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Date : 20140822


Dossier : IMM-4860-13

Référence : 2014 CF 815

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 août 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

DANIUS SABADAO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée par M. Danius Sabadao (le demandeur), de la décision rendue le 19 juin 2013 par Mme Rula Worrall, directrice du Règlement des cas (l’agente), de Citoyenneté et Immigration Canada, et envoyée au demandeur le 3 juillet 2013. Dans cette décision, l’agente avait déterminé que les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas que soient levées les exigences applicables à la demande de résidence permanente que le demandeur avait présentée depuis le Canada, aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou la Loi) et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227.

[2]               Pour les motifs énoncés ci‑dessous, je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

I.                   Faits

[3]               Le demandeur est un citoyen des Philippines âgé de 63 ans. Il est entré au Canada le 6 avril 1991 comme membre de l’équipage du NM Waterklerk et a déserté le navire le 11 avril 1991. Il a demandé l’asile le 17 avril 1991. Sa demande d’asile était fondée sur les menaces de mort qu’il avait reçues de membres de la Nouvelle Armée du peuple (NAP) pour avoir refusé de cesser de se battre pour le gouvernement à titre de sous‑lieutenant pendant le régime Marcos et de devenir officier d’instruction pour leur groupe.

[4]               Le 11 août 1993, la demande d’asile a été rejetée. La Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) avait déterminé que les allégations du demandeur n’étaient pas crédibles et que sa crainte de persécution n’était pas fondée. Il y avait également, selon la SSR, de sérieuses raisons de croire que le demandeur avait participé à des missions et à des opérations militaires comportant des combats, qu’il avait été impliqué dans des violations des droits de la personne commises contre la NAP par l’armée philippine durant cette période et qu’il avait tué des êtres humains sur les ordres du gouvernement. Le demandeur a par conséquent été exclu aux termes des alinéas 1Fa) et c) de la Convention relative au statut des réfugiés des Nations Unies, RT Can 1969 no 6 (la Convention).

[5]               Le 31 août 1993, M. Sabadao a demandé le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SSR, mais il a toutefois retiré sa demande le 25 février 1994. Le demandeur avait épousé une citoyenne canadienne à l’automne 1993 et, parrainé par sa femme, il avait obtenu le statut de résident permanent au Canada sans divulguer, dans sa demande de résidence permanente, que la SSR l’avait exclu pour avoir commis des crimes contre l’humanité pendant qu’il travaillait pour l’armée philippine.

[6]               Quand le demandeur a fait sa demande de citoyenneté en 1997, il a été découvert qu’il n’avait pas indiqué, dans sa demande, que sa demande d’asile avait été rejetée parce qu’il était interdit de territoire sur le fondement des alinéas 1Fa) et c) de la Convention. Une enquête a été lancée le 29 octobre 1997 et, le 1er mars 2001, la Section d’arbitrage (SA) de la CISR a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2 (aujourd’hui le paragraphe 35(1) de la LIPR). Une mesure d’expulsion a été prise.

[7]               Le demandeur a interjeté appel de la mesure d’expulsion devant la Section d’appel de l’immigration (SAI). La SAI a mis fin à l’appel en raison de l’entrée en vigueur de l’article 196 de la LIPR le 6 septembre 2002. Le demandeur a alors déposé deux demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire auprès de la Cour le 23 septembre 2002 : l’une à l’encontre de la décision par laquelle la SAI avait mis fin à son appel, et l’autre à l’encontre de la décision de la Section d’arbitrage. Ces demandes ont finalement été tranchées, l’une en novembre 2005, quand la Cour d’appel fédérale a statué que le demandeur n’avait pas droit d’appel auprès de la SAI, et l’autre le 7 mars 2006, quand la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur à l’encontre de la décision de la Section d’arbitrage.

[8]               Le 5 février 2003, le demandeur a présenté à la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision défavorable concernant un examen des risques avant renvoi (ERAR); toutefois, le 7 octobre 2003, il s’est désisté de la demande d’autorisation.

