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Date : 20161017


Dossier : T-757-14

Référence : 2016 CF 1154

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2016

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

HELEN DALEY

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

LE COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA

intervenant

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, à l’encontre d’un rapport des conclusions présenté par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada [le Commissariat], ainsi que d’une décision rendue par le Commissariat à la suite du réexamen d’une plainte déposée contre l’Agence du revenu du Canada [ARC].

II.                Faits

[2]               La demanderesse, Helen Daley, est partenaire dans le cabinet d’avocats Wardle Daley Bernstein Bieber LLP de Toronto, et l’ARC fait à l’occasion appel à ses services lors de litiges.

[3]               À la suite d’une enquête menée par l’ARC en 2002, des poursuites au criminel pour fraude fiscale ont été intentées en 2003 contre M. Holterman devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario. M. Holterman a présenté une requête préalable au procès pour demander l’annulation de cinq mandats de perquisition qui avaient été accordés (R. c. Tiffin, [2005] 3 CTC 213). Durant l’examen des requêtes préalables au procès, la divulgation de la preuve a permis à M. Holterman d’apprendre le nom des témoins du procureur de la poursuite; M. Holterman a alors commencé à communiquer avec ces personnes, les menaçant d’actions en justice.

[4]               L’ARC a retenu les services de la demanderesse pour défendre M. F., enquêteur de l’ARC, dans le cadre des actions engagées par M. Holterman devant plusieurs tribunaux réglementaires et civils. La demanderesse a également facilité la mise sous contrat de Mme T. à titre de représentante de M. O., témoin étranger dans une affaire criminelle contre M. Holterman. À la demande de Mme T., la demanderesse a remis à cette dernière une transcription de l’entrevue réalisée par M. F. avec M. O. dans le cadre de l’enquête de l’ARC.

[5]               En 2013, la demanderesse a appris, par l’entremise d’un partenaire de son cabinet d’avocats, qu’elle avait été reconnue coupable d’une infraction à la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21 [la Loi sur la protection des renseignements personnels], à la suite d’une plainte déposée par M. Holterman concernant la communication de la transcription.

[6]               Le 17 juillet 2013, la demanderesse a écrit au Commissariat pour lui faire part de ses préoccupations du fait qu’elle n’avait pas été informée de la plainte et qu’on ne lui avait pas donné l’occasion de répondre aux allégations de M. Holterman. Elle a ajouté qu’elle n’était pas employée de l’ARC et que l’information qui avait été communiquée à Mme T. était du domaine public. La demanderesse a demandé au Commissariat de rouvrir l’enquête sur la plainte.

[7]               Le 26 juillet 2013, le Commissariat a invité la demanderesse à fournir plus de précisions sur le caractère public de l’information qui avait été communiquée à Mme T.

[8]               Le 25 septembre 2013, après la présentation par la demanderesse d’observations complémentaires, le Commissariat a informé cette dernière que les motifs étaient insuffisants pour rouvrir l’enquête et que l’affaire était close.

III.             Décision

A.                Rapport des conclusions

[9]               Le Commissariat a conclu que l’affaire était bien fondée. Son enquêteur a déterminé que la transcription contenait des renseignements détaillés sur les relations d’affaires entre M. O et le plaignant, ainsi que sur les opinions et vues de M. O. au sujet du plaignant. Ces renseignements répondaient à la définition de renseignements personnels au sens de l’article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[10]           Pour décider si la communication était autorisée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, le paragraphe 8(2) de cette Loi devait être lu conjointement avec l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5suppl.), qui autorise la communication de renseignements sur un contribuable au cours de procédures judiciaires qui ont trait à l’application ou à l’exécution de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le Commissariat a conclu que la communication était liée à une procédure civile concernant des dommages-intérêts découlant d’opérations commerciales et, donc, que l’ARC ne pouvait invoquer l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu pour autoriser la communication. Par conséquent, aucune disposition n’autorisait la communication des renseignements en vertu du paragraphe 8(2) de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[11]           Le Commissariat a recommandé à l’ARC de rappeler à son personnel d’enquête criminelle les dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels et leur application, afin de prévenir toute communication non autorisée à l’avenir.

