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Date : 20140527


Dossier : T-1616-12

Référence : 2014 CF 501

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2014

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

SANDOZ CANADA INC.

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]           Sandoz Canada Inc. fabrique des médicaments génériques. En 2012, le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (le Conseil) a conclu que Sandoz était visée par la définition de « breveté » ou « titulaire d’un brevet » énoncée dans la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 (également la Loi) (voir l’annexe) et que, par conséquent, elle était assujettie à la surveillance du Conseil en ce qui concerne les médicaments brevetés. Le Conseil a donc jugé que Sandoz était tenue de se conformer aux obligations découlant de la Loi et du Règlement et de produire les renseignements qui permettraient au Conseil de déterminer si Sandoz pratiquait des prix excessifs pour ses médicaments. Le Conseil a été constitué en 1987, mais ce n’est qu’en 2008 qu’il a cherché à étendre sa compétence aux sociétés productrices de médicaments génériques.

[2]           Sandoz soutient qu’elle ne relève pas de la compétence du Conseil, parce qu’elle n’est pas un « breveté » ou « titulaire d’un brevet ». De plus, elle fait valoir que, si elle est assujettie à la compétence du Conseil aux termes de la Loi sur les brevets, les dispositions pertinentes de cette Loi sont inconstitutionnelles, parce qu’elles empiètent sur la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils qui est prévue au paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu’elles outrepassent la compétence fédérale dans le domaine des brevets.

[3]           À mon avis, eu égard à la répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et à l’interprétation à donner en conséquence à la portée de la Loi, Sandoz n’est pas un « breveté » ou un « titulaire d’un brevet ». En conséquence, le Conseil n’a pas le pouvoir d’ordonner à Sandoz de se conformer à la Loi et au Règlement et je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire relative à la décision du Conseil.

[4]           La présente demande soulève trois questions en litige :

1.         Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du Conseil?

2.         La conclusion du Conseil selon laquelle Sandoz est un « breveté » est-elle déraisonnable?

3.         Les dispositions législatives sont-elles anticonstitutionnelles?

[5]           Le Conseil a également été saisi de la question de savoir si les brevets en cause concernent des médicaments vendus par Sandoz au Canada. Compte tenu de ma conclusion portant que Sandoz n’est pas un « breveté » et que le Conseil n’a pas compétence en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question.

II.                La décision du Conseil

[6]           Le Conseil a décrit l’affaire comme étant principalement une question d’interprétation législative. Il a cité l’article 2 de la Loi sur les brevets, qui énonce qu’un « breveté » ou « titulaire d’un brevet » s’entend du « titulaire ayant pour le moment droit à l’avantage d’un brevet ». Il a également invoqué le paragraphe 79(1), qui figure dans la partie de la Loi qui concerne les médicaments brevetés et qui élargit la portée de la définition énoncée à l’article 2, en prévoyant qu’un « breveté » ou « titulaire d’un brevet » comprend « […] quiconque était titulaire d’un brevet pour une [invention liée à un médicament] ou exerce ou a exercé les droits d’un titulaire […] ».

[7]           Le Conseil a décrit l’objet qu’il vise, soit de veiller à ce que les droits de caractère monopolistique accordés aux titulaires de brevet ne donnent pas lieu à des prix excessifs à l’égard des médicaments vendus aux consommateurs canadiens. En ce sens, le Conseil est investi d’un mandat de protection des consommateurs (citant ICN Pharmaceuticals Inc. c Canada (PCEPMB), [1997] 1 CF 32 (CAF), et Celgene Corp c Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, au paragraphe 25).

[8]           Le Conseil était au courant des relations d’entreprise de Sandoz, qui est une filiale à cent pour cent de Novartis Canada Inc., elle-même filiale de Novartis AG. Pour sa part, Novartis AG détient des brevets relatifs à certains des médicaments qui sont à l’origine des préoccupations du Conseil. D’autres brevets appartenaient à des sociétés non liées. Le Conseil savait également que Novartis AG autorise Sandoz à vendre des versions génériques de ces médicaments. Sans cette autorisation, ces ventes constitueraient une contrefaçon des brevets de Novartis AG.