[9]               En septembre 2005, le demandeur a présenté une demande de parrainage conjugal au Canada. Cette demande a été rejetée en mars 2006 pour les mêmes motifs d’interdiction de territoire, sur le fondement du paragraphe 35(1) de la LIPR. En avril 2006, le demandeur a été convoqué aux fins de la mesure de renvoi. Le demandeur a présenté une demande d’ERAR subséquente le 12 mai 2006, et une décision défavorable a été rendue le 24 mai 2006. Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision auprès de la Cour. Un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi a été accordé en attendant l’issue de cette demande, laquelle a été rejetée le 15 juin 2007 par le juge Beaudry.

[10]           Le 5 avril 2006, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire (demande CH). La demande a été mise à jour en 2006, en 2007 et en 2013. Dans une lettre datée du 3 juillet 2013, une agente principale d’immigration a communiqué la décision au demandeur, et c’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle.

II.                Décision contestée

[11]           L’agente a pris en considération l’établissement du demandeur au Canada, la séparation de la famille, les risques auxquels serait exposé le demandeur s’il retournait dans son pays et les difficultés que subiraient sa femme et son fils s’il était renvoyé du Canada. Elle a néanmoins conclu que ces considérations ne justifiaient pas que le demandeur soit autorisé à présenter sa demande de résidence permanente depuis le Canada.

[12]           L’agente a examiné en détail les décisions de la SSR et de la SA de la CISR, ainsi que les arguments soulevés par le demandeur à l’égard de ces deux décisions. Premièrement, le demandeur affirmait avoir été victime d’une erreur de traduction, avançant que les allégations formulées contre lui découlaient d’une déclaration qu’il aurait faite à l’audience, déclaration qu’il réfute. Se fondant sur l’information contenue dans le dossier, l’agente a estimé que le demandeur avait bel et bien déclaré à la Commission avoir tué des membres de la NAP sur les ordres du gouvernement. L’agente a accordé plus de poids à la décision de la CISR qu’à la réfutation du demandeur. Pour parvenir à cette conclusion, l’agente affirme avoir tenu compte du fait que le demandeur s’était volontairement enrôlé et était demeuré cinq ans dans l’armée, et qu’il devait être au courant des actions commises par l’armée dans sa lutte contre les organisations terroristes comme la NAP, étant donné son grade de sous‑lieutenant. L’agente a également accordé du poids à la conclusion sur la crédibilité du demandeur tirée par la SSR. La SSR avait conclu que le demandeur n’était pas crédible lorsqu’il alléguait ne pas avoir compris les questions qui lui avaient été posées à deux occasions, en 1992 et en 1993, à savoir s’il avait ou non tué des personnes sur les ordres du gouvernement; les deux fois, il avait répondu par l’affirmative. Selon l’agente, le demandeur a réfuté cette déclaration seulement après avoir réalisé les conséquences qu’elle aurait sur sa demande.

[13]           Le demandeur soutenait également avoir des certificats d’absence de casier judiciaire délivrés par divers organes des Philippines, y compris la Commission des droits de l’homme. L’agente a toutefois accordé peu de poids à cette information, les certificats mentionnant simplement que rien n’était reproché au demandeur parce qu’aucune victime ne s’était déclarée.

[14]           L’agente a conclu que les nouveaux renseignements présentés par M. Sabadao ne l’amenaient pas à tirer une conclusion différente de celle qui avait déjà été formulée par la SSR ou la Section d’arbitrage. De l’avis de l’agente, la décision de ne pas reconnaître la qualité de réfugié à M. Sabadao et celle de prendre une mesure d’expulsion contre lui parce qu’il était interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux étaient raisonnables et fondées sur des éléments de preuve objectifs présentés aux décideurs.