B.                  Décision concernant le réexamen de l’affaire

[12]           Après un examen en profondeur des éléments de preuve présentés par la demanderesse, le Commissariat a conclu que les motifs n’étaient pas suffisants pour rouvrir l’enquête. Plus précisément, le Commissariat n’avait aucune raison de croire que la transcription en question, et tous les renseignements personnels du plaignant qu’elle contenait, faisaient partie du dossier judiciaire ou étaient de quelque autre manière accessibles au public.

[13]           Le Commissariat a pris acte des préoccupations de la demanderesse concernant l’équité procédurale, mais a indiqué que l’enquête et le rapport concernaient uniquement le respect, par l’ARC, des dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels, et que le rapport ne formulait, ni ne laissait sous-entendre, quelque observation concernant le respect de cette Loi par une autre personne ou entité.

IV.             Questions en litige

[14]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  Le Commissariat a-t-il enfreint les règles de justice naturelle et manqué à son obligation d’agir équitablement envers la demanderesse?

3.                  Le Commissariat a-t-il commis une erreur en concluant que la communication de renseignements par la demanderesse n’était pas autorisée par la Loi sur la protection des renseignements personnels et la Loi de l’impôt sur le revenu?

V.                Dispositions pertinentes

[15]           Les dispositions pertinentes sont le paragraphe 8(2) de la Loi sur la protection des renseignements personnels et l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu, présentés à l’annexe A jointe aux présents motifs.

VI.             Observations des parties

A.                La demanderesse

[16]           La demanderesse fait premièrement valoir qu’elle avait droit d’être avisée des procédures, car la décision a nui directement à sa réputation professionnelle. Une personne a le droit d’être informée lorsqu’une décision administrative touche directement, inévitablement et de manière significative les intérêts de cette personne. L’obligation d’agir équitablement s’appliquera presque toujours aux décisions susceptibles de porter atteinte à l’honnêteté, à la compétence ou à l’intégrité de personnes dans l’exercice de leur profession. La Cour suprême du Canada a reconnu que la réputation professionnelle d’un avocat revêtait une importance particulière pour la personne (Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 RCS 1130, au paragraphe 180 [Hill]). En concluant que la demanderesse avait omis de préserver la confidentialité de renseignements personnels et avait enfreint la Loi sur la protection des renseignements personnels, le Commissariat a terni la réputation professionnelle de la demanderesse. Les allégations de l’intervenant selon lesquelles le rapport ne visait que l’ARC n’ont aucun bien-fondé, puisque seule la conduite de la demanderesse était remise en question.

[17]           Deuxièmement, la demanderesse fait valoir que les renseignements personnels contenus dans la transcription étaient du domaine public, car d’importantes sections avaient déjà été communiquées en audience publique dans le cadre des procédures pénales et civiles contre M. Holterman.

[18]           Elle soutient par ailleurs que la communication de ces renseignements était autorisée en vertu de l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu, car l’interdiction de communiquer des renseignements sur un contribuable ne s’applique pas aux procédures judiciaires ayant trait à l’administration et à l’exécution de cette Loi. Le Commissariat a commis une erreur en concluant que l’action entre M. Holterman et M. O. se limitait à une demande en dommages-intérêts découlant de transactions commerciales. En effet, M. Holterman a entamé des poursuites contre M. O. parce que le témoignage de ce dernier devant l’ARC allait à l’encontre des modalités du procès-verbal de la transaction dont ils avaient convenu en 2003. Les poursuites engagées par M. Holterman contre M. O. étaient donc le résultat direct de l’administration et de l’exécution de la Loi de l’impôt sur le revenu.

B.                 Le défendeur

[19]           Le défendeur limite son intervention à la dernière question. Il souligne que la Loi sur la protection des renseignements personnels est une loi d’application générale et que le paragraphe 8(2) de cette Loi permet la communication de renseignements personnels lorsque celle-ci est autorisée en vertu de lois fédérales. Cependant, l’autorisation initiale de communiquer des renseignements ne découle pas de ce paragraphe, mais plutôt de l’article 241 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le ministre du Revenu dispose de larges pouvoirs discrétionnaires en ce qui a trait à la communication des renseignements qui sont assujettis à ses propres lois.