[9]           Le Conseil a reconnu que Sandoz n’est titulaire d’aucun brevet et qu’elle ne pénètre pas le marché tant que d’autres sociétés ne l’ont pas fait pour un produit générique donné. Malgré tout, il a conclu que la position de Sandoz à titre de filiale lui donnait l’avantage des brevets de Novartis AG et le pouvoir d’exercer les droits qui s’y rattachent, de sorte qu’elle était visée par la définition de « breveté » ou « titulaire de brevet ». Le fait que Sandoz est une société productrice de « médicaments génériques » ne signifiait pas en soi qu’elle n’était pas assujettie à la compétence du Conseil.

[10]       Le Conseil a rejeté l’argument de Sandoz selon lequel celle-ci fait effectivement concurrence à sa société mère. Il a plutôt conclu que Novartis AG indique à Sandoz à quel moment elle peut lancer un produit générique sur le marché. À ce stade, étant donné qu’elle reçoit l’autorisation de vendre des médicaments brevetés sans risquer de commettre une contrefaçon, Sandoz obtient l’avantage des brevets correspondants et exerce des droits qui y sont rattachés. En réalité, Sandoz devient un titulaire de licence implicite de sa société mère.

[11]       Au soutien de sa conclusion, le Conseil a renvoyé au rapport que Novartis AG a déposé auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC) des États-Unis. Dans la section de ce document qui concerne la division Sandoz, les commentaires suivants sont formulés : [traduction] « dans toute la mesure du possible, nos produits génériques sont protégés par nos propres brevets ». Selon le Conseil, cette affirmation signifie que, dans toute la mesure du possible, les produits génériques de Sandoz sont protégés par les brevets de Novartis AG. En conséquence, selon le raisonnement du Conseil, Sandoz est parfois protégée contre la concurrence des autres sociétés productrices de médicaments génériques, de sorte qu’il incombe au Conseil de protéger les Canadiens contre le risque que Sandoz puisse être tentée de pratiquer des prix excessifs en raison de sa position monopolistique.

[12]       En ce qui concerne la question de la constitutionnalité du régime de réglementation, le Conseil a conclu qu’il n’y avait aucune raison de faire une distinction entre les brevetés qui sont effectivement titulaires d’un brevet et ceux qui vendent des médicaments génériques. Le Conseil a énoncé que « [l]orsqu’une société productrice de médicaments génériques, ou encore sa société mère ou une société affiliée qui utilise la société productrice de médicaments génériques pour commercialiser le médicament, détient un brevet lié à un médicament et que, par conséquent, l’objet de la Loi est réalisé, les conséquences sont les mêmes que dans le cas d’une société productrice de médicaments de marque ». En d’autres termes, dans cette situation qui, de l’avis du Conseil, correspond à celle de Sandoz, la Loi n’outrepasse pas la compétence fédérale en matière de brevets.

[13]       Par conséquent, le Conseil a conclu que Sandoz était visée par la définition de « breveté » et qu’elle était assujettie à la compétence du Conseil. À son avis, toute autre conclusion permettrait aux titulaires d’un brevet d’échapper à la compétence du Conseil simplement en constituant une filiale qui fabrique des médicaments génériques.

III.             La première question en litige – Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du Conseil?

[14]       Sandoz prétend que la décision du Conseil devrait être examinée selon de la norme de la décision correcte, parce qu’elle concerne la compétence du Conseil et les concepts qui transcendent le rôle de celui-ci, par exemple, le sens des termes « breveté » ou « titulaire d’un brevet », « invention » et « droits du titulaire ». De plus, le Conseil ne possède aucune compétence spécialisée en droit des brevets. En conséquence, il ne convient pas de faire preuve de déférence envers sa décision.

