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Date : 20141219


Dossier : T-260-14

Référence : 2014 CF 1230

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2014

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

KELLY PLATO

demandeur

Et

L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   La nature de l’affaire et son contexte

[1]               Le demandeur a participé, sans succès toutefois, à un processus de sélection concernant un poste de vérificateur fiscal auprès de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC). Après qu’il eut contesté avec succès ce processus en recourant à une révision par un tiers indépendant, l’ARC a pris des mesures correctives que la Cour, dans la décision Plato c Canada (Agence du revenu), 2013 CF 348, aux paragraphes 20 à 23 (Plato 1), a jugées, en partie, déraisonnables.

[2]               Par suite de la décision rendue dans Plato 1, l’ARC a pris de nouvelles mesures correctives, lesquelles font maintenant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, introduite en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Le demandeur souhaite que la Cour infirme la décision de l’ARC censée corriger les erreurs commises lors du processus de sélection et qu’elle renvoie l’affaire à l’ARC en vue de rectifier ces erreurs, conformément au résultat de la révision par un tiers indépendant. Le demandeur sollicite également les dépens, qu’il a fixés à 2 500 $.

[3]               Ma collègue, la juge Mary Gleason, a exposé en bonne partie le contexte pertinent de la présente affaire dans la décision Plato 1, aux paragraphes 3 à 13. En résumé, l’ARC a lancé un concours en 2007 et 2008 en vue de pourvoir un poste de vérificateur fiscal AU‑02. Le demandeur était admissible à ce poste, mais sa candidature n’a pas été retenue à l’étape « placement » du processus de sélection. Il a demandé que l’on soumette le processus de sélection à une révision par un tiers indépendant, et l’examinatrice a conclu, dans sa décision datée du 23 septembre 2011, que ce processus avait eu arbitrairement recours à un outil d’évaluation conçu localement, alors qu’un outil d’évaluation standardisé était disponible, et que, par ailleurs, certains aspects du processus manquaient de transparence. Elle a ordonné à l’ARC de corriger ces erreurs dans le processus de sélection, ce que l’ARC a tenté de faire par la voie d’une lettre adressée au demandeur en date du 25 octobre 2011.

[4]               Insatisfait des mesures correctives de l’ARC, le demandeur a présenté à la Cour une demande de contrôle judiciaire. Dans la décision Plato 1, la juge Gleason a conclu que l’ARC, bien qu’elle avait remédié raisonnablement aux erreurs liées à la transparence, n’avait pas corrigé l’utilisation de l’outil d’évaluation conçu localement. Cette omission était déraisonnable, et la juge Gleason a renvoyé l’affaire à l’ARC, assortie des directives suivantes (Plato 1, au paragraphe 23) :

[…] Cela ne signifie pas nécessairement que l’ARC devra tenir un nouveau concours ou soustraire du processus de sélection le critère de la compétence en matière de législation. Tel que l’a d’ailleurs concédé l’avocat du demandeur dans sa plaidoirie, l’ARC pourrait bien autoriser rétroactivement le recours à l’outil de sélection local pour l’évaluation des compétences en matière de législation, de politiques et de procédures en l’espèce. Cependant, il ne m’appartient pas de me prononcer sur la réparation qu’il conviendrait de choisir, puisque ce choix relève du pouvoir discrétionnaire du gestionnaire chargé de cette décision, qui doit seulement s’assurer que la réparation a un lien logique avec la décision de l’examinatrice et qu’elle remédie d’une certaine manière au manquement constaté par celle‑ci.

II.                La décision faisant l’objet du présent contrôle

[5]               Par une note de service datée du 17 décembre 2013, l’ARC a révisé et fait connaître à nouveau ses mesures correctives. Le gestionnaire de l’ARC a déclaré que l’on avait demandé l’autorisation rétroactive d’utiliser l’outil d’évaluation conçu localement et que la Section des évaluations standardisées de la Direction générale des ressources humaines de l’ARC avait confirmé que, si le jury de sélection, à l’époque du processus de sélection, avait demandé une exception pour ne pas utiliser l’outil d’évaluation standardisé, cela lui aurait été accordé.

III.             La requête visant à déposer un nouvel affidavit

[6]               Le demandeur a introduit la présente demande de contrôle judiciaire le 16 janvier 2014. Après l’expiration du délai prévu pour signifier les affidavits de la défenderesse, l’avocate de l’ARC a été mise au courant de quelques faits nouveaux au sujet de la présente affaire et, conformément à l’article 312 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), la défenderesse a sollicité une ordonnance autorisant le dépôt d’un affidavit complémentaire de Lin Li, daté du 29 mai 2014. Le demandeur s’est opposé à cette requête et a déposé des éléments de preuve à l’appui de ses arguments. En réponse à cette preuve, la défenderesse a demandé de pouvoir déposer un affidavit de son avocat précédent. Le 29 juillet 2014, la protonotaire Mireille Tabib a permis que cet affidavit fasse partie du dossier de la requête et elle a ordonné que la requête visant à faire droit à l’affidavit complémentaire de Lin Li soit entendue en même temps que la présente demande de contrôle judiciaire.