[20]           Le libellé législatif clair de l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu exige qu’il existe un certain lien entre les procédures judiciaires dans le cadre desquelles il y aura communication de renseignements et l’administration et l’exécution de cette Loi. L’interprétation stricte et restrictive que fait le Commissariat de cette disposition va à l’encontre de l’interprétation large et libérale approuvée par les tribunaux. Il est hautement souhaitable d’assurer une cohérence dans l’administration de la justice, et le Commissariat aurait dû s’en remettre à l’interprétation que l’ARC fait de ses propres dispositions afin de favoriser un régime législatif complémentaire et harmonieux.

C.                 L’intervenant

[21]           L’intervenant soutient qu’il n’avait pas l’obligation d’aviser la demanderesse. Le simple fait que la conduite d’un tiers soit commentée dans des procédures administratives ou qu’il y soit fait référence ne donne pas à la demanderesse le droit d’être informée des procédures. Le rapport des conclusions concernait l’ARC et le rôle de l’intervenant se limite à évaluer le respect par une institution fédérale de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Il n’y a été fait référence à la demanderesse qu’en sa qualité d’agent agissant au nom de l’ARC, et l’ARC a défendu vigoureusement les intérêts de la demanderesse durant les procédures. De plus, le rapport n’avait pas de conséquences contraignantes et il n’a pas été rendu public.

[22]           L’intervenant ajoute que les exigences en matière d’avis sont définies de manière détaillée aux articles 29 à 35 de Loi sur la protection des renseignements personnels. Le Commissariat dispose de vastes pouvoirs discrétionnaires pour la conduite de ses procédures d’enquête, pour autant qu’il s’acquitte de ses obligations en matière d’avis. L’obligation d’aviser des tiers aurait de graves répercussions pratiques sur la conduite des enquêtes en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et aurait pour effet d’officialiser de façon excessive un processus de l’ombudsman qui se veut officieux, non judiciaire et confidentiel.

[23]           L’intervenant fait valoir que les tribunaux ont établi que les poursuites judiciaires auxquelles il est fait référence à l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu doivent avoir trait à l’administration et à l’exécution de cette Loi, pour que l’exception s’applique. Or, il était raisonnable de conclure que l’action entre M. Holterman et M. O. n’était pas liée à la Loi de l’impôt sur le revenu, car il s’agissait d’une poursuite en dommages-intérêts découlant d’une prétendue violation d’une convention de règlement convenue entre ces deux parties. L’ARC n’était pas un participant actif à cette instance.

VII.          Analyse

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

[24]           La norme de la décision correcte est la norme de contrôle qui s’applique à la question de l’équité procédurale (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, aux paragraphes 53 et 54; Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, au paragraphe 35).

[25]           En ce qui a trait à la question de la communication, la demanderesse et le défendeur soutiennent que la norme de la décision correcte devrait s’appliquer, alors que l’intervenant invoque la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord avec l’intervenant.

[26]           La question de l’applicabilité de l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu exige un examen en profondeur des faits en l’espèce. Il s’agit d’une question mixte de fait et de droit qui, peut-on présumer, commande l’application de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53 [Dunsmuir]). J’en viens à la même conclusion après analyse des quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 64.

[27]           Premièrement, le Commissariat ne bénéficie pas d’une clause privative. Cependant, dans la récente jurisprudence, l’absence de clause privative n’a pas constitué un facteur déterminant et la norme de la décision raisonnable a été appliquée quand même (Canadian Human Rights Commission v. Canada (Attorney General), 2016 FCA 200, au paragraphe 63). Par conséquent, l’absence de clause privative ne fait pencher la balance, ni d’un côté ni de l’autre.

[28]           Deuxièmement, l’objet de la Loi sur la protection des renseignements personnels, ainsi qu’il est énoncé à l’article 2, est « de compléter la législation canadienne en matière de protection des renseignements personnels relevant des institutions fédérales et de droit d’accès des individus aux renseignements personnels qui les concernent ». La décision du Commissariat qui fait l’objet de la présente demande de contrôle a nécessairement été prise dans la poursuite de cet objectif, ce qui milite en faveur de l’application de la norme de la décision raisonnable.

