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Date : 20141219


Dossier : IMM-5037-13

Référence : 2014 CF 1245

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2014

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

BETHEL BAHTA

BURUK BINIAM

NATHAN BINIAM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

ORDONNANCE ET MOTIFS

(Motifs rendus de vive voix à Toronto, le 18 novembre 2014)

[1]               Bethel Bahta [la demanderesse principale] et ses deux fils, Buruk et Nathan Biniam, ont collectivement [les demandeurs] demandé le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SAR] le 5 juillet 2013 et ayant pour effet de rejeter l’appel interjeté par les demandeurs d’une décision défavorable de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] datée du 26 avril 2013. La présente demande est présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

La décision de la Commission

[2]               La Commission a tiré diverses conclusions. Elle a conclu que les éléments de preuve présentés par la demanderesse principale n’étaient pas crédibles et que les certificats de naissance [les certificats] érythréens étaient contrefaits. Elle a jugé que les certificats étaient des faux parce qu’ils étaient laminés et ne révélaient aucun signe d’usure normale et parce que l’enveloppe dans laquelle ils avaient été envoyés au Canada n’avait pas été produite. La Commission a tiré ces conclusions sans aviser la demanderesse principale que les certificats étaient en trop bon état pour être authentiques. En conséquence, la demanderesse principale n’a pas pu expliquer comment les certificats avaient été entreposés et s’ils avaient jamais été utilisés en Érythrée.

La décision de la SAR

[3]               Bien qu’elle eût accepté d’appliquer la norme de contrôle du caractère raisonnable, la SAR n’a pas de fait examiné le caractère raisonnable des conclusions que la Commission avait tirées quant à l’absence d’enveloppe et au parfait état des certificats. La SAR n’a tiré aucune conclusion non plus quant au fait que la Commission n’a pas donné à la demanderesse principale la possibilité de calmer ses préoccupations au sujet des certificats. La SAR a plutôt examiné les certificats de nouveau et a décidé que, même s’ils étaient authentiques, ils n’établissaient pas l’identité des demandeurs vu l’absence de photographie, d’empreinte digitale ou de description physique. Bref, la SAR a conclu que rien ne permettait d’associer les certificats et les demandeurs.

[4]               La SAR a signalé que lorsque les demandeurs ont présenté leur demande d’asile, ils n’ont produit aucune pièce d’identité. Elle a également signalé que la Commission a écrit au conseil de la demanderesse principale avant l’audience pour réclamer des pièces d’identité nationales et autres documents pouvant établir l’identité des demandeurs. C’est à la suite de cette demande que les certificats ont été produits.

[5]               La SAR a refusé d’examiner les autres pièces d’identité produites par les demandeurs. Ils en ont présenté cinq, mais une seule est ici en cause. Il s’agit d’une lettre datée du 14 mai 2012 [la lettre] provenant de l’Eritrean Canadian Community Centre of Metropolitan Toronto [Centre communautaire canado-érythréen du Grand Toronto] dans laquelle deux témoins [les témoins] attestent de l’identité érythréenne de la demanderesse principale. Les deux témoins déclarent avoir connu la demanderesse principale en Érythrée alors qu’elle était encore enfant ainsi que ses parents.

[6]               La SAR s’est fondée sur le paragraphe 110(4) de la LIPR pour conclure que, vu que l’information contenue dans la lettre renvoyait à une époque où la demanderesse principale n’était qu’une enfant, elle était antérieure à l’audience de la Commission. La demanderesse principale a expliqué qu’elle ignorait que la Commission allait avoir besoin de la lettre puisqu’elle avait fourni les certificats requis et qu’elle s’attendait à ce qu’ils soient reconnus comme une preuve de l’identité des demandeurs. Elle a ajouté que, comme elle vivait dans un refuge, elle n’avait pas pris contact avec la communauté érythréenne et ignorait, avant la tenue de l’audience de la Commission, que les témoins se trouvaient à Toronto.

[7]               La SAR a pris note de ses explications, mais ne les a pas commentées. Elle a simplement conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse principale produise la lettre lorsque la Commission lui a demandé des pièces d’identité.

[8]               Enfin, la SAR a décidé qu’elle n’avait pas à se pencher sur la question de la crédibilité puisque les demandeurs n’avaient pas établi leur identité.

[9]               Deux questions doivent être tranchées ici :

1)        La SAR a-t-elle énoncé et appliqué la bonne norme de contrôle?

2)        La SAR a-t-elle agi raisonnablement en refusant d’admettre la lettre?

Première question

[10]           Comme nous l’avons déjà mentionné, la SAR a déclaré qu’elle appliquerait la norme du caractère raisonnable à la décision de la Commission et qu’elle ferait preuve de la déférence à l’égard des conclusions de fait de la Commission. Je conviens avec le juge Phelan qui a conclu dans l’affaire Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 FC 799, au paragraphe 25, que la décision de la SAR devait être contrôlée selon la norme de la décision correcte.

