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Date : 20141114


Dossier : IMM-7980-13

Référence : 2014 CF 1080

Montréal (Québec), le 14 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MONIA PATRICIA DJOSSOU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse conteste la légalité d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] confirme une décision antérieure de la Section de la protection des réfugiés [SPR] à l’effet que la demanderesse n’a pas la qualité de « réfugié au sens de la Convention » ou de « personne à protéger » au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR ou Loi].

[2]               La demanderesse est une citoyenne béninoise ayant demandé l’asile suite au traitement persécutoire qu’elle dit avoir subi au Togo après le décès de son mari togolais. Sa belle-famille veut la forcer à épouser son beau-frère dans un mariage polygame, et ce, suite à un viol et au harcèlement qu’elle a vécus là-bas. La demanderesse ne désire pas chercher refuge au Bénin, car dit-elle, sa famille la forcera à retourner chez son beau-frère, puisque son père a déjà reçu de l’argent de sa belle-famille.

[3]               La SPR a refusé la demande d’asile pour des questions de crédibilité et aussi parce que le comportement de la demanderesse n’était pas compatible avec celui d’une personne qui déclare craindre d’être persécutée dans son pays. Dans son appel à la SAR, la demanderesse reproche à la SPR d’avoir erré en fait et en droit : 1) dans son appréciation de la crédibilité de la demanderesse, en ne tenant pas compte de toute la preuve au dossier; 2) dans la façon dont elle justifie sa conclusion de rejet, car sa décision est insuffisamment motivée.

[4]               La demanderesse a prié la SAR de tenir une audience orale, mais sa requête a été rejetée par le commissaire Bissonnette qui a estimé qu’aucune nouvelle preuve admissible, conforme aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi, n’avait été présentée à la SAR. En l’espèce, l’appel de la demanderesse a été rejeté sur dossier parce que la décision de la SPR « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », alors que les motifs de rejet de la SPR « étaient suffisamment justifiés, transparents et intelligibles », d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

Approche systémique

[5]               Ni l’interprétation du pouvoir de la SAR d’admettre des nouvelles preuves, ni le refus du commissaire de tenir une audience orale ne sont en cause ici (pour une étude intéressante de la question, lire le jugement rendu par la juge Gagné dans Singh v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2014 FC 1022 [Singh]). La seule question dans ce dossier est donc de déterminer si la SAR a commis une erreur révisable en appliquant, aux déterminations de fait ou mixtes de fait et de droit de la SPR, la norme dite de la « décision raisonnable » que les cours de justice appliquent lorsqu’elles siègent en contrôle judiciaire (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]). On peut à cet égard parler d’approche systémique de la part de la SAR.

[6]               En effet, ce n’est pas la première fois que la légalité de décisions empruntant le même raisonnement juridique du même commissaire et d'autres commissaires de la SAR est examinée en contrôle judiciaire par des juges de cette Cour. Voir les jugements rendus dans les affaires suivantes :

1.      Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494 [Iyamuremye] (juge Shore), cassant une décision du 25 juillet 2013 du commissaire Bissonnette (dossier IMM-5282-13);

2.      Triastcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 975 [Triastcin] (juge Shore), cassant une décision du 26 août 2013 du commissaire Bissonnette (dossier IMM-5981-13);

3.      Akuffo v Canada (Citizenship and Immigration), 2014 FC 1063 [Akuffo] (juge Gagné), confirmant une décision du 18 septembre 2013 du commissaire Gallagher (dossier IMM-6640-13);

4.      Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 702 [Alvarez] (juge Shore), cassant une décision du 18 octobre 2013 du commissaire Bissonnette (dossier IMM‑7218-13);

5.      Eng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 711 [Eng] (juge Shore), cassant une décision du 22 octobre 2013 du commissaire Bissonnette (dossier IMM‑7281-13);

6.      Njeukam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 859 [Njeukam] (juge Locke), confirmant une décision du 22 octobre 2013 du commissaire Bissonnette (dossier IMM-7280-13);

7.      Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858 [Yetna] (juge Locke), cassant une décision du 5 novembre 2013 du commissaire Leduc (dossier IMM‑7567‑13);

8.      Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913 [Spasoja] (juge Roy), cassant une décision du 8 novembre 2013 du commissaire Bissonnette (dossier IMM‑7630-13);

9.      Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica] (juge Phelan), cassant une décision du 5 septembre 2013 du commissaire Bosveld (IMM‑6362-13);

10.  Diarra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1009 [Diarra] (juge Beaudry), cassant une décision du 23 janvier 2014 du commissaire Leduc (dossier IMM-1217-14);

11.  Guardado c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 953 [Guardado] (juge Martineau), cassant une décision du 24 janvier 2014 du commissaire Bissonnette (dossier IMM-882-14); et

12.  Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952 [Alyafi] (juge Martineau), cassant une décision du 30 janvier 2014 du commissaire Gallagher (dossier IMM-1091-14).

[7]               Comme on peut le constater à la lecture des motifs fournis par la Cour dans les diverses affaires mentionnées plus haut, plusieurs collègues et moi-même, sommes unanimement d’avis que la SAR commet une erreur révisable en adoptant la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable, et ce, même si les opinions concernant la nature ou la portée de l’appel devant la SAR peuvent différer. Toutes ces décisions de la SAR ont par ailleurs un point commun; elles ont été décidées entre le 24 juillet 2013 et le 30 janvier 2014, soit quelque quatre mois avant que cette Cour n’ait été invitée, pour la première fois, à examiner la légalité d’une décision de la SAR qui applique ce même raisonnement (Iyamuremye, précité, décidé le 26 mai 2014). À deux exceptions près où il a été décidé que le résultat était raisonnable malgré les failles dans le raisonnement du commissaire (Njeukam et Akuffo, précités), la Cour a décidé de casser la décision de la SAR et de retourner l’appel à la SAR pour re-détermination.

Position générale des parties

[8]               Sans surprise, la demanderesse soutient aujourd’hui que la décision rendue le 7 novembre 2013 par le commissaire Bissonnette devrait connaître le même sort que les autres décisions de la SAR annulées par la Cour. La norme de la décision correcte s’applique en l’espèce. En effet, les articles 110 et 111 de la LIPR ne font pas référence à quelque norme de contrôle ou concept de déférence que ce soit. Si la décision de la SPR est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait, la SAR peut la casser et y substituer la décision qui aurait dû être rendue. Le législateur avait bel et bien l’intention de créer un « appel complet » devant la SAR. En l’espèce, le commissaire Bissonnette ne pouvait se contenter d’examiner la raisonnabilité de la conclusion de rejet de la SPR et seulement se demander si celle-ci « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité au para 47). En particulier, pour déterminer si la SPR avait erré dans l’appréciation de la crédibilité de la demanderesse – en ignorant les explications ou les documents produits – il fallait nécessairement que la SAR réévalue l’ensemble de la preuve et parvienne à ses propres conclusions sur le bien-fondé de la demande d’asile.

[9]               Reprenant une argumentation qui n’a pas été jusqu’ici retenue par la Cour, le défendeur réitère, au contraire, que le commissaire Bissonnette n’a commis aucune erreur révisable en ne réévaluant pas l’ensemble de la preuve au dossier et en appliquant la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable. C’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à l’examen de la décision de la SAR. De toute façon, la proposition de la demanderesse que la SAR doit procéder à une « analyse indépendante de la preuve » et qu’appuie une certaine jurisprudence de la Cour n’est pas cohérente en droit et ignore l’économie des nouvelles dispositions législatives. Le libellé de l’article 110 de la LIPR oblige le demandeur d’asile à identifier toute erreur de fait, de droit ou mixte, qui a été commise par la SPR en première instance. Il n’est pas question de faire un nouveau procès ou de réévaluer l’ensemble de la preuve au dossier. Enfin, le défendeur ajoute que même si la norme applicable à l’examen des déterminations de fait ou mixtes de fait et de droit de la SPR était celle de l’erreur manifeste et dominante, retenue par certains collègues de la Cour, le résultat devrait être le même, ce qui justifie le rejet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[10]           Lors de l’audition, en réponse aux interrogations de la Cour au sujet de la jurisprudence, la savante procureure de la demanderesse a plaidé qu’à défaut de trancher à son tour, selon la norme de la décision correcte, la question de la portée de l’appel devant la SAR, la Cour pourrait, à tout le moins, apporter dans ses motifs de jugement des précisions concernant la portée des articles 110 et 111 de la LIPR. L’opinion de la Cour pourra être fort utile aux parties et au tribunal lorsque la question sera re-déterminée, étant donné que les indications dans la jurisprudence au sujet du test applicable sont parfois obscures et contradictoires. En particulier, la procureure de la demanderesse s’interroge sur la portée du test proposé par le juge Phelan dans l’affaire Huruglica, précitée, selon lequel « la SAR doit instruire l’affaire comme une procédure d’appel hybride »; d’un côté, la Cour indique que la SAR « doit examiner tous les aspects de la décision de la SPR et arriver à sa propre conclusion » (au para 54), tandis que de l’autre, la Cour indique que la SAR « peut reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion » (au para 55). Ces indications paraissant contradictoires. La procureure de la demanderesse estime également que l’application automatique du test de l’erreur manifeste et dominante que semblent proposer les juges Shore et Roy (Alvares, Eng et Spasoja, précitées) est susceptible, à terme, d’engendrer de sérieux problèmes d’application et de créer des injustices, car on ne peut comparer la SAR à une cour d’appel traditionnelle qui entend des milliers d’affaires différentes.

[11]           À première vue, les deux parties conviennent que dans sa formulation actuelle la norme de l’erreur manifeste et dominante énoncée par la Cour suprême dans les arrêts Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen] et HL c Canada (Procureur général), 2005 CSC 25 [HL], semble plus exigeante que la norme de la décision raisonnable définie dans l’arrêt Dunsmuir, précité. Rappelons que dans cette dernière affaire la Cour suprême avait décidé de fusionner les deux normes antérieures (raisonnable simpliciter et manifestement déraisonnable) en une seule norme de contrôle. Si pour le défendeur, une déférence accrue (erreur manifeste et dominante) ne pose aucun problème, par contre, pour la demanderesse, cela ne fait aucun sens pratique. La demanderesse fait valoir que selon le nouveau régime, des milliers de demandeurs d’asile déboutés par la SPR sont maintenant privés de la possibilité d’avoir un examen des risques avant renvoi [ERAR]. Or, les cas d’appel à la SAR sont déjà limités à certains pays, tandis que la vie des individus est en jeu le plus souvent. Pour la demanderesse, ces derniers facteurs militent fortement en faveur de l’adoption par la SAR d’une norme d’examen des décisions de la SPR accordant très peu de place à la déférence, et qui est certainement moins déférente que la norme de la raisonnabilité, peu importe le qualificatif utilisé (raisonnable ou erreur manifeste et dominante).