[29]           Troisièmement, la question en cause en est une de fait et de droit. Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, pour conclure que la communication n’était pas autorisée en vertu de l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu, le Commissariat a dû examiner les faits des affaires sous-jacentes et interpréter la loi. Il n’y avait aucune question de droit isolable. Par conséquent, la nature de la question commande la norme de la décision raisonnable.

[30]           Enfin, le Commissariat est régi par un régime législatif discret dans lequel il possède une expertise, ce qui à nouveau appelle l’application de la norme de la décision raisonnable comme norme de contrôle. Le Commissariat a été créé pour veiller à la bonne administration de la Loi sur la protection des renseignements personnels, et son rôle est notamment de s’assurer que la communication des renseignements personnels est faite en conformité avec l’article 8 de cette Loi.

[31]           Après examen de ces quatre facteurs, la Cour conclut que la décision du Commissariat doit être examinée en regard de la norme de la décision raisonnable. Par conséquent, la Cour n’infirmera la décision du Commissariat que si celle-ci n’est pas transparente, intelligible et justifiée ou qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

B.                 Le Commissariat a-t-il enfreint les règles de justice naturelle et manqué à son obligation d’agir équitablement envers la demanderesse?

[32]           Ainsi qu’il est indiqué précédemment, l’intervenant soutient que tous les principes de justice naturelle peuvent être écartés par les termes exprès de la loi ou par déduction nécessaire (Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52, au paragraphe 22; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, au paragraphe 39). Il fait valoir que les exigences en matière d’avis sont clairement définies dans la Loi sur la protection des renseignements personnels et que la Cour devrait s’abstenir d’y voir d’autres exigences.

[33]           Je ne suis pas d’accord. Une lecture franche des dispositions pertinentes de la Loi ne permet pas de conclure que le Commissariat est dispensé d’aviser des tiers susceptibles d’être par ailleurs touchés par sa décision ou de les autoriser à faire des observations. Les dispositions précisent seulement que l’institution gouvernementale doit être informée et que nul autre n’a le droit absolu de présenter des observations :

31 Le Commissaire à la protection de la vie privée, avant de procéder aux enquêtes prévues par la présente loi, avise le responsable de l’institution fédérale concernée de son intention d’enquêter et lui fait connaître l’objet de la plainte.

[…]

33 (2) Au cours d’une enquête relative à une plainte, le plaignant et le responsable de l’institution fédérale concernée doivent avoir la possibilité de présenter leurs observations au Commissaire à la protection de la vie privée; toutefois, nul n’a le droit absolu d’être présent lorsqu’une autre personne présente des observations au Commissaire, ni d’en recevoir communication ou de faire des commentaires à leur sujet.

31 Before commencing an investigation of a complaint under this Act, the Privacy Commissioner shall notify the head of the government institution concerned of the intention to carry out the investigation and shall inform the head of the institution of the substance of the complaint.

[…]

33 (2) In the course of an investigation of a complaint under this Act by the Privacy Commissioner, the person who made the complaint and the head of the government institution concerned shall be given an opportunity to make representations to the Commissioner, but no one is entitled as of right to be present during, to have access to or to comment on representations made to the Commissioner by any other person.

[34]           Cela ne supplante d’aucune façon l’obligation de common law d’aviser les personnes susceptibles d’être touchées directement et de façon appréciable par une décision, comme l’a confirmé la Cour suprême dans l’arrêt Telecommunications Workers Union c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications), [1995] 2 RCS 781, au paragraphe 29. Que la décision ne soit pas contraignante n’a aucune importance. Dans l’arrêt Morneault c. Canada (Procureur général), [2001] 1 RCF 30, au paragraphe 2, la Cour d’appel fédérale a confirmé que l’absence de conséquences légales n’exclut pas la réparation et, partant, la révision de la décision par la Cour.