[11]           J’estime que la SAR a fait erreur en appliquant la norme de contrôle du caractère raisonnable car il n’est pas logique de croire que le législateur donnerait les mêmes pouvoirs à la SAR et à la Cour fédérale dans le cas des contrôles judiciaires. Bon nombre de mes collègues en sont arrivés à cette même conclusion (Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494; Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858; Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913; Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952; Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1022).

[12]           Dans la décision Huruglica, au paragraphe 40, le juge Phelan a cité ces observations que l’honorable Jason Kennedy, ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a faites au Parlement :

Je répète que le projet de loi créerait également la Section d’appel des réfugiés. La grande majorité des demandeurs qui viennent de pays qui ne produisent pas normalement de réfugiés auraient, pour la première fois, en cas de refus par la Section de la protection des réfugiés, accès à un appel fondé sur les faits devant la Section d’appel des réfugiés de la CISR. Nous sommes le premier gouvernement à avoir créé un véritable appel fondé sur l’établissement des faits. [Non souligné dans l’original.]

[13]           Ces observations figurent dans le Hansard, 41e législature, 1re session, numéro 90, le mardi 6 mars 2012, à la page 5 874.

[14]           Selon moi, le fait que le ministre a décrit le processus d’appel comme un « appel fondé sur les faits » signifie que ni le contrôle judiciaire ni le contrôle en appel découlant d’une « erreur manifeste et dominante » décrit par le juge Shore dans l’affaire Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 702, ne constitue une procédure que doit suivre la SAR en vertu de la LIPR.

[15]           La procédure d’appel hybride de la SAR qu’a décrite le juge Phelan dans la décision Huruglica au paragraphe 54 semble satisfaire à l’exigence relative à un « véritable appel fondé sur l’établissement des faits ». La procédure d’appel de la SAR est hybride en ce sens que la preuve peut être de deux types. D’une part, il y a la preuve qui n’a pas été présentée à la Commission et que la SAR peut décider d’admettre et d’apprécier une première fois. D’autre part, il y a la preuve qui a été présentée à la Commission et que la SAR examine à nouveau. Dans un cas comme dans l’autre, la SAR fait sa propre analyse indépendante de la preuve.

[16]           Enfin, j’estime que la SAR n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard de la Commission en ce qui concerne les questions de fait pour les raisons suivantes :

                         i.                   la Commission et la SAR sont l’une et l’autre des organes experts;

                       ii.                   les questions de fait peuvent faire l’objet d’appels de plein droit;

                     iii.                   la déclaration du ministre indique bien que le législateur tenait à instaurer un « véritable appel fondé sur l’établissement des faits ».

[17]           Comme je l’ai déjà mentionné, la Commission a de fait adopté la bonne approche et a examiné les certificats de façon indépendante. Selon moi, elle a tiré une conclusion raisonnable, quoiqu’inhabituelle, en déclarant que, même s’ils étaient valides, les certificats n’établissaient pas l’identité des demandeurs puisque rien ne permettait d’associer les demandeurs et les certificats.

Deuxième question

[18]           Selon moi, il était raisonnable pour les demandeurs de s’attendre à ce que les certificats, qui sont des pièces d’identité courantes, établiraient convenablement leur identité. Cela étant, ils n’avaient pas de raison de penser qu’il leur faudrait présenter d’autres documents comme la lettre pour prouver leur identité. La Commission a omis de manière déraisonnable d’envisager cette éventualité. La Commission a également omis de manière déraisonnable de tenir compte du fait que la lettre ne pouvait être présentée à l’audience car la demanderesse ignorait que les témoins étaient à Toronto. Enfin, il était déraisonnable de rejeter la lettre au motif que l’information qu’elle renfermait datait d’avant l’audience de la Commission. Le point à retenir ici est que la demanderesse ne disposait pas de la lettre à ce moment.

Question à certifier aux fins d’appel

[19]           La demanderesse a demandé que la question que le juge Phelan a certifiée dans la décision Huruglica soit aussi certifiée en l’espèce. Sa question est la suivante : [traduction] « Quelle doit être la portée du contrôle de la Section d’appel des réfugiés lorsqu’elle doit statuer sur un appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés? »

[20]           Cependant, le défendeur soutient que, au vu des faits de l’espèce, la question n’est pas déterminante. J’en conviens parce que, même si la Commission a énoncé le mauvais critère, elle ne l’a pas appliqué. C’est pourquoi la question ne sera pas certifiée.


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que la question est renvoyée à la SAR. Celle‑ci admettra la lettre en preuve et mènera une analyse indépendante pour déterminer si l’identité des demandeurs est établie. Si la SAR est convaincue de l’identité des demandeurs, elle examinera de nouveau la preuve que la demanderesse principale a présentée à la Commission et tirera une conclusion indépendance quant à la crédibilité de la demanderesse.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-Michèle Chidiac, trad. a.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM-5037-13

 

 

INTITULÉ :

BETHEL BAHTA, BURUK BINIAM, NATHAN BINIAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 NOVEMBRE 2014

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 DÉCEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Paul VanderVennen

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

VanderVennen Lehrer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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