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Date : 20140820


Dossier : IMM-2781-13

Référence : 2014 CF 808

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 août 2014

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

OLGA LUCIA HERNANDEZ MONTOYA

GABRIELA LOPERA HERNANDEZ

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Les demanderesses sont des citoyennes colombiennes. Lucia Hernandez Montoya est la mère de la seconde demanderesse, Gabriela Lopera Hernandez. Elles ont toutes deux quitté la Colombie au début du mois de décembre 2012, et elles sont arrivées au Canada le 18 décembre 2012. À leur arrivée, elles ont immédiatement demandé l’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), parce qu’elles craignaient les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) dont elles étaient devenues des cibles du fait de leur appartenance à un groupe social.

[2]               La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leur demande. La SPR n’a pas remis en cause le récit des demanderesses, mais elle a conclu qu’elles n’avaient pas démontré que la protection de l’État serait inadéquate si elles devaient retourner en Colombie.

[3]               Les demanderesses soutiennent que cette conclusion est déraisonnable, compte tenu du fait qu’il y a au dossier un nombre important d’éléments de preuve montrant que la protection offerte par l’État est encore tout à fait inadéquate pour les personnes que les FARC prennent pour cible.

[4]               Pour les motifs suivants, je suis d’avis que cette conclusion était effectivement déraisonnable et que, par conséquent, il convient d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

II.                Le contexte

A.                La crainte alléguée des demanderesses

[5]               Mme Montoya fait valoir, à l’appui de sa demande d’asile et de celle de sa fille, que sa famille est depuis longtemps la cible des FARC. Notamment, elle soutient que les FARC ont tué trois de ses oncles et proféré des menaces à l’endroit de ses parents en 2000, contraignant finalement ses parents, son frère et sa sœur à quitter le pays.

[6]               Toutefois, elle n’a pas fui le pays avec eux, restant plutôt en Colombie avec son mari, qui avait ouvert une boutique virtuelle. À la fin de 2003, ils ont à leur tour été pris pour cible par les FARC, qui ont commencé à extorquer de l’argent au mari de Mme Montoya, en lui demandant de leur verser deux millions de pesos tous les mois. Son mari a effectué ces versements pendant plusieurs années, mais, en janvier 2007, il aurait porté plainte à la police et essayé de rallier d’autres chefs d’entreprise à sa cause. Il a été assassiné quelques mois plus tard. Toutefois, la police n’est pas parvenue à identifier de suspects.

[7]               Mme Montoya a déclaré que, à la suite du décès tragique de son mari, la police lui a conseillé de quitter le domicile qu’elle occupait. C’est ce qu’elle a fait, déménageant dans une autre partie de la ville de Bogota, où elle résidait. Elle a alors ouvert une boutique de vêtements, mais, en juin 2012, les FARC ont laissé une lettre à son lieu d’affaires, par laquelle ils lui demandaient de verser deux millions de pesos par mois en plus de la menacer. La demanderesse affirme qu’elle a fait part de ces menaces et de cette tentative d’extorsion au Bureau du procureur général et qu’elle a ensuite déménagé, pour sa propre sécurité ainsi que pour celle de sa fille, à Ibagué, ville située à quatre heures de Bogota.

[8]               Une fois qu’elle s’est retrouvée à Ibagué, le Bureau du procureur général a communiqué avec elle et lui a demandé d’identifier certains membres des FARC. Toutefois, les FARC l’ont retrouvée en dépit du fait qu’elle avait déménagé, et ils l’ont convaincue de refuser en usant d’intimidation. La demanderesse fait valoir que, le 10 décembre 2012, alors qu’elle se trouvait à Medellín, où elle avait de la parenté, un membre des FARC a essayé de l’enlever, mais elle s’est échappée. Elle a quitté la Colombie deux jours plus tard.

