Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140617


Dossiers : T-1651-13

T-1652-13

Référence : 2014 CF 575

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2014

En présence de monsieur le juge LeBlanc

Dossier : T-1651-13

ENTRE :

MIGUEL ANGEL SLIKAS ARWAS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

Dossier : T-1652-13

ET ENTRE :

KARINE MARIE CHRISTIANE WACHTER

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’appels interjetés sous le régime de l’article 21 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c C-7, et du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, à l’encontre d’une décision par laquelle un juge de la citoyenneté a refusé les demandes de citoyenneté canadienne présentées par les demandeurs au motif que ceux-ci ne respectent pas l’obligation de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté (la Loi). Comme les faits et les arguments se recoupent, les deux appels ont été entendus et jugés ensemble.

I.                   Contexte

[2]               Les demandeurs sont mariés. Monsieur Arwas est un citoyen du Venezuela et Mme Wachter est citoyenne française. Ils sont tous les deux devenus résidents permanents quand ils sont arrivés au Canada le 13 avril 2006. Ils arrivaient de Trinité-et-Tobago où le mari occupait un poste d’ingénieur pétrolier. Ils ont demandé la citoyenneté canadienne le 15 décembre 2010. Pour obtenir la citoyenneté canadienne, les demandeurs devaient notamment, dans les quatre années qui ont précédé la date de leur demande, avoir résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout.

[3]               Voici le texte de cette condition, intégrée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi :

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

a) en fait la demande;

b) est âgée d’au moins dix-huit ans;

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

[…]

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

(a) makes application for citizenship;

(b) is eighteen years of age or over;

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

[…]

[4]               Pendant la période d’évaluation de quatre ans qui leur est applicable, soit du 15 décembre 2006 au 15 décembre 2010, les demandeurs ont été effectivement présents au Canada pendant 866 jours, dans le cas de M. Arwas, et 879 jours, dans le cas de Mme Wachter. Ces chiffres ne sont pas contestés.

[5]               Les demandes de citoyenneté présentées par les demandeurs ont été refusées le 7 août 2103. Ayant opté pour une interprétation de l’alinéa 5(1)c) de la Loi selon laquelle les demandeurs doivent être effectivement présents au Canada pendant la période minimale prescrite par la Loi (1 095 jours sur 1 460), le juge de la citoyenneté a conclu que les demandeurs étaient bien loin d’atteindre le seuil minimal. Par conséquent, il a rejeté leurs demandes au motif qu’ils ne satisfaisaient pas à l’obligation de résidence prévue par la Loi.

[6]               Les demandeurs soutiennent que le juge de la citoyenneté a commis une erreur susceptible de contrôle en combinant les facteurs qualitatifs et quantitatifs dans son analyse. Suivant la compréhension de la Cour, les demandeurs affirment que le juge a commis une erreur en examinant des facteurs qualitatifs dans une analyse quantitative, ce qu’il ne devait, et ne pouvait, pas faire. Subsidiairement, les demandeurs ajoutent que le juge de la citoyenneté était tenu de procéder à une analyse qualitative de l’obligation de résidence puisqu’il a examiné des facteurs qualitatifs, ce qui leur aurait peut-être permis de satisfaire à l’obligation même s’ils n’ont pas été effectivement présents au Canada pendant au moins 1 095 jours sur les 1 460 jours qui ont précédé le dépôt de leurs demandes de citoyenneté.

[7]               Les demandeurs cherchent à obtenir une ordonnance annulant la décision du juge de citoyenneté et renvoyant l’affaire à un autre juge de la citoyenneté pour qu’il la réexamine. Ils tentent aussi d’obtenir tous les dépens en vertu de l’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

[8]               Pour les raisons qui suivent, ces deux appels doivent être rejetés.

II.                Question en litige et norme de contrôle

[9]               La seule question en litige dans les présents appels est celle de savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur en concluant que les demandeurs ne satisfaisaient pas à l’obligation de résidence prévue par la Loi et en rejetant leurs demandes de citoyenneté canadienne.