[35]           Même si le rapport des conclusions visait l’ARC, c’est la conduite de la demanderesse, en sa qualité d’avocate représentant l’institution, qui était remise en cause. Le rapport des conclusions indique ce qui suit :

[TRADUCTION]

10.       Cependant, dans sa lettre de plainte adressée au Commissaire à la protection de la vie privée, le plaignant a clairement indiqué qu’il ne voulait pas formuler de plainte officielle à l’endroit de l’ARC au sujet du prétendu usage inapproprié que M. F aurait fait de ses renseignements personnels en les communiquant à Mme D. : « La plainte n’inclut pas les actions ou omissions du représentant de l’ARC, [M. F.], car celles‑ci font actuellement l’objet d’autres procédures. » L’enquête sur cette question n’a donc porté que sur les allégations du plaignant concernant la communication non autorisée de ses renseignements personnels par Mme D. à Mme T.

[…]

25.       Dans cette optique, nous recommandons que l’ARC rappelle à son personnel du Programme d’enquêtes criminelles, y compris à ses avocats-conseils, ces dispositions de la Loi et leur bonne application afin d’éviter à l’avenir toute communication non autorisée de cette nature.

[Non souligné dans l’original.]

[36]           Cependant, la demanderesse n’était pas une employée de l’ARC, mais son avocate. À ce titre, ses obligations envers l’institution différaient de celles d’un employé. En sa qualité d’avocate, c’est à elle qu’il incombe d’informer son client de ses obligations juridiques, et non le contraire. Ses intérêts dans le contexte d’une plainte formulée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels diffèrent donc nécessairement de ceux de l’ARC. Un constat d’infraction à la Loi sur la protection des renseignements personnels est de peu de conséquences pour l’institution, mais a de plus vastes répercussions pour un avocat exerçant dans un cabinet privé. Dans l’arrêt Hill, la Cour suprême du Canada a indiqué ce qui suit :

[177]    Pour tous les avocats, la réputation revêt une importance prépondérante. Les clients, tout comme les collègues, comptent sur l’intégrité des avocats. Et les juges se fient à leurs engagements et à leurs promesses. Tout notre système d’administration de la justice repose sur la réputation d’intégrité des avocats. Tout ce qui a pour effet de ternir une réputation professionnelle peut être désastreux pour un avocat. Il importe peu qu’après la publication du libelle, Casey Hill ait reçu des promotions, ait été élu conseiller de la Société du barreau, puis nommé juge de première instance à la Division générale de la Cour de l’Ontario. À titre d’avocat, Hill n’avait aucun moyen de savoir qui du public, des collègues, des confrères et des juges avait été influencé par la présentation théâtrale de l’allégation suivant laquelle il avait contribué à violer l’ordonnance d’un tribunal et s’était rendu coupable d’outrage au criminel.

[37]           Il était donc directement et fortement dans l’intérêt de la demanderesse de protéger sa réputation professionnelle et celle-ci aurait dû être informée et aurait dû avoir la possibilité de présenter des observations dans le cadre de l’enquête. Le rapport des conclusions a terni sa réputation professionnelle, car M. Holterman a tenté de s’en servir pour influencer le cours d’une autre action en justice qu’il avait intentée contre l’ARC et dans laquelle l’ARC était représentée par la demanderesse, et il a lancé une campagne épistolaire visant à ternir la réputation de cette dernière. Je suis d’avis que la demanderesse a subi le minimum de préjudice requis pour invoquer l’obligation de common law qu’a le Commissariat d’aviser les personnes susceptibles d’être directement touchées par ses décisions.

[38]           Je suis également d’avis que la lettre de réexamen n’a pas réglé la question de la violation de l’équité procédurale. En effet, dans cette lettre, la demanderesse n’était invitée qu’à présenter des éléments de preuve concernant la nature publique des renseignements communiqués. On ne lui a pas donné pleinement l’occasion de faire des observations. Qui plus est, le mal avait déjà été fait au moment où la demanderesse a été invitée à présenter des observations. La demanderesse n’a en effet communiqué avec le Commissariat qu’après qu’un partenaire de son cabinet a été informé du rapport des conclusions par l’entremise de l’avocat de M. Holterman. Or, les conclusions du Commissariat avaient déjà été diffusées.

