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Date : 20140620


Dossier : IMM-5559-13

Référence : 2014 CF 589

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2014

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

KALALA PRINCE DEBASE BETOUKOUMESOU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

[1]               Les présents motifs concernent une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par une agente de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) qui a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) de monsieur Kalala Prince Debase Betoukoumesou. La demande a été entendue à Toronto le 8 mai 2014 de concert avec une demande de contrôle judiciaire connexe d’une décision défavorable portant sur une demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (la demande CH) au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]; cette dernière demande de contrôle judiciaire fera l’objet d’une autre décision.

I.                   LE CONTEXTE

[2]               M. Betoukoumesou est âgé de 52 ans et est citoyen de la République démocratique du Congo (la RDC). Lorsqu’il vivait en RDC, M. Betoukoumesou exploitait une petite entreprise de transport; il possédait deux minibus et un petit magasin. En 1990, il est devenu membre d’un des principaux partis de l’opposition, l’Union pour la démocratie et le progrès social (l’UDPS). En septembre 1991, son magasin a été pillé et détruit par des soldats. À compter de ce moment‑là, M. Betoukoumesou a eu de la difficulté à subvenir aux besoins de sa famille. En septembre 1992, il a été présenté à quelqu’un qui travaillait pour le Service national d’intelligence et de protection (le SNIP). M. Betoukoumesou a ensuite été embauché en qualité de chauffeur civil pour le SNIP. Il conduisait des militaires de leur résidence au bureau du SNIP le matin et les ramenait à la maison après le travail.

[3]               Le 22 février 1993, le superviseur de M. Betoukoumesou lui a demandé de participer à une opération qui s’est révélée être une mission visant l’enlèvement de trois personnes. Le superviseur a ordonné que les cibles qui résistaient à l’enlèvement soient tuées. L’une des cibles habitait le même quartier que M. Betoukoumesou et elle était membre du parti de l’opposition. M. Betoukoumesou a été reconnu et, le lendemain, il a été menacé par une foule d’environ 20 personnes armées d’armes improvisées qui ont mis le feu à sa maison. M. Betoukoumesou s’est enfui en automobile. Il a signalé l’incident à son superviseur et il a demandé qu’on l’aide et le protège, ce qui lui a été refusé.

[4]               M. Betoukoumesou a tenté de démissionner de son poste, mais on le lui a refusé. Il affirme avoir été arrêté le 15 mars 1993 par des hommes, des militaires, travaillant pour le Service d’action et de renseignement militaire (le SARM). Ces militaires ont trouvé des documents de l’UDPS lorsqu’ils l’ont arrêté, et ils l’ont accusé d’être un espion. M. Betoukoumesou dit avoir été détenu pendant quatre mois par le SNIP et avoir été souvent torturé pendant sa détention. En août, il a été transféré dans une prison et, selon ses dires, il aurait été détenu sans procès pendant trois ans et torturé.

[5]               M. Betoukoumesou affirme que, en janvier 1997, il a reçu une lettre l’informant qu’il serait exécuté le 15 mars 1997. Il s’est enfui au Canada avec son épouse et ses quatre enfants et ils ont demandé l’asile.

[6]               Le 17 mai 1999, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que M. Betoukoumesou n’avait pas qualité de réfugié parce qu’il en était exclu au titre de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention relative au statut de réfugié, 28 juillet 1951, 189 UNTS 150 (entrée en vigueur le 22 avril 1954) [la Convention sur les réfugiés]. M. Betoukoumesou a été déclaré complice des crimes contre l’humanité perpétrés par le SNIP en RDC. Plus précisément, il a été conclu qu’il avait participé avec des miliciens armés à l’enlèvement d’opposants politiques, et ce, même s’il savait que ces miliciens avaient reçu l’ordre de tuer toute cible qui résiste à l’enlèvement. L’asile a été accordé à son épouse et à ses quatre enfants.

[7]               La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par M. Betoukoumesou relativement à la décision d’exclusion a été rejetée. M. Betoukoumesou a présenté la demande d’ERAR sous‑jacente le 18 juillet 2006. Il s’est en outre vu refuser l’autorisation de présenter une demande de mandamus visant la demande d’ERAR le 10 juillet 2009.

II.                LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[8]               L’agente a souligné que, puisqu’il avait été conclu que le demandeur ne pouvait avoir qualité de réfugié parce qu’il était visé par une exclusion, sa demande d’ERAR ne pouvait être examinée qu’au regard de l’article 97 de la LIPR en application de l’alinéa 113d) de la LIPR.

[9]               Dans sa demande, le demandeur a allégué qu’il serait exposé à un risque à cause de son appartenance à l’UDPS et de son ancien emploi au sein du régime de Mobutu, et parce qu’il a envoyé à des membres de sa famille en RDC un article considéré comme étant [traduction] « subversif ». Deux membres de sa famille ont depuis disparu, et le demandeur a affirmé qu’il était recherché par les autorités.