[10]           Les appels interjetés à l’encontre de décisions rendues par des juges de la citoyenneté ne sont pas des procédures de contrôle judiciaire en soi bien qu’ils soient régis par les mêmes règles de procédure (alinéa 300c) des Règles des Cours fédérales). Ces appels étaient des procédures de novo, mais ce n’est plus le cas depuis 1998. Avant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, qui a reformulé la norme de contrôle applicable en droit administratif, les juges de notre Cour s’entendaient pour dire que la norme de contrôle applicable en appel d’une décision rendue par un juge de la citoyenneté relativement à l’obligation de résidence était celle de la décision raisonnable simpliciter. Il était convenu que la question de savoir si le candidat à la citoyenneté satisfait à cette exigence était une question mixte de fait et de droit, et qu’il convenait de faire preuve d’une certaine retenue à l’égard des décisions des juges de la citoyenneté en raison de leurs connaissances et de leur expérience spéciales (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 981, au paragraphe 6, [2005] ACF n° 1204 (QL); Rizvi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1641, au paragraphe 5, [2005] ACF n° 2029 (QL); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Takla, 2009 CF 1120, au paragraphe 25, 359 FTR 248).

[11]           Il ressort de l’arrêt Dunsmuir, précité, que la norme de la décision raisonnable simpliciter et la norme de la décision manifestement déraisonnable ont été réduites à une seule norme de raisonnabilité, celle de la décision raisonnable (Dunsmuir, précité, aux paragraphes 44 et 45; Takla, précité, au paragraphe 30).

[12]           Les demandeurs affirment que, quand l’obligation de résidence est en jeu dans le cadre d’un appel en matière de citoyenneté, la norme de la décision raisonnable appelle une « déférence restreinte ».

[13]           Au cours des trois dernières décennies, la controverse règne au sein de notre Cour quant au sens de l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Cela a aussi suscité un débat quant à la norme de contrôle applicable à la décision d’un juge de la citoyenneté sur l’interprétation qui constituera le fondement de son analyse de la condition de résidence dans un cas donné. Certains juges de notre Cour affirment que la norme applicable est celle de la décision correcte (Donohue c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2014 CF 394, au paragraphe 13, [2014] ACF n° 443 (QL); El Ocla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2011 CF 533, au paragraphe 18, 289 FTR 241; Dedaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2010 CF 777, 372 FTR 61). D’autres disent que la norme applicable est celle de la décision raisonnable (Chowdhury c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2009 CF 709, au paragraphe 24, 347 FTR 76; Raad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2011 CF 256, au paragraphe 21, [2011] ACF n° 306 (QL); Gavriluta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2013 CF 705, aux paragraphes 24 à 27, [2013] ACF n° 306 (QL); Shubeilat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2010 CF 1260, au paragraphe 14, 381 FTR 63).

[14]           Madame la juge Snider a décrit les deux écoles jurisprudentielles contradictoires qui sont sorties de ce débat dans le jugement Sinanan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2011 CF 1347, [2011] ACF n° 1646 (QL) :

[6] Au fil des ans, la Cour fédérale a donné son adhésion à trois modes d’interprétation des mots « résident » et « résidence » utilisés dans la loi. Pour simplifier les choses, on peut regrouper en deux catégories les trois courants jurisprudentiels : « l’approche quantitative » et « l’approche qualitative ». Le critère énoncé dans la décision Re Pourghasemi, précitée, appliqué par la juge de la citoyenneté en l’espèce, fonde l’approche quantitative et consiste à se demander si le demandeur a été physiquement présent au Canada pendant 1 095 jours au cours des quatre dernières années. Ce critère est celui de la « présence physique ».  L’approche qualitative a été exposée dans la décision Re Papadogiorgakis, précitée, puis étoffée dans la décision Re Koo, précitée. Le critère dans la décision Re Koo, utilisé pour la première fois par la juge Reed, permet au juge de la citoyenneté d’analyser six facteurs en vue d’établir si le demandeur a « centralisé son mode d’existence » au Canada et satisfaisait ainsi à l’obligation de résidence, et ce, même s’il y a été présent moins des 1 095 jours requis.