B.                 La décision de la SPR

[9]               Le 7 mars 2013, la SPR a rejeté la demande d’asile des demanderesses. Elle a conclu que la protection offerte par l’État, quoiqu’imparfaite, était à présent adéquate en Colombie, après des années de luttes contre des guérillas et des groupes paramilitaires puissants. Bien que la SPR ait reconnu que la Colombie faisait toujours face à des problèmes relatifs à des conflits internes, à la drogue, à la violence, à la corruption et à un système judiciaire inefficace, elle a conclu que l’incidence globale des crimes associés aux FARC, bien qu’elle n’ait pas été complètement éradiquée, avait beaucoup diminué au cours des dernières années en raison des politiques et des programmes gouvernementaux de démobilisation.

[10]           Notamment, la SPR a conclu que Mme Montoya n’avait pas offert aux autorités colombiennes l’occasion de donner suite à ses plaintes, et qu’elle n’avait pas, par conséquent, épuisé tous les recours qui étaient à sa disposition dans son pays avant de demander l’asile, comme elle était tenue de le faire.

[11]           À cet égard, la SPR a souligné que la police et le Bureau du procureur général avaient pris des mesures en enregistrant les plaintes de Mme Montoya et en enquêtant sur les crimes qu’elle avait portés à leur attention. On a également souligné le fait que Mme Montoya avait quitté le pays avant de recevoir les résultats de ces enquêtes et qu’elle n’avait pas gardé le contact avec les autorités colombiennes.

[12]           La SPR a conclu, par conséquent, que les demanderesses n’avaient pas prouvé que la protection offerte par l’État était déficiente, et que cela suffisait à rejeter leurs demandes présentées tout aussi bien au titre de l’article 96 que de l’alinéa 97(1)b) de la Loi.

C.                 La contestation par les demanderesses de la décision de la SPR

[13]           Les demanderesses remettent en cause la décision de la SPR, selon laquelle la protection offerte par l’État était adéquate, alors qu’elle disposait d’un nombre important d’éléments de preuve montrant le contraire. Bien qu’il existe une présomption selon laquelle la SPR a tenu compte de l’ensemble de la preuve, les demanderesses font valoir qu’il est possible de réfuter cette présomption quand le décideur omet de discuter des éléments de preuve qui contredisent radicalement ses conclusions.

[14]           À cet égard, elles affirment qu’elles ont expressément attiré l’attention de la SPR sur un grand nombre d’éléments de preuve montrant que la protection offerte par l’État était inadéquate. Elles affirment que la SPR a fait fi de ces éléments de preuve et que, de ce fait, elle a commis une erreur susceptible de contrôle. Elles ajoutent que la SPR a également commis une erreur susceptible de contrôle quand elle s’est, dans son analyse du caractère adéquat de la protection offerte par l’État, fondée sur le fait que la Colombie avait mis en place des politiques visant à aider les victimes de crimes sans examiner la question de savoir si ces politiques étaient efficaces de quelque manière que ce soit. Elles affirment que cela contredit l’approche qui a été adoptée à maintes reprises par la Cour, laquelle exige que la protection de l’État soit adéquate dans les faits, et non juste en théorie.

[15]           Du fait de ces erreurs, les demanderesses se plaignent du fait que la SPR a ensuite apprécié leurs tentatives d’avoir accès à la protection de l’État, alors qu’il ne leur incombait nullement de demander la protection de la Colombie, considérant qu’il ressort de la preuve qu’une telle protection n’était pas disponible.

III.             La question en litige et la norme de contrôle

[16]           La question principale en l’espèce est de savoir si la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en concluant qu’il n’était pas possible d’accepter la demande d’asile des demanderesses, parce que la protection de l’État était disponible en Colombie pour les personnes se trouvant dans une situation semblable à la leur.

[17]           Le ministre défendeur (le ministre) affirme que la norme de contrôle applicable en l’espèce est la norme de la décision raisonnable.

[18]           J’en conviens avec le ministre. En l’espèce, les demanderesses contestent en fait la manière dont la SPR a traité la preuve et sa conclusion selon laquelle la protection offerte par l’État était adéquate. Il s’agit de questions de fait et mixtes de fait et de droit qu’il convient d’examiner selon la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir), au paragraphe 53; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004 (Ruszo), aux paragraphes 20 à 22; Gulyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 254, 429 FTR 22, au paragraphe 37).

