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Date : 20140604


Dossier : T-876-13

Référence : 2014 CF 536

Ottawa (Ontario), le 4 juin 2014

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

PIERRE BEAUDOIN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande en révision judiciaire d’une décision d’un comité d’appel du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) [le Tribunal], en date du 17 avril 2013, statuant que le demandeur n’est pas admissible à une pension et à des prestations d’invalidité pour l’arthrose cervicale (l’affection cervicale) et le syndrome fémoro-patellaire du genou gauche (l’affection du genou gauche) dont il souffre depuis plusieurs années.

[2]               Les faits pertinents ne sont pas vraiment contestés par les parties. Le demandeur a été membre des Forces régulières du 29 juin 1987 au 29 août 1991; de la Force de réserve du 31 mai 1994 au 1er novembre 1995; et encore des Forces régulières du 15 août 1997 au 14 août 2000.

[3]               Une douleur au genou gauche – non diagnostiquée comme affection indemnisable après sa première libération – serait apparue en 1990, alors que le demandeur était technicien de véhicules et membre de l’équipe de souque à la corde. En 1998, après qu’il soit retourné au service régulier, le demandeur a ressenti une douleur aux deux genoux lors d’un entraînement à l’école de combat. Le 11 avril 2000, le demandeur a également subi une blessure au dos. Il a été vu et traité à l’époque pour ces diverses affections.

[4]               Depuis 2007, le demandeur reçoit déjà une pension en vertu de l’article 21(2) de la Loi sur les pensions, LRC 1985, ch P-6 [la Loi], pour son arthrose facettaire lombaire (l’affection lombaire), mais il voudrait également recevoir une pension pour son arthrose cervicale (l’affection cervicale), laquelle serait également associée à sa blessure au dos de 2000, ce que conteste le ministère des Anciens combattants [le Ministère]. Bien qu’on lui a également alloué en 2009, en vertu de l’article 45 de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, ch 21, des prestations d’invalidité pour la chondromalacie rotulienne de son genou droit (l’affection du genou droit) suite à sa blessure de 1998, le Ministère refuse de faire de même pour l’affection du genou gauche.

[5]               Devant le comité d’appel du Tribunal, le demandeur a déposé à titre de preuve additionnelle une opinion du docteur Jean-Pierre Beaudoin, datée du 30 octobre 2012, concluant que « …ces affections, soient arthrose cervicale et syndrome fémoro patellaire du genou gauche, sont consécutives aux exigences de son service militaire … ». Malgré cette nouvelle preuve, le Tribunal conclut que les deux  affections dont souffre le demandeur ne sont pas consécutives ni directement rattachées à son service.

[6]               Essentiellement, le demandeur reproche au Tribunal d’avoir erré en rejetant l’opinion du docteur Beaudoin, qui n’est pas contredite, et en fondant son raisonnement sur des documents extrinsèques ou qui n’ont aucune force exécutoire. Je ne reprendrai pas ici tous les arguments soulevés dans le mémoire du demandeur et qui ont été repris à l’audience par son procureur. En gros, le demandeur prétend aujourd’hui qu’en se concentrant sur l’absence de références aux « douleurs cervicales », le Tribunal a manqué de tirer des circonstances et des éléments postérieurs de preuve la conclusion la plus favorable du demandeur. De la même manière, le Tribunal a également ignoré la preuve médicale contemporaine concernant la douleur ressentie au genou gauche, qui était peut-être moins prononcée que celle du genou droit, mais était néanmoins présente après la blessure de 1998.

[7]               Il s’agit de déterminer si les conclusions du comité d’appel constituent une issue possible acceptable pouvant se justifier en regard des faits et du droit puisque la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce : Boisvert c Canada (Procureur général), 2009 CF 735 au paragraphe 35, ACF no 1377 et al; et Wannamaker c Canada (Procureur général), 2007 CAF 126, [2007] ACF no 466 aux paragraphes 12-13 [Wannamaker]. Suite à mon analyse de la preuve au dossier et du droit applicable, les moyens d’attaque à l’égard des conclusions de la décision en cause ne m’apparaissent pas fondés en l’espèce. La décision contestée m’apparaît à tous égards raisonnable.

[8]               L’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, ch 18 [Loi sur le TAC], prévoit que :

39. Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

 

39. In all proceedings under this Act, the Board shall

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci;

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

 

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

 

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.