[15]       Je ne souscris pas à cette prétention. La principale conclusion du Conseil concerne le sens de « breveté » ou « titulaire d’un brevet » selon la définition énoncée dans la Loi sur les brevets, qui est le principal texte législatif qu’il doit interpréter. La décision du Conseil doit être traitée avec déférence, étant donné que le Conseil connaît très bien cette loi (Celgene, au paragraphe 34; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 34). En conséquence, j’appliquerais la norme de la raisonnabilité à la question de savoir si Sandoz est un « breveté » ou « titulaire d’un brevet ».

[16]       Ce degré de déférence ne s’applique pas aux questions constitutionnelles. Dans le cas de ces questions, comme en conviennent les parties, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.

IV.             La deuxième question en litige – La conclusion du Conseil selon laquelle Sandoz est un « breveté » est-elle déraisonnable?

[17]       Le ministre soutient que la décision du Conseil était raisonnable, parce que Sandoz est effectivement contrôlée par ses sociétés mères qui l’autorisent à pénétrer le marché. Cet arrangement permet à Sandoz de bénéficier d’une licence implicite à l’égard des produits qu’elle lance sur le marché. Sandoz tire un avantage de l’arrangement, car elle peut pénétrer le marché sans devoir contester le moindre brevet et peut facilement faire valoir l’équivalence par rapport aux produits brevetés. En conséquence, de l’avis du ministre, Sandoz bénéficie des avantages inhérents à des brevets relatifs à des médicaments et peut exercer les droits qui s’y rattachent, de sorte qu’elle est visée par la définition de « breveté » ou « titulaire d’un brevet ».

[18]       Le plus, le ministre soutient que le raisonnement du Conseil est compatible avec l’objet de la Loi, lequel consiste à protéger les consommateurs contre les prix excessifs que les titulaires de brevet sont en mesure de pratiquer à l’égard de leurs médicaments en raison de la position monopolistique qu’ils occupent (ICN Pharmaceuticals Inc. c Canada (PCEPMB), (1996) 108 FTR 190 (CF 1ère inst.), au paragraphe 7; Celgene, au paragraphe 29). Cet objet ne pourra être réalisé s’il est possible de contourner facilement la Loi et la compétence du Conseil en créant des filiales en propriété exclusive qui vendent des versions génériques de médicaments brevetés.

[19]       Pour les motifs exposés ci-après, je ne peux souscrire à la thèse du ministre.

[20]       D’abord, il est évident que les dispositions pertinentes de la Loi ont été édictées en raison de la crainte que les titulaires de brevet n’abusent de leurs monopoles au détriment des consommateurs canadiens. Elles pallient le préjudice « découlant du fait que le monopole accordé au breveté en matière de produits pharmaceutiques durant la période d’exclusivité pouvait entraîner une hausse des prix à des niveaux inacceptables » (Celgene, au paragraphe 28). La première responsabilité du Conseil consiste « à veiller à ce que le breveté n’abuse pas financièrement du monopole découlant de la délivrance d’un brevet, au détriment des patients canadiens […] » (Celgene, au paragraphe 29). Bref, les dispositions législatives visent à empêcher les titulaires de brevet d’abuser de leurs monopoles et doivent être interprétées d’une manière qui s’accorde avec cet objet (Shire Biochem Inc c Canada (Procureur général), 2007 CF 1316, au paragraphe 23). En conséquence, le Conseil devrait se limiter à examiner les prix pratiqués par les titulaires de brevet, qui bénéficient d’un monopole pour une durée limitée, afin de déterminer si ces prix sont excessifs. Comme l’a souligné madame la juge Johanne Gauthier, le législateur souhaitait que le Conseil « contrôle la puissance commerciale du monopole conféré par un brevet » (Sanofi Pasteur Limited c Procureur général du Canada, 2011 CF 859, au paragraphe 6).

