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Date : 20141021


Dossier : T-768-14

Référence : 2014 CF 1000

Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2014

En présence de madame la juge Bédard

ENTRE :

ANATOLIY VINAT

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur a logé un appel en vertu de l’article 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [la Loi], d’une décision rendue le 6 décembre 2013 par une juge de la citoyenneté (la juge) qui a rejeté sa demande de citoyenneté au motif qu’il n’avait pas satisfait au critère de résidence énoncé à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Pour les motifs qui suivent, l’appel est rejeté.

I.                   Contexte

[2]               Le demandeur est originaire de l’Ukraine, mais il est arrivé au Canada en provenance d’Israël le 25 janvier 2008 à titre de travailleur temporaire. Son épouse et son fils sont venus le rejoindre six mois plus tard et ils ont obtenu leur statut de résidents permanents le 27 mai 2010.

[3]               Depuis 2008, le demandeur travaille comme chauffeur de camion et, dans le cadre de ses fonctions, il livre des marchandises dans des villes canadiennes et américaines. Il est donc régulièrement appelé à se rendre aux États-Unis pour de courtes périodes.

[4]               Le demandeur a déposé une demande de citoyenneté le 27 mai 2012.

[5]               Le paragraphe 5(1) de la Loi gouverne l’attribution de la citoyenneté et se lit comme suit :

Attribution de la citoyenneté

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

a) en fait la demande;

b) est âgée d’au moins dix-huit ans;

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

Grant of citizenship

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

(a) makes application for citizenship;

(b) is eighteen years of age or over;

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

 

[6]               Le paragraphe 5(4) de la Loi prévoit que dans certaines circonstances, le Ministre a le pouvoir d’attribuer la citoyenneté à une personne même si elle ne satisfait pas au critère de la résidence :

Cas particuliers

(4) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada.

Special cases

(4) Despite any other provision of this Act, the Minister may, in his or her discretion, grant citizenship to any person to alleviate cases of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada.

[7]               Le demandeur a rempli le questionnaire sur la résidence avec l’aide d’une comptable qui a préparé une liste détaillée de ses absences du Canada, lesquelles sont toutes liées à son travail de camionneur. Il a déclaré 423 jours d’absence.

II.                Décision contestée

[8]               La juge a revu à la baisse le nombre de jours d’absence déclaré par le demandeur. Au lieu des 423 jours d’absence indiqués dans le questionnaire sur la résidence du demandeur, elle a conclu qu’au cours de la période visée (entre le 25 janvier 2008 et le 27 mai 2010), il avait été présent au Canada pendant 810 jours et absent pendant 285 jours.

[9]               La juge a clairement indiqué qu’elle retenait le critère quantitatif de résidence élaboré dans Pourghasemi (Re)(1993), 62 FTR 122, [1993] ACF no 232 qui requiert la présence physique du demandeur pour déterminer s’il a satisfait à l’obligation de résidence. En vertu de ce critère, le demandeur devait donc démontrer qu’il avait été présent au Canada au moins 1095 jours au cours des quatre années précédant sa demande de citoyenneté. Or, comme le demandeur n’avait été présent que pour 810 jours, la juge a conclu qu’il n’avait pas satisfait au critère de résidence.

[10]           Elle a aussi indiqué que le demandeur n’avait fait valoir aucune circonstance qui justifierait qu’elle recommande au ministre que la citoyenneté lui soit attribuée en vertu du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(4) de la Loi.

III.             Analyse

[11]           Le demandeur invoque trois principaux arguments à l’encontre de la décision qui, avec égard, ne peuvent être retenus.

[12]           Comme premier argument, le demandeur soutient que la juge a erré dans le calcul de son nombre de jours d’absence et que n’eut été de cette erreur, elle lui aurait probablement attribué la citoyenneté.

[13]           Le demandeur prétend que les jours au cours desquels il a été présent au Canada pour une partie de la journée, notamment les jours où il sortait du Canada pour se rendre aux États-Unis et les jours où il rentrait au Canada en provenance des États-Unis, auraient du être considérés comme des jours de présence. Il appuie sa position sur le paragraphe 27(3) de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21 et invoque que le mot « délai » mentionné dans ce paragraphe doit s’entendre au sens large, soit comme référant à la période donnée pour accomplir quelque chose. Le paragraphe 27(3) se lit comme suit :

Début et fin d’un délai

(3) Si le délai doit commencer ou se terminer un jour déterminé ou courir jusqu’à un jour déterminé, ce jour compte.

Beginning and ending of prescribed periods

(3) Where a time is expressed to begin or end at, on or with a specified day, or to continue to or until a specified day, the time includes that day.