 

[9]               S’agissant de l’application des règles de preuve énumérées à l’article 39 de la Loi sur le TAC, dans l’affaire Wannamaker, la Cour d’appel fédérale souligne que cette disposition « assure que la preuve au soutien de la demande de pension est examinée sous le jour lui étant le plus favorable possible », mais que ceci « ne dispense le demandeur de la charge d'établir par prépondérance de la preuve les faits nécessaires pour ouvrir droit à une pension » (au paragraphe 5).

[10]           De plus, la Cour d’appel fédérale précise également :

[l]’article 39 n'oblige pas non plus le Tribunal à admettre toute la preuve présentée par le demandeur. Le Tribunal n'a pas l'obligation d'accepter des éléments de preuve présentés par le demandeur s'il conclut qu'ils ne sont pas crédibles, et ce, même s'ils ne sont pas contredits. Par contre, il se peut que le Tribunal doive expliquer la raison pour laquelle il conclut que les éléments de preuve ne sont pas crédibles : MacDonald c. Canada (Procureur général) (1999), 164 F.T.R. 42, aux paragraphes 22 et 29. La preuve est crédible si elle est plausible, fiable et logiquement capable d'établir la preuve du fait en question. (au paragraphe 6)

[11]           Ce qui a été dit par le juge de Montigny dans l’affaire Cole c Canada (Procureur général), 2014 CF 310 aux paragraphes 34, 35 et 46, s’applique parfaitement au cas sous étude :

[34] Il est clair que la maladie ou la blessure (ou leur aggravation) doit être directement liée au service militaire, comme en témoigne la conjonction « ou » à l’alinéa 21(2)a) qui vient lier l’expression « rattachée directement » à « consécutive ». En même temps, il va de soi qu’un demandeur ne pourrait se contenter de démontrer qu’il servait dans les Forces armées durant la période pertinente, ce qui est implicite si la demande est présentée au titre de l’alinéa 21(1)a). C’est précisément la conclusion à laquelle la Cour d’appel fédérale est parvenue dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Frye, 2005 CAF 264. Dans cette affaire, la Cour a estimé que « […] même s’il ne suffit pas de prouver que la personne servait dans les Forces armées à l’époque, il n’est pas nécessaire que le demandeur établisse un lien de causalité direct ou immédiat entre le décès ou la blessure et le service militaire » (au paragraphe 29). Voir également Bradley c Canada (Procureur général), 2011 CF 309; Hall c Canada (Procureur général), 2011 CF 1431.

[35] En d’autres termes, je conviens avec la demanderesse que l’alinéa 21(2)a) n’exige pas de prouver un lien direct, mais je ne pense pas qu’il suffise d’établir une certaine forme de lien de causalité ou que le service militaire ait été l’une des causes qui ont contribué à son invalidité. Il me semble, que le terme « consécutive » et le contexte général de la loi exigent qu’il soit démontré davantage qu’un certain lien ou rapport causal, et que le service militaire doit être la cause principale ou prédominante de la maladie ou de la blessure, ou à tout le moins avoir joué un rôle significatif. On pourrait sans doute tout aussi bien dire qu’il doit être établi que la blessure ou la maladie ne serait pas survenue n’eût été le service militaire.

[…]

[46] Je conviens avec le défendeur que c’est au comité de décider du poids à accorder aux éléments de preuve. À moins que son évaluation ne soit entachée d’une erreur manifeste ou qu’une conclusion de fait erronée ne soit « tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont [l’office fédéral] dispose » (alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7), la Cour doit se garder d’intervenir même si elle aurait pu arriver à une conclusion différente. Dans le cas qui nous occupe, je n’ai pas été en mesure de relever une telle erreur. Une quantité considérable d’éléments de preuve ont été présentés au comité d’appel, à partir desquels il pouvait conclure que la demanderesse n’avait pas établi un lien de causalité suffisant entre son affection et son service militaire. […] [souligné dans l’original]