[12]           Pour les raisons qui suivent, il y a lieu d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

La norme de contrôle

[13]           Commençons cette analyse par la norme de contrôle que cette Cour, à titre de cour supérieure siégeant en contrôle judiciaire de toute décision prise dans le cadre de l’application de la LIPR (articles 3, 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7; article 72 de la LIPR) doit elle-même appliquer aux diverses déterminations de la SAR (Dunsmuir aux paras 27 et suivants). La déférence que la SAR accorde au non à la SPR soulève une question de droit. Deux normes s’affrontent : celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable.

[14]           Or, on le sait bien, l’application par une cour de justice en révision judiciaire de la norme de la décision correcte à une question de droit décidée par un tribunal administratif est plus exigeante que l’application de la norme de la raisonnabilité. En effet, « [à] la différence d’un examen selon la norme de la décision correcte, il y a souvent plus d’une bonne réponse aux questions examinées selon la norme de la décision raisonnable » (Barreau du Nouveau-Brunswick c Ryan, 2003 CSC 20 au para 51). Au contraire, selon la norme de la décision correcte, il ne peut y avoir qu’une seule bonne réponse. Il va sans dire que cela peut, dans certains cas, avoir un effet déterminant sur le résultat d’une demande de contrôle judiciaire (comme c’était le cas, par exemple, dans l’affaire Singh, précitée au para 65; voir également King c Canada (Procureur général), 2012 CF 488 aux paras 94, 144-145 [King], confirmée par 2013 CAF 131).

[15]           Mais pourquoi parler de déférence?

[16]           C’est que, règle générale, la norme plus déférente de la raisonnabilité s’applique habituellement lorsqu’un décideur interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie (Dunsmuir, précité aux paras 54 et 55; Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, [2011] 1 RCS 160 au para 28; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 au para 30 [Alberta Teachers’ Association]; Front des artistes canadiens c Musée des beaux-arts du Canada, 2014 CSC 42 au para 13). Comme le résume bien la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40 au para 55 [Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada] :

En pareil cas, l’examen en fonction d’une norme déférente est présumé, sauf si la question en litige relève de l’une des catégories à laquelle s’applique la norme de la décision correcte, en l’occurrence, les questions constitutionnelles, les questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, les questions portant sur la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents, de même que la catégorie exceptionnelle des questions touchant véritablement à la compétence (Dunsmuir, par. 58-61 et Alberta Teachers’ Association, par. 30, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne), par. 18 ainsi que Dunsmuir, par. 58-61).

[17]           Dans Dunsmuir, précité, la Cour suprême rappelle que lorsqu’une analyse complète de la norme de contrôle applicable doit être faite, l’analyse doit être contextuelle, et prendre en considération les facteurs pertinents à la détermination de la norme applicable (au para 64) :

Nous rappelons que son issue dépend de l’application d’un certain nombre de facteurs pertinents, dont (1) l’existence ou l’inexistence d’une clause privative, (2) la raison d’être du tribunal administratif suivant l’interprétation de sa loi habilitante, (3) la nature de la question en cause et (4) l’expertise du tribunal administratif. Dans bien des cas, il n’est pas nécessaire de tenir compte de tous les facteurs, car certains d’entre eux peuvent, dans une affaire donnée, déterminer l’application de la norme de la décision raisonnable.

[18]           On doit d’abord se demander si la jurisprudence établit de « manière satisfaisante » le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 aux paras 48-49). Malgré le fait que certains de mes collègues ont jusqu’ici utilisé la norme de la décision correcte (Iyamuremye, précité au para 20; Alvarez, précité au para 17; Eng, précité au para 18; Huruglica, précité aux paras 25-34; Yetna, précité au para 14; Spasoja, précité aux paras 7 à 9), il ne s’agit pas d’un courant unanime (contra, Akuffo, précité aux paras 16 à 26). Je suis moi-même d’avis, au risque de me tromper, que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique au présent examen de la légalité de la décision à l’étude.

[19]           En premier lieu, il n’est pas évident selon moi que la question en litige appartienne à une des catégories de questions auxquelles s’applique la norme de la décision correcte (Dunsmuir, précité aux paras 58-61; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité au para 55). Tout d’abord, dans le présent dossier, aucune question constitutionnelle n’a été soulevée par les parties. Je doute également qu’une véritable « question de compétence » au sens strict soit en jeu, ce qui est le cas « lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question » (Dunsmuir, précité au para 59). Faut-il le rappeler, la Cour suprême du Canada invite les tribunaux judiciaires à « éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi l’assujettir à un examen plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard » (Dunsmuir, précité au para 35, citant l’arrêt Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 RCS 227 à la p 233).

[20]           Selon les paragraphes 110(1) et (2) de la LIPR, l’appel devant la SAR porte sur « une question de droit, de fait ou mixte » soulevée par le demandeur d’asile ou le ministre dans son avis d’appel. En l’espèce, les parties conviennent que la SAR a été validement saisie de l’appel de la demanderesse. Or, la SAR possède expressément le pouvoir d’infirmer toute décision de la SPR qui « est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait » (alinéa 111(2)a) de la LIPR). La portée de l’appel n’est donc pas en cause directement. Il ne s’agit pas non plus ici d’interpréter la portée des exclusions mentionnées au paragraphe 110(2) – qui restreint la capacité de la SAR d’entendre certains types d’appel. En fait, il s’agit plutôt de déterminer si une erreur révisable a été commise par le commissaire en décidant d’appliquer la norme de la décision raisonnable à l’examen des questions de fait ou mixtes qu’a soulevées la demanderesse dans son avis d’appel (Dunsmuir, précité), et ce, sur la base d’une interprétation ou d’une application contestable qu’il a faite du jugement rendu par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Newton c Criminal Trial Lawyers’ Association, 2010 ABCA 399, 493 AR 89 [Newton].

[21]           En effet, pour le commissaire Bissonnette, seule une pure question de droit ou une violation à la justice naturelle sont examinées en appel par la SAR selon la norme de la décision correcte (décision contestée au para 38). Autrement, l’appelante a le fardeau de démonter à la SAR le « caractère déraisonnable » des conclusions de fait ou mixtes de la SPR qu’elle attaque (décision contestée aux paras 39 à 41). Mais peut-on considérer la question des « normes de contrôle » devant la SAR comme une « question de compétence », au sens large, parce qu’elle serait accessoire à la délimitation des « compétences respectives » de la SAR et de la SPR?

[22]           C’est du moins ce que laisse entendre mon collègue, le juge Roy, dans l’affaire Spasoja (précitée au para 8). Avec égards, je ne suis pas convaincu qu’il faut aller dans cette voie. En effet, contrairement à un arbitre de grief et un tribunal des droits de la personne – qui peuvent tous les deux être saisis, en première instance, d’une question relative à la discrimination dans l’emploi – la SPR et la SAR n’exercent pas une compétence concurrente en matière de détermination du statut de réfugié – sinon lorsque la SAR décide de casser en appel la décision de la SRP et y substituer la décision qui aurait dû être rendue, sans renvoyer l’affaire à la SPR, comme le permet l’article 111 de la LIPR.

[23]           Les questions d’interprétation législative sont indubitablement des questions de droit (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité au para 33). C’est donc le cas lorsque la SAR interprète sa loi constitutive, ici la LIPR. Or, en pratique, la déférence est en grande partie une question accessoire à la conception que la SAR se fait du rôle qu’elle exerce en appel. En l’absence d’un texte de loi explicite, on peut dire qu’il s’agit d’une question de « politique judiciaire ou institutionnelle » – à défaut d’un meilleur énoncé descriptif. Force est de constater ici que, ni l’article 110, ni l’article 111 de la LIPR, ne font expressément référence au « degré de déférence » que la SAR peut ou non accorder à une détermination de fait, de droit, ou mixte de la SPR. Au passage, il ne faut pas confondre le concept de déférence qu’on associe aux « normes de contrôle » avec les motifs particuliers d’appel ou de révision d’une décision appelable ou révisable (Alyafi, précité aux paras 14-15). Donc, s’il ne s’agit pas d’une véritable question de compétence, la question en litige relève-t-elle d’une autre catégorie à laquelle s’applique la norme de la décision correcte?

[24]           Jusqu’ici, la Cour suprême a fait une lecture très restrictive de la dernière exception, celle dite de la question de droit d’« importance capitale ». C’est d’ailleurs en fonction de cette lecture restrictive que ma collègue la juge Gagné a récemment conclu que la norme de la décision raisonnable devait être appliquée à la question de la norme applicable par la SAR aux conclusions de fait de la SPR (Akuffo, précité aux paras 17-26). La juge Gagné note que la norme de la décision correcte s’appliquera uniquement si la question est, à la fois, une question d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et une question qui déborde de l’expertise du tribunal administratif (au para 20). Citant l’affaire Alberta Teachers’ Association, précitée, la juge Gagné indique qu’une question d’importance générale est une question dont la réponse a des répercussions en dehors du régime législatif en cause (Akuffo, précité au para 21). De plus, depuis la décision dans Alberta Teachers, précitée, la Cour suprême n’a trouvé aucune situation qui tomberait dans cette exception à l’application de la norme de la décision raisonnable (Akuffo, précité au para 21), puisque des questions dont la réponse n’aurait pas valeur de précédent en dehors d’un contexte spécifique ne sont pas d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

[25]           Dans Nor-Man Regional Health Authority Inc c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59 [Nor-Man] et dans Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 [Irving], la Cour a réaffirmé que les décisions arbitrales rendues en vertu d’une convention collective étaient assujetties à la norme de la décision raisonnable, même lorsque l’arbitre appliquait une doctrine d’equity, soit la préclusion (Nor-Man, précité au para 38) et même si le conflit était d’intérêt public (Irving, précité au para 66). Dans Irving, les juges Rothstein et Moldaver, pour la minorité (dissidente sur une autre question), ont précisé que même si le conflit était d’intérêt public général, la norme applicable était celle de la décision raisonnable puisque l’application de la convention collective fait partie de l’expertise des arbitres et que : « Le présent conflit a peu de conséquences juridiques en dehors du droit du travail et c’est ce qui détermine la norme de contrôle applicable, et non ses conséquences possibles dans le monde réel » (au para 66). La Cour suprême en est venue à une conclusion similaire dans Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, où elle a indiqué que la question de savoir si certaines parties pouvaient se prévaloir d’un mécanisme de plainte en vertu de la Loi sur les transports, LC 1996, c 10, n’était pas une question touchant véritablement la compétence, ou une question d’importance capitale puisque la réponse à la question en litige n’aurait valeur de précédent que pour le régime législatif en cause (aux paras 60-62).