[7] Dans la décision Lam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 164 FTR 177 (QL), 87 ACWS (3d) 432 (1re inst.), le juge Lutfy a relevé les divergences sur ce point qui existaient dans la jurisprudence et a conclu que, si un juge de la citoyenneté adhérait à l’une ou l’autre des trois écoles jurisprudentielles contradictoires et appliquait correctement aux faits d’espèce les principes de l’approche privilégiée, sa décision ne devrait pas être annulée.

[8] Au cours des 12 années écoulées depuis la décision Lam, les divergences au sein de la Cour n’ont pas été résolues. Au cours des deux dernières années, certains de mes collègues ont tenté de rallier la Cour à l’un ou l’autre des critères. Dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Takla, 2009 CF 1120, 359 FTR 248, le juge Mainville a statué que l’approche qualitative devrait être le seul critère. Par contraste, dans la décision Martinez-Caro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 640, 98 Imm LR (3d) 288 [Martinez-Caro], le juge Rennie a procédé à une analyse minutieuse de la question de l’interprétation législative appropriée de l’alinéa 5(1)c) de la Loi et a conclu que le critère de la présence physique était le seul correct.

[15]           Récemment, dans le jugement Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2013 CF 576, [2013] ACF n° 629 (QL), le juge en chef Crampton a réexaminé la question et a fait remarquer que la jurisprudence de notre Cour relativement à ces trois critères demeure divisée et incertaine et que, par conséquent, il faut faire preuve de déférence envers la décision du juge de la citoyenneté d’appliquer l’un ou l’autre des trois critères. Il a conclu que cette approche s’accordait avec l’opinion dominante de notre Cour selon laquelle il convient d’appliquer la norme de la décision raisonnable lors du contrôle de la décision d’un juge de la citoyenneté (Huang, précité, aux paragraphes 24 à 26).

[16]           Dans un tel contexte, je suis d’avis que la norme applicable au contrôle des décisions en matière de citoyenneté est celle de la décision raisonnable, sans qu’il soit nécessaire d’apporter plus de précisions, et que cette norme s’applique au critère de résidence choisi par le juge de la citoyenneté. Il est bien établi que cela signifie que l’analyse relative à la norme applicable a trait à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Chowdhury, précité, au paragraphe 28; Raad, précité, au paragraphe 22).

[17]           Il est vrai que le législateur entendait donner un sens précis à l’alinéa 5(1)c) de la Loi quand il l’a adopté. Cependant, il n’est pas toujours facile de cerner l’intention du législateur, comme le montre la complexité de nos règles d’interprétation législative. À mon avis, ce que le législateur voulait dire, c’est que l’obligation de résidence est respectée lorsque le demandeur de citoyenneté a été effectivement présent au Canada pendant une période minimale. De cette façon, on s’assure que l’établissement du demandeur au Canada est évalué selon un indicateur objectif, lequel permet des absences du Canada tout en établissant des limites claires quant au temps qu’un demandeur peut passer à l’extérieur du Canada. À cet égard, je souscris entièrement au raisonnement de monsieur le juge Rennie dans le jugement Martinez-Caro c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2011 CF 640, 391 FTR 138, et à celui de monsieur le juge Muldoon dans le jugement Pourghasemi (Re) (CF 1re inst) [1993] 62 FTR 122.

[18]           Cela dit, dans le domaine de l’interprétation législative, comme dans d’autres domaines, les opinions divergentes constituent la norme, et non l’exception, et les questions sont habituellement tranchées en appel. Cependant, en l’espèce, comme le juge en chef et d’autres juges de la Cour l’ont souligné à diverses reprises, le législateur a décidé en toute connaissance de cause que la décision de la Cour rendue sur l’appel d’une décision d’un juge de la citoyenneté ne serait pas susceptible d’appel (voir le paragraphe 14(6) de la Loi).