[15]           L’agente a ensuite examiné les considérations d’ordre humanitaire. En ce qui a trait aux conséquences que le renvoi du demandeur aurait pour sa famille au Canada, l’agente a retenu que la femme citoyenne canadienne et le fils adulte du demandeur vivaient au Canada. Cela étant dit, le demandeur avait quand même une famille élargie aux Philippines. Il était marié depuis presque 20 ans, mais son statut au Canada avait été incertain à peu près aussi longtemps. M. Sabadao s’est vu refuser systématiquement les possibilités de demeurer au Canada, et jamais rien n’a pu lui donner l’expectative légitime de sa présence continue au Canada. La possibilité de renvoi fait partie de son dossier d’immigration depuis au moins 2001, année où la mesure d’expulsion initiale a été prise contre lui. Le renvoi du demandeur aurait sans aucun doute des conséquences sur l’unité familiale, mais les difficultés ne sont tout de même pas excessives : sa femme et son fils auront le choix d’aller aux Philippines avec lui ou de demeurer au Canada, et son fils est un jeune homme sain de corps et d’esprit qui peut apprendre à vivre en autonomie. Sa femme devra prendre de nouvelles habitudes et gérer son diabète sans l’aide du demandeur; toutefois, elle a accès à un régime de soins de santé provincial et au programme d’assurance emploi, de sorte qu’elle pourra continuer de satisfaire aux obligations familiales. L’agente a conclu que l’objectif consistant à promouvoir la justice internationale et les droits de la personne l’emportait sur l’objectif de la réunification familiale en l’espèce.

[16]           L’agente a également pris note du fait que le demandeur est établi au Canada, étant donné qu’il travaille et fait du bénévolat dans la collectivité. En ce qui a trait aux risques auxquels il serait exposé à son retour aux Philippines, l’agente a reconnu que la crainte de la NAP éprouvée par le demandeur était objectivement identifiable. Toutefois, elle a ajouté que la NAP avait abordé le demandeur en vue de le recruter, et non pour qu’il réponde des crimes qu’il avait pu commettre. La NAP s’était informée pour la dernière fois en 1992 de l’endroit où se trouvait le demandeur, et aucun renseignement ne donne à penser qu’elle ait jamais abordé un autre membre de sa famille, même si le demandeur allègue que son cas est maintenant devenu public parce que les causes sont publiées sur le site Web de la Cour et dans les journaux communautaires. De plus, selon une réponse à une demande d’information de 2006 publiée sur le site de la CISR, si la NAP continuait « d’exercer des pressions en vue d’obtenir des changements sociaux et une vie meilleure pour les pauvres », elle s’occupait surtout maintenant d’extorquer des fonds en percevant des « taxes ». Enfin, au vu des indications données par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] ACF no 1189 (QL) (CAF), le demandeur pourra obtenir la protection de l’État s’il retourne aux Philippines.

[17]           L’agente a conclu que le retour de M. Sabadao aux Philippines ne lui ferait pas subir de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Même s’il allègue avoir été désigné comme criminel de guerre, le risque qu’il court n’est pas plus élevé. L’agente a estimé que M. Sabadao pourrait obtenir la protection de l’État en dépit de son implication passée auprès du gouvernement Marcos. Elle a reconnu que le demandeur éprouverait certaines difficultés à se réadapter à la vie aux Philippines étant donné qu’il était au Canada depuis plus de 20 ans, mais qu’il pourrait compter sur sa mère et sur sa fratrie pour l’aider à se réintégrer.

III.             Questions en litige

[18]           Je conviens avec les parties que les questions soulevées par la présente demande sont les suivantes :

A.                L’agente a‑t‑elle tenu compte de l’évolution juridictionnelle récente dans son évaluation des motifs d’interdiction de territoire?

B.                 L’agente a‑t‑elle fait une évaluation raisonnable de l’établissement du demandeur au Canada?

C.                 L’agente s’est‑elle montrée réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant?

D.                L’agente a‑t‑elle commis une erreur en appréciant les risques pour le demandeur et les difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives que subirait sa famille s’il était renvoyé aux Philippines?

IV.             Analyse

[19]           Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande CH est celle du caractère raisonnable, étant donné que la décision soulève des questions mixtes de fait et de droit : voir, par exemple, Kobita c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1479, aux paragraphes 14 à 16; Sultana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 533, au paragraphe 17; Miller c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1173, au paragraphe 14; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18.