[26]           Dans McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, la Cour suprême a réaffirmé la présomption selon laquelle la norme de la raisonnabilité s’applique à l’interprétation faite par les tribunaux administratifs de leur loi constitutive (au para 21). Le juge Moldaver, pour la majorité, précise que l’interprétation par un tribunal administratif d’une période de prescription contenue dans sa loi constitutive n’amenait pas l’application de la norme de la décision correcte :

Premièrement, même si je conviens que, sur le plan théorique, les délais de prescription revêtent généralement une importance capitale aux fins d’une saine administration de la justice, il ne s’ensuit pas que l’interprétation par la Commission du délai applicable en l’espèce doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte. (au para 28)

[27]           La Cour suprême a également refusé l’argument de l’appelante qui prétendait que le délai de prescription ne faisait pas partie des dispositions substantielles sur lesquelles la Commission avait une expertise particulière (au para 30). Selon la Cour :

[M]ieux vaut généralement laisser au décideur administratif le soin de clarifier le texte ambigu de sa loi constitutive.  La raison en est que le choix d’une interprétation parmi plusieurs qui sont raisonnables tient souvent à des considérations de politique générale dont on présume que le législateur a voulu confier la prise en compte au décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice.  L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire d’interprétation relève en effet de l’« expertise » du décideur administratif. (au para 33)

[28]           Cette conclusion est similaire à celle dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 [Canada (Commission canadienne des droits de la personne)], où la Cour suprême a indiqué que la norme de la décision raisonnable s’appliquait à la décision de la Commission canadienne des droits de la personne qu’elle pouvait adjuger des dépens en vertu de sa loi constitutive puisqu’il s’agissait d’une question de droit qui relevait essentiellement de l’expertise de la Commission dans l’interprétation et l’application de sa loi constitutive (au para 25). La Cour a également indiqué que :

De plus, on ne saurait affirmer que la décision d’un tribunal d’accorder ou non un type particulier d’indemnité, en l’occurrence des dépens, revêt une importance capitale pour le système juridique canadien dans son ensemble ni qu’elle est étrangère au domaine d’expertise du décideur. L’indemnisation intervient souvent dans des circonstances variées et en application de régimes multiples. On ne saurait dire non plus de la décision d’accorder ou non des dépens dans le cadre de cette indemnisation, ni de la détermination de leur montant, qu’elles mettraient en péril le système juridique, et ce, même si une juridiction de révision concluait que la décision est erronée. (au para 25)

[29]           La jurisprudence de la Cour suprême démontre que lorsque la réponse à une question n’aura pas de valeur de précédent en dehors d’un régime législatif particulier, il ne s’agit pas d’une question qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. Ces décisions démontrent également qu’une interprétation large doit être faite de l’expertise du tribunal administratif dans l’application de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée à son mandat, notamment que l’expertise du tribunal n’est pas limitée aux dispositions substantielles, mais s’étend aux dispositions procédurales.

[30]           Avec égards, je ne suis pas aussi convaincu que mon collègue, le juge Phelan, que « [l]e choix de la norme de contrôle appropriée est une question juridique qui déborde largement le domaine de spécialisation de la SAR, même si elle dépend de l’interprétation de la LIPR, la loi constitutive de la SAR » (Huruglica, précité au para 30). À première vue, à cause de l’expérience de ses commissaires et de l’expertise institutionnelle dont elle jouit, la SAR est très bien placée pour décider si les nouvelles dispositions législatives créent un « véritable appel », un « appel de novo », ou un autre type d’appel administratif. D’ailleurs, la nécessité pour la SAR d’avoir des membres experts fut une des raisons évoquées par la députée Nina Grewal pour expliquer pourquoi le gouvernement ne supportait pas une mise en œuvre de la SAR en 2007:

Il faut également noter que, relativement à la mise en oeuvre de la Section d'appel des réfugiés, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a déclaré que les compétences des membres de la Section d'appel des réfugiés devraient être différentes de celles des autres membres de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. En effet, les candidats devraient avoir des qualités de décideur en matière d'appels et posséder des compétences juridiques et analytiques plus poussées. Ils devraient en outre avoir une expérience antérieure en matière d'arbitrage. (Débats de la Chambre des communes, 39e parl, 1e sess, no 122 (2 mars 2007) aux pp 1330 et s))

[31]           Également, les commentaires de Peter Showler, alors président de la CISR, devant le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration lors de l’examen en 2001 du Projet de loi C-11, devenu la LIPR, démontrent que l’objet de la création de la SAR n’était pas simplement d’ajouter une étape intermédiaire entre la détermination du statut de réfugié par la SPR et la révision judiciaire auprès de la Cour fédérale :

Nous croyons que la SAR obtiendra deux résultats différents, mais complémentaires. En examinant les décisions individuelles de la SPR sur le fond, la SAR pourra, de manière efficace, corriger les erreurs faites par la SPR. De plus, la Section assurer[a]  la cohérence dans le processus décisionnel grâce à la jurisprudence uniforme à l'échelle du pays que cette section établira sur les questions liées au droit des réfugiés. Comme je l'ai déjà dit devant votre comité, ce système n'aura pas selon nous pour seul avantage d'améliorer la qualité de nos décisions. Si la jurisprudence est plus cohérente et uniforme, les décideurs de la SPR pourront en fait également rendre leurs décisions plus rapidement. (Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, Témoignages, 37e parl, 1re sess, réunion no 5 (20 mars 2001) aux pp 0915-20, 0945 ; soulignements ajoutés)

[32]           De plus, la LIPR prévoit au paragraphe 162(1) que :

162. (1) Chacune des sections a compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait — y compris en matière de compétence — dans le cadre des affaires dont elle est saisie.

162. (1) Each Division of the Board has, in respect of proceedings brought before it under this Act, sole and exclusive jurisdiction to hear and determine all questions of law and fact, including questions of jurisdiction.

 

[33]           Il est donc apparent que la SAR a compétence sur toute question de droit qui lui est présentée, incluant sur le choix de la norme qu’elle doit appliquer.  La spécialisation de la SAR, et l’expertise de ses membres, comme démontrées par sa fonction d’uniformisation du droit et la valeur de précédent des décisions à trois commissaires en vertu de l’article 171c) de la LIPR, indiquent que la Cour fédérale doit faire preuve de déférence envers la SAR. De plus, bien qu’il existe des différences dans la façon que la Section d’appel de l’immigration [SAI] et la SAR entendent ou décident les appels dont elles peuvent être saisies, leurs décisions respectives sont protégées par la même clause privative (article 162 de la LIPR); les membres des deux sections possèdent une expertise considérable pour trancher les appels sous le régime de la LIPR; et les deux sections ont le pouvoir de rendre la décision qui aurait dû être rendue par le premier décideur. Or, dans le cas de la SAI, la Cour suprême a décidé que considérés ensemble, ces facteurs font clairement ressortir que la norme de contrôle de la raisonnabilité s’applique à l’examen d’une décision rendue en vertu de l’article 67 de la LIPR (Canada (Citoyenneté et Immigration c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 au para 58 [Khosa]). Pourquoi en serait-il autrement dans le cas d’une décision rendue par la SAR en vertu de l’article 111 de la LIPR?

[34]           Par conséquent, à moins d’être convaincue que « l’établissement de la norme de contrôle [applicable à l’examen que fait un tribunal d’appel spécialisé à la décision d’un tribunal administratif inférieur] est un aspect légitime du « rôle de supervision » de la Cour supérieure » (Newton, précité au para 39, cité dans Huruglica, précité au para 27), et que l’on considère, de surcroît, qu’il s’agit d’une question de droit d’« importance capitale pour le système juridique dans son ensemble », la Cour devrait aujourd’hui éviter de décréter unilatéralement quelles sont les normes de déférence applicables aux décisions de la SPR lors d’un appel devant la SAR.

[35]           Il n’empêche, la Cour a certifié dans l’affaire Huruglica, précitée, la question de droit suivante : « [traduction] quelle est la portée de l’examen fait par la Section d’appel des réfugiés lorsqu’elle considère un appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés? ». Le défendeur a depuis alors déposé un avis d’appel à la Cour d’appel fédérale [A-470-14].

[36]           Un juge de la Cour fédérale n’a pas le privilège de se tromper sur la norme de contrôle applicable à l’examen de la décision de la SAR. À ce stade, on ne peut donc pas présumer que la Cour d’appel fédérale – si elle accepte de répondre à une question aussi générale de la Cour – répondra à la question certifiée par le juge Phelan en examinant la décision de la SAR selon la norme de la décision correcte. Par exemple, dans B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, la Cour d’appel fédérale a appliqué la norme de la décision raisonnable à l’interprétation que la Section de l’immigration avait faite de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR et a répondu à la question certifiée en disant qu’ « il est raisonnable de définir l’interdiction de territoire prévue à l’alinéa 37(1)b) en se fondant sur le paragraphe 117(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés […] ». Si la Cour d’appel fédérale juge dans l’affaire Huruglica que c’est plutôt la norme de la décision raisonnable qui s’applique, elle pourrait reformuler la question certifiée par le juge Phelan en se demandant plutôt si l’option retenue par la SAR (l’approche de la raisonnabilité empruntée à Dunsmuir, précité) était une issue acceptable en regard des articles 110 et 111 de la LIPR. Aussi, peut-être choisira-t-elle de répondre plutôt aux questions qui ont été certifiées par la juge Gagné (Akuffo, précité au para 53), si jamais le demandeur d’asile débouté en appelle à la Cour d’appel fédérale du jugement négatif de la Cour fédérale.

[37]           Voilà donc pourquoi il m’est apparu plus prudent, dans le présent dossier, tant que la question ne sera pas finalement résolue en appel, d’adopter une approche pragmatique. Aussi, pour les raisons mêmes qui ont été invoquées dans l’affaire Alyafi, précitée, je ne crois pas qu’il y ait lieu, aujourd’hui, de me prononcer de façon finale sur l’interprétation des articles 110 et 111 de la LIPR pour décider de la présente demande de contrôle judiciaire. Pour l’heure, diverses approches semblent possibles, mais ce qui est clair cependant, c’est que l’option retenue par la SAR (approche calquée sur la révision judiciaire) n’est pas une issue acceptable en droit. Même en appliquant la norme moins exigeante de la raisonnabilité, j’arrive donc au même résultat final que mes collègues qui ont appliqué la norme plus sévère de la décision correcte. Il y a lieu d’intervenir en l’espèce. De cette façon, le choix de la norme de contrôle appropriée n’a pas un caractère déterminant dans ce dossier (ce qui aurait pu être le cas si j’avais adopté la norme de la décision correcte ou si j’avais débouté la demanderesse en appliquant la norme de la décision raisonnable).

