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Date : 20140717


Dossier : IMM-568-14

Référence : 2014 CF 709

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

JENETTE YULA NJODZENYUY ET CHANEL FOMONYUY MAINIMO (par sa tutrice à l’instance)

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue par Judy Lewis, une commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). La Commission a rejeté la demande d’asile des demanderesses et conclu qu’elles n’avaient pas qualité de réfugiées au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

I.                   La question en litige

[2]               La décision de la Commission portant sur l’examen de la preuve, l’appréciation de la crédibilité et le caractère bien fondé de la crainte de persécution des demanderesses était-elle raisonnable?

II.                Le contexte

[3]               Les demanderesses sont citoyennes du Cameroun. Il s’agit de la demanderesse principale (la DP) et de sa fille Chanel Mainimo (la DM). La DP a également un fils qui est citoyen canadien.

[4]               Selon l’exposé circonstancié de son Formulaire de renseignements personnels (FRP), la DP craint d’être victime de mauvais traitements de la part de son époux et craint également que la DM soit soumise à une mutilation génitale des femmes (MGF) au Cameroun.

[5]               En 1991, la DP entreprit une relation avec un homme nommé Fonjo Mainimo. En 1993, ils eurent leur première fille, Judith. La DP avait alors 17 ans et vivait dans le village de Mboshon, près de Kumbo, avec M. Mainimo et sa famille.

[6]               Après la naissance de Judith, les membres de la famille de M. Mainimo ont donné à entendre qu’elle devrait être excisée. Le Charmitine, un puissant groupe de femmes-chefs à Mboshon, se faisait l’écho de cette croyance. La DP et ses parents s’opposèrent à cette pratique pour des raisons de santé et de sécurité.

[7]               En 1996, cinq femmes enlevèrent Judith de sa maison pour la soumettre à l’excision. La DP et ses parents se firent dire par le Charmitine qu’elles seraient tuées si elles s’avisaient d’entraver l’excision de Judith. La DP n’est pas intervenue.

[8]               Judith n’arrêta pas de saigner après son excision, sa plaie s’infecta et elle décéda trois jours plus tard. La DP devint furieuse et déprimée.

[9]               En décembre 1996, la DP se rendit à Turin, en Italie, et y travailla comme coiffeuse. M. Mainimo resta au Cameroun, mais leur relation se poursuivit. En 2003, M. Mainimo se vit accorder le statut de réfugié en Italie et commença à vivre avec la DP. La DP épousa M. Mainimo en 2003.

[10]           En 2004, le père de la DP fut blessé dans un accident de voiture, et la DP et M. Mainimo retournèrent au Cameroun pour lui venir en aide. En 2007, lorsque la santé du père de la DP s’améliora, la DP retourna en Italie. La DM vint au monde le 6 novembre 2007.

[11]           Après la naissance de la DM, M. Mainimo commença à boire abondamment, cessa de travailler et commença à faire montre de violence verbale et physique à l’égard de la DP. Celle‑ci s’adressa à la police, mais cette dernière n’a pu lui offrir de protection. Elle décrit deux occasions particulières où elle fut victime de maltraitance dans l’exposé circonstancié de son FRP : à une occasion, M. Mainimo brûla la jambe gauche de la DP avec un fer chaud et à une autre occasion, il l’attrapa par les cheveux dans un parc. Elle perdit des cheveux suite à cette agression.

[12]           La DP tenta de quitter M. Mainimo en déménageant dans la maison d’une amie à Milan, mais M. Mainimo la retrouva. Il menaça de la tuer si elle ne retournait pas avec lui à Turin. Elle se soumit à son exigence. Après quatre mois, M. Mainimo recommença à la maltraiter. La DP s’enfuit à Rome, mais M. Mainimo la retrouva une nouvelle fois et elle retourna avec lui à Turin. Un mois plus tard, elle s’enfuit en Belgique, mais M. Mainimo la retrouva une fois de plus, et elle retourna une fois de plus à Turin, croyant qu’il pourrait la retrouver partout en Europe.

[13]           En novembre 2010, la DP décida qu’elle devait retourner au Cameroun pour échapper à M. Mainimo. Conformément aux normes culturelles traditionnelles, elle a vécu dans la famille de M. Mainimo. La famille croyait que la DP méritait les mauvais traitements auxquels elle avait été soumise et commença peu après à faire pression sur la DP afin qu’elle soumette la DM à l’excision.

[14]           Craignant pour la sécurité de la DM, la DP se réfugia dans un couvent catholique, où elle resta pendant plusieurs mois jusqu’à ce qu’elle puisse acquérir un billet d’avion pour le Canada. Elle arriva au Canada et demanda l’asile le 11 avril 2011. Elle donna naissance à un fils le 24 avril 2011.

[15]           Après son arrivée au Canada, la DP fut informée que le Charmitine l’avait recherchée au couvent où elle s’était réfugiée avant de partir pour le Canada.