[19]           Cette décision entraîne des conséquences. En l’espèce, cela signifie que trois interprétations raisonnables de l’obligation de résidence prévue par la Loi, « qui sont reconnu[es] depuis si longtemps dans la jurisprudence de notre Cour » (Huang, précité, au paragraphe 25), ont coexisté pendant longtemps avant d’être mises à l’épreuve en appel.

[20]           Or, cela n’est pas incompatible avec le principe du stare decisis, qui a été créé, comme on le sait, pour assurer la cohérence et la certitude en droit. Ce principe, tel qu’il existe et qu’il est appliqué aujourd’hui au Canada, signifie seulement que les décisions rendues antérieurement par les tribunaux d’instance supérieure lient les tribunaux d’instance inférieure d’une même juridiction. La Cour suprême du Canada et bon nombre des cours d’appel du pays ne se considèrent pas liés par leurs propres décisions antérieures. Pour les tribunaux d’instance inférieure, cela signifie qu’ils peuvent analyser les motifs exposés dans leurs propres décisions antérieures et décider s’ils s’appuient sur le précédent ou s’ils s’écartent du principe du stare decisis, y compris les questions d’interprétation législative (Woods Manufacturing Co. Ltd. c The King, [1951] RCS 504, à la page 515, 1951 CanLII 36 (CSC); Régie des rentes du Québec c Canada Bread Company Ltd. (2013), 2013 CSC 46, au paragraphe 63, [2013] 3 RCS 125; Corlac Inc. c Weatherford Canada Ltd, 2012 CAF 261, au paragraphe 18, [2012] ACF n°1295 (QL).

[21]           En conséquence, tant et aussi longtemps que le législateur ne légifère pas pour préciser le critère de résidence en matière de citoyenneté ou pour créer un certain processus d’appel, ou que la Cour ne fixe pas une interprétation unique de l’obligation de résidence prévue par la Loi, prévoyant ainsi un critère particulier et une analyse particulière dans ce domaine, il ressort de la jurisprudence de notre Cour que les juges de la citoyenneté peuvent appliquer trois critères pour déterminer si un demandeur satisfait à l’obligation. Dans ces circonstances, on ne saurait guère affirmer que la décision d’un juge de la citoyenneté de choisir l’un de ces trois critères n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.  

[22]           Cette situation est loin d’être idéale lorsqu’il s’agit d’assurer la cohérence et la certitude en droit, mais cela était prévisible à partir du moment où le législateur a décidé de donner le dernier mot à notre Cour dans les affaires en matière de citoyenneté. Certains disent qu’il est n’est pas cohérent que le sort d’une demande de citoyenneté soit déterminé selon des grilles d’analyse et des critères qui divergent d’un juge à l’autre (Takla, précité, au paragraphe 47). Je le répète, cette situation est loin d’être parfaite, mais je ne vois rien de mal, en principe, dans l’affaire dont je suis saisi aujourd’hui.  

[23]           Je joins donc les rangs de mes collègues selon lesquels les juges de la citoyenneté peuvent adopter l’un ou l’autre des trois critères élaborés par notre Cour sans qu’aucune erreur ne leur soit reprochée pour avoir préféré un critère à un autre (Choudhury, précité, aux paragraphes 71 et 72; Pourzand c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2008 CF 395, au paragraphe 16, [2008] ACF n° 485 (QL); Xu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 700, aux paragraphes 15 et 16, [2005] ACF n° 868 (QL); Rizvi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 1641, au paragraphe 12, [2005] ACF n° 2029 (QL); Shubeilat, précité, au paragraphe 30). Les juges n’ont pas à motiver ce choix (Sinanan, précité, au paragraphe 11); cela relève du pouvoir discrétionnaire des juges (Gavriluta, précité, au paragraphe 27).

[24]           En fin de compte, les juges de la citoyenneté sont appelés à appliquer rigoureusement le critère choisi et à tirer dans toute affaire donnée une conclusion qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Irani, précité, au paragraphe 14).