[19]           À cet égard, il est bien établi que, pour être raisonnable, une décision doit être transparente, justifiable, intelligible, et pouvoir se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 (Khosa), au paragraphe 59). Cela signifie que les motifs de la décision doivent « permett[re] à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve-et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16).

[20]           Toutefois, avant de poursuivre l’analyse relative à cette question, il convient d’examiner une question préliminaire, celle du dépôt tardif de la présente demande de contrôle judiciaire.

IV.             La demande de prorogation de délai des demanderesses

[21]           Les demanderesses ont déposé leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 12 avril 2013, soit huit jours après le délai prévu aux alinéas 72(2)b) et 169f) de la Loi. Par conséquent, elles ont demandé une prorogation du délai imparti pour déposer leur demande. On leur a finalement accordé l’autorisation demandée, mais le juge saisi de la demande d’autorisation n’a pas examiné la question de la prorogation du délai.

[22]           Selon le paragraphe 6(2) des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, et modifications, il est normalement statué sur une demande de prorogation de délai en même temps que sur la demande d’autorisation. Dans le cas contraire, c’est le juge saisi de la demande d’autorisation qui a la compétence voulue pour examiner la demande de prorogation de délai (Deng c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 59, au paragraphe 17).

[23]           La Cour d’appel fédérale a défini le critère applicable aux demandes de prorogation de délai dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hennelly, 244 NR 399, [1999] ACF no 846 (QL), au paragraphe 3. Ce critère exige généralement d’un demandeur qu’il démontre : 1) une intention constante de poursuivre sa demande; 2) le bien‑fondé de sa demande; 3) que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai; 4) qu’il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

[24]           En l’espèce, la raison du retard est que l’avocat des demanderesses a d’abord fait appel de la décision devant la Section d’appel des réfugiés. Toutefois, l’alinéa 110(2)d) de la Loi proscrit de tels appels quand les demandeurs sont arrivés au Canada d’un pays désigné par règlement et avec lequel le Canada a conclu une entente de partage de responsabilité en matière de protection des réfugiés. En l’espèce, les demanderesses sont entrées au Canada en passant par les États-Unis d’Amérique, qui fait partie de ces pays selon l’article 159.3 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[25]           L’avocat des demanderesses a vite compris son erreur et a présenté la présente demande huit jours plus tard. Le ministre ne conteste pas la présentation tardive de la présente demande.

[26]           Je suis convaincu que les demanderesses satisfont au critère relatif à la prorogation de délai. Premièrement, bien que le premier appel ait été interjeté auprès du mauvais organisme, il l’a été à temps, ce qui démontre l’existence d’une intention constante de remettre en cause la décision de la SPR. Deuxièmement, on n’aurait pas accordé d’autorisation si la demande avait été dénuée de fondement. Troisièmement, le retard était court, et le défendeur n’a pas subi de préjudice, comme le montre le fait que le ministre ne remet pas en question la demande de prorogation de délai. Quatrièmement, la Section d’appel des réfugiés est un nouvel organisme, et l’erreur commise par l’avocat des demanderesses est compréhensible. Par conséquent, cela explique le retard de manière raisonnable.

V.                Analyse

A.                La thèse des parties

[27]           Comme je l’ai déjà souligné, la contestation par les demanderesses de la décision de la SPR comporte deux volets.

[28]           Premièrement, elles affirment que la SPR a fait fi d’un nombre abondant d’éléments de preuve pertinents contredisant sa conclusion selon laquelle la protection offerte par l’État était adéquate en Colombie, et que, quoi qu’il en soit, la SPR avait appliqué le mauvais critère pour parvenir à cette conclusion.

[29]           Deuxièmement, les demanderesses font valoir que la SPR a commis une erreur en exprimant de l’insatisfaction relativement à leurs tentatives de se placer sous la protection de l’État, parce que ce n’est que dans les situations où la protection offerte par l’État pourrait raisonnablement être disponible que le fait que les demandeurs d’asile n’aient pas fait de démarches auprès de l’État afin d’obtenir sa protection entraînera le rejet de leur demande d’asile.