[14]           Selon la méthode de calcul proposée par le demandeur, il n’a pas été absent du pays 288 jours au cours de la période de référence, mais seulement 70 jours.

[15]           D’abord, il est utile de noter que le demandeur n’a jamais prétendu devant la juge qu’il n’avait été absent du Canada que 70 jours durant la période de référence. Dans son questionnaire sur la citoyenneté, le demandeur a déclaré 423 jours d’absence. C’est la juge elle-même qui a soulevé à l’audience le fait que le demandeur s’était attribué un nombre trop élevé de jours d’absence. La nouvelle méthode de calcul que propose le demandeur n’a donc jamais été présentée ni invoquée devant la juge.

[16]           À tout événement, je considère qu’il n’est pas nécessaire que je détermine si cette méthode a du mérite puisque même en adoptant la méthode de calcul proposée par le demandeur, il n’atteint pas le nombre minimal de jours requis pour se voir attribuer la citoyenneté sur la base du critère de résidence fondé sur la présence physique. Selon ses calculs, le demandeur se retrouverait avec 1025 jours de présence alors qu’il a besoin de 1095 jours pour satisfaire au critère.

[17]           Le demandeur ajoute que si la juge avait considéré qu’il n’avait été absent que 70 durant la période examinée au lieu de 285 jours, elle aurait possiblement appliqué un critère de résidence moins strict que celui purement quantitatif de la présence physique. Il invoque le passage suivant des motifs de la décision en appui à son argument :

When I met with the applicant, I had already reviewed the many documents he had previously submitted. These documents show that, on the balance of probabilities, the applicant has lived in Canada during the relevant period, but not for the required number of days, as outlined in the Citizenship Act.

When I explained to him that he had a significant shortfall, he seemed surprised and told me that the CIC website said he could apply after three years in Canada. I admitted that this is correct, but he must also have deducted any absences he had.

[Je souligne]

[18]           Le demandeur affirme également qu’il ressort de la jurisprudence soumise par le défendeur que les juges de la citoyenneté appliquent le critère de la présence physique dans des circonstances où le nombre de jours d’absence est élevé.

[19]           Avec égard, l’argument du demandeur est pour le moins spéculatif. D’une part, il est clair que la juge a choisi d’appliquer le critère quantitatif de résidence. La seule inférence que je peux tirer du passage de la décision cité par le demandeur, c’est que la juge a expliqué au demandeur en quoi consistait le critère de la présence physique. Dans ce même paragraphe, elle a indiqué  que le demandeur devait soustraire ses jours d’absence. Rien dans sa décision ne laisse donc sous-entendre que son choix d’appliquer le critère quantitatif de résidence était motivé par le nombre de jours d’absence du demandeur.

[20]           Quant à l’argument relatif à la jurisprudence, je tiens à faire deux commentaires. D’abord, cet argument n’avait pas été avancé par le demandeur dans son mémoire et le défendeur était bien fondé de répondre qu’il n’était pas en mesure d’y répondre. D’autre part, le demandeur n’a présenté aucune étude exhaustive des décisions des juges de la citoyenneté ou de notre Cour pour soutenir que, de façon générale, le critère de la présence physique est reconnu comme une interprétation raisonnable de l’alinéa 5(1)c) de la Loi uniquement lorsque les demandeurs ont été absents du Canada pour un nombre élevé de jours. Cette proposition n’est aucunement appuyée par la preuve ou la jurisprudence déposée.

[21]           Comme deuxième argument, le demandeur soutient qu’en choisissant d’appliquer le critère quantitatif de résidence, la juge a appliqué une jurisprudence ancienne sans considérer la majorité des décisions récentes de la Cour qui confirment le bien-fondé du critère qualitatif élaboré dans l’affaire Koo (Re), [1993] 1 CF 286, 59 FTR 27. Il a renvoyé à l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Takla, 2009 CF 1120, 359 FTR 248 [Takla] et à des jugements de la Cour qui ont suivi le raisonnement élaboré par le juge Mainville dans cette affaire. Avec égard, je ne partage pas l’opinion du demandeur et je considère que la jurisprudence de la Cour demeure partagée.

[22]           J’ai énoncé dans au moins trois jugements (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Saad, 2011 CF 1508 aux para 12-14, [2011] ACF no 1801; Balta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1509 au para 11, [2011] FCJ No 1830 et Tawfiq c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 34 au para 9, [2012] ACF no 1711 que j’estimais qu’en l’absence d’une définition du terme « résidence » dans la Loi, les juges de la citoyenneté pouvaient choisir d’adopter l’un des trois critères traditionnellement reconnus par la jurisprudence de notre Cour comme étant des interprétations raisonnables du critère de résidence. J’ai exprimé ce point de vue, et continue d’y adhérer, malgré la tentative du juge Mainville dans Takla, précité, d’uniformiser la jurisprudence.