[16]           La DP a soumis un certain nombre de documents au soutien de sa demande. On y trouve une évaluation psychologique faite par M. Pat Durish, un travailleur social clinique, qui démontre que la DP se trouve dans un état de stress post-traumatique; trois rapports de police décrivant la maltraitance dont Mme Mainimo a été victime; deux rapports provenant de médecins canadiens qui démontrent que la cicatrice de brûlure qu’elle présente sur sa jambe et la calvitie partielle correspondent à ses récits de maltraitance physique aux mains de M. Mainimo; le certificat de décès de Judith; plusieurs lettres d’appui provenant d’amis attestant la maltraitance aux mains de M. Mainimo et la nature du décès de Judith.

[17]           La Commission rejeta le rapport de M. Durnish, au motif qu’il appartenait à la Commission d’apprécier la crédibilité.

[18]           La Commission tira aussi un certain nombre d’inférences défavorables quant à la crédibilité :

(i)     La DP n’a produit qu’un seul rapport de police, bien qu’elle ait affirmé dans son témoignage s’être adressée à trois reprises à la police;

(ii)   La DP a soumis des documents provenant des tribunaux italiens, mais ne mentionne pas ces documents dans l’exposé circonstancié de son FRP;

(iii) La DP passa des vacances en Angleterre en 2007, mais a omis d’en faire mention dans l’exposé circonstancié de son FRP et n’a pu expliquer comment elle avait pu financer ce voyage;

(iv) La DP n’a produit aucune preuve pour démontrer qu’elle avait reçu des soins médicaux en Italie à la suite des blessures que M. Mainimo lui avait infligées. La Commission rejeta la preuve provenant des médecins de Toronto en raison de son caractère non concluant relativement à la façon dont ses blessures lui avaient été infligées;

(v)   Le certificat de décès de Judith ne comporte aucune information sur la cause de son décès.

[19]           La Commission a examiné la preuve documentaire relative à la protection de l’État en Italie et a conclu que la DP n’avait pas produit de preuve claire et évidente pour réfuter la présomption de protection de l’État. En ce qui a trait au Cameroun, la Commission fait observer que la violence est un phénomène de société, que les femmes font l’objet de discrimination et que la police est inefficace, mal formée et corrompue. Toutefois la Commission a conclu qu’il n’y avait pas de preuve suivant laquelle la DP s’était adressée à la police au Cameroun.  La Commission a également fait observer qu’il n’existait pas de preuve objective de l’existence du Charmitine. Par conséquent, la Commission a conclu que la DP ne serait pas exposée à une possibilité sérieuse de persécution si elle retournait au Cameroun.

[20]           La Commission a également conclu que la DP n’avait pas de crainte subjective de persécution, en raison de sa réticence à demander l’asile avant d’arriver au Canada. Depuis que la DP a quitté le Cameroun en 1996, elle y est retournée deux fois et s’est rendue en Italie, en Belgique et en Angleterre. Toutefois, elle n’a pas demandé l’asile avant d’arriver au Canada en avril 2011.

[21]           Enfin, la Commission a déclaré que la DP n’avait fourni aucune explication satisfaisante quant à savoir pourquoi elle est retournée au Cameroun en novembre 2010 pour fuir la maltraitance de son mari, étant donné qu’elle exposait ainsi la DM à un risque de MGF.

III.             La norme de contrôle

[22]           La norme de contrôle est la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau- Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51).

IV.             Analyse

[23]           Le défendeur admet que la Commission a passé sous silence les deux rapports de police déposés par la demanderesse et est d’accord avec le fait que les conclusions de la Commission relativement à la violence familiale laissaient à désirer.

[24]           En dépit de cela, le défendeur soutient que les demanderesses n’ont pu établir qu’elles craignaient avec raison d’être persécutées. Le défendeur soutient qu’il n’existe aucune preuve objective de l’existence du Charmitine. Par conséquent, la Commission n’était pas obligée de tenir compte de la prétention de la DM. En l’absence de toute preuve documentaire de l’existence de leurs agents de persécution, les demanderesses ne peuvent craindre avec raison d’être persécutées.

[25]           En outre, le défendeur fait remarquer que la Commission n’était pas tenue d’apprécier la violence familiale au Cameroun, étant donné qu’il n’y avait pas de preuve suffisante donnant à penser que M. Mainimo retournerait au Cameroun pour soumettre la DP à de mauvais traitements.

[26]           De même, le demandeur fait valoir que le retard mis par les demanderesses à demander la protection de l’État est tel qu’il laisse croire qu’elles n’ont pas de crainte subjective de persécution. La DP vivait en Italie et a voyagé en Belgique et en Angleterre, mais n’a pas demandé l’asile dans ces pays.

[27]           Le défendeur fait également valoir que la Commission a conclu que les demanderesses disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) dans de grandes villes camerounaises, telles Yaoundé ou Douala. Il incombait aux demanderesses de démontrer qu’elles ne disposaient pas d’une PRI, ce qu’elles n’ont pas fait.

[28]           Je suis d’avis que l’appréciation que la Commission a faite de la crédibilité de la DP et du caractère bien fondé de la crainte de persécution des demanderesses était déraisonnable. La Commission n’a pas tenu compte d’éléments de preuve déterminants, a tiré des conclusions fondées sur une mauvaise compréhension de la preuve et a omis de procéder aux analyses pertinentes. La décision de la Commission dans son ensemble était déraisonnable.