[39]           Je prends acte de l’argument de l’intervenant selon lequel une obligation générale d’aviser les employés et agents du gouvernement et de leur accorder des droits de participation compliquerait les enquêtes du Commissariat, officialiserait de façon excessive le processus et porterait atteinte à la confidentialité des renseignements. Cependant, les faits en l’espèce ne créent pas une obligation générale d’aviser un tiers. La situation de la demanderesse, une avocate du secteur privé engagée pour représenter un organisme gouvernemental, fait en sorte que ses intérêts diffèrent de ceux de l’ARC dans le contexte précis de la plainte. Le Commissariat a enfreint les règles d’équité procédurale en ne donnant pas à la demanderesse l’occasion de se faire entendre.

[40]           À la lumière de cette conclusion, je n’ai pas à déterminer si la demanderesse aurait dû être interrogée. Je formulerai cependant le commentaire suivant : bien que le Commissariat dispose d’une marge de manœuvre considérable pour décider de la procédure à suivre dans l’exercice des droits ou fonctions conférés au commissaire par la Loi sur la protection des renseignements personnels, il semble que, pour recueillir des renseignements pertinents, l’enquêteur chargé d’étudier la plainte aurait dû communiquer avec la demanderesse, car celle-ci était la seule visée par l’enquête.

C.                 Le Commissariat a-t-il commis une erreur en concluant que la communication de renseignements par la demanderesse n’était pas autorisée par la Loi sur la protection des renseignements personnels et la Loi de l’impôt sur le revenu?

[41]           Pour bien analyser cette question, il est important de comprendre l’interaction générale entre la Loi sur la protection des renseignements personnels et les autres lois fédérales visées par l’alinéa 8(2)b) de cette Loi. Dans l’arrêt Loi sur la protection des renseignements personnels (Can.) (Re), [2000] 3 RCF 82, au paragraphe 18, la Cour d’appel fédérale a conclu que :

[18]      Dans ce contexte, on ne peut pas faire autrement que d’interpréter l’alinéa 8(2)b) comme étant une disposition permettant au législateur de conférer à tout ministre (par exemple), au moyen d’une loi donnée, un large pouvoir discrétionnaire quant à la forme et au fond relativement à la communication de renseignements que son ministère a recueillis, ce pouvoir discrétionnaire devant naturellement être exercé conformément à l’objet de la Loi sur la protection des renseignements personnels. […] Mais on ne peut tout simplement pas conclure, à partir de l’omission du législateur d’être précis à l’alinéa 8(2)b) alors qu’il désirait manifestement s’exprimer en termes généraux, que cet alinéa ne permet pas à une institution fédérale de communiquer à une autre institution fédérale des renseignements personnels qu’en l’absence d’interdiction expresse, elle peut communiquer à des institutions étrangères. En utilisant des termes très larges à l’alinéa 8(2)b) de la Loi sur la protection des renseignements personnels et, par la suite, à l’alinéa 108(1)b) de la Loi sur les douanes, le législateur s’est manifestement laissé une marge de manœuvre considérable relativement à ses propres lois et en a profité.

[42]           Le Commissariat ne devrait donc pas invoquer l’alinéa 8(2)b) de la Loi sur la protection des renseignements personnels pour présumer du pouvoir d’administrer, d’interpréter ou d’exercer des pouvoirs légalement conférés à un autre décideur en vertu d’autres « lois fédérales ». Il doit tout au moins, dans son analyse, tenir compte de l’interprétation que fait l’autre décideur de l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu et de la jurisprudence y afférente. Rien dans le dossier n’indique que le Commissariat a tenu compte de la position de l’ARC concernant la bonne interprétation de l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu, en dépit d’observations détaillées et d’offres visant à discuter de la question en personne.