[30]           Au premier argument des demanderesses, le ministre répond que, dans sa décision, la SFR n’avait pas à renvoyer à chaque élément de preuve et qu’elle avait le droit de préférer certains documents relatifs à la situation régnant dans le pays en cause à d’autres et de conclure que, selon la prépondérance des éléments de preuve relatifs à la situation régnant dans le pays, on pouvait conclure que la protection offerte par l’État était maintenant adéquate en Colombie pour les victimes de crimes, et particulièrement pour les victimes de crimes commis par les FARC. Notamment, le ministre renvoie aux éléments de preuve concernant la démobilisation des FARC, leur perte d’influence et la baisse de la criminalité comme à autant d’indicateurs du fait que les efforts de l’État visant à être en mesure d’offrir sa protection aux victimes des crimes commis par les FARC ont porté leurs fruits.

[31]           En réponse au second argument des demanderesses, le ministre insiste sur le fait que la raison d’être de l’asile est de constituer une protection de substitution, et on ne peut la demander, par conséquent, que dans les situations où un demandeur d’asile a demandé à bénéficier de la protection offerte par son État d’origine, en vain. Le ministre affirme que ce n’est pas le cas en l’espèce, considérant que la preuve montre que la police a produit des rapports et lancé des enquêtes quand les demanderesses sont allées la voir.

B.                 L’appréciation de la preuve par la SPR est entachée d’un vice fatal

1)                  Les principes de droit applicables

[32]           Le ministre a à juste titre affirmé que la SPR est réputée avoir examiné l’ensemble de la preuve, et qu’elle n’avait pas, dans sa décision, à renvoyer à tous les éléments de preuve documentaire dont elle était saisie (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL), au paragraphe 1).

[33]           Toutefois, il est tout aussi juste d’affirmer, à l’instar des demanderesses, que, quand il y a au dossier un nombre important d’éléments de preuve qui contredisent directement un élément essentiel d’une conclusion, une omission de la part du décideur d’étudier cette preuve ou d’expliquer pourquoi il n’en a pas tenu compte peut amener à déduire qu’il a rendu sa décision « sans tenir compte des éléments dont il dispos[ait] », et cette décision est, par conséquent, susceptible de contrôle sur ce fondement, comme le prévoit l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CAF 177, [2012] 1 RCF 257, au paragraphe 38, dans lequel on cite la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425 (QL) (Cepeda-Gutierrez), au paragraphe 17; (Toriz Gilvaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 598).

[34]           Le fait qu’un décideur fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve étayant ses conclusions, mais qu’il reste par ailleurs muet à l’égard d’éléments de preuve faisant pencher la balance en faveur de la conclusion inverse peut également conduire à la même déduction (Cepeda-Gutierrez, précitée, au paragraphe 17).

[35]           Je reconnais que la déduction selon laquelle un décideur a rendu sa décision sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait peut être plus difficile à tirer quand les éléments de preuve dont on n’a prétendument pas tenu compte sont des documents relatifs à la situation qui règne dans un pays. Comme la Cour l’a souligné dans sa décision récente, Vargas Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114 (Bustos), l’énorme volume et la diversité de la preuve documentaire relative à la situation qui règne dans un pays fera souvent en sorte qu’il sera peu pratique d’un point de vue administratif d’exiger d’un décideur qu’il précise méticuleusement quel poids il accorde à chaque document (Bustos, aux paragraphes 35 à 39).

[36]           Toutefois, comme la Cour l’a également souligné dans la décision Bustos, précitée, si la preuve contradictoire dont on n’a pas tenu compte est abondante et que le décideur n’explique pas quels éléments de preuve documentaire appuient ses conclusions, il pourrait alors être plus facile de conclure que la décision était déraisonnable (Bustos, au paragraphe 39).

[37]           Voici, selon moi, ce qui s’est produit en l’espèce.