[12]           Le demandeur ne conteste pas le fait qu’il incombe au Tribunal d’examiner la vraisemblance de toute preuve médicale qui lui est soumise. À ce chapitre, le demandeur n’a pas démontré que les critères généraux qu’a utilisés le Tribunal pour évaluer la crédibilité d’une opinion médicale sont arbitraires ou capricieux. Il a plutôt choisi de s’en prendre à l’application particulière que fait le Tribunal de ceux-ci. En l’espèce, le Tribunal note tout d’abord que le docteur Beaudoin n’est pas un spécialiste, mais plutôt un médecin de famille. Il écarte son opinion quant à l’affection cervicale, concluant que cette situation ne découle pas logiquement des faits et motive son raisonnement. C’est bien là où le juge en révision judiciaire doit faire preuve d’une grande déférence et ne pas se substituer lui-même au Tribunal dans l’évaluation de la preuve. Je suis satisfait en l’espèce que les conclusions du Tribunal reposent sur la preuve et ne sont pas arbitraires ou capricieux. D’un autre côté, le Tribunal a expliqué, clairement et de manière rationnelle, pourquoi il a écarté l’opinion du docteur Beaudoin qu’il a jugé non crédible. Au passage, le demandeur soumet également que le Tribunal a erré en se fondant notamment sur les Lignes directrices sur l’admissibilité au droit à pension, la littérature médicale, et les Directives médicale du Ministère sur la dysfonction fémoro-patellaire. Leur caractère non obligatoire ou exécutoire n’est pas un élément qui empêchait le Tribunal d’en tenir compte dans l’évaluation de la preuve. J’accepte entièrement l’argumentation que le défendeur a présenté dans son mémoire écrit et que je ne reprendrai pas ici, sauf pour apporter quelques précisions.

[13]           Premièrement, le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que l’affection cervicale n’est pas consécutive ni directement rattachée au service du demandeur en appuyant son raisonnement sur le fait qu’il n’y a aucune preuve dans le dossier de traumatisme franc à la région cervicale ou une blessure à la région lombaire. Sa conclusion qu’il y a un manque de références aux douleurs cervicales s’appuie sur la preuve médicale au dossier, qu’il s’agisse du diagnostic (entorse lombaire) émis le 14 avril 2000 par le médecin traitant – des consultations du 26 mai 2000 et du 14 juin 2000, du rapport d’urgence du 11 juillet 2000 (« upper back pain » et non « neck pain ») et de l’examen médical du docteur McCarron. S’agissant de l’affection cervicale, le Tribunal était certainement autorisé à donner préférence à des preuves médicales contemporaines, plutôt qu’à l’opinion postérieure du docteur Beaudoin qui n’a pas examiné à l’époque le demandeur et n’est pas un spécialiste. En outre, la littérature médicale vient confirmer le caractère dégénératif de l’arthrose, si bien que le temps qui s’est écoulé entre l’incident du 14 avril 2000 et la radiographie du 11 juillet 2000 démontrant une légère arthrose intervertébrale aux vertèbres C6 et C7 est « trop court pour que l’on puisse conclure à une relation de cause à effet. »

[14]           Deuxièmement, le Tribunal pouvait également raisonnablement conclure que le syndrome fémoro-patellaire du genou gauche n’est pas consécutif ni directement rattaché à service du demandeur. En outre, le Tribunal n’a commis aucune erreur révisable en considérant qu’il faut accepter que le demandeur s’est blessé au genou gauche en 1998 afin de conclure qu’il existe un « lien entier » entre le syndrome et le service militaire. L’examen médical pour la libération daté du 19 juillet 1991 parle de « Bilateral Patellofemoral Syndrome », mais ne réfère pas spécifiquement au genou gauche et ajoute seulement « still symtomatic (sic) of bilaterial patellofemoral pain improving slowly otherwises (sic) nil significant » La note médicale datée du 19 juin 1991 constate également : « 3 months … bilateral knee pain LT slightly worse than right … ». Notamment, le Tribunal pouvait s’appuyer sur le fait que, puisque l’examen d’enrôlement du 17 mars 1997 ne fait pas mention de troubles au niveau du genou gauche du demandeur, le syndrome fémoro-patellaire était résolu. Même si le rapport d’urgence et le rapport de consultation du 27 août 1998 indiquent une « torsion tibiale externe G > D », ils se concentrent presqu’entièrement sur le genou droit. D’un autre côté, le Tribunal observe plutôt que le rapport du docteur Hébert du 17 août 1998 note une douleur au genou droit tandis que docteur McCarron ne mentionne aucun problème au genou gauche. Or, la raison principale pour la consultation avec le docteur Hébert était une douleur au genou droit. De plus, selon les Directives du Ministère sur la dysfonction fémoro-patellaire, un traumatisme grave direct au genou peut causer l’affection. Cependant, il n’y a aucune preuve crédible au dossier que le demandeur a subi un tel traumatisme au genou gauche durant son service.

[15]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.


JUGEMENT

LA COUR ADJUGE ET STATUE que la demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-876-13

 

INTITULÉ :

PIERRE BEAUDOIN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MAI 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 JUIN 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Jacquie Dagher

Me Jessica Bakhos

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Agnieszka Zagorska

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais s.r.l.

Avocat(e)s

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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