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Date : 20140220

Dossier : T-1736-10

Référence : 2014 CF 159

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 20 février 2014

En présence de Me Kevin R. Aalto, juge responsable de la gestion de l’instance

 

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

 

et

 

PFIZER CANADA INC.,
WARNER-LAMBERT COMPANY LLC
ET PFIZER INC.

défenderesses

ET ENTRE :

 

WARNER-LAMBERT COMPANY LLC
ET PFIZER CANADA INC.

demanderesses
reconventionnelles

 

et

 

APOTEX INC.

défenderesse
reconventionnelle

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Introduction

[1]               La certitude dans les litiges est insaisissable. Ceci est largement dû au fait que plusieurs variables mènent souvent à différents résultats, et l’issue ne peut être certaine qu’après le procès (ou l’appel). En l’espèce, les défenderesses et demanderesses reconventionnelles (Pzifer), cherchent à régler de manière définitive une question centrale dans cette affaire complexe, ce qui est à porter à leur crédit.

 

[2]               Dans la présente instance, Apotex demande des indemnités aux termes de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement), tandis que Pfizer l’attaque pour contrefaçon en demande reconventionnelle. Le composé en question, l’atorvastatine, commercialisé par Pfizer sous le nom de Lipitor, est un anti‑hypercholestérolémiant censé être le médicament le plus vendu au Canada.

 

[3]               Comme il s’agit de dommages fondés sur l’article 8, les parties doivent supposer un monde « hypothétique » et faire en somme comme si Apotex était entrée sur le marché à partir de la date attestée par le ministre aux fins de la vente de son atorvastatine. La difficulté tient ici à ce que le ministre de la Santé a semble-t-il attesté deux dates d’entrée sur le marché du produit d’Apotex.

 

[4]               La première date de début est le 15 mai 2007, soit celle de la lettre de « suspension liée au brevet » concernant l’atorvastatine amorphe d’Apotex. La seconde date attestée par le ministre relativement à une autre formulation de l’atorvastatine offerte par Apotex – le « solvate atorvastatine calcique propylèneglycol » (atorvastatine PGS) – est le 22 février 2010. Les parties conviennent que la date de fin est le 19 mai 2010. Apotex réclame donc des dommages au titre de l’article 8 relativement à une période de trois ans pour l’atorvastatine amorphe, tandis que Pfizer avance que la date de début est le 22 février 2010, ce qui correspond à une période de trois mois

 

[5]               Pfizer estime que la période à prendre en considération est celle de trois mois, car Apotex n’a mis en vente que son atorvastatine PGS : l’atorvastatine amorphe, à l’égard duquel la période de trois ans s’applique, n’est pas et n’a jamais été commercialisé. Apotex fait valoir qu’elle aurait mis ce produit sur le marché en mai 2007 si elle avait été en mesure de le faire.

 

[6]               Par conséquent, l’une des incertitudes les plus importantes dans le présent litige concerne l’ampleur des dommages fondés sur l’article 8 et la question de savoir s’il faut appliquer la période de trois ans ou celle de trois mois (la question de la date de début).

 

[7]               Pour mettre davantage la présente requête dans son contexte, notons que Pfizer a présenté une proposition d’ordonnance prévoyant notamment ce qui suit :

[traduction

1.                  Dans la présente ordonnance :

a)                  « question de la date de début » S’entend de la date pertinente à partir de laquelle la période de responsabilité (le cas échéant) a débuté aux termes de l’alinéa 8(1)a) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, dans sa version modifiée. Il est entendu que la résolution des enjeux soulevés aux paragraphes 17 à 23 de la déclaration modifiée du 30 mai 2011, aux paragraphes 10 à 17, 19 à 21 et 23 à 25 de la nouvelle défense et demande reconventionnelle modifiée du 25 avril 2012, et aux paragraphes 5 à 9 de la nouvelle réponse et défense reconventionnelle modifiée du 28 juillet 2011, procède de la même question.

b)                  « phase relative à la date de début » S’entend des communications préalables et de toutes les autres étapes menant au procès, y compris celui-ci ou toute autre résolution de la question de la date de début, notamment tout appel.

c)                  « autres questions » S’entend de toutes les questions autres que celle de la date de début soulevées dans le cadre de la présente action.