2)                  La preuve documentaire sur laquelle la SPR s’est fondée n’appuie pas sa conclusion selon laquelle la protection de l’État est disponible

[38]           La SPR a raisonnablement conclu que les FARC avaient dû faire face à une diminution majeure de leur effectif militaire depuis 2005, mais le rapport sur lequel elle s’est appuyée faisait également état de la conclusion selon laquelle les FARC étaient [traduction] « diminuées, mais pas vaincues » (dossier certifié du tribunal, vol. 1, à la page 118). Comme la Cour l’a fait observer dans la décision Bustos, précitée, « [l]a réduction des capacités militaires des FARC ne signifie pas que l’État peut protéger les gens ayant été spécifiquement pris pour cibles par les FARC à des fins de harcèlement ou d’extorsion » (Bustos, précitée, au paragraphe 40).

[39]           En l’espèce, la SPR, pour appuyer sa conclusion selon laquelle [traduction] « la protection de l’État, quoiqu’imparfaite, est disponible pour les victimes de crimes » en Colombie, s’est fondée sur un long extrait du résumé du rapport sur la Colombie que le Département d’État a produit dans sa série de rapports intitulés Country Reports on Human Rights Practices (Rapports nationaux sur les pratiques en matière de droits de la personne) pour 2011 (24 mai 2012) (le rapport du Département d’État).

[40]           Le problème que cette preuve pose est que, en dehors du fait qu’elle précise que le président de la Colombie a été élu démocratiquement en juin 2010, il est difficile de voir dans quelle mesure elle est pertinente à l’égard de la question de savoir si l’État peut protéger les demanderesses.

[41]           Cela étant dit, cet extrait du rapport du Département d’État a tendance à appuyer la demande des demanderesses, étant donné qu’il révèle ce qui suit :

                 (i)                        Le conflit armé interne a continué d’opposer le gouvernement et les organisations terroristes, notamment les FARC et l’Armée de libération nationale (l’ELN);

               (ii)                        L’impunité et un système judiciaire inefficace soumis à l’intimidation a limité la capacité de l’État à poursuivre efficacement les personnes accusées de violation des droits de la personne et de traduire en justice les anciens paramilitaires;

             (iii)                        Des groupes armés illégaux, comme les FARC, l’ELN, et les groupes criminels organisés dont font partie d’anciens paramilitaires, ont perpétré de nombreux actes de violence, parmi lesquels : des assassinats politiques; l’assassinat de membres de la famille des membres des forces de sécurité publique et de représentants locaux; l’utilisation généralisée de mines terrestres; des enlèvements et des disparitions forcées; la subornation et l’intimidation de juges, de procureurs et de témoins; des violations du droit relatif à la protection des renseignements personnels; des restrictions à la liberté de mouvement; le recrutement généralisé et l’utilisation d’enfants soldats; des attaques contre les défenseurs des droits de la personne; de la violence contre les femmes, y compris des viols et des avortements forcés; du harcèlement, de l’intimidation et des assassinats visant des enseignants et des syndicalistes;

             (iv)                        Les groupes armés illégaux ont continué d’être responsables de la plupart des cas de déplacements forcés dans le pays.

[42]           En dehors de cet extrait du rapport du Département d’État, la seule autre source à laquelle la SPR fait référence dans sa décision est le point 7.3 du Cartable national de documentation : Réponse à la demande d’information, COL104011.EF (30 mars 2012). La SPR affirme que ce document prouve que les autorités colombiennes cherchent à améliorer la situation qui règne dans le pays en matière de sécurité et qu’elle continue de mettre en œuvre des programmes visant à améliorer la protection offerte. Notamment, à cet égard, la SPR renvoie à deux programmes, au paragraphe 20 de sa décision : l’Unité nationale de protection et le Programme de protection des victimes et des témoins.

[43]           On ne sait pas avec certitude pourquoi la SPR a considéré que les éléments de preuve contenus dans le Cartable national de documentation étaient pertinents, étant donné que la SPR n’a pas examiné si l’Unité nationale de protection et le Programme de protection des victimes et des témoins avaient véritablement amélioré la protection offerte par l’État et s’il s’agissait, par conséquent, de plus que de simples tentatives d’amélioration. Comme la Cour l’a déclaré à maintes reprises, bien que les efforts déployés par les États soient effectivement pertinents pour apprécier la protection offerte par ceux‑ci, ces efforts ne sont ni déterminants ni suffisants. Ce qui importe est de savoir si ces efforts ont « dans les faits, véritablement engendré une protection adéquate de l’État” » (Meza Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364, au paragraphe 16, citant la décision Beharry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 111, 383 FTR 161, au paragraphe 9; Jaroslav c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 634, 390 FTR 248, au paragraphe 75).