[10]           L’agente a souligné que la preuve documentaire révélait que les gens qui avaient été fidèles à Mobutu n’étaient plus victimes de persécution, à moins qu’ils soient liés à des groupes rebelles, et qu’un grand nombre de partisans de Mobutu étaient retournés en RDC. L’agente a donc conclu que ce motif, grâce auquel la famille du demandeur a obtenu l’asile, ne pouvait plus être invoqué aujourd’hui.

[11]           L’agente a refusé de tenir compte de documents qui lui avaient été soumis au motif qu’ils n’étaient pas [traduction] « nouveaux » parce qu’ils dataient d’avant l’audience du demandeur devant la Commission.

[12]           L’agente a conclu que les activités passées du demandeur au sein de l’UDPS ne faisaient pas de lui, selon la prépondérance des probabilités, une personne susceptible d’intéresser les autorités puisqu’il a par la suite été embauché par le SNIP. En ce qui concerne ses activités actuelles en tant que membre de l’UDPS, l’agente s’est penchée sur les observations du demandeur selon lesquelles sa sœur et son frère avaient disparu après avoir distribué un document qu’il leur avait envoyé ainsi que sur la preuve documentaire. L’agente n’a pas accordé beaucoup de poids à la preuve documentaire vu les contradictions qu’elle a constatées au sein des documents présentés à l’appui de cette allégation et entre ses mêmes documents. Vu les nombreuses contradictions ayant trait aux récentes activités du demandeur au sein de l’UDPS et à la distribution de l’article [traduction] « subversif », l’agente n’a accordé aucun poids aux allégations du demandeur concernant son appartenance à l’UDPS.

[13]           L’agente a accordé peu de poids à un article de la BBC qui mentionnait que les demandeurs d’asile déboutés et les gens que les autorités croyaient être des dissidents étaient interrogés et risquaient d’être détenus. L’agente a conclu que le demandeur n’avait pas établi que les autorités estimeraient qu’il appartient à l’une ou l’autre de ces catégories. En outre, un document de la Commission révélait que rien ne donnait à penser que les demandeurs d’asile déboutés étaient persécutés par les autorités congolaises, à l’exception des gens qui ont fait ou qui sont soupçonnés d’avoir fait de la politique. L’agente a donc conclu que le demandeur ne serait pas exposé aux risques énoncés à l’article 97 de la LIPR du seul fait qu’il est un demandeur d’asile débouté.

[14]           En ce qui concerne les éléments de preuve documentaire d’ordre général sur la situation au pays, l’agente a conclu qu’il s’agissait de risques généralisés auxquels toute la population est exposée. L’agente a également estimé que le demandeur n’appartenait pas à l’une des catégories de personnes qui sont exposées à un risque personnalisé, comme les journalistes, les politiciens et les défenseurs des droits de la personne. Vu le manque d’éléments de preuve établissant un risque personnalisé, l’agente a conclu qu’il n’y avait aucun motif sérieux de croire que le demandeur serait exposé à un risque de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités.

III.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[15]           Selon le demandeur, il s’agit d’établir si l’agente a commis une erreur de droit, une erreur de fait, une erreur en matière d’équité ou a outrepassé sa compétence. À mon avis, compte tenu des faits en l’espèce, il n’y a eu aucune erreur de droit et aucun excès de compétence. Le litige ne porte donc que sur l’examen de la preuve et des faits qu’a fait l’agente.

[16]           Il a été établi de manière satisfaisante dans la jurisprudence que la norme de contrôle applicable aux décisions d’ERAR dans leur ensemble est la raisonnabilité : Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 11.

[17]           Lorsqu’elle contrôle une décision selon la norme de la raisonnabilité, la Cour doit se pencher sur la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que sur l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS190, paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [l’arrêt Khosa], paragraphe 59.

[18]           La question de l’équité procédurale entre en jeu en l’espèce, parce que le demandeur soutient qu’on aurait dû lui accorder une entrevue. La norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision correcte. La Cour doit établir si le processus suivi par le décideur respecte le degré d’équité exigé en toute circonstance : Khosa, précité, paragraphe 43.

IV.             ARGUMENTS ET ANALYSE

[19]           Le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur en omettant de tenir compte d’un document qui, censément, datait d’avant l’audience devant la Commission. Cette erreur découle du fait que le demandeur s’est trompé en créant l’index des documents qu’il a soumis avec sa demande. Le demandeur avait inscrit dans l’index que le document datait de 1996, alors qu’il datait en fait de 2006. Le demandeur allègue que l’agente aurait constaté qu’il y avait une erreur si elle avait lu l’article. À mon avis, cette erreur n’est pas attribuable à l’agente. L’erreur est d’ailleurs répétée dans le corps des observations. Quoi qu’il en soit, le contenu de l’article est semblable à celui des documents sur la situation dans le pays que l’agente a examinés. Je conclus qu’il ne s’agit pas d’une erreur importante, puisqu’on ne peut pas dire que la décision aurait été différente si l’agente avait tenu compte de l’article.