L’appel n’est pas un contrôle judiciaire

[38]           En premier lieu, il est important de rappeler qu’il ne faudrait pas considérer la norme du caractère raisonnable comme une dispense générale d’examen pour les décisions des tribunaux spécialisés. Même si l’interprétation de dispositions législatives par un tribunal de cette nature doit être contrôlée suivant la norme du caractère raisonnable, il reste que l’interprétation du droit est toujours contextuelle. Les dispositions législatives, en effet, n’agissent pas en vase clos : le tribunal administratif doit toujours tenir compte du contexte juridique dans lequel il est appelé à appliquer celles qui le concernent (voir King, précité au para 60; Dunsmuir, précité au para 74).

[39]           Le problème fondamental dans se dossier, c’est que le raisonnement juridique du commissaire Bissonnette (voir les paragraphes 30 à 31 de la décision à l’étude), m’apparaît à sa face même déraisonnable, car la SAR ne peut, en pratique, se comporter dans un appel comme une cour de justice siégeant en révision judiciaire (Alyafi, précité aux paras 10-18 et 53; Spasoja, précité aux paras 3, 9, 11 et 47; Huruglica, précité aux paras 39-54). Autrement, la création d’une instance spécialisée d’appel en matière de détermination du statut de réfugié n’aurait aucune raison d’être (Alyafi, précité para 12).

[40]           Dans le cas présent, les paragraphes 110(1) et 111(1) et (2) de la LIPR prescrivent :

110. (1) Sous réserve des paragraphes (1.1) et (2), la personne en cause et le ministre peuvent, conformément aux règles de la Commission, porter en appel — relativement à une question de droit, de fait ou mixte — auprès de la Section d’appel des réfugiés la décision de la Section de la protection des réfugiés accordant ou rejetant la demande d’asile.

 

110. (1) Subject to subsections (1.1) and (2), a person or the Minister may appeal, in accordance with the rules of the Board, on a question of law, of fact or of mixed law and fact, to the Refugee Appeal Division against a decision of the Refugee Protection Division to allow or reject the person’s claim for refugee protection.

 

[…]

 

[…]

 

111. (1) La Section d’appel des réfugiés confirme la décision attaquée, casse la décision et y substitue la décision qui aurait dû être rendue ou renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la Section de la protection des réfugiés.

 

111. (1) After considering the appeal, the Refugee Appeal Division shall make one of the following decisions:

(a) confirm the determination of the Refugee Protection Division;

(b) set aside the determination and substitute a determination that, in its opinion, should have been made; or

(c) refer the matter to the Refugee Protection Division for re-determination, giving the directions to the Refugee Protection Division that it considers appropriate.

 

[…]

 

[…]

 

(2) Elle ne peut procéder au renvoi que si elle estime, à la fois :

 

(2) The Refugee Appeal Division may make the referral described in paragraph (1)(c) only if it is of the opinion that

 

a) que la décision attaquée de la Section de la protection des réfugiés est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

 

(a) the decision of the Refugee Protection Division is wrong in law, in fact or in mixed law and fact; and

 

b) qu’elle ne peut confirmer la décision attaquée ou casser la décision et y substituer la décision qui aurait dû être rendue sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve qui ont été présentés à la Section de la protection des réfugiés.

 

(b) it cannot make a decision under paragraph 111(1)(a) or (b) without hearing evidence that was presented to the Refugee Protection Division.

 

[41]           Or, il est clair à la lecture des dispositions susmentionnées que la SAR peut casser la décision de la SPR et y substituer la décision qui aurait dû être rendue, ce qui fait que la SAR a des pouvoirs en appel beaucoup plus étendus que ceux que possède une cour de justice traditionnelle siégeant en révision judiciaire. Qui plus est, la SAR peut notamment admettre en appel des nouvelles preuves et décider de tenir une audition orale dans les cas que précise le législateur (paragraphes 110(3) à (6) de la LIPR). Au reste, la SAR exerce en appel une compétence spécialisée au moins égale à celle de la SPR en première instance (paragraphe 162(1) de la LIPR) et d’ailleurs la SAR peut elle-même rendre la décision qui aurait dû être rendue par la SPR (article 111 de la LIPR). Ce n’est pas le cas de la Cour fédérale dont la compétence est limitée par les articles 72 à 75 de la LIPR, ainsi que par les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. De plus, les pouvoirs de réparation de la Cour fédérale sont limités en principe à la cassation de la décision et au renvoi de l’affaire pour re-détermination, ce qui n’est pas le cas de la SAR vis-à-vis de la SPR.

[42]           La norme du caractère raisonnable en contrôle judiciaire est bien connue. Le contrôle judiciaire procède d’une logique bien différente de celle d’un appel (Alyafi, précité aux paras 17 et 18). La cour de révision qui applique cette norme doit se demander si la décision contrôlée aussi bien que sa justification possèdent les « attributs » de la raisonnabilité. En pratique, le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision contrôlée, ainsi qu’à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi au point de savoir si cette décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47). Mais pourquoi appliquer une telle démarche lorsqu’on a justement été créé pour entendre des appels – ce qui ajoute un palier supplémentaire – et qu’on est soi-même soumis au contrôle judiciaire?

[43]           Je partage l’avis qu’exprime à ce sujet mon collègue le juge Phelan dans l’affaire Huruglica, précitée aux paras 39, 41-43 :

[39] En ce qui concerne la nature du contrôle auquel doit procéder la SAR, si la SAR se borne à contrôler les décisions de la SPR selon la norme de la raisonnabilité, son rôle d’appel est restreint. Il ne ferait que dupliquer ce qui se produit lors d’un contrôle judiciaire. En outre, si la SAR ne faisait que jouer un rôle qui fait double emploi avec celui de la Cour fédérale, cela serait incompatible avec la création de la SAR et le vaste régime législatif de la LIPR.

[…]

[41] Au plan juridique, la création d’un tribunal d’appel tendrait à indiquer que le législateur a voulu réaliser quelque chose d’autre que ce que permettait un contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Columbia Society for the Prevention of Cruelty to Animals c British Columbia (Farm Industry Review Board), 2013 BCSC 2331, 237 ACWS (3d) 16 [BC SPCA] de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, la question à l’examen était celle de la création d’un organe d’appel interne entre le premier niveau de décision et le contrôle judiciaire. La Cour a statué que l’appel devait porter sur le fond de l’affaire.

[42] Dans l’arrêt BC SPCA, au paragraphe 40, la Cour a résumé le principe susmentionné, qui s’applique également en l’espèce :

[traduction]

Logiquement, si le législateur avait voulu le contrôle empreint de retenue que la SPCA préconise, elle n’aurait rien modifié et aurait laissé toute l’affaire au processus de contrôle judiciaire. C’est toutefois là ce que la législature souhaitait éviter. À cette fin, elle a créé un tout nouveau processus d’appel à la FIRB. Le résultat n’était certainement pas censé n’être qu’une tribune différente pour le même processus qu’avant.

[43] Il s’ensuit qu’en créant un organe d’appel interne au sein du pouvoir exécutif du gouvernement, le principe de norme de contrôle, une fonction de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire, est d’une importance et d’une applicabilité moindres. L’analyse traditionnelle relative à la norme de contrôle n’est pas nécessaire.

[44]           En l’espèce, les parties n’ont soulevé aucun nouvel argument, ni fait valoir aucune raison particulière dans le présent dossier, m’autorisant à distinguer les affaires précitées ou à dévier du raisonnement juridique suivant lequel l’appel n’est pas un contrôle judiciaire, et qui a été adopté jusqu’ici par la Cour. Il me faut donc conclure que la demanderesse n’a pas eu droit à l’appel prévu par la Loi; ce qui constitue une erreur révisable déterminante selon une jurisprudence quasi unanime de la Cour.

Mais de quel type d’appel peut-il s’agir en l’espèce?

[45]           Un vice incontournable dans la décision à l’étude – et dans les autres décisions de la SAR cassées par la Cour – c’est qu’avant d’établir quelque norme de déférence que ce soit, il faut impérativement répondre à la question suivante : de quel type d’appel parlons-nous?

[46]           On s’accorde pour dire qu’il existe habituellement trois types d’appel : l’appel véritable (« true appeal »); l’appel de novo; et l’appel hybride. Frank Falzon en donne l’aperçu suivant :

3. [TRADUCTION] Il existe trois principales catégories d’appels à des tribunaux administratifs spécialisés. La plus restrictive est celle à laquelle on fait référence dans l’arrêt Dupras [v. Mason, 1994 CanLII 2772, 120 D.L.R. (4th) 127 (B.C.C.A.)] qu’on décrit comme un appel véritable. Il s’agit d’un appel fondé sur le dossier dans lequel l’appelant doit démontrer une erreur de droit, de fait ou de procédure susceptible de révision. L’appel le plus étendu est celui que Dupras décrit comme un appel de novo, où la décision du tribunal inférieur est ignorée dans tous ses aspects, sauf possiblement pour les besoins du contre-interrogatoire. La troisième catégorie d’appel est un modèle d’appel hybride dans lequel l’appelant conserve le fardeau de démontrer l’erreur. Le tribunal d’appel reçoit le dossier, mais l’appel n’est pas limité quant aux motifs; le tribunal d’appel révise la décision du premier décideur selon la norme de la décision correcte et de la nouvelle preuve peut être produite sans restriction. Ces trois grands modèles sont des points de départ conceptuels, et sont sujets à des variations selon l’intention précise de la loi habilitante.

[47]           L’utilisation laxiste des qualificatifs « appel de novo », « appel véritable », ou encore « appel complet » ne peut que contribuer à alimenter la confusion qui semble exister présentement entre les parties ou les procureurs. En l’occurrence, ce qui distingue, sur le plan juridique, un appel de novo d’un véritable appel (« true appeal »), c’est que dans un appel de novo, l’affaire est instruite comme la première fois : le second décideur n’a pas à se préoccuper d’identifier une erreur de fait ou de droit commise par le premier décideur (Dupras v Mason, 1994 CanLII 2772 (BC CA)). En somme, la décision dont il est fait appel ne jouit d’aucune déférence. En ce sens, l’appel devant la SAR ressemble donc, à première vue, à un appel véritable, mais il pourrait également constituer un appel hybride. En effet, si certains collègues expriment l’avis que l’appel devant la SAR n’est peut-être pas un appel de novo au sens strict, ils n’excluent cependant pas la possibilité d’un réexamen de la preuve qui était devant la SAR (Iyamuremye, précité au para 35; Eng, précité au para 26; Alvarez, précité au para 25; Huruglica, précité aux paras 52 et 54).