[44]           En l’espèce, le même document contenant les renseignements que la SPR a consultés au sujet de ces deux programmes décrit longuement en quoi ces programmes sont inefficaces. Ce document cite pour cela de nombreuses sources, parmi lesquelles le passage suivant :

Dans son rapport d’évaluation, le Bureau du procureur général de la nation écrit que les retards dans le traitement des demandes de protection sont fréquents et que le traitement des demandes nécessite [traduction] « plus de deux mois » (ibid. janv. 2011, sect. 4.2). De plus, le Bureau du procureur général de la nation a constaté que les autorités régionales [traduction] « font peu ou ne font rien » en ce qui concerne la protection, et que les gouverneurs et les municipalités n’ont pas de [traduction] « plans de sécurité stratégiques pour les populations vulnérables » (ibid.). Il conclut en affirmant que la Direction pour les droits de la personne, du ministère de l’Intérieur et de la Justice et responsable des programmes de protection en Colombie, [traduction] « ne remplit pas réellement sa fonction consistant à diriger et à coordonner » de tels programmes (ibid.). Il souligne également que la Police nationale n’assume pas pleinement sa responsabilité voulant qu’elle fasse des [traduction] « rondes » de surveillance (dossier certifié du tribunal, vol. 1, à la page 179).

[45]           Dans la Réponse à la demande d’information, on ajoute qu’il n’existe pas suffisamment de ressources pour financer adéquatement des programmes tels que l’Unité nationale de protection et le Programme de protection des victimes et des témoins, et on cite le ministre de l’Intérieur et de la Justice, qui aurait dit qu’il [traduction] « est impossible de fournir un plan de sécurité personnalisé à chaque paysan; dans certains cas, cela est fait en raison de menaces très sérieuses, mais c’est impossible à faire à grande échelle » (dossier certifié du Tribunal, vol. 1, à la page 179).

[46]           Par conséquent, aucun des documents sur lesquels la SPR s’est fondée pour conclure que la protection offerte par l’État est adéquate n’appuie vraiment une telle allégation.

3)                  La SPR n’a pas tenu compte de la preuve contredisant sa conclusion selon laquelle la protection offerte par l’État est disponible

[47]           En pareil contexte, les demanderesses ont renvoyé à de nombreux documents pour établir que la protection offerte par l’État était inadéquate, et la SPR n’a pris acte d’aucun d’entre eux. Bien que je convienne avec le ministre du fait qu’une grande partie de ces documents sont antérieurs à l’offensive qui a été menée avec succès contre les FARC, ou qu’ils ne sont pas suffisamment importants pour justifier qu’on déduise qu’on en a pas tenu compte, il y a une ou deux exceptions.

[48]           Le rapport de M. Marc Chernick, intitulé Country Conditions in Colombia Relating to Asylum Claims in Canada (La situation qui règne en Colombie par rapport aux demandes d’asile présentées au Canada) (20 août 2009), est une de ces exceptions. On y rapporte que les FARC [traduction] « continuent de financer des activités au moyen de pratiques d’extorsion massives (ce qu’ils appellent des [traduction] « taxes révolutionnaires ») et continuent d’enlever et d’assassiner des civils [traduction] « ennemis » non armés afin de poursuivre leurs objectifs, en dépit de leur capacité militaire réduite ». Dans son rapport, M. Chernick affirme que [traduction] « les FARC ont toujours la capacité d’enlever, de torturer et de tuer les personnes qu’ils considèrent comme des ennemis ». Il ajoute qu’il est clair [traduction] « que l’État de la Colombie n’est pas capable de protéger les personnes visées » et que [traduction] « [p]resque toutes les violations des droits de la personne perpétrées en Colombie demeurent impunies » (dossier certifié du Tribunal, vol. 3, aux pages 500 à 521).