[21]       En deuxième lieu, bien que le gouvernement fédéral puisse réglementer les brevets d’invention, il n’est pas investi d’une compétence générale l’autorisant à contrôler le prix des versions génériques des médicaments brevetés. Cette responsabilité appartient clairement aux provinces (Katz Group Canada Inc c Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, au paragraphe 3). Les dispositions de la Loi prévoyant la constitution du Conseil ont été jugées constitutionnelles au motif qu’elles relèvent de la compétence fédérale à l’égard des brevets d’invention. En 1991, le juge Dureault, de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, a conclu que les modifications apportées en 1987 à la Loi en vue de prolonger la durée de la protection conférée par le brevet et de prévoir la constitution du Conseil (LC 1987, c 41) visaient un double objet : accroître la protection conférée par brevet à l’égard des nouveaux médicaments et empêcher les titulaires de brevet d’abuser de leurs monopoles en pratiquant des prix excessifs (Manitoba Society of Seniors Inc c Canada (Attorney General), (1991), 77 DLR (4th) 485, au paragraphe 21, confirmé par (1992), 96 DLR (4th) 606 (CA Man)). En conséquence, les dispositions législatives ne constituaient pas un régime visant à contrôler les prix des médicaments; elles concernaient plutôt des questions liées à la protection conférée par le brevet et, par conséquent, elles relevaient de la compétence fédérale à l’égard des brevets d’invention.

[22]       À ce moment-là, les pouvoirs du Conseil se limitaient à restreindre le monopole détenu par un titulaire de brevet. Aujourd’hui, par suite des modifications adoptées en 1993, le Conseil est habilité à ordonner à un titulaire de brevet de réduire le prix auquel il vend un médicament breveté et de verser à Sa Majesté un montant précis. Sandoz soutient que ces modifications ont pour effet d’introduire un régime de contrôle des prix plutôt qu’un régime de réglementation des brevets, ce qui les rend inconstitutionnelles. Aux fins de la présente décision, sans commenter directement l’argument constitutionnel (voir ci-dessous), j’estime que, si les dispositions législatives se prêtent à plusieurs interprétations, elles devraient recevoir celle qui est compatible avec la compétence fédérale en matière de brevets. Cela signifie qu’il faut interpréter la définition de « breveté » ou « titulaire de brevet » de façon à tenir compte des restrictions touchant la compétence fédérale à l’égard des prix des médicaments et à reconnaître, en conséquence, qu’un breveté détient les droits exclusifs conférés au titulaire de brevet. Élargir la portée de la définition de manière à couvrir les sociétés productrices de médicaments génériques qui ne sont pas titulaires de brevet et qui ne jouissent pas d’un monopole pourrait exposer les dispositions à une contestation fondée sur des motifs constitutionnels. En d’autres termes, si les dispositions législatives étaient interprétées de façon à s’appliquer aux produits vendus par les sociétés productrices de médicaments génériques et à reconnaître la compétence du Conseil à l’égard de celles-ci, leur constitutionnalité pourrait être remise en question. Il faut donc éviter cette interprétation.

[23]       De plus, il est généralement entendu que la compétence fédérale dans ce domaine se limite à la réglementation des prix « départ usine » pour la vente de médicaments brevetés (Pfizer c Canada (Procureur général), 2009 CF 719, aux paragraphes 61 à 63). Les prix « départ usine » sont ceux que les titulaires de brevet exigent de leurs premiers acheteurs; ils ne comprennent pas les prix facturés par les distributeurs ou les grossistes, ou par d’autres commerçants le long de la chaîne de distribution. Dans la présente affaire, les prix « départ usine » seraient donc ceux que Sandoz a payés à l’égard des médicaments, et non les prix auxquels elle les a vendus.

[24]       Dans cette optique, je souligne également les facteurs suivants.

