune raison de renvoyer l’affaire au commissaire pour qu’il la réexamine, puisqu’il n’y a plus rien à réexaminer.

[131]  Dès lors que toutes les exigences de la Loi sur les brevets sont respectées, le commissaire n’a pas le pouvoir discrétionnaire de refuser de délivrer le brevet.

[132]  L’intimé admet que les revendications modifiées et proposées ont été régulièrement soumises au commissaire. L’intimé a soutenu au départ que les revendications proposées avaient été examinées uniquement en vue de déterminer si les lacunes relevées dans les revendications modifiées avaient été corrigées, et qu’elles n’avaient pas été analysées à fond pour vérifier leur conformité avec la Loi et les Règles. Toutefois, cet argument et celui relatif à l’application des nouvelles règles qui sont entrées en vigueur peu de temps après que le commissaire eut rendu sa décision ont été abandonnés.

[133]  L’intimé soutient que, même si la Cour devait conclure que le commissaire n’a pas appliqué les bons principes juridiques, la Cour devrait lui renvoyer la demande pour qu’il réexamine les revendications à la lumière de son expertise en la matière conformément aux motifs ou aux directives de la Cour.

[134]  Je conclus que l’appelante a démontré que la seule question à trancher est celle de la brevetabilité de l’objet revendiqué. Le commissaire a déjà conclu que les revendications n’étaient pas antériorisées et qu’elles n’étaient pas évidentes. Les revendications ont été examinées, modifiées et réexaminées, et le commissaire a procédé à une analyse approfondie tout au long du processus. Il n’y a rien de plus à réexaminer.

[135]  Le commissaire a estimé à tort que les revendications visaient une méthode de traitement médical et qu’elles n’étaient pas brevetables. Les revendications sont brevetables et devraient par conséquent donner lieu à la délivrance d’un brevet.

[136]  Par conséquent, l’appel est accueilli et, conformément à l’article 41 de la Loi, la Cour ordonne au commissaire aux brevets de faire droit aux revendications en litige dans la demande 745.


JUGEMENT

LA COUR :

  1. Accueille l’appel;

  2. Modifie comme suit la demande de brevet canadien no 2385745 (la demande 745) conformément à l’alinéa 31d) des Règles sur les brevets :

  • i) toutes les revendications présentement au dossier sont annulées;

  • ii) les revendications proposées nos 1 à 12 et 27 à 51 mentionnées au paragraphe 12 des Motifs sont ajoutées et renumérotées consécutivement à commencer par la revendication no 1;

  1. Enjoint au commissaire d’aviser l’appelant dans les meilleurs délais que la demande 745 modifiée peut être accordée;

  2. Adjuge à l’appelante les dépens de l’appel.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1094‑14

 

INTITULÉ :

ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 NOVEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 DÉCEMBRE 2014

 

DATE DES MOTIFS MODIFIÉS :

LE 20 JANVIER 2015

COMPARUTIONS :

Andrew Reddon

Steve Mason

Steven Tanner

 

POUR L’APPELANTE

 

Jacqueline Dais‑Visca

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.