[25]           Lorsque la Cour examine de telles décisions, son rôle ne consiste donc pas à substituer son opinion à celle du juge de la citoyenneté, mais plutôt à vérifier si le juge de la citoyenneté a appliqué le critère de résidence choisi de manière correcte et cohérente (El Falah c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2009 CF 736, au paragraphe 14; Shubeilat, précité, au paragraphe 15).

III.             Analyse

[26]           Comme je l’ai déjà expliqué, les demandeurs soutiennent que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en mélangeant les facteurs qualitatifs et quantitatifs dans l’évaluation des conditions de résidence. Plus particulièrement, ils prétendent que le juge ne pouvait pas recourir aux facteurs qualitatifs dans son analyse quantitative, notamment aux faits qui se sont produits en dehors de la période pertinente d’évaluation de la résidence. Subsidiairement, ils affirment que le juge de la citoyenneté, comme il a eu recours à ces facteurs, était tenu de faire une analyse qualitative de leur situation de résidence, ce qu’il n’a pas fait.  

[27]           Les demandeurs ont raison de dire qu’il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle lorsqu’un juge de la citoyenneté évalue l’obligation de résidence en se fondant sur plus d’un critère ou qu’il procède à une analyse quantitative ou fondée sur la présence effective en comptabilisant les jours où les demandeurs de citoyenneté ont été absents du Canada en dehors de la période pertinente.

[28]           Cependant, ce n’est pas ce qui a été fait dans le cas qui nous occupe.  

[29]           Tout d’abord, il est clair que le juge de la citoyenneté a choisi d’évaluer l’obligation de résidence en se fondant sur un seul critère, soit celui de la présence effective élaboré dans le jugement Pourghasemi, précité. À cet égard, la décision du juge de la citoyenneté est transparente et intelligible. Il n’y a aucune mention des facteurs qualitatifs dans son analyse. De plus, il est clair que son évaluation quantitative était limitée aux quatre années qui ont précédé les demandes de citoyenneté des demandeurs, soit du 15 décembre 2006 au 15 décembre 2010. Il convient de reproduire ce passage de la décision :

[traduction]

Analyse

Afin de déterminer si vous satisfaites à l’obligation de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, j’ai choisi d’appliquer l’approche analytique utilisée par l’honorable juge Muldoon dans Re Pourghasemi, [1993] A.C.F. n° 232 (1re inst.). Dans cette décision, le juge Muldoon a conclu qu’un citoyen potentiel devait faire la preuve qu’il a été effectivement présent au Canada pendant au moins 1 095 jours au cours de la période pertinente.  

« Il est évident que l’alinéa 5(1)c) vise à garantir que quiconque aspire au don précieux de la citoyenneté canadienne ait acquis, ou se soit vu obligé d’acquérir, au préalable la possibilité quotidienne de “se canadianiser”. Il la fait en côtoyant les Canadiens au centre commercial, au magasin d’alimentation du coin, à la bibliothèque, à la salle de concert, au garage de réparation d’automobiles, dans les buvettes, les cabarets, dans l’ascenseur, à l’église, à la synagogue, à la mosquée ou au temple – en un mot là où l’on peut rencontrer des Canadiens et parler avec eux – durant les trois années requises. Pendant cette période, le candidat à la citoyenneté peut observer la société canadienne telle qu’elle est, avec ses vertus, ses défauts, ses valeurs, ses dangers et ses libertés. Si le candidat ne passe pas par cet apprentissage, cela signifiera que la citoyenneté peut être accordée à quelqu’un qui est encore un étranger pour ce qui est de son vécu, de son degré d’adaptation sociale, et souvent de sa pensée et de sa conception des choses. Si donc le critère s’applique à l’égard de certains candidats à la citoyenneté, il doit s’appliquer à l’égard de tous.