[48]           Rappelons que le texte de loi peut lui-même préciser qu’un appel est entendu de novo, mais ce n’est pas toujours le cas. Il faut notamment tenir compte du contexte législatif de la nature des organismes en cause et de l’impact des décisions sur les droits des individus. Par exemple, l’article 63 de la LIPR (les anciens articles 79 et 77 de Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2, abrogée depuis) ne prévoit pas expressément que la SAI puisse entendre un appel de novo. Il n’empêche, selon la jurisprudence, l’appel du refus d’un agent d’immigration de délivrer un visa de résident permanent à une personne parrainée au titre du regroupement familial est entendu de novo par la SAI (Mohamed c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 3 RCF 90 aux paras 9-13; Kahlon c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 14 ACWS (3d) 81, [1989] ACF no 104 (CAF) au para 5; Kwan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 971, [2001] ACF no 1333 aux paras 15-18 [Kwan]).

[49]           Comme le souligne le juge Muldoon dans l’affaire Kwan au para 17 :

[17] La Cour ne retient pas la prétention du demandeur qu'une audition de novo ne porterait que sur des erreurs de fait. Une audition de novo est abordée comme si la Section d'appel était saisie de la question pour la première fois et ce n'est pas la conclusion de l'agent des visas qui est en cause, mais bien la question de savoir si la personne parrainée est membre de la catégorie de la famille. Un appel logé en vertu du paragraphe 77(3) n'est pas un contrôle judiciaire, mais une toute nouvelle audition dans laquelle la Commission examine tout le dossier et écoute les prétentions du demandeur et de l'agent chargé du dossier.

[50]           La troisième catégorie englobe les appels dits « hybrides », qui peuvent comporter un examen plus traditionnel de la décision aux fins de voir si une erreur de fait, de droit, ou de fait et de droit a été commise par le premier décideur, tout comme un examen de novo du dossier par le second décideur. Par exemple, c’est le cas des appels des ordonnances discrétionnaires rendues par les protonotaires de la Cour fédérale (Canada c Aqua-Gem Investments Ltd, [1993] 2 RCF 425, 1993 CanLII 2939 (CAF) [Aqua-Gem]; Merck & Co, Inc c Apotex Inc, 2003 CAF 488 aux paras 17-28). À ce chapitre, il est intéressant de noter que lorsque l’ordonnance rendue par le protonotaire porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue de la cause, le juge de la Cour fédérale devra exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début, donc par instruction de novo, et ce, même si aucune preuve nouvelle ne lui a été soumise par l’appelant. Dans le cas contraire, comme dans un appel véritable, le juge se contente de vérifier si une « erreur flagrante » a été commise par le protonotaire, « en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits » (Aqua-Gem, précité).

[51]           On peut également parler d’un modèle hybride dans le secteur des marques de commerce. Dans le cas d’un appel d’une décision du Registraire, l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13, prévoit que la Cour fédérale peut recevoir de la nouvelle preuve; il ne s’agit donc pas uniquement d’un appel basé sur le dossier devant le Registraire. Il n’empêche, une « certaine déférence » est accordée au décideur administratif. Dans Brasseries Molson c John Labatt ltée, [2000] ACF no 159, [2000] 3 CF 145 (CAF), la Cour d’appel fédérale a expliqué qu’il ne s’agissait ni d’un appel régulier, ni d’un appel de novo au sens strict :

[46] Du fait qu'il offre l'opportunité de produire une nouvelle preuve, l'appel prévu à l'article 56 n'est pas une disposition d'appel habituelle par laquelle la cour saisie rend sa décision sur la base du dossier de la cour dont la décision fait l'objet de l'appel. Un appel régulier n'est pas interdit si aucune preuve additionnelle n'est produite, mais il n'y a aucune obligation de procéder ainsi. L'appel prévu n'est pas non plus un "procès de novo" au sens strict du terme. Ce terme renvoie habituellement à un procès qui requiert la création d'un tout nouveau dossier, comme s'il n'y avait pas eu de procès en première instance12. Ainsi, dans un procès de novo, la cause doit être jugée uniquement sur la base du nouveau dossier et sans égard à la preuve présentée dans les procédures antérieures.

[12 Le Black's Law Dictionary, 7e éd. (St-Paul, Minn. - West Group, 1999) définit un "procès de novo" comme : [Traduction] Un nouveau procès portant sur toute la cause -- c'est-à-dire, sur les questions de fait et de droit - mené comme s'il n'y avait pas eu de procès en première instance.]

[47]      Lors de l'appel sous le régime de l'article 56, le dossier constitué devant le registraire forme la base de la preuve devant le juge de la Section de première instance qui est saisi de l'appel; les parties peuvent ajouter à cette preuve. Bien que le terme procès de novo soit devenu d'utilisation courante pour décrire l'appel de l'article 56, il n'est pas tout à fait approprié pour décrire la nature de cet appel. Le fait que l'appel de l'article 56 n'est pas un procès de novo au sens strict a déjà été signalé par le juge McNair dans la décision Philip Morris Inc. c. Imperial Tobacco Ltd. (no. 1).

[48]      Un appel sous le régime l'article 56 implique, du moins en partie, une révision des conclusions du registraire. Du fait que les connaissances spécialisées du registraire sont reconnues, ses décisions méritent une certaine déférence.

[52]           En l’espèce, il n’y a pas eu une véritable analyse par le commissaire Bissonnette de la nature de l’appel devant la SAR. Sa conclusion quant à la démarche que la SAR doit adopter pour instruire un appel est, avec égards, déraisonnable. Le commissaire aurait dû faire plus qu’examiner la décision de la SPR selon le critère de la nature de la question qu’appliquent de manière souvent automatique les cours de justice en révision judiciaire. Comme tribunal administratif spécialisé d’appel, la SAR devra maintenant se demander si le processus d’appel prévu aux articles 110 et 111 de la LIPR, est un véritable appel, un appel de novo, ou encore un appel hybride. Si les appels dits « sur dossier » sont la règle, et qu’on peut facilement faire un certain parallèle avec un véritable appel (pas une révision judiciaire), la SAR peut également, dans l’exercice de sa discrétion, recevoir des nouveaux éléments de preuve documentaire du demandeur d’asile ou du ministre et tenir une audience orale pour recevoir de la preuve viva voce lorsque toutes les conditions précisées aux paragraphes 110(3) à (6) de la LIPR sont rencontrées à son avis.

[53]           Tandis que mon collègue le juge Roy rejette toute suggestion voulant que l’appel devant la SAR soit « l’occasion d’un nouveau procès ou d’une reconsidération de l’affaire dans son entier » (Spasoja, précité au para 39), mes collègues, les juges Shore, Phelan et Gagné ne sont pas aussi catégoriques et insistent tous les trois sur la nécessité d’un nouvel examen de la preuve même lorsqu’il s’agit seulement d’un appel sur dossier (Alvarez, précité aux paras 25 et 33; Eng, précité aux paras 26 et 34; Huruglica, précité aux paras 47, 48 et 52; Akuffo, précité au para 45). Sans trancher en faveur de l’une ou de l’autre approche, c’est justement ce genre de réflexion et d’analyse des options possibles, qui fait gravement défaut dans la décision à l’étude et qui la rend déraisonnable.

[54]           À ce chapitre, dans un article intitulé « Refugee Appeal Division (RAD) – First Steps in an Important Legal Evolution » (2014) Imm L R (4th) 169, Mario Bellissimo et Joanna Mennie, des praticiens spécialisés, argumentent qu’une approche « one size fits all » aux appels à la SAR ne serait pas compatible avec le cadre législatif. Ils indiquent que si les commissaires de la SAR ont une expérience et des habiletés supérieures à celles des membres de la SPR, la SAR ne devrait pas accorder une déférence considérable à la SPR. De plus, pour que la SAR joue un rôle significatif et ne soit pas qu’un simple intermédiaire entre la SPR et un contrôle judiciaire auprès de la Cour fédérale, la SAR ne doit pas accorder une trop grande déférence aux conclusions de la SPR. De plus, la SPR ne serait pas mieux placée que la SAR pour évaluer la preuve viva voce lorsque la SAR convoque une audition, ce qui milite pour une approche nuancée permettant l’application d’une norme différente à différentes causes :

[TRADUCTION] D’une certaine manière, on pourrait décrire la SAR comme une sorte de tribunal hybride : les prétentions des parties se font par écrit, ses délais sont rigoureux, et elle peut casser les décisions de la SPR tout comme la Cour fédérale, mais plus encore, la SAR a le pouvoir de promouvoir sa propre décision qui est au cœur de la notion d’un appel de novo.

[55]           Sans pour le moment trancher de manière finale la question, les trois options (appel véritable; appel de novo; appel hybride) devraient être considérées avec un esprit d’ouverture par la SAR.

Choisir un modèle d’intervention conforme au texte et à l’objet de la Loi

[56]           Tandis qu’il reconnaît que toute erreur de droit commise par la SPR est révisable selon la norme de la décision correcte (donc sans aucune déférence), le commissaire Bissonnette adopte une approche déférentielle à l’égard des déterminations de fait ou mixtes de la SPR. Mais en vertu de quelle logique ou de quel principe juridique?

[57]           Le raisonnement du commissaire Bissonnette repose d’abord sur la prémisse que « la seule présence d’un droit d’appel, y compris dans un contexte d’ordre administratif, ne signifie aucunement qu’aucune déférence ne doive être accordée au décideur du premier niveau » (décision contestée au para 33 et note 28). C’est du moins ce que semble indiquer la Cour d’appel de l’Alberta dans Newton, qui ne voyait aucune objection de principe à étendre à la sphère administrative (il s’agissait d’un appel relativement à la conduite d’un policier), les normes de déférence établies par la Cour suprême en matière de contrôle judiciaire (Khosa, précité; Dunsmuir, précité) ou d’appel traditionnel (Housen, précité; HL, précité).

[58]           Le commissaire Bissonnette fait ensuite intervenir des considérations d’ordre pratique du point de vue de la perception négative que le public pourrait entretenir vis-à-vis du processus d’appel si la SAR devait procéder à une évaluation indépendante de la preuve au dossier, d’où « l’importance de favoriser l’autonomie du procès et son intégrité » (décision contestée au para 35) et « également de reconnaître l’expertise du décideur de première instance et sa position avantageuse » (décision contestée au para 36).

[59]           En particulier, le commissaire Bissonnette considère qu’il entretient le même genre de rapport vis-à-vis du commissaire de la SPR qu’« un juge de première instance et un juge qui intervient en appel » (décision contestée au para 34) et il se réfère au passage suivant de Housen (précité au para 17) que cite également la Cour d’appel d’Alberta dans Newton (précité au para 81) :

L’organisation de notre système judiciaire repose sur la présomption que le juge de première instance est qualifié pour trancher l’affaire dont il est saisi et qu’une solution juste et équitable résultera du procès. Des appels fréquents et illimités affaibliraient cette présomption et saperait la confiance du public dans le processus judiciaire. L’appel est l’exception, non la règle.