[29]           Je remarque que la Commission n’était pas tenue de faire mention de toute la preuve dont elle disposait, mais que son obligation de faire mention et d’analyser un élément de preuve augmente en fonction de la pertinence de cet élément de preuve pour trancher une question fondamentale (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425).

[30]           En ce qui a trait à la crainte des demanderesses qu’une MGF soit pratiquée sur la DM,  la Commission a agi de façon déraisonnable en écartant le certificat de décès de Judith du fait qu’il ne contenait aucune information sur la cause de son décès. Il n’existe aucune rubrique dans le certificat de décès quant à la déclaration de la cause du décès. La Commission a écarté cet élément de preuve de façon déraisonnable, au motif que l’information qui y était contenue se limitait à son objet défini (Ali c Canada (Ministre de Citoyenneté de l’Immigration), 2012 CF 259, aux paragraphes 14 et 15; Mejia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1091, au paragraphe 18).

[31]           La Commission a également commis une erreur en ne prêtant pas foi au risque que le Charmitine représentait pour la DM, au motif que la preuve documentaire ne faisait pas mention du Charmitine. Les demanderesses reconnaissent qu’aucun élément de la preuve documentaire ne porte sur ce groupe précis, mais il est fait référence à un groupe analogue dans le village de Mfuni. La preuve documentaire démontre également que la MGF est une pratique courante au Cameroun et que la « justice populaire » est répandue en raison de l’inefficacité de la police. En outre, deux des lettres de soutien des demanderesses corroborent l’existence du Charmitine. Au vu de la preuve soumise par les demanderesses, il était déraisonnable que la Commission écarte l’existence du Charmitine pour le seul motif qu’il n’est pas mentionné dans la preuve documentaire.

[32]           La Commission a également conclu que la DP n’avait pas raison de craindre d’être persécutée, étant donné qu’elle n’avait pas demandé l’asile à l’Angleterre, à la Belgique ou à l’Italie. Toutefois, ce n’est qu’après que la DP a visité l’Angleterre que M. Mainimo a commencé à la maltraiter – elle n’avait aucune raison de demander l’asile auparavant. Lorsqu’elle se trouvait en Italie et en Belgique, M. Mainimo l’a retrouvée et l’a maltraitée, et la police n’a pu la protéger de façon efficace. Cela m’amène à conclure qu’on ne saurait inférer de façon raisonnable que la DP n’avait pas raison de craindre d’être persécutée du fait du retard mis à demander l’asile.

[33]           En outre, l’analyse que la Commission a faite des allégations de la DP quant à la violence familiale qu’elle avait subie était déraisonnable, en ce qu’elle a omis deux rapports de police dans son attaque de la crédibilité des prétentions de la DP. En raison de cette erreur, on ne peut savoir comment la Commission aurait conclu relativement à la crédibilité de la DP, si elle avait tenu compte de cette preuve corroborante. Cet élément, couplé à l’omission de la Commission de tenir compte du rapport de M. Durnish et des recommandations des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe relativement au témoignage de la DP, m’amène à conclure que l’appréciation de la crédibilité générale à laquelle la Commission a procédé était déraisonnable.

[34]           La décision de la Commission est également déraisonnable pour le motif qu’elle n’a pas procédé à l’analyse de la prétention de la DM selon laquelle elle était exposée à un risque de MGF. Le seul élément de preuve cité par la Commission relativement à la prétention de la DM atteste que la pratique de la MGF est répandue au Cameroun et qu’aucune loi ne l’interdit. Loin d’invalider la prétention de la DM, cette preuve la conforte. La demande de la DM est distincte de celle de la DP et devait être analysée de façon indépendante (Mohacsi c Canada (Ministre de Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 429, aux paragraphes 13 à 16).

[35]           Enfin, la Commission n’a pas tiré de conclusion quant à savoir si les demanderesses disposaient d’une PRI. Tout ce qui semble faire référence à une PRI se trouve au paragraphe 28 de la décision, où la Commission affirme qu’« il est possible pour une femme de vivre seule dans les grandes villes du Cameroun, comme Yaoundé ou Douala, à condition qu’elle ait les ressources nécessaires ». Il ne ressort pas clairement de cet extrait si la Commission tirait une conclusion relativement à la PRI et même si cela était l’intention de la Commission; ce n’est pas une conclusion intelligible ou justifiable.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour que celui‑ci procède à un nouvel examen.
  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-568-14

 

INTITULÉ :

JENETTE YULA NJODZENYUY ET CHANEL FOMONYUY MAINIMO (par sa tutrice à l’instance) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JUILLET 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 17 JUILLET 2014

COMPARUTIONS :

Laura Brittain

 

POUR LES DEMANDERESSES,

JENETTE YULA NJODZENYUY ET CHANEL FOMONYUY MAINIMO (par sa tutrice à l’instance)

Veronica Cham

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Laura Brittain

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES,

JENETTE YULA NJODZENYUY ET CHANEL FOMONYUY MAINIMO (par sa tutrice à l’instance)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

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