[43]           Dans l’arrêt Slattery (Syndic de) c. Slattery, [1993] 3 RCS 430 [Slattery], la Cour suprême a conclu que la disposition devait être interprétée au sens large. Dans cette affaire, les procédures judiciaires concernaient une faillite. L’ARC avait entrepris une enquête, car M. Slattery était en retard dans le versement de montants d’impôt sur le revenu. L’ARC a finalement demandé la mise en faillite de M. Slattery. Lors du décès de M. Slattery, un syndic de son actif a été nommé, lequel a déterminé que les biens de la succession n’étaient pas suffisants pour payer ce qui était dû à l’ARC. La succession a engagé une action contre la femme de M. Slattery qui était accusée de dissimuler des biens au nom de ce dernier. La succession a demandé que deux enquêteurs de l’ARC témoignent, une demande à laquelle Mme Slattery s’est opposée en invoquant l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu. La Cour suprême du Canada a fait l’observation suivante :

Les expressions conjonctives que le Parlement utilise dans la version anglaise du par. 241(3) sont très générales. On précise que les dispositions en matière de confidentialité ne s’appliquent pas aux (in respect of) poursuites ayant trait à (relating to) l’application ou à l’exécution de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[Non souligné dans l’original.]

[44]           Elle ajoute que les expressions conjonctives portent à croire qu’il y a lieu d’adopter une interprétation large plutôt qu’étroite en examinant si une communication proposée se rapporte à des poursuites ayant trait à l’application ou à l’exécution de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[45]           Cependant, le rapport des conclusions ne reflète pas cette large interprétation. Je ne peux que conclure que le Commissariat a commis une erreur en faisant abstraction du contexte factuel et juridique des procédures entre M. Holterman et M.O.

[46]           La caractérisation que fait le Commissariat des poursuites judiciaires, en les qualifiant de [traduction] « dommages-intérêts découlant d’opérations commerciales », est trompeuse. L’ARC était d’avis que les poursuites judiciaires de 2005 avaient trait à l’administration ou à l’exécution de la Loi de l’impôt sur le revenu, parce que les renseignements communiqués par M. O. ont servi de fondements aux accusations au criminel portées contre M. Holterman. Or, toute poursuite judiciaire remettant en question les transactions commerciales qui faisaient l’objet de l’enquête criminelle est nécessairement directement liée à l’administration et à l’exécution de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[47]           En janvier 2003, M. Holterman a engagé une première procédure judiciaire contre M. O., qui avait préparé le procès-verbal de la transaction entre les deux parties. À l’époque, l’ARC avait déjà interrogé M. O. une première fois dans le cadre de son enquête en 2002, et les renseignements recueillis avaient servi de base aux accusations portées contre M. Holterman. Le procès-verbal de la transaction a redéfini les opérations commerciales entre M. Holterman et M. O. d’une manière qui allait à l’encontre du témoignage de M. O. devant l’ARC, et ce, à l’insu des enquêteurs.

[48]           En mai 2003, M. O. a eu volontairement un autre entretien avec l’ARC, entretien qui a donné lieu à la transcription faisant l’objet du litige en l’espèce. Durant ce deuxième entretien, M. O. a confirmé son précédent témoignage devant l’ARC qui contredisait le procès-verbal de la transaction. En novembre 2003, M. Holterman a engagé des poursuites judiciaires contre M. F. Puis, en décembre 2003, il a engagé d’autres poursuites contre M. O. et M. F. Ces deux instances ont été suspendues en 2004, en attendant l’issue des poursuites au criminel.

[49]           En 2005, lorsque la requête préalable au procès présentée par M. Holterman, et contestant la validité des renseignements recueillis pour obtenir les mandats, a été accueillie pour des motifs fondés sur la Charte, ce dernier a réintroduit les actions qu’il avait engagées en décembre 2003 contre M. O. Dans sa déclaration, il indiquait clairement que les renseignements que M. O. avait communiqués à l’ARC étaient au cœur du litige entre les parties. Le Commissariat n’en a pas tenu compte; cependant, M. Holterman n’aurait jamais intenté de poursuite contre M. O. au sujet de l’enquête de l’ARC. Je suis d’avis que cela suffit pour satisfaire au lien prévu à l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu et interprété dans la jurisprudence.

[50]           À la lumière de cette conclusion, il n’y a pas lieu de déterminer si la transcription était ou non du domaine public.