[23]           Le juge en chef a lui aussi émis ce même point de vue récemment et réitéré que les trois critères de résidence constituaient toujours des interprétations raisonnables des conditions relatives à la résidence prévues à la Loi dans Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 576, paras 18, 21-23, [2013] ACF no 629.

[24]           Je considère donc que la juge n’a pas commis d’erreur en choisissant d’appliquer le critère de résidence quantitatif fondé sur la présence physique et qu’elle n’a pas erré en concluant que le demandeur n’avait pas été présent au Canada le nombre minimal de jours requis pour se voir attribuer la citoyenneté.

[25]           Le demandeur invoque comme troisième argument que la juge aurait dû tenir compte de ses circonstances particulières, et notamment du fait que toutes ses absences ont été de courte durée et étaient liées à son travail de camionneur, pour recommander au ministre d’exercer la discrétion conférée au paragraphe 5(4) de la Loi.

[26]           Dans Ayaz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 701 aux paras 50-51, [2014] FCJ No 724, la Cour a récemment traité des circonstances pouvant donner ouverture à l’application du paragraphe 5(4) de la Loi :

50        La jurisprudence se rapportant à la « situation particulière et inhabituelle de détresse » au titre du paragraphe 5(4) de la Loi n’est pas aussi bien établie par exemple que celle qui concerne les difficultés au sens du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Bien qu’il n’existe aucun critère fermement établi relatif aux « situation[s] particulière[s] et inhabituelle[s] de détresse » au titre du paragraphe 5(4) de la Loi, les observations suivantes du juge Walsh dans la décision Re Turcan (T‑3202, 6 octobre 1978, CFPI), qu’il a reproduites dans la décision Naber‑Sykes (Re), [1986] 3 CF 434, 4 FTR 204 (Naber‑Sykes) demeurent valides et sont un bon point de départ :

Naturellement, l’appréciation de ce qui constitue « une situation particulière et exceptionnelle de détresse » est une appréciation subjective et il se peut que cette appréciation soit différente selon qu’elle émane des juges de la citoyenneté, des juges de la Cour de céans, du Ministre ou du gouverneur en conseil. Certes, le simple fait de ne pas avoir la citoyenneté canadienne ou d’avoir à attendre plus longtemps avant de l’acquérir n’est pas en soi une situation « particulière et exceptionnelle de détresse », mais dans les cas où ce retard entraîne la séparation des familles, la perte d’un emploi, l’inutilisation de compétences professionnelles et de talents spéciaux et où le Canada est privé de citoyens désirables et hautement qualifiés, il semble qu’après avoir rejeté la demande par suite d’une interprétation nécessairement stricte et des conditions de résidence prévues par la Loi, lesquelles n’ont pu être remplies pour des raisons indépendantes de la volonté du requérant, le juge doit recommander au ministre de faire intervenir le gouverneur en conseil […]

51                Ainsi, il ne s’agit pas strictement ni même principalement de décider si la personne en question ferait un bon citoyen, ou si de bonnes raisons (peut‑être même, comme dans le cas présent, des raisons louables) l’empêchent de se conformer aux exigences de la Loi, interprétées strictement. La Cour doit plutôt se demander aussi si les conséquences d’une application stricte de ces exigences, et donc le refus de la citoyenneté, imposeraient au demandeur ou à sa famille des difficultés allant au‑delà de l’octroi tardif de la citoyenneté elle‑même. Par exemple, dans l’affaire Naber‑Sykes, la demanderesse, qui avait vécu, étudié et travaillé au Canada pendant près de dix ans, mais qui n’était que récemment devenue résidente permanente, ne pouvait obtenir sa licence pour pratiquer sa profession (d’avocate) sans la citoyenneté. Le juge Walsh a conclu que le juge de la citoyenneté n’avait pas dûment examiné les difficultés que cela impliquait.

[27]           En l’espèce, rien dans la preuve qui permet de penser que la situation du demandeur correspond aux circonstances donnant ouverture à l’application du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(4) de la Loi et la juge n’a pas erré en concluant qu’aucune circonstance ne justifiait qu’elle recommande au ministre que la citoyenneté soit attribuée au demandeur en vertu de ce paragraphe.

[28]           Pour tous ces motifs, l’appel est rejeté.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’appel est rejeté.

« Marie-Josee Bédard »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-768-14

 

INTITULÉ :

ANATOLIY VINAT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 SEPTEMBRE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Alexandre Novikov

 

Pour le demandeur

 

Me Evan Liosis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Alexandre Novikov

Avocat(e)

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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