[…]

Ainsi donc, ceux qui entendent partager volontairement le sort des Canadiens en devenant citoyens du pays doivent le faire en vivant parmi les Canadiens, au Canada, durant trois des quatre années précédant la demande, afin de se canadianiser. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut faire à l’étranger, car la vie canadienne et la société canadienne n’existent qu’au Canada, nulle part ailleurs. »

Après avoir attentivement examiné l’ensemble de la preuve documentaire et orale que vous avez présentée à l’audience, je ne suis pas convaincu que vous satisfaites à l’obligation de résidence prévue par la Loi sur la citoyenneté. Malheureusement, vous avez passé un temps substantiel à l’extérieur du Canada pendant la période en cause. Au cours des quatre années qui ont précédé votre demande, vous avez été présent au Canada pendant seulement 865 jours et vous avez été absents pendant 595 jours. Il vous manque 230 jours pour atteindre le minimum de 1 095 jours requis par l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté. Le temps que vous avez passé au Canada ne permet pas de démontrer que vous respectez la Loi.

Je suis sûr que vous pourriez éventuellement devenir un excellent citoyen canadien. Je regrette toutefois de ne pas pouvoir approuver votre demande de citoyenneté. Quand vous satisferez à l’obligation de résidence de la Loi sur la citoyenneté, je vous invite à présenter une nouvelle demande.

[30]           La présente affaire se distingue des deux principaux jugements invoqués par les demandeurs, Chowdhury, précité, et Cheung c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2012 CF 348, [2012] ACF n° 428 (QL). Dans les deux cas, les juges de la citoyenneté n’ont pas précisé le critère de résidence choisi et ils n’ont mentionné aucun facteur quantitatif ou qualitatif dans leur analyse. En l’espèce, non seulement le critère appliqué par le juge de la citoyenneté était clairement indiqué, mais les demandeurs admettent également, au paragraphe 22 de leurs observations écrites, que le juge de la citoyenneté n’a pas pris en compte les facteurs qualitatifs et n’a donc pas évalué leurs liens avec le Canada.

[31]           Aussi, il ressort clairement de la décision contestée que le juge de la citoyenneté, contrairement à ce que prétendent les demandeurs, n’a pas tenu compte des dates qui tombent en dehors de la période d’évaluation pertinente pour déterminer si les demandeurs avaient satisfait au critère de la présence effective.

[32]           Le juge a résumé, alors qu’il décrivait la preuve dont il disposait, les antécédents professionnels du mari, qui constituent la principale raison pour laquelle les demandeurs sont entrés au pays et en sont sortis un certain nombre de fois à compter de la date où ils sont arrivés au Canada en avril 2006 jusqu’à ce que le mari soit transféré en Espagne en mars 2011. Cependant, rien n’indique que le juge de la citoyenneté a compté les jours d’absence au-delà de la période pertinente pour conclure, comme il l’a fait, sur le défaut des demandeurs de satisfaire au critère quantitatif de résidence. Les juges de citoyenneté ne commettent pas une erreur en renvoyant à des événements survenus en dehors de la période pertinente, dans la mesure où ils ne comptabilisent pas ces jours d’absence dans leur analyse quantitative (Sotade c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2011 CF 301, au paragraphe 15, [2011] ACF n° 383 (QL)).

[33]           De même, le jugement Raad, précité, n’est d’aucune utilité pour les demandeurs à cet égard. Dans cette affaire, la juge de la citoyenneté avait compté les jours d’absence au-delà de la période pertinente et avait, par surcroît, mal évalué le nombre d’absences et leur durée. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Il en va de même pour le jugement Shakoor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 776, [2006] ACF n° 972 (QL), où il était difficile de savoir si la juge de la citoyenneté avait tenu compte des absences au-delà de la période pertinente pour l’évaluation de la résidence. Là encore, ce n’est pas le cas en l’espèce.  

[34]           Enfin, l’argument des demandeurs selon lequel le juge de la citoyenneté a omis de tenir compte des facteurs qualitatifs n’est pas fondé. Il s’appuie sur le fait que l’agent de la citoyenneté exigeait des demandeurs qu’ils remplissent un questionnaire sur la résidence, ce qu’ils ont fait un an avant leur entrevue devant le juge de la citoyenneté. Ce questionnaire est un document normalisé habituellement envoyé aux demandeurs de citoyenneté qui ne semblent pas avoir accumulé le nombre minimum de jours de présence effective au Canada.