[20]           Lorsqu’elle procède au contrôle judiciaire de la décision d’un agent selon la norme du caractère raisonnable, la Cour ne doit pas intervenir si la décision de l’agent est transparente et justifiable, et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il n’appartient pas à la cour de révision de pondérer à nouveau les éléments de preuve présentés à l’agent, ni de substituer à la décision l’issue qui serait à son avis préférable : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Dans la mesure où la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et que le processus décisionnel est transparent, intelligible et justifié, la décision sera jugée raisonnable.

A.                L’agente a‑t‑elle tenu compte de l’évolution juridictionnelle récente dans son évaluation des motifs d’interdiction de territoire?

[21]           Le demandeur affirme que le rejet de sa demande d’asile était fondé sur l’application du droit en vigueur en 1993, et que le statut de réfugié lui serait vraisemblablement accordé aujourd’hui par suite de l’arrêt Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], rendu récemment par la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire‑là, le concept de complicité a été resserré de manière à exclure la complicité par simple association ou acquiescement passif. La Cour suprême a statué que le critère servant à établir la complicité devait être « axé sur la contribution », c’est‑à‑dire un critère qui requiert une contribution volontaire, consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe. Bien que la décision concernant la demande d’asile constitue chose jugée, le demandeur soutient que l’agente aurait néanmoins du revoir l’interdiction de territoire prononcée contre lui à la lumière du nouveau critère établi dans l’arrêt Ezokola.

[22]           Je conviens avec l’avocat du demandeur que l’autorité de la chose jugée ne peut constituer un obstacle dans le cadre d’une demande CH. Les décisions rendues par la SSR et la SA ont force obligatoire en ce qui a trait à la question précisément en jeu dans la présente instance, c’est‑à‑dire l’interdiction de territoire. Sur cet aspect particulier, ces décisions sont définitives et ne sauraient être revues par l’agente, étant donné surtout que la Cour a rejeté la demande de contrôle présentée par le demandeur à l’encontre de la décision de la SA. Cela étant dit, les agents doivent doit tenir compte de l’évolution récente de la jurisprudence, dans le but non pas d’infirmer indirectement ou implicitement une décision définitive, mais bien de mettre ce facteur en balance avec les autres considérations d’ordre humanitaire. L’avocat du défendeur l’a même reconnu à l’audience, et c’est précisément ce que l’agente a fait dans ses motifs. Si une nouvelle interprétation jurisprudentielle d’une disposition sur l’interdiction de territoire avait pour effet que la demande d’asile du demandeur aurait pu tourner autrement, l’agente devait certainement en tenir compte dans l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire.

[23]           Malheureusement pour le demandeur, l’arrêt Ezokola ne lui est d’aucun secours. Dans cette affaire-là, la Cour suprême devait décider si l’appelant, qui avait travaillé à la Mission permanente de la République démocratique du Congo, pouvait être reconnu complice de crimes contre l’humanité commis par son gouvernement, même s’il n’avait participé à aucun de ces crimes. La question est énoncée clairement dès le départ (au paragraphe 4) :

Le présent pourvoi porte sur la distinction entre l’association et la complicité. La question consiste à déterminer si un haut fonctionnaire peut se voir refuser le droit d’asile parce qu’il a exercé ses fonctions pour le compte d’un gouvernement qui s’est livré à des crimes internationaux. Notre Cour doit décider du degré de connaissance d’une activité criminelle et de participation à celle‑ci qui justifie le refus à l’acteur secondaire de la protection accordée aux réfugiés. Autrement dit, aux fins de l’art. 1Fa), à quelles conditions la seule association devient‑elle complicité coupable?

[24]           Dans le présent cas, la SSR a exclu le demandeur, ayant conclu qu’il y avait des motifs sérieux de croire que le demandeur avait non seulement été complice d’actes de torture perpétrés contre des êtres humains, mais avait aussi personnellement participé à des crimes de guerre en tuant des membres de la NAP sur les ordres du gouvernement. De plus, le demandeur avait été déclaré interdit de territoire par la Section d’arbitrage, conformément à ce qui constitue maintenant l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, parce qu’il y avait des motifs de croire qu’il avait commis une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité, LC 2000, c 4. Lors du contrôle judiciaire de cette décision, la juge Gauthier s’est exprimée ainsi :

[28]      Même si la Cour était d’avis que la décision de la CISR au sujet de la complicité était déraisonnable, elle ne pourrait pas en dire de même au sujet de la conclusion voulant que M. Sabadao ait activement participé aux opérations militaires contre la NAP et ait effectivement tué sur les ordres de son gouvernement.