[25]       À mon avis, le simple fait qu’une société productrice de médicaments génériques qui est une filiale vende une version d’un médicament breveté ne permet pas en soi de conclure qu’elle est visée par la définition de breveté. Habituellement, la société productrice d’un médicament générique n’a pas droit au principal avantage d’un brevet – soit le monopole quant à la fabrication, à l’utilisation ou à la vente du produit breveté. De plus, elle ne peut généralement pas exercer de droits rattachés à un brevet détenu par une autre société. Avant l’expiration du brevet, la société productrice de médicaments génériques peut pénétrer le marché au moyen d’une licence du titulaire de brevet ou avec l’autorisation de celui‑ci, ou encore en contestant avec succès le brevet en question. La société productrice de médicaments génériques n’obtient dans aucun de ces scénarios les droits et avantages exclusifs qui reviennent aux titulaires de brevet. En revanche, lorsqu’une société productrice de médicaments génériques détient un brevet et possède un monopole à l’égard d’un médicament, elle pourrait être un « breveté » ou « titulaire d’un brevet » et être assujettie à la compétence du Conseil.

[26]       En général, les sociétés productrices de médicaments génériques facilitent la création d’un marché concurrentiel ou s’y joignent, ce qui favorise le maintien des coûts des médicaments brevetés à un niveau peu élevé. À première vue, l’examen des prix pratiqués par les sociétés productrices de médicaments génériques qui ne détiennent aucun brevet et aucun monopole semble outrepasser le mandat du Conseil.

[27]       Si l’expression « breveté ou titulaire d’un brevet » est interprétée de façon trop large et qu’il englobe de ce fait une entreprise dans la position de Sandoz, il est probable que très peu de sociétés productrices de médicaments génériques ne seraient pas dans une situation similaire. La plupart des sociétés productrices de médicaments génériques pénètrent le marché en comparant leurs produits aux médicaments qui font l’objet de brevets détenus par d’autres sociétés. Dans cette mesure, elles bénéficient indirectement des avantages de brevets et, en dernier ressort, pourraient être considérées comme des entreprises ayant acquis des droits qui s’y rattachent. Si Sandoz est un breveté, il en sera ainsi de nombreuses autres sociétés productrices de médicaments génériques, voire d’autres entités en aval de la chaîne de distribution.

[28]       Je souligne que Sandoz ne peut engager une action en contrefaçon ou solliciter une ordonnance d’interdiction afin d’empêcher une autre société de pénétrer le marché. Sandoz ne jouit tout simplement pas des droits spéciaux que le brevet confère à son titulaire.

[29]       Sandoz pénètre le marché uniquement avec l’autorisation de Novartis AG, une fois que celle-ci a déjà perdu sa position monopolistique, c’est-à-dire lorsque d’autres produits génériques sont déjà sur le marché. De cette façon, une fois que Novartis AG a perdu l’exclusivité sur le marché (et les bénéfices correspondants), elle permet à sa propre filiale productrice de médicaments génériques de pénétrer le marché, probablement afin de récupérer une partie des bénéfices qu’elle a perdus. De toute évidence, Novartis AG préférerait conserver sa position monopolistique le plus longtemps possible; cependant, une fois que d’autres sociétés pénètrent le marché, le meilleur scénario possible consiste à autoriser sa filiale productrice de médicaments génériques à participer au marché. En conséquence, de façon générale, Sandoz exploite un marché dans lequel personne ne détient de monopole et où il est impossible de tirer avantage d’un tel monopole en pratiquant des prix excessifs.

[30]       Par ailleurs, bien que le Conseil ait accordé beaucoup d’importance au document que Novartis AG a déposé auprès de la SEC, je ne comprends pas très bien comprendre le sens de l’énoncé [traduction] « dans toute la mesure du possible, nos produits génériques sont protégés par nos propres brevets ». Le Conseil a conclu que l’énoncé signifie que les produits génériques de Sandoz sont souvent protégés par les brevets de Novartis AG. Je vois mal comment il pourrait en être ainsi. Il semble davantage plausible que cet énoncé signifie plutôt que Sandoz tente parfois d’obtenir des brevets à l’égard de ses propres produits. En tout état de cause, eu égard aux faits mis en preuve en l’espèce, Sandoz aurait rarement la possibilité d’exploiter un monopole à l’égard d’un produit médicinal.