[49]           À plusieurs occasions, la Cour a conclu qu’il était déraisonnable de ne pas avoir tenu compte des rapports de M. Chernick (Yepes et al c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1357, au paragraphe 10; Ortiz Rincon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1339, aux paragraphes 14 à 17).

[50]           Bien sûr, la SPR n’était pas tenue d’accepter ce rapport (Bustos, précitée, au paragraphe 34; Guevara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 242, au paragraphe 44), pas plus qu’elle n’était « tenu[e] de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale » (Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16; Herrera Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490, au paragraphe 21).

[51]           Toutefois, en l’espèce, la SPR n’a pas seulement omis d’expliquer pourquoi elle a rejeté ces éléments de preuve, mais elle a également interprété de manière erronée la preuve sur laquelle elle s’est fondée pour appuyer sa conclusion selon laquelle la protection offerte par l’État était adéquate. Le résultat final est que je ne parviens pas à comprendre comment la SPR est parvenue à la conclusion selon laquelle la protection offerte par l’État était adéquate.

[52]           Je suis d’avis que cette erreur a pour effet de remettre en question la décision de la SPR dans son ensemble. Comme les demanderesses l’affirment, le fait qu’un demandeur d’asile ait omis de faire des démarches auprès de l’État afin d’obtenir sa protection n’est pertinent que si ce demandeur ne parvient pas à montrer que de telles démarches auraient été futiles. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, la Cour suprême du Canada a déclaré que « le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale » (à la page 724).

[53]           Et comme je ne parviens pas à comprendre les raisons pour lesquelles la SPR a conclu que la protection offerte par l’État était adéquate, je ne comprends pas non plus pourquoi elle n’a pas été convaincue par les efforts que les demanderesses ont déployés pour tenter de bénéficier de cette protection.

[54]           Lorsqu’elle examine les décisions consistant à rejeter des demandes d’asile, le rôle de la Cour n’est manifestement pas de soupeser à nouveau la preuve dont le décideur a été saisi et de substituer sa propre vision des faits à celle du décideur (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, Khosa, précité, aux paragraphes 61 à 66).

[55]           Dans un cas comme celui de l’espèce, le rôle de la Cour n’est pas d’établir si les demanderesses pourraient bénéficier de la protection de l’État si elles devaient être renvoyées dans leur pays d’origine. Son rôle consiste plutôt à s’assurer que, quelle que soit la décision que la SPR rend à cet égard, cette décision soit transparente, justifiable, intelligible, qu’elle puisse se justifier au regard des faits et du droit et que ses motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, Khosa, précité, au paragraphe 59).

[56]           Cela signifie que la Cour doit s’assurer que le décideur a rendu la décision en cause en tenant compte des documents dont il disposait. Par conséquent, cela signifie que, quand il y a au dossier des éléments de preuve qui contredisent directement un élément important d’une conclusion, le décideur doit expliquer d’une façon ou d’un autre pourquoi il n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve.

[57]           Selon moi, la présente affaire est une illustration claire d’un cas où il convenait de donner une telle explication, notamment si on considère que le fait de ne pas avoir donné l’explication en question s’inscrivait dans un contexte dans lequel la preuve sur laquelle le décideur s’est fondé n’appuyait pas exactement sa conclusion.

[58]           Il est par conséquent clair à mon esprit que la SPR a pris une décision à l’égard de la demande d’asile des demanderesses sans tenir compte des documents dont elle disposait.

4)                  Les efforts faits par les demanderesses en vue d’obtenir la protection de l’État étaient adéquats dans les circonstances

[59]           En outre, j’entretiens certaines réserves au sujet des commentaires que la SPR a formulés au sujet des efforts que les demanderesses avaient déployés pour bénéficier de la protection de l’État.

[60]           Le ministre souligne à juste titre que la raison d’être de l’asile est de fournir une forme de protection de substitution, à laquelle on ne fait appel que dans les situations où un demandeur a cherché en vain à obtenir la protection de son État d’origine. Toutefois, il est également vrai que le demandeur d’asile doit seulement « démontrer qu’il n’a ménagé aucun effort objectivement raisonnable afin d’épuiser tous les recours auxquels il a raisonnablement accès avant de demander l’asile à l’étranger » (Ruszo, précitée, au paragraphe 32) [non souligné dans l’original].