[29]      En fait, la preuve à ce sujet était contradictoire. Comme je l’ai déjà mentionné, le demandeur a dit avoir tué sur les ordres de son gouvernement. Aucun élément de preuve ne démontre que le demandeur se soit trouvé dans une situation où cela aurait pu se produire sauf lorsqu’il protégeait les villageois contre la NAP à Abra.

[30]      La CISR a passé en revue les explications données par M. Sabadao et a dit pourquoi elle ne les acceptait pas.

[31]      Ces conclusions de fait ne sont pas déraisonnables ni, à plus forte raison, manifestement déraisonnables. La Cour ne peut tout simplement substituer sa propre appréciation de la preuve à celle de la CISR.

Sabadao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 292, aux paragraphes 28 à 31.

[25]           Par conséquent, l’agente n’avait pas l’obligation de tenir compte des modifications apportées au droit par suite de l’arrêt Ezokola rendu par la Cour suprême, étant donné qu’elles n’étaient pas pertinentes dans le contexte du présent dossier.

B.                 L’agente a‑t‑elle fait une évaluation raisonnable de l’établissement du demandeur au Canada?

[26]           S’il est citoyen des Philippines, le demandeur affirme toutefois n’être pas allé là‑bas depuis plus de 20 ans. Bien que l’agente soutienne qu’il s’adaptera sans problème à la vie aux Philippines parce que sa mère et sa fratrie y vivent toujours, elle a omis de prendre en considération le fait que les membres de sa famille immédiate, à savoir sa femme et son fils, vivent au Canada. Le fait que son statut au Canada a été incertain pendant la plus grande partie de son séjour ici, ajoute‑t‑il, n’enlève rien au temps qu’il a passé et à la vie qu’il a bâtie dans ce pays. Compte tenu de son âge et de l’âge de sa femme, le demandeur soutient qu’il est déraisonnable de leur demander de bâtir leur vie dans un nouveau pays ou de vivre séparés, dans deux pays différents.

[27]           Bien que la Cour soit sensible au triste sort du demandeur, elle ne saurait conclure que l’agente a négligé des facteurs importants dans son évaluation. En fait, l’agente a bel et bien déterminé que l’établissement du demandeur au Canada constituait un facteur favorable dans son examen. Elle était également bien consciente des difficultés que comportait le fait de s’établir à nouveau dans un autre pays après avoir vécu au Canada plus de 20 ans. Elle a néanmoins conclu que ces difficultés n’étaient pas excessives, étant donné que le demandeur avait encore de la famille aux Philippines et que sa femme pourrait l’accompagner, étant elle‑même née aux Philippines et ayant encore certains parents là-bas.

[28]           De toute évidence, le demandeur n’approuve pas le poids accordé aux différents facteurs par l’agente, mais il est bien établi qu’il n’appartient pas à la Cour de pondérer à nouveau ces facteurs : voir, par exemple, Nkitabungi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 331; Zabsonre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 499, au paragraphe 27. En outre, il ne faut pas oublier que, jusqu’en 2001, le demandeur est demeuré au Canada parce qu’il avait fait de fausses déclarations en vue d’obtenir le statut de résident permanent au moyen d’une demande de parrainage. Même s’il était retenu que le demandeur n’a pas menti quand il a indiqué dans sa demande de résidence permanente n’avoir jamais été impliqué dans la perpétration de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité parce qu’il a fait une annotation selon laquelle sa demande d’asile avait été rejetée, il n’en demeure pas moins qu’il a été déclaré interdit de territoire en 2001, qu’il a par conséquent perdu son statut de résident permanent et qu’une mesure d’expulsion a été prise contre lui. Les nombreuses tentatives qu’il a ensuite faites pour régulariser sa situation ont toutes échoué (deux ERAR défavorables en 2003 et en 2006, demande de parrainage conjugal rejetée en 2006, et demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire rejetées à l’égard de ces décisions). Dans ces circonstances, le demandeur ne peut avancer qu’il a déjà eu une expectative légitime de pouvoir demeurer au Canada.