[60]           Le raisonnement du commissaire Bissonnette m’apparaît déraisonnable en l’espèce.

[61]           Il faut toujours commencer par lire attentivement le texte de loi. En effet, celui-ci peut quelquefois préciser la norme de contrôle applicable. Par exemple, l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales permet à la Cour fédérale d’intervenir en révision judiciaire lorsqu’elle est convaincue que l’office fédéral « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ». Dans l’affaire Khosa, précitée, la Cour suprême du Canada a jugé qu’en édictant le texte de l’alinéa 18.1(4)d), « le législateur voulait qu’une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence », alors que « [c]ette disposition législative précise la norme de contrôle de la raisonnabilité applicable aux questions de fait dans les affaires régies par la Loi sur les Cours fédérales » (au para 46). En l’espèce, s’agissant de l’appel devant la SAR, les articles 110 et 111 de la LIPR ne renferment aucun qualificatif particulier et se réfèrent uniquement à une décision de la SPR qui « est erronée en droit, en fait, ou en droit et en fait » (voir l’alinéa 111(2)a) de la LIPR).

[62]           Par interprétation, on peut lire dans un texte de loi des mots qui ne sont pas dans le texte aux fins d’élargir – « reading in » ou de restreindre « reading down » – la portée des mots utilisés par le législateur. De tels exercices sont connus en matière constitutionnelle pour « sauver » un texte de loi. Pensons, par exemple, à ce que la Cour suprême a fait dans l’arrêt R c Sharpe, [2001] 1 RCS 45, 2001 CSC 2, en ajoutant au Code criminel des exceptions à l’interdiction de posséder du matériel pornographique. Cela dit, le « reading in » est prohibé en matière d’interprétation statutaire. Comme le résume la professeure Ruth Sullivan dans Sullivan on the Construction of Statutes, 5ième édition, (LexisNexis, 2008) à la page 168 : « [TRADUCTION] L’interprétation large peut dans certains cas se justifier en tant que réparation constitutionnelle mais il ne s’agit pas d’une technique légitime d’interprétation. Cela équivaut à modifier le texte plutôt que de le paraphraser. »

[63]           Car l’une des règles cardinales d’interprétation est que lorsque le texte de loi est clair, il n’est pas nécessaire pour le décideur de rechercher l’intention du législateur, il suffit de l’appliquer (R c Multiform Manufacturing Co, [1990] 2 RCS 624, 1990 CanLII 79 (CSC); R c Clarke, 2014 CSC 28 aux paras 11-12). À première vue, lorsqu’on lit le texte des articles 110 et 111 de la LIPR, on arrive à la conclusion suivante : toute erreur de fait, de droit, ou de droit et de fait (mixte), qui a été commise par la SPR justifie l’intervention de la SAR et la substitution de la décision attaquée par celle qui aurait dû être rendue en l’espèce par la SPR. Il n’est pas question dans le texte de loi de quelque « déférence » que ce soit et je ne suis pas prêt à accepter, aujourd’hui, sans une démonstration juridique convaincante, qu’il existe une présomption universelle de déférence à l’égard des déterminations de fait ou mixtes des décideurs de première instance. Si le législateur voulait qu’une décision ne puisse être cassée en appel que parce qu’une erreur de droit a été commise, pourquoi aurait-il pris la peine d’ajouter les erreurs de fait ou mixtes?

[64]           En l’absence d’une indication spécifique du législateur, le « degré de déférence » que la SAR accorde à une détermination de la SPR découle soit d’une règle de common law (Khosa, précité, aux paras 4, 18, 19, 26, et 42 à 51), sinon de l’exercice d’une discrétion d’ordre administratif. Étant donné que la SAR n’est pas une cour de justice et qu’elle n’exerce aucun pouvoir de surveillance vis-à-vis de la SPR, j’opterais pour la seconde alternative. En effet, toutes les cours de justice canadiennes sont liées par les règles de common law, mais elles ne sont pas liées par le degré de déférence qu’applique la SAR aux déterminations de la SPR. Tandis que les décisions prises par trois commissaires de la SAR en vertu de l’article 171c) de la LIPR ont valeur de précédent à l’égard des bancs d’un commissaire de la SAR et de la SPR, elles n’ont pas valeur de précédent pour les cours de justice, incluant la Cour fédérale.

[65]           Je note que le commissaire Bissonnette ne s’est pas demandé si les considérations pratiques qui ont conduit les cours de justice traditionnelles à adopter une attitude déférentielle pour que « l’appel demeure l’exception et non la règle » ont le même poids en matière de détermination du statut de réfugié. Or, s’agissant des réfugiés – des personnes qui par définition même sont extrêmement vulnérables –, la Loi a notamment pour objet de reconnaître que le programme pour les réfugiés vise avant tout à sauver des vies et protéger les personnes de la persécution, et de faire bénéficier ceux qui fuient la persécution d’une procédure équitable et efficace reflétant non seulement les idéaux humanitaires du Canada, mais qui soit respectueuse, d’une part, de l’intégrité du processus canadien d’asile, et d’autre part, des droits et libertés fondamentales reconnus à tout être humain (alinéas 3(2)a), c) et e) de la LIPR).

[66]           Que doivent alors faire la SPR et la SAR pour assurer l’intégrité du processus canadien d’asile, et ici, pourquoi établir un processus d’appel si la SAR doit se conduire comme une cour de justice traditionnelle siégeant en révision judiciaire ou en appel?

[67]           C’est la question qui a été esquivée jusqu’ici par la SAR qui a choisi d’adopter un modèle d’intervention en appel directement calqué sur celui des cours d’appel traditionnelles. Or, à bien des égards, le régime de détermination du statut de réfugié est unique. D’abord, les règles de preuve sont fort différentes de celles qu’un juge de première instance applique en matière civile ou criminelle. Le demandeur d’asile qui témoigne à l’audition devant la SPR, n’a pas à reprendre devant le commissaire les allégations que l’on retrouve dans le récit circonstancié accompagnant le formulaire de demande d’asile. Le commissaire joue un rôle beaucoup plus actif qu’un juge ordinaire.

[68]           Sous le régime de la LIPR, les commissaires de la SPR – et également les commissaires de la SAR – sont investis des pouvoirs d’un commissaire nommé en vertu de la Loi sur les enquêtes (article 165 LIPR). Ils peuvent procéder à tous les actes qu’ils jugent utiles à la manifestation du bien-fondé de la demande d’asile (article 170a) de la LIPR). En d’autres termes, avant même que l’audition n’ait lieu, le commissaire de la SPR aura déjà cerné les questions qui doivent être réglées et c’est lui qui commence habituellement l’interrogatoire du demandeur d’asile. Comme le soulignent à juste titre les Directives numéro 7 du président, « [l]e rôle du commissaire diffère donc du rôle du juge. Le rôle principal du juge est d’examiner les éléments de preuve et les arguments présentés par les parties adverses; le juge ne dit pas aux parties comment présenter leur cause [...]. Les commissaires doivent prendre une part active aux audiences pour que le travail de la SPR soit efficace ».

[69]           D’autre part, indépendamment du processus d’enquête – inquisitoire à bien des égards – entourant les circonstances particulières autour de la revendication, le personnel spécialisé de la CISR prépare et met à jour ce qu’on appelle, dans le jargon vernaculaire des praticiens, les « cartables nationaux de documentation » (CND). Il incombe donc aux personnes qui participent aux procédures relatives à des demandes d’asile de consulter le site web de la CISR pour examiner les documents compris dans le CND sur le pays d’origine du demandeur d’asile, car la SPR pourrait les examiner dans le cadre d’une demande d’asile afin de rendre une décision. En outre, la SPR peut aussi décider d’utiliser d’autres documents comme des rapports produits par la Direction des recherches de la CISR, des articles publiés par des médias ou des rapports d’organisation de défense des droits de la personne.

[70]           Or, du point de vue de l’établissement des faits, la détermination de l’existence d’une crainte bien fondée de persécution exige une appréciation de la crainte subjective du demandeur d’asile – touchant non seulement la crédibilité de son récit – mais également de son fondement objectif à la lumière des éléments de preuve documentaire touchant aux conditions du pays en cause. En appel, la SAR aura également accès tant au dossier de la SPR (incluant les enregistrements) qu’à l’ensemble de la preuve documentaire (incluant le CND du pays en cause). Hormis une pure question de crédibilité (au passage qu’est-ce que la crédibilité?), on peut donc raisonnablement se demander si le commissaire de la SAR est tout aussi bien placé que le commissaire de la SPR pour évaluer à nouveau la preuve au dossier, lorsqu’on allègue en appel que la SPR a erré dans son appréciation de l’ensemble de la preuve, ce qui est justement le reproche principal que la demanderesse faisait à la SPR. Plusieurs de mes collègues le pensent et je partage également leur avis.

[71]           Hélas, dans son analyse des « normes de contrôle », le commissaire Bissonnette n’a pas jugé utile, semble-t-il, d’effectuer une analyse un tant soit peu poussée du nouveau rôle confié à la SAR, du texte des nouvelles dispositions législatives, ou encore de l’historique ayant mené à l’adoption et à l’entrée en vigueur – longtemps retardée par le gouvernement – des articles 110 et 111 de la LIPR qui ont été amendés à diverses reprises depuis l’adoption en 2001 de la LIPR (voir la Loi sur les mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, LC 2010 c 8; Loi visant à protéger le système d’immigration au Canada, LC 2012, c 17). Il n’est pas non plus question dans la décision à l’étude des similitudes et des différences avec l’autre régime d’appel statutaire existant à la CISR, soit celui qu’administre la SAI – ce qui aurait été fort utile pour établir le degré de déférence qu’il convenait ou non d’accorder aux déterminations de fait, de droit et mixtes de la SPR.