[31]       Le Conseil n’a pas tenu compte de la version française du paragraphe 79(1) de la Loi sur les brevets, qui énonce qu’un « breveté » ou « titulaire d’un brevet » est « [l]a personne ayant pour le moment droit à l’avantage d’un brevet pour une invention liée à un médicament, ainsi que quiconque était titulaire d’un brevet pour une telle invention ou exerce ou a exercé les droits d’un titulaire […] ». En résumé, la version française lie davantage la définition de « breveté » ou « titulaire d’un brevet » aux droits du titulaire de brevet et est plus restrictive que la version anglaise, qui englobe toute personne ayant le droit d’exercer les droits rattachés à un brevet.

[32]       Compte tenu de tous ces facteurs, je suis d’avis que la conclusion du Conseil selon laquelle Sandoz est un « breveté » n’est pas raisonnable. Les objectifs que les dispositions législatives visaient à atteindre ne comprennent pas la réglementation des prix pratiqués par des entreprises qui ne détiennent pas de monopole. La constitutionnalité des dispositions législatives dépend de leur lien avec la protection conférée par brevet et avec l’abus possible des monopoles correspondants. De façon générale, les sociétés productrices de médicaments génériques, comme Sandoz, ne détiennent pas de monopole et, en fait, elles n’exercent habituellement pas leurs activités sur un marché où un monopole existe.

[33]       Bien que le Conseil ait d’abord décrit correctement l’objet des dispositions législatives et les arrêts de principe sur la question (ICN Pharmaceuticals, Inc et Celgene), il a accordé trop d’importance, à mon avis, à l’objet de « protection des consommateurs » des dispositions en question. Cet objet ne peut être atteint que par l’examen des prix auxquels les titulaires de brevet vendent des médicaments brevetés pour savoir si, du fait des monopoles que ces titulaires détiennent, ces prix sont trop élevés. Les dispositions législatives ne visent pas à protéger les consommateurs contre l’ensemble des prix élevés des médicaments et le rôle du Conseil ne va certainement pas jusque-là.

[34]       À mon avis, si le Conseil avait tenu compte des facteurs et considérations exposés plus haut, il n’aurait pu conclure raisonnablement que Sandoz est un « breveté ».

V.                La troisième question en litige – Les dispositions législatives sont-elles constitutionnelles?

[35]       Même s’il a déjà été décidé que les dispositions pertinentes de la Loi sont constitutionnelles (Manitoba Society of Seniors Inc.), Sandoz soutient que, en raison des modifications subséquemment apportées à la Loi à l’égard des pouvoirs du Conseil, les dispositions en question outrepassent la compétence fédérale dans le domaine des brevets et empiètent sur la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils.

[36]       Les modifications visaient à permettre au Conseil « d’infléchir l’établissement du prix des médicaments brevetés à l’instar de la concurrence que favorisait l’octroi de licences obligatoires ». Ces modifications « consolident les pouvoirs du Conseil au chapitre des redressements et des sanctions » afin de combler le vide créé par la suppression du régime d’octroi de licences obligatoires (ICN Pharmaceuticals Inc, au paragraphe 12).

[37]       À mon avis, les modifications qui accordent au Conseil le pouvoir de réglementer les prix des médicaments brevetés de façon plus directe au moyen de redressements et de sanctions pécuniaires n’ont pas modifié l’objet fondamental du texte législatif, ni élargi la portée du mandat du Conseil. En conséquence, je ne vois aucune raison de m’éloigner de la conclusion qui a été tirée dans Manitoba Society of Seniors Inc et selon laquelle, interprétées correctement, les dispositions de la Loi sur les brevets concernant les médicaments brevetés relèvent de la compétence fédérale à l’égard des brevets d’invention et sont constitutionnelles.