[29]           Tout compte fait, j’estime donc que l’analyse et la décision de l’agente en ce qui concerne l’établissement du demandeur au Canada étaient totalement raisonnables.

C.                 L’agente s’est‑elle montrée réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant?

[30]           Le demandeur soutient que l’agente ne s’est pas montrée réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de son fils, qui est financièrement dépendant et qui subirait de réelles répercussions psychologiques par suite du départ de son père. L’agente aurait également manqué aux principes de justice naturelle en n’invitant pas le demandeur à mettre à jour les évaluations psychologiques concernant les conséquences que son renvoi du Canada aurait sur lui et sur sa famille immédiate (et plus particulièrement sur son fils), puis en se fondant sur le fait que ces évaluations dataient (elles remontaient à 2003 et à 2006) pour leur accorder peu de poids.

[31]           Là encore, je ne puis conclure que la décision de l’agente était déraisonnable. Le fils du demandeur avait 19 ans à l’époque où l’agente a évalué la demande CH. L’intérêt supérieur de l’enfant doit généralement être pris en considération quand l’enfant a moins de 18 ans, sauf en cas de circonstances exceptionnelles. Dans l’affaire qui nous occupe, l’agente s’est penchée sur la situation du fils du demandeur et a conclu que, sans la présence de son père dans sa vie quotidienne, le fils subirait certaines difficultés en apprenant à vivre en autonomie, mais que ces difficultés n’étaient excessives pour un jeune homme sain de corps et d’esprit.

[32]           Les agents doivent assurément se montrer réceptifs, attentifs et sensibles à l’intérêt supérieur des enfants : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75. Toutefois, je suis d’accord avec l’avocat du défendeur pour dire que la présence d’enfants ne dicte pas un résultat précis. Comme la Cour d’appel fédérale l’a énoncé dans l’arrêt Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 12, « [c]e n’est pas parce que l’intérêt des enfants voudra qu’un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada [...] que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent ». Voir aussi Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, aux paragraphes 4 à 7; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, aux paragraphes 37 à 39. Le degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi du parent exposera l’enfant doit être pondéré par rapport à d’autres considérations d’intérêt public, comme la répulsion que les crimes contre l’humanité inspirent au Canada.

[33]           L’argument selon lequel l’agente aurait dû inviter le demandeur à mettre à jour l’évaluation psychologique de 2006 est, quant à lui, non fondé. Dans une lettre envoyée en mai 2013, le demandeur était invité à fournir tout autre document ou renseignement qui, à son avis, pouvait être pertinent pour sa demande. L’agente n’avait pas besoin d’être plus précise ni d’expliquer les conclusions qu’elle pouvait tirer de l’absence d’évaluation psychologique plus récente. Il incombait au demandeur d’établir, à la satisfaction de l’agente, que sa situation globale justifiait que les exigences applicables à sa demande de visa de résident permanent soient levées pour des considérations d’ordre humanitaire. Si le demandeur estimait que son renvoi éprouverait son fils au point de justifier l’attention de l’agente, il avait la responsabilité de soulever cet argument et de l’étayer en produisant l’information la plus actuelle possible.

D.                L’agente a‑t‑elle commis une erreur en appréciant les risques pour le demandeur et les difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives que subirait sa famille s’il était renvoyé aux Philippines?

[34]           En ce qui concerne ce moyen, les observations présentées par le demandeur sont, à tout le moins, hermétiques. Dans le mémoire écrit, seulement trois des vingt paragraphes figurant sous cette rubrique portent vraiment sur cette question, et l’avocat ne l’a même pas abordée dans sa plaidoirie. Le demandeur soutient essentiellement qu’il pourrait encore être pris pour cible par la NAP, qui continue de tuer des civils et des représentants du pouvoir de l’État.