[7]               À l’audition de la présente affaire, il a été conclu que les avocats des parties traiteraient tout d’abord de la requête de la défenderesse concernant l’affidavit complémentaire de Lin Li et que, par la suite, la Cour entendrait les observations des parties sur le fait de savoir si, d’une part, la présente demande était maintenant théorique et, d’autre part, si la décision de l’ARC visée par le présent contrôle était raisonnable.

[8]               La défenderesse fait valoir que la preuve additionnelle devrait être admise en vertu de l’article 312 des Règles dans la mesure où elle : 1) sert l’intérêt de la justice; 2) aide la Cour; 3) ne cause aucun préjudice grave à l’autre partie; 4) n’aurait pu être communiquée plus tôt; 5) ne retarde pas indûment l’instance (LaPointe Rosenstein c Atlantic Engraving Ltd, 2002 CAF 503, 299 NR 244, aux paragraphes 8 et 9; Allergan Inc. c Canada (Santé), 2013 CF 1165, 116 CPR (4th) 467, aux paragraphes 14 et 15).

[9]               La défenderesse soutient que cette preuve répond aux cinq critères susmentionnés : 1) elle servira l’intérêt de la justice en montrant que le demandeur a obtenu un emploi meilleur que celui pour lequel il avait pris part au processus de sélection visé par le présent contrôle; 2) elle aidera la Cour à trancher la question du caractère théorique; 3) le demandeur ne subira aucun préjudice, car il lui est loisible de répondre à l’audience ou de déposer un dossier supplémentaire; 4) la date limite qu’avait la défenderesse pour le dépôt d’affidavits était le 27 mars 2014, et le demandeur n’a accepté le nouveau poste qu’après cette date; 5) la preuve n’occasionnera aucun délai.

[10]           Le demandeur convient avec la défenderesse du critère relatif à l’admission d’une preuve complémentaire, mais la Cour, souligne-t-il, se doit d’exercer le pouvoir discrétionnaire dont elle dispose pour admettre la preuve complémentaire « avec une grande circonspection » (Mazhero c Canada (Conseil canadien des relations industrielles), 2002 CAF 295, 292 NR 187, au paragraphe 5 (Mazhero)).

[11]           De l’avis du demandeur, il y a lieu de rejeter la requête, et ce, pour trois raisons. Premièrement, la défenderesse était au courant de sa promotion avant la date limite du 27 mars 2014, car il avait en fait accepté le nouveau poste le 17 mars 2014. S’il fallait encore plus de temps, on aurait pu dans ce cas prolonger le délai, sur consentement, jusqu’au 11 avril 2014. Deuxièmement, l’affidavit n’est pas pertinent, puisque le demandeur concède qu’en ce qui concerne le processus de sélection faisant l’objet du présent contrôle, il n’aurait pas été le candidat retenu. Troisièmement, la défenderesse avait assuré au demandeur qu’elle n’invoquerait pas un argument fondé sur le caractère théorique et elle n’avait changé d’idée qu’après que le demandeur avait présenté son dossier.

[12]           L’affidavit de Lin Li indique en partie ce qui suit :

[traduction]

Le 23 mai 2014, on m’a informé de la nomination à titre permanent de M. Plato à un poste d’enquêteur AU‑03. Ce poste se situe à un échelon de plus que le poste d’AU‑02 […] pour lequel M. Plato s’est inscrit au processus de sélection et pour lequel le répertoire a expiré le 26 février 2010.

[13]           Je conviens avec les deux parties du critère qui s’applique à une telle requête. Dans l’arrêt Mazhero, au paragraphe 5, le juge John Evans a fait sien le passage suivant, tiré de la décision Deigan c Canada (PG), 168 FTR 277, au paragraphe 3, où le critère et sa justification sont tous deux énoncés :

Les nouvelles Règles de la Cour fédérale permettent le dépôt d’un affidavit et d’un dossier supplémentaires; cependant, cela ne doit être permis que dans un nombre restreint de cas et dans des circonstances exceptionnelles : en faisant autrement, on violerait l’esprit de l’instance de contrôle judiciaire, qui a été conçue en vue d’accorder rapidement une réparation par l’entremise d’une procédure sommaire. Bien que le critère général applicable au dépôt de tels documents supplémentaires soit de savoir si le fait de déposer de tels documents sera dans l’intérêt de la justice, aidera la Cour, et ne causera pas de préjudice grave à la partie adverse, il est également important que tout affidavit ou dossier supplémentaire ne porte pas sur des documents qui auraient pu être communiqués à une date antérieure et ne retarde pas indûment l’instance.