VI.             Conclusion et décision

[38]       La conclusion du Conseil selon laquelle Sandoz est un « breveté » et qu’elle était tenue de se conformer à certaines exigences de la Loi et du Règlement n’était pas raisonnable. Le Conseil n’a pas tenu compte de manière adéquate de l’objet des dispositions législatives et de son rôle restreint en ce qui concerne les médicaments brevetés. Les dispositions pertinentes de la Loi, considérées à juste titre comme des dispositions liées de près à la compétence fédérale à l’égard des brevets d’invention, sont constitutionnelles.

[39]       En conséquence, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire avec dépens.

[40]       Sandoz a fait valoir que je ne devrais pas renvoyer l’affaire au Conseil pour nouvelle décision au motif qu’il serait inutile de le faire. Je suis d’accord.

[41]       Selon les règles de droits applicables et à la preuve présentée en l’espèce, il n’y a qu’une seule conclusion possible : le Conseil n’a pas compétence pour examiner les prix auxquels Sandoz, une société qui ne détient aucun brevet et aucun monopole, vend des médicaments. Dans cette situation, il serait futile de renvoyer l’affaire au Conseil pour nouvelle décision. En conséquence, il convient de renvoyer l’affaire au Conseil et de lui ordonner, conformément au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F-7, de conclure que Sandoz n’est pas un « breveté ».


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens et que l’affaire est renvoyée au Conseil. Il est ordonné au Conseil de conclure que Sandoz n’est pas un « breveté ».

« James W. O’Reilly »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


Annexe

Loi sur les brevets, LRC (1985), ch P-4

Patent Act, RSC 1985, c P-4

 

 

Définitions

 

Interpretation

 

 

2. Sauf disposition contraire, les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

2. In this Act except as otherwise provided

 

« breveté » ou « titulaire d’un brevet ». Le titulaire ayant pour le moment droit à l’avantage d’un brevet.

« breveté » means the person for the time being entitled to the benefit of a patent;

 

79(1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article

 

79(1) In this section

 

 

« breveté » ou « titulaire d’un brevet »

 

« breveté »

 

« breveté » ou « titulaire d’un brevet », la personne ayant pour le moment droit à l’avantage d’un brevet pour une invention liée à un médicament, ainsi que quiconque était titulaire d’un brevet pour une telle invention ou exerce ou a exercé les droits d’un titulaire dans un cadre autre qu’une licence prorogée en vertu du paragraphe 11(1) de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets.

 

« breveté », in respect of an invention pertaining to a medicine, means the person for the time being entitled to the benefit of the patent for that invention and includes, where any other person is entitled to exercise any rights in relation to that patent other than under a licence continued by subsection 11(1) of the Patent Act Amendment Act, 1992, that other person in respect of those rights;

 

 

Lois constitutionnelles de 1867

 

Constitution Act, 1867

 

 

Sujets soumis au contrôle exclusif de la législation provinciale

 

Subjects of exclusive Provincial Legislation

 

 

92. Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir :

 

92. In each Province the Legislature may exclusively make Laws in relation to Matters coming within the Classes of Subjects next hereinafter enumerated; that is to say,

 

 

[…]

 

13. La propriété et les droits civils dans la province.

13. Property and Civil Rights in the Province.

 

 

Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7

Federal Courts Act, RSC, 1985, c F-7

 

 

Pouvoirs de la Cour fédérale

Powers of the Federal Court

 

18.1(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

 

18.1(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

 

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

 

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

 

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

 

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-1616-12

 

INTITULÉ :

SANDOZ CANADA INC. c

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 19 ET 20 NovembRe 2013

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 MaI 2014

 

COMPARUTIONS :

Gavin MacKenzie

Neil Fineberg

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Robert Mackinnon

Craig Collins-Williams

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Heenan Blaikie LLP

Avocats / Agents de brevets et de marques de commerce

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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