[35]           Les risques allégués par le demandeur sont essentiellement les mêmes que ceux qu’il invoquait à l’appui de sa demande d’asile et de sa demande d’ERAR, qui ont toutes deux été rejetées. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, le demandeur a retiré sa demande d’autorisation à l’encontre de la décision de la SSR, et la demande de contrôle judiciaire de la décision relative au deuxième ERAR a été rejetée par la Cour fédérale. L’agente a néanmoins effectué une évaluation approfondie de ces mêmes risques et conclu qu’ils ne justifiaient pas qu’une dispense soit accordée pour des considérations d’ordre humanitaire. Tout d’abord, le demandeur n’a produit aucun élément de preuve établissant que des membres de la NAP s’étaient informés de l’endroit où il se trouvait depuis 1992. Des membres de sa famille, y compris son frère jumeau qui fait partie de la marine des Philippines, vivent encore aux Philippines. De plus, la NAP est devenue une entreprise qui s’intéresse davantage à de frauduleuses manœuvres lucratives d’extorsion qu’au changement social. Enfin, le demandeur a reçu un certificat d’absence de casier judiciaire des Philippines, qui atteste que rien ne lui est reproché, et des éléments de preuve indiquent qu’il pourra obtenir la protection de l’État au besoin.

[36]           Dans ces circonstances, l’agente n’a pas commis d’erreur dans son évaluation des risques auxquels serait exposé le demandeur s’il était renvoyé aux Philippines.

V.                Conclusion

[37]           Après avoir soigneusement examiné la décision contestée et les observations du demandeur, j’estime que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Il est bien sûr malheureux que le gouvernement ait mis sept ans pour traiter la demande CH du demandeur, ce qui a prolongé la durée de son établissement au Canada et rendu son renvoi encore plus pénible. Toutefois, ce facteur n’est pas suffisant en soi pour faire pencher la balance en faveur du demandeur. Il convient de féliciter M. Sabadao d’avoir changé de vie depuis son arrivée au Canada mais, en définitive, il faut mettre ce facteur en balance avec l’engagement pris par le Canada de ne pas devenir un refuge pour ceux qui ont commis des crimes contre l’humanité. L’agente a finalement tiré une conclusion défavorable au demandeur, et rien ne justifie l’intervention de la Cour quant à cette décision.

[38]           L’avocat du demandeur a proposé sept questions aux fins de certification. Toutefois, aucune ne satisfait au critère établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Liyanagamage, [1994] ACF no 1637 (CA), au paragraphe 4 :

Lorsqu’il certifie une question sous le régime du paragraphe 83(1), le juge des requêtes doit être d’avis que cette question transcende les intérêts des parties au litige, qu’elle aborde des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale [...] et qu’elle est aussi déterminante quant à l’issue de l’appel.

[39]           La première question proposée par le demandeur consiste à savoir si l’agente qui a examiné la demande CH devait tenir compte de l’arrêt Ezokola même s’il ne permettait pas de trancher la question de la complicité. Je conviens avec le défendeur que cette question ne se pose pas au regard des faits de l’espèce. Comme je l’ai indiqué plus tôt, le demandeur en l’espèce a été exclu en raison de sa participation directe à des crimes contre l’humanité. Le nouveau critère établi par la Cour suprême dans l’arrêt Ezokola ne s’applique pas au cas du demandeur. Par conséquent, il est clair que la question proposée n’aurait pas d’incidence sur un appel.

[40]           Quant à elles, les six autres questions proposées par le demandeur ne sont étayées par aucun argument et se rapportent nettement aux faits particuliers de l’espèce. Elles ne transcendent donc pas les intérêts des parties au litige et ne satisfont certainement pas au critère de la certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4860-13

 

INTITULÉ :

DANIUS SABADAO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AVril 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 AOÛT 2014

 

COMPARUTIONS :

Julius Grey

Cornelia Zvezdin

 

POUR Le demandeur

 

Gretchen Timmins

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grey Casgrain

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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