[20]           Selon le demandeur, l’agente a estimé que les allégations du demandeur concernant ses liens avec l’UDPS avant qu’il quitte la RDC n’étaient pas crédibles, alors que la Commission les avait tenues comme avérées. L’agente a conclu que le demandeur n’avait pas le profil qui aurait pu amener les autorités à s’intéresser à lui, et ce, malgré ses liens avec l’UDPS et sa longue détention. Il aurait été improbable que le demandeur soit embauché par le SNIP s’il avait un tel profil et tout aussi improbable qu’il travaille pour une organisation que l’UDPS accuse de crimes contre l’humanité s’il avait été un membre actif de l’organisation. Cette conclusion relevait du pouvoir discrétionnaire de l’agente.

[21]           Le demandeur allègue qu’il n’était pas raisonnable que l’agente accorde peu de poids à son affidavit au motif qu’il est la partie intéressée et qu’il était également déraisonnable que l’agente accorde peu de valeur à un article qu’il a cité dans son affidavit et à des lettres d’organisations non gouvernementales.

[22]           À mon avis, l’appréciation faite par l’agente des éléments de preuve soumise par le demandeur était raisonnable, et aucun manquement à l’équité procédural ne découle de l’omission de tenir une entrevue. L’agente a formulé un certain nombre de motifs pour justifier le peu de poids qu’elle a accordé à la preuve, et il s’agit là d’une décision qui relève du pouvoir discrétionnaire de l’agente : Garcia Cruz c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 853, paragraphe 11.

[23]           Les doutes soulevés par l’agente ne portaient pas sur la crédibilité du demandeur, mais plutôt sur la valeur des éléments de preuve à l’appui. L’agente n’a pas dit qu’elle ne croyait pas le demandeur; elle a plutôt souligné des contradictions dans les documents. La lettre de l’Association Africaine de Défense des Droits de l’Homme (l’ASADHO), par exemple, ne précise pas comment l’organisation aurait pu apprendre ce que le frère et la sœur du demandeur auraient dit sous la torture. La lettre de l’UDPS est incompatible avec l’allégation selon laquelle le demandeur aurait déjà été considéré comme un traître à cette organisation. Le contenu de la lettre rédigée par une organisation qui se dit être la « Fondation Bill Clinton pour la paix » ne concorde pas avec l’allégation du demandeur. L’agente a, de manière tout à fait raisonnable, fait remarquer qu’il est facile d’obtenir des documents à bon prix en RDC. Il était aussi loisible à l’agente de se demander pourquoi le demandeur serait exposé à des risques parce qu’il a envoyé à sa fratrie un article de journal publié à Kinshasa un an plus tôt.

[24]           L’agente a mal interprété une lettre de la Ligue Nationale pour les Élections Libres et Transparentes (la LINELIT) concernant un transfert de documents à Sun City, en Afrique du Sud, lesquels auraient entraîné l’arrestation du frère et de la sœur du demandeur en RDC. La lettre n’établit pas clairement la provenance des documents, mais elle donne à penser que les documents ont été envoyés au demandeur. L’agente en a déduit que le demandeur était à Sun City, alors qu’il n’aurait pas pu s’y trouver. Quoi qu’il en soit, cette erreur, en soi, ne permet pas de conclure que la décision, dans son ensemble, est déraisonnable.

[25]           Lorsque la décision a été rendue, l’agente avait en sa possession la décision CH défavorable qui avait été rédigée par un autre agent dans le dossier d’ERAR. Le demandeur n’avait pas encore été informé de cette décision, et il soutient qu’il s’agit d’un manquement à l’équité procédurale; il invoque à cet égard l’arrêt Bhagwandass c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49, [2001] ACF no 341 (CAF) [l’arrêt Bhagwandass].

[26]           L’arrêt Bhagwandass portait sur l’omission de communiquer une demande d’avis du ministre et un rapport sur l’avis du ministre dans le contexte d’un avis de danger. Il était clair que les documents renfermaient des renseignements très pertinents auxquels le décideur s’était fié pour rendre sa décision discrétionnaire et que l’équité exigeait que le demandeur ait la possibilité de répondre. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le demandeur avait accès aux renseignements se trouvant dans la décision CH, et la plupart de ces renseignements avaient d’ailleurs été présentés par le demandeur dans sa demande de dispense. Par conséquent, l’omission de communiquer la décision CH avant que la décision d’ERAR soit rendue ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

[27]           Je suis donc convaincu que la décision faisant l’objet du contrôle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et la demande doit être rejetée.

[28]           Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-5559-13

INTITULÉ :

KALALA PRINCE DEBASE BETOUKOUMESOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 MAI 2014

JUGEMENT ET MOTIFS DE JUGEMENT :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 20 JUIN 2014

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

POUR LES DEMANDEURS

Leanne Briscoe

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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