VIII.       Conclusion

[51]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[52]           Le Commissariat a clairement rapporté incorrectement les faits en l’espèce, en ne tenant pas compte du contexte dans lequel l’action contre M. O. avait été engagée; il a donc fait une interprétation erronée de l’alinéa 241(3)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu. De plus, en vertu de la common law, le Commissariat avait l’obligation d’aviser la demanderesse de la plainte, même si celle-ci n’était pas partie à l’instance, car elle avait un intérêt direct et important dans l’issue de l’affaire. Le rapport des conclusions du Commissariat a terni la réputation professionnelle de la demanderesse en sa qualité d’avocate, et celle-ci aurait dû avoir la possibilité de présenter des observations pour défendre ses intérêts.

[53]           Pour les motifs précités, le rapport des conclusions est annulé et l’affaire est renvoyée devant le Commissariat pour réexamen conformément à ces motifs. Aucuns dépens ne sont accordés.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que le rapport des conclusions soit annulé et que l’affaire soit renvoyée au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada aux fins de réexamen. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-757-14

 

INTITULÉ :

HELEN DALEY c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 septembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 OCTOBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Robert Centa

 

Pour la demanderesse

 

Melanie Toolsie

 

Pour le défendeur

 

Regan Morris

Michael Sims

POUR L’INTERVENANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

Regan Morris

Direction des services juridiques, des politiques et de la recherche

Commissariat à la protection de la vie privée du Canada

Gatineau (Québec)

 

POUR L’INTERVENANT


ANNEXE A

Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21.

8(2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

[…]

b) communication aux fins qui sont conformes avec les lois fédérales ou ceux de leurs règlements qui autorisent cette communication;

8(2) Subject to any other Act of Parliament, personal information under the control of a government institution may be disclosed

[…]

(b) for any purpose in accordance with any Act of Parliament or any regulation made thereunder that authorizes its disclosure;

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.)

241 (1) Sauf autorisation prévue au présent article, il est interdit à un fonctionnaire ou autre représentant d’une entité gouvernementale :

a) de fournir sciemment à quiconque un renseignement confidentiel ou d’en permettre sciemment la prestation;

b) de permettre sciemment à quiconque d’avoir accès à un renseignement confidentiel;

c) d’utiliser sciemment un renseignement confidentiel en dehors du cadre de l’application ou de l’exécution de la présente loi, du Régime de pensions du Canada, de la Loi sur l’assurance-chômage ou de la Loi sur l’assurance-emploi, ou à une autre fin que celle pour laquelle il a été fourni en application du présent article.

[…]

(3) Les paragraphes (1) et (2) ne s’appliquent :

a) ni aux poursuites criminelles, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou sur acte d’accusation, engagées par le dépôt d’une dénonciation ou d’un acte d’accusation, en vertu d’une loi fédérale;

b) ni aux procédures judiciaires ayant trait à l’application ou à l’exécution de la présente loi, du Régime de pensions du Canada, de la Loi sur l’assurance-chômage ou de la Loi sur l’assurance-emploi ou de toute autre loi fédérale ou provinciale qui prévoit l’imposition ou la perception d’un impôt, d’une taxe ou d’un droit.

[…]

241 (1) Except as authorized by this section, no official or other representative of a government entity shall

(a) knowingly provide, or knowingly allow to be provided, to any person any taxpayer information;

(b) knowingly allow any person to have access to any taxpayer information; or

(c) knowingly use any taxpayer information otherwise than in the course of the administration or enforcement of this Act, the Canada Pension Plan, the Unemployment Insurance Act or the Employment Insurance Act or for the purpose for which it was provided under this section.

[…]

(3) Subsections 241(1) and 241(2) do not apply in respect of

(a) criminal proceedings, either by indictment or on summary conviction, that have been commenced by the laying of an information or the preferring of an indictment, under an Act of Parliament; or

(b) any legal proceedings relating to the administration or enforcement of this Act, the Canada Pension Plan, the Unemployment Insurance Act or the Employment Insurance Act or any other Act of Parliament or law of a province that provides for the imposition or collection of a tax or duty.

[…]

 

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