Le passage qui précède a été entériné par une formation complète de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Gwasslaam c Canada (Pêches et Océans), 2009 CAF 25, 387 NR 179, au paragraphe 4.

[14]           En l’espèce, il y a lieu d’admettre en preuve l’affidavit complémentaire de Lin Li. Non seulement l’admission de cette preuve sert-elle les intérêts de la justice, parce qu’elle montre que le demandeur occupe maintenant un poste d’un rang supérieur à celui pour lequel il s’était inscrit en 2007, mais elle aidera aussi la Cour à traiter ci-après de la question du caractère théorique qu’a soulevée la défenderesse. De plus, l’admission de l’affidavit ne causera pas un grave préjudice au demandeur; en fait, son avocat a déclaré à l’audition de la présente affaire qu’il n’entendait pas contre‑interroger Lin Li si la preuve était admise. Le demandeur laisse entendre que la défenderesse était au courant des renseignements figurant dans l’affidavit de Lin Li avant la date limite de dépôt, mais le fait est que l’avocat précédent de la défenderesse n’a eu connaissance du nouveau poste du demandeur que le ou vers le 6 mai 2014, et la requête en vue d’obtenir l’autorisation de déposer l’affidavit a été présentée peu après. Enfin, l’admission de cet affidavit ne retardera pas, et n’a pas retardé, la présente demande de contrôle judiciaire, car la requête en vue d’obtenir l’autorisation de déposer l’affidavit complémentaire de Lin Li a été entendue en même temps que la présente demande de contrôle judiciaire.

IV.             La demande de contrôle judiciaire a-t-elle un caractère théorique?

[15]           Dans l’arrêt Borowski c Canada (PG), [1989] 1 RCS 342, à la page 353, 57 DLR (4th) 231 (Borowski), la Cour suprême du Canada a déclaré que la doctrine du caractère théorique « s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. » Cela comporte une analyse en deux étapes : « [e]n premier lieu, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire » (Borowski, à la page 353).

[16]           À mon avis, cette seconde demande de contrôle judiciaire du demandeur est théorique. Les questions qu’elle soulève sont devenues abstraites et n’auront aucun effet pratique sur les droits des parties.

[17]           Bien que les parties puissent ne pas s’entendre quant au caractère raisonnable de la décision faisant l’objet du présent contrôle, cela fait près de sept ans qu’a été lancé le concours relatif au poste de vérificateur fiscal AU‑02, et il y a maintenant lieu de clore l’affaire.

[18]           Le demandeur a admis dans les documents relatifs à sa requête que [traduction« sa candidature n’aurait pas été retenue dans le cadre du processus de sélection visé par le présent contrôle, indépendamment de l’issue de la présente demande ». En effet, il ne faisait pas partie des dix premiers candidats au poste d’AU‑02 et il n’aurait donc jamais été choisi, peu importe l’erreur relevée par l’examinatrice indépendante quant à l’utilisation de l’outil d’évaluation conçu localement.

[19]           Par ailleurs, le demandeur a été promu récemment à un poste d’AU‑03 dans le cadre d’un processus de sélection différent. Il n’a pas d’intérêt dans l’issue de la présente demande (voir la décision Canada (PG) c Grundison, 2009 CF 212, aux paragraphes 1, 7, 9 et 10 (disponible sur CanLII)).

[20]           En outre, rien ne justifie que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire et tranche la présente demande de contrôle judiciaire sur le fond. Le problème était que l’ARC s’était servie d’un outil d’évaluation conçu localement et non approuvé plutôt que d’un outil d’évaluation standardisé dans le cadre du processus de sélection contesté. Cet outil standardisé n’existe plus et, comme l’a signalé la juge Gleason dans la décision Plato 1 (au paragraphe 5), il « n’était plus en usage lors de la prise des [premières] mesures correctives dans la présente affaire. » Non seulement cela, mais le poste est comblé depuis longtemps, et le répertoire de candidats créé par le concours AU‑02 a expiré en février 2010. Il n’y a donc plus de litige présent ou concret, et rien sur quoi le règlement de la présente affaire pourrait avoir une incidence.

[21]           La présente demande étant théorique, il n’est pas nécessaire de trancher la question du caractère raisonnable des mesures correctives prises par l’ARC par suite de la décision Plato 1.

[22]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire du demandeur sera rejetée, et aucune ordonnance ne sera rendue quant aux dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que : la demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-260-14

 

INTITULÉ :

KELLY PLATO c AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 19 DÉCEMBRE 2014

COMPARUTIONS :

Steven Welchner

 

POUR LE demandeur

 

Orlagh O’Kelly

 

POUR LA défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Welchner Law Office

Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA défenderesse

 

 

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