[35]           Cela est entièrement conforme au processus de traitement des demandes de citoyenneté canadienne établi par dans la Loi et le Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246. C’est le ministre, par l’entremise des agents de la citoyenneté, qui recueille les renseignements qu’il incombe aux demandeurs de citoyenneté de fournir et qui fait entreprendre les enquêtes nécessaires pour déterminer s’ils satisfont aux exigences de la Loi (Règlement sur la citoyenneté, précité, à l’article 11). L’article 17 de la Loi confère même au ministre le pouvoir de suspendre la procédure d’examen de la demande de citoyenneté s’il estime ne pas avoir tous les renseignements nécessaires pour lui permettre d’établir si le demandeur remplit les conditions prévues par la Loi.

[36]           Ce n’est qu’une fois que ces enquêtes sont terminées qu’une demande de citoyenneté et les documents déposés à l’appui sont transmis à un juge de la citoyenneté pour qu’il les examine (Règlement sur la citoyenneté, précité, au paragraphe 11(5)).

[37]           Conformément au processus réglementaire, le questionnaire sur la résidence a été envoyé aux demandeurs en l’espèce bien avant que l’affaire ne soit renvoyée au juge de la citoyenneté. Des renseignements de nature qualitative étaient demandés dans le questionnaire, mais cela n’indique pas, et ne peut pas indiquer, comment et sur quel fondement le juge de la citoyenneté devait évaluer l’obligation de résidence. C’était la première des deux étapes menant au renvoi du dossier des demandeurs au juge de la citoyenneté. Aussi, aucune expectative légitime selon laquelle les demandes des demandeurs seraient examinées en fonction du critère qualitatif ne pourrait raisonnablement découler de ce processus (Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, au paragraphe 131, [2003] 1 RCS 539; Donohue, précité, aux paragraphes 31 et 32).

[38]           Le processus de collecte de renseignements qui précède le renvoi pour examen d’une demande de citoyenneté à un juge de la citoyenneté ne peut pas dicter la manière dont la demande sera tranchée. Une fois qu’il est saisi de l’affaire, le juge de la citoyenneté peut choisir le critère qu’il souhaite appliquer et demander au demandeur de produire d’autres éléments de preuve, s’il estime que cela est nécessaire.

[39]           En l’espèce, le juge de la citoyenneté n’était donc pas tenu d’analyser la situation de résidence des demandeurs en appliquant le critère qualitatif. Le juge de la citoyenneté n’a donc commis aucune erreur susceptible de contrôle en n’ayant pas effectué cette analyse.

[40]           Le même raisonnement s’applique aux notes prises par le juge de la citoyenneté. Il n’y avait rien de mal à ce que le juge donne, dans ses notes, un aperçu de l’état d’avancement de certains aspects de la demande des demandeurs (Zheng c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2007 CF 1311, au paragraphe 11, [2007] ACF n° 1686 (QL)). Cela ne change rien au fait qu’il a, de façon claire et transparente, décidé de trancher les demandes des demandeurs en se fondant sur le critère de la présence effective.

[41]           Les deux appels sont donc rejetés. Comme le défendeur n’a pas sollicité de dépens, aucuns ne seront adjugés.

[42]           Les présents motifs seront versés au dossier de la Cour numéro T-1651-13 et une copie sera versée au dossier de la Cour numéro T-1652-13.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que les appels dans ces deux dossiers sont rejetés, sans frais.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1651-13

 

INTITULÉ :

MIGUEL ANGEL SLIKAS ARWAS

c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

T-1652-13

 

INTITULÉ :

KARINE MARIE CHRISTIANE WACHTER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 2 juin 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT  ET JUGEMENT :

le juge LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

le 17 juin 2014

 

COMPARUTIONS :

Ali M. Amini

 

POUR LES DEMANDEURS

Sophia Karantonis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet d’avocats d’Ali M. Amini

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.