[72]           J’ai de sérieuses réserves quant à l’exportation dans la sphère administrative, et encore plus en matière de réfugiés, de critères généraux ayant été développés par des cours d’appel traditionnelles. C’est le cas de l’affaire Newton. Il incombe à la SAR de développer ses propres critères. Car, une mise en garde s’impose. Il a été décidé précédemment par la Cour que la SAR commettait une « erreur révisable » en appliquant les normes du contrôle judiciaire aux décisions de la SPR et que la SAR ne devait pas simplement dédoubler le pouvoir de contrôle judiciaire de cette Cour (Huruglica, précité au para 39; Spasoja, précité aux paras 21-24; Alyafi, précité aux paras 13-18). Mais attention, pour éviter « la confusion des genres » (Spasoja, précité au para 21), je ne crois pas que la SAR doive automatiquement appliquer les normes d’un appel de type judiciaire (British Columbia Chicken Marketing Board v British Columbia Marketing Board, 2002 BCCA 473 aux paras 13-14; Paul c Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55 au para 44; et Whitehorse (City) v Yukon (YTCA), [1988] YJ No 5, 52 DLR (4th) 749). Cela inclut naturellement la lecture que l’on peut donc faire des décisions de la Cour où il est question de l’application de la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[73]           D’ailleurs, bien qu’il soit fait brièvement allusion dans la décision à l’étude aux facteurs énumérés par la Cour d’appel de l’Alberta (Newton, précitée, au para 43), il est fait bien peu de cas dans l’analyse du commissaire – sinon de manière oblique et superficielle – des autres facteurs qui sont pertinents dans le contexte particulier (Huruglica, précité, au para 20), ni de l’importance et du poids qu’il incombe d’accorder à chaque facteur, compte tenu des objectifs inscrits aux paragraphes 3(2) et (3) de la Loi, du texte même des nouveaux articles 110 et 111 et de l’économie générale de la Loi. Il nous apparaît nécessaire ici de faire un certain retour en arrière.

Opter pour un modèle d’appel répondant également aux attentes légitimes des principaux intéressés

[74]           À une certaine époque, de simples fonctionnaires fédéraux décidaient, sans audition, du bien-fondé des demandes d’asile, tandis que la Loi de l’immigration de 1976, SC 1976-77, c 52, permettait à la Commission d’appel de l’immigration de réexaminer l’affaire. Après la décision de la Cour suprême du Canada dans Singh c Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 RCS 177, qui a décidé que l’ancien régime était incompatible avec les exigences de justice fondamentale, la SPR a vu le jour sous le nom de Section du statut de réfugié [SSR]. Jusqu’à l’adoption de la LIPR, la SSR était gouvernée par les articles 67-69.3 de la Loi sur l’immigration et les réfugiés, LRC 1985, c I-2. Les demandes d’asile étaient alors décidées par un quorum de la SSR composé de deux membres – à moins que l’intéressé n’ait consenti à ce que son cas soit jugé par un seul commissaire (para 69.1(7) et (8) de la Loi sur l’immigration et les réfugiés). Il n’y avait aucun appel en cas de décision défavorable. Le seul remède était le contrôle judiciaire.

[75]           Lors de l’adoption de la LIPR en 2001, la SSR est devenue la SPR. Suite à l’entrée en vigueur de la LIPR le 28 juin 2002, la SPR commence à entendre toutes les causes, sauf exceptions, à un seul commissaire (article 163 de la LIPR). Du même coup, la LIPR contenait les articles 110 et 111 instituant la SAR comme tribunal d’appel spécialisé en matière de réfugié. Le droit d’appel n’était pas limité, sauf pour les cas de prononcé de désistement ou de retrait. Tous les appels étaient décidés sur dossier et sans tenir d’audience. Il n’empêche, l’entrée en vigueur des articles 110 et 111 (modifiés à deux reprises après leur adoption en 2001) a été retardée jusqu’à la mise sur pied de la SAR le 15 décembre 2012.

[76]           Le Hansard demeure un outil contextuel très utile pour cerner l’objet d’une loi et les raisons pour lesquelles le Parlement a décidé d’intervenir, même si la fiabilité et le poids des débats parlementaires sont limités (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité au para 47). De plus, même s’il faut faire preuve de prudence dans l’importance qui leur est accordée, les dispositions envisagées, mais non retenues peuvent également renseigner l’objet de la loi et offrir un indice de l’intention du législateur (Canada (Commission canadienne des droits de la personne), précité au para 44).

[77]           À l’époque de la présentation du Projet de loi C-11, aujourd’hui la LIPR, tous les intervenants ont fait valoir que l’introduction de tribunaux de la SPR composés d’un seul commissaire se trouvait compensée par l’introduction du droit d’appel (voir notamment le témoignage devant le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration de Joan Atkinson, la Sous-ministre adjointe au Développement des politiques et programmes de Citoyenneté et Immigration Canada, 37e parl, 1re sess, réunion no 27 (17 mai 2001) à la p 1140). De plus, la ministre Caplan, qui était responsable du projet, avait tenu à préciser lors des audiences sénatoriales, qu’en instituant la SAR « [l]e but est d’assurer que la bonne décision est prise et que les gens ont la possibilité de faire appel » (Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie, Témoignages, 37e parl, 1re sess, fascicule no 29 (4 octobre 2001)).

[78]           De plus, Peter Showler, l’ancien président de la CISR s’était également prononcé sur la réduction des audiences devant la RPD de deux membres à un seul :

Dorénavant, la grande majorité des décisions de protection seront rendues par un seul commissaire, contrairement au modèle actuel en vertu duquel les revendications sont normalement entendues par un tribunal composé de deux commissaires. Les audiences tenues par un commissaire unique sont un moyen beaucoup plus efficace de trancher les revendications. Il est vrai que les revendicateurs ne pourront plus tirer profit du bénéfice du doute actuellement accordé par un tribunal composé de deux commissaires. Toutefois, cet inconvénient perçu est largement compensé par la création de la section d'appel des réfugiés, la SAR, où tous les demandeurs d'asile déboutés et le ministre pourront interjeter appel des décisions rendues par la SPR.

Les appels interjetés devant la SAR seront uniquement faits par écrit et examinés par des décideurs chevronnés de la SPR, dotés des pouvoirs de confirmer la décision de celle-ci, de l'infirmer ou de lui substituer leurs propres décisions; ou encore, dans certains cas exceptionnels où il sera nécessaire d'entendre des témoignages supplémentaires de vive voix, ils pourront renvoyer le cas à la SPR pour une nouvelle audience. Nous avons l'intention de doter la SAR de personnel et de ressources dont elle aura besoin pour traiter, selon nos estimations, entre 8 000 et 9 000 cas par an.

(Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, Témoignages, 37e parl, 1re sess, réunion no 5 (20 mars 2001) aux pp 0915-20, 0945; soulignements ajoutés)

[79]           Ouvrons une autre parenthèse, importante également. Nous sommes en 2007. Or, voilà que plus de cinq ans ont déjà passé depuis l’entrée en vigueur en 2002 de la LIPR et la SAR n’a toujours pas été mise sur pied, ce qui préoccupe grandement les parlementaires. La députée Nicole Demers présente le Projet de loi C-280, Loi modifiant la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (entrée en vigueur des articles 110, 111 et 171), projet de loi qui ne sera finalement pas adopté. Lors de la deuxième lecture de ce projet de loi, le député Richard Nadeau fait référence à un certain nombre de considérations systémiques justifiant la mise sur pied de la SAR évoquées par François Crépeau, alors professeur de droit international à l’Université de Montréal et aujourd’hui, Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme des migrants et professeur à l’Université McGill (voir Débats de la Chambre des communes, 39e parl, 1e sess, no 122 (2 mars 2007) aux pp 1400 et s).

[80]           Ces considérations, également citées par le Conseil canadien des réfugiés, sont l’efficacité, l’uniformisation du droit, la justice et la réputation :

La section d’appel des réfugiés est indispensable au bon fonctionnement du système canadien de reconnaissance du statut de réfugié, pour quatre raisons :

• Pour une raison d’efficacité : une section d’appel spécialisée est un bien meilleur usage de ressources rares que le recours en Cour fédérale, qui n’est aucunement spécialisée sur la question des réfugiés. La correction des erreurs de droit comme de fait et la sanction des comportements inacceptables des acteurs de l’audience sera nettement mieux assurée.

• Pour une raison d’uniformisation du droit : une section d’appel statuant sur le fond est le seul organe pouvant assurant une unification de la jurisprudence tant dans l’analyse de certains faits que sur des interprétations conceptuelles juridiques au sein du plus grand tribunal administratif du Canada.

• Pour une raison de justice : la décision de refus de statut de réfugié porte généralement sur l’analyse des faits, repose souvent sur une preuve aléatoire et conduit à un risque de conséquences graves (mort, torture, détention, etc.). Comme en matière pénale, un double degré de juridiction est essentiel à la bonne administration de la justice.

• Pour une raison de réputation : le garde-fou procédural que constitue la section d’appel des réfugiés renforcera la crédibilité de la CISR auprès du grand public, comme les Cour d’appel provinciales renforcent le système de justice tout entier. Les détracteurs de la CISR tant ceux qui la trouvent laxiste, que ceux qui la trouvent trop sévère trouveront beaucoup moins d’opportunités d’appuyer leurs critiques et le système canadien de reconnaissance du statut de réfugié pourra mieux défendre sa réputation de qualité.

Ces considérations n’ont pas été écartées par le législateur et elles valent encore aujourd’hui lorsqu’il s’agit de cerner la portée de l’appel devant la SAR et le rôle important que celle-ci exerce dans le processus de détermination du statut de réfugié.

[81]           En 2010, un nouveau projet de loi est déposé en Chambre, le Projet de loi C-11, Loi sur les mesures de réforme équitables concernant les réfugiés. Les modifications que l’on compte apporter aux articles 110 et 111 de la LIPR sont importantes, car elles élargissent la portée des appels devant la SAR, en prévoyant la possibilité de présenter de la nouvelle preuve et d’obtenir une audience orale devant la SAR. Cela dit, les principes de base évoqués plus haut demeurent les mêmes qu’en 2001 : un droit d’appel sur toute question de fait, de droit ou mixte de fait et de droit, et le pouvoir de la SAR de confirmer la décision, de substituer la décision qui aurait dû être rendue à celle rendue par la SPR ou de renvoyer l’affaire à la SPR.

[82]           Devant le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, l’honorable Jason Kenney, a commenté la mise en œuvre d’une SAR ayant plus de pouvoirs que celle prévue en 2001 :

[I]l y a enfin une section d'appel, ce qui est même mieux que ce qui était prévu par la loi en 2002.

Cette nouvelle Section d'appel des réfugiés fournirait à la plupart des demandeurs une seconde chance, une possibilité de présenter de nouveaux éléments de preuve relativement à leur demande, et de le faire dans le cadre d'une audience, au besoin. Puis, il m'importe de mentionner que la loi permettra d'exécuter le renvoi des personnes qui feraient un usage abusif de notre système, et ce, dans un délai d'un an suivant une décision définitive défavorable de la CISR quant à leur demande.

Je voudrais souligner que la Section d'appel des réfugiés prévue dans la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, 2003, et proposée dans le projet de loi d'initiative parlementaire de M. St-Cyr, n'inclut pas, comme le fait la SAR prévue dans le projet de loi C-11, la possibilité de présenter de nouveaux éléments de preuve et dans certains cas de tenir une audience verbale devant le décisionnaire de la section d'appel. Il s'agit là d'une SAR améliorée. Cela permet d'avoir une plus grande équité dans les mesures administratives, mais ce ne sera possible qu'avec la rationalisation d'autres éléments du système qui est indiquée dans les propositions.

(Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, Témoignages, 40e Parl, 3e sess, réunion no 12 (4 mai 2010) aux pp 1535, 1610; soulignements ajoutés)

[83]           Devant le Comité sénatorial, le Ministre Kenney ajoutait que :

Grâce à la création de la section d'appel des réfugiés, nous disposerions d'un système simplifié qui, dans les faits, renforcerait l'équité procédurale. Ainsi, les demandeurs déboutés auraient droit à un processus d'appel complet.

Voici ce que prévoit le projet de loi C-11 en ce qui concerne notre système. Tout d'abord, la tenue d'une nouvelle entrevue avec un fonctionnaire de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada en début de processus au lieu du formulaire écrit. D'après nous, cela accélérera le processus et le rendra plus efficace. Deuxièmement, des fonctionnaires chargés des décisions indépendantes à la section de la protection des réfugiés au lieu de nominations politiques. Cela veut dire que les gens qui président aux audiences auprès des demandeurs d'asile seront, à la suite de ces réformes, des fonctionnaires situés à la CISR au lieu des nominations du Conseil des ministres. Troisièmement, une nouvelle Section d'appel des réfugiés, qui s'appuie sur des éléments factuels et surpasse ce que réclament depuis longtemps les défenseurs des droits des réfugiés.

[…]

L'audience initiale devant la Section de la protection des réfugiés et l'appel devant la Section d'appel des réfugiés constituent tous deux une analyse du risque auquel s'expose le demandeur d'asile. Le demandeur est-il exposé à un risque de torture ou à une menace à sa vie si on le renvoie dans son pays d'origine? […] Nous sommes d'avis que, dès le moment où l'évaluation du risque a été deux fois négative — c'est-à-dire une fois que l'agent de la CISR a examiné le dossier et déclaré que la personne ne s'expose à aucun risque si elle est renvoyée dans son pays et si la Section d'appel des réfugiés rend la même décision —, il n'est pas approprié de procéder à une troisième évaluation fondée sur le critère juridique de risque actuellement prévu par les articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, évaluation qui serait redondante.

(Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie, Témoignages, 40e parl, 3e sess, fascicule no 11 (22 juin 2010) ; soulignements ajoutés)

[84]           Les modifications adoptées par le Parlement en 2010 aux articles 110 et 111 n’entreront cependant pas en vigueur. D’autre part, avec les nouvelles modifications apportées en 2012 par le Projet de loi C-31 aux articles 110 et 111 de la LIPR, en plus des modifications de 2010, il est maintenant question de réduire les cas où un appel peut être entendu par la SAR en limitant notamment les pays éligibles.  Une autre limite pertinente à la cause présente est l’impossibilité de faire appel à la SAR de toute décision de la SPR qui fait état de l’absence minimum de fondement de la demande ou qui la considère manifestement infondée (alinéa 111(2)c) de la LIPR). Comme indiqué par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 89, le seuil à atteindre pour une détermination d’absence minimum de fondement est très élevé puisque la SPR doit « examiner tous les éléments de preuve qui lui sont présentés et conclure à l'absence de minimum de fondement seulement s'il n'y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur » (au para 51). À la base, la détermination qu’il y a une absence minimum de fondement à la demande est donc une conclusion sur la crédibilité du demandeur faite par la SPR. Tandis que l’article 111 de la LIPR prévoit que ces décisions ne peuvent pas faire l’objet d’un appel auprès de la SAR, l’article 111 ne restreint pas le droit d’appel sur les autres conclusions de crédibilité faites par la SPR.

[85]           De plus, malgré les nouvelles restrictions à l’article 111 prévues par le Projet de loi C-31, on parle toujours de la possibilité d’accès à un appel fondé sur les faits. En particulier, le juge Phelan s’est référé, dans l’affaire Huruglica (précitée au para 40), à ce que le ministre Kenney a dit, en deuxième lecture au sujet du Projet de loi C-31, en mars 2012 :

Je répète que le projet de loi créerait également la Section d’appel des réfugiés. La grande majorité des demandeurs qui viennent de pays qui ne produisent pas normalement de réfugiés auraient, pour la première fois, en cas de refus par la Section de la protection des réfugiés, accès à un appel fondé sur les faits devant la Section d’appel des réfugiés de la CISR. Nous sommes le premier gouvernement à avoir créé un véritable appel fondé sur l’établissement des faits. [soulignements ajoutés]

[86]           Comme l’a déjà souligné la Cour, « que [l’objectif de créer un véritable appel] ait été réalisé ou non est une autre question » (Huruglica, précité au para 40). Pour sa part, dans l’affaire Spasoja (précitée aux paras 32-38), le juge Roy cite également de nombreux extraits du même genre. À la lumière des extraits cités dans sa décision, il apparaît clairement que la création de la SAR poursuivait un double objectif : 1) permettre d’une part à la SAR de corriger de manière efficace les erreurs commises par la SPR en procédant à un examen complet des questions de fait, de droit et mixtes de fait et de droit; et 2) permettre d’autre part à la SAR d’assurer une cohérence dans le processus décisionnel en établissant une jurisprudence uniforme sur les questions liées au droit des réfugiés. Je partage entièrement l’opinion de mon collègue Roy que « rien en 2010 ne permettrait de croire que l’appel aurait des allures de quasi-révision judiciaire », alors que « [l]e même thème d’un appel généreux était abordé par le Ministre lorsqu’il présentait en deuxième lecture en Chambre des communes le projet de loi C-31 qui deviendra la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, LC 2012, c 17 » (Spasoja, précité aux paras 36-37).

[87]           Paraphrasons en disant que la SAR a été créée pour s’assurer que les « bonnes décisions » soient prises par la SPR et que celle-ci applique le « bon droit » aux faits de la cause. Mais avec l’interprétation que propose le commissaire Bissonnette dans la décision contestée, on est bien loin d’un « appel généreux » ou d’un « appel complet ». L’objectif semble être de décourager les appels sur les questions de fait ou mixtes par l’introduction d’un concept de déférence directement calqué sur le modèle judiciaire. Le raisonnement actuel de la SAR omet de tenir compte des facteurs qui sont pertinents dans le contexte particulier de la Loi, l’un étant « que le régime législatif, vu dans son ensemble, ne suggère aucunement la déférence au sens de la norme de raisonnabilité » et l’autre que « [l]e contrôle judiciaire avec sa déférence inhérente procède d’une logique bien différente de l’appel » (Spasoja, précité aux paras 20-21).

Conclusion

[88]           J’ai conclu pour les motifs susmentionnés que le raisonnement du commissaire Bissonnette dans le cas à l’étude n’est pas une issue acceptable en droit. Le défendeur m’invite malgré tout aujourd’hui, dans l’exercice de ma discrétion, à rejeter la présente demande de contrôle, car le résultat final risque d’être le même. Rappelons que l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales « énonce en termes généraux les motifs qui autorisent la Cour à prendre une mesure, sans lui en imposer l’obligation » (Khosa, précité au para 36). À cet égard, comme le rappelle la Cour suprême, « [l]a question de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder la réparation dépendra de son appréciation des rôles respectifs des cours de justice et des organismes administratifs ainsi que des « circonstances de chaque cas » : voir Harelkin c. Université de Régina, [1974] 2 R.C.S. 561, p. 575 » (Khosa, précité au para 36).

[89]           En contrôle judiciaire, la Cour doit avant tout s’assurer que le processus suivi par le tribunal administratif respecte la Loi et ne conduit pas à une injustice réelle ou appréhendée. Or, la SAR est un tribunal spécialisé d’appel et la Cour n’est pas constituée pour procéder à une nouvelle évaluation de la preuve. Contrairement à la SAR, la Cour ne siège pas en appel des décisions de la SPR. La Cour est donc mal placée pour se substituer à la SAR pour évaluer le mérite des arguments soulevés par les parties en faveur ou à l’encontre de la décision de la SPR, et encore moins, pour réviser la preuve au dossier du tribunal à la lumière d’une norme de déférence qui n’a jamais été appliquée auparavant par la SAR – à supposer même qu’il devrait y avoir une certaine déférence à l’égard des questions de fait ou mixtes de fait et de droit.

[90]           D’autre part, je ne suis pas convaincu en l’espèce que le résultat de l’appel de la demanderesse sera le même si la SAR applique une norme différente de celle qu’elle a jusqu’ici appliquée (Dunsmuir, précité). Pour l’heure, certains de mes collègues semblent favorables à l’application de la norme dite de l’erreur manifeste et dominante (Alvarez, Eng et Spasoja, précités), alors que d’autres rejettent catégoriquement cette approche (Huruglica, précité au para 55) ou l’ignorent en pratique (Njeukam et Yetna, précités). Ces derniers proposent plutôt l’application de ce que j’ai moi-même qualifié de « norme de contrôle composite et à contenu variable » (Alyafi, précité au para 16).

[91]           À ce stade, tant que la Cour d’appel fédérale, voire la Cour suprême du Canada, n’auront pas tranché la question de façon finale, il ne m’apparaît pas de mise d’imposer judiciairement à la SAR quelque norme de déférence que ce soit (Alyafi, précité aux paras 51‑52). Dans l’intérim, à moins qu’une suspension de procédures ne soit décrétée par la Cour ou la SAR, il incombera à la SAR d’examiner la Loi et d’adopter un nouveau test à la lumière d’une analyse qui tiendra compte, cette fois, de tous les facteurs pertinents. Cela dit, je ne crois pas que les deux approches alternatives (la norme de contrôle en appel dite de l’« erreur manifeste et dominante »; une norme de contrôle composite et à contenu variable) discutées dans l’affaire Alyafi, précitée, constituent les seules options à envisager – l’absence de déférence dans le cas de toute erreur de droit, de fait, ou de droit et de fait étant également une option possible.

[92]           La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie et l’affaire sera renvoyée à la SAR pour un nouvel examen de l’appel de la demanderesse, qui tient compte de la jurisprudence de la Cour et des présents motifs. Tandis que la demanderesse avait une question à proposer dans le cas où sa demande de contrôle judiciaire était rejetée, le défendeur n’avait aucune question à proposer à la Cour.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision contestée est annulée et l’affaire est retournée à la Section d’appel des réfugiés pour un nouvel examen de l’appel de la demanderesse, qui tient compte de la jurisprudence de la Cour et des motifs accompagnant le présent jugement. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7980-13

 

INTITULÉ :

MONIA PATRICIA DJOSSOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 octobre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 novembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

Pour la demanderesse

 

Suzanne Trudel

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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