[61]           En l’espèce, Mme Montoya a porté plainte à la police pour chaque crime. En fait, la SPR ne la critique que pour les raisons suivantes : 1) ne pas avoir effectué de suivi auprès de la police après le meurtre de son mari; 2) avoir quitté Bogota après la tentative d’extorsion à l’égard de sa boutique de vêtements; 3) ne pas avoir prêté assistance au Bureau du procureur général quand on lui a demandé d’aider à identifier des suspects; 4) ne pas avoir demandé aux autorités de l’informer de la progression de leurs enquêtes; 5) avoir fui le pays après la tentative d’enlèvement dont elle a fait l’objet en décembre 2012.

[62]           Toutefois, après le meurtre du mari de Mme Montoya, la police a déclaré à cette dernière qu’on communiquerait avec elle si on obtenait quelque renseignement que ce soit, mais cela ne s’est jamais produit. La raison pour laquelle la SPR a retenu contre Mme Montoya le fait que celle‑ci n’ait pas effectué de suivi auprès des autorités n’est pas claire, à moins que la SPR n’ait voulu dire que la police ne fait son travail que quand les victimes de crimes la harcèlent. Comme la Cour l’a observé dans la décision Ferko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1284, au paragraphe 60, « il était déraisonnable de la part de la Commission de s’étendre sur le manque de suivi du demandeur, puisque ce dernier avait systématiquement porté plainte à la police ».

[63]           En outre, la police a expressément conseillé à Mme Montoya de déménager après le meurtre de son mari. Il n’est pas étonnant qu’elle ait encore déménagé quand elle a de nouveau fait l’objet de menaces. En fait, elle a déclaré que c’était le conseil que la police lui avait donné quand elle avait aussi failli être enlevée (dossier certifié du Tribunal, vol. 1, aux pages 6 à 8). La raison pour laquelle la SPR a eu l’impression que le fait que Mme Montoya ait posé ce geste mesuré pour se protéger, ainsi que sa fille, avait empiété de quelque manière que ce soit sur la capacité de l’État à la protéger est nébuleuse.

[64]           En ce qui a trait au fait que Mme Montoya n’ait pas aidé le Bureau du procureur général, les FARC les avaient retrouvées, sa fille et elle, et les avaient expressément menacées en leur disant de ne pas apporter cette aide (dossier certifié du Tribunal, vol. 1, aux pages 7 et 8). Compte tenu du fait que l’État avait échoué à protéger son mari et ses trois oncles, il n’est pas étonnant que la menace des FARC ait porté ses fruits sur elle. Après tout, son mari avait résisté aux FARC et il en était mort assassiné. Compte tenu de cela, je suis d’avis que la SPR a imposé à Mme Montoya une norme de conduite irréaliste. Après tout, pour paraphraser l’arrêt Ward, précité, on ne pouvait pas exiger d’elle qu’elle risque sa vie en cherchant à obtenir la protection inefficace de l’État, simplement pour démontrer son inefficacité.

[65]           Par conséquent, les conclusions de la SPR sont viciées à cet égard également. Ces conclusions peuvent difficilement se justifier au regard des faits et du droit, et elles n’appartiennent guère aux issues possibles acceptables. Autrement dit, elles sont déraisonnables.

[66]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire des demanderesses sera accueillie, et la décision de la SPR, annulée.

[67]           Aucune des parties n’a proposé que soit certifiée une question de portée générale. Aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire des demanderesses est accueillie.

2.                  La décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 19 mars 2013, est annulée.

3.                  L’affaire est renvoyée devant un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.

4.                  Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2781-13

INTITULÉ :

OLGA LUCIA HERNANDEZ MONTOYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JUILLET 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 20 AOÛT 2014

COMPARUTIONS :

John Grice

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Laoura Christodoulides

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

SOLICITORS OF RECORD:

Davis & Grice

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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