 

2.                  La question de la date de début doit être tranchée séparément et avant les autres.

 

3.                  Dans la mesure où elle soulève les autres questions, la présente action sera suspendue en attendant la fin de la phase relative à la date de début; durant cette phase, aucune preuve documentaire ni autre communication préalable sur un objet concernant exclusivement les autres questions ne sera présentée.

 

4.                  Les parties conféreront sur le calendrier à suivre pour résoudre la phase relative à la date de début. Si elles ne parviennent pas à s’entendre sur un calendrier, l’une d’elles peut présenter une requête à la Cour afin d’obtenir des instructions.

 

5.                  Les autres questions seront tranchées séparément, et seulement au terme de la phase relative à la date de début.

 

Les faits

[8]               La requête présentée à la Cour a pour objet de disjoindre la résolution de la question de la date de début pour les besoins du monde « hypothétique », et de déterminer ce qui se serait passé si Pfizer n’avait pas présenté de demande d’interdiction. Il ne s’agit pas d’une requête en disjonction ordinaire, qui ne sert normalement qu’à séparer les questions touchant la responsabilité de celles des dommages. La question de la date de début est, eu égard aux faits de la présente affaire, nouvelle et concerne non seulement des enjeux factuels, mais aussi l’interprétation du Règlement.

 

[9]               Dans la présente requête, Pfizer et Apotex ont déposé l’une et l’autre une quantité considérable d’affidavits, y compris des affidavits d’experts. Plusieurs de ces documents ont donné lieu à des contre-interrogatoires. Trois affidavits ont été déposés au nom de Pfizer : celui de W. Neil Palmer, un consultant en matière de détermination des prix et de remboursement des produits pharmaceutiques, celui de Jonathan Cullen, conseiller juridique chez Pfizer, et celui de Ross Hamilton, comptable agréé et expert en évaluation des dommages dans l’industrie pharmaceutique.

 

[10]           La teneur générale de ces affidavits était que, si la date de début du monde « hypothétique » pouvait être établie rapidement dans la présente instance, et qu’il s’avérait qu’elle se rapportait à la période de trois mois, le calcul des dommages-intérêts aux termes de l’article 8 serait relativement simple et une entente à l’amiable très probable. Les affidavits Palmer et Hamilton évoquent la complexité à concevoir un monde « hypothétique » sur une période de trois ans, ainsi que les nombreuses permutations et combinaisons de possibilités liées à l’arrivée d’autres génériques sur le marché et à la date d’inscription sur les listes de médicaments remboursables dans le Canada durant cette période.

 

[11]           En réponse, Apotex a déposé les quatre affidavits des personnes suivantes : Bernard C. Sherman, président d’Apotex; Gordon E. Fahner, vice-président, Opérations commerciales et financières, chez Apotex; Howard Rosen, un expert en évaluation des dommages; et Nicole Roth, une assistante juridique du cabinet Goodmans, s.r.l. La teneur générale de ces affidavits est que cela ne change rien que les mondes « hypothétiques » se rapportent à une période de trois mois ou de trois ans, que le travail requis est comparable, que les experts en évaluation des dommages fondés sur l’article 8 mettent au point des modèles fiables pour concevoir ces univers, et qu’à partir de là, quel que soit le nombre de variables introduites, il n’a pas de différence significative entre trois mois et trois ans.

 

[12]           Dans son affidavit, M. Sherman (qui n’a pas été contre-interrogé) a indiqué que la disjonction entraînerait en l’espèce des coûts et des retards inutiles pour les parties, et que la démarche la plus efficace et la plus économique serait d’examiner toutes les questions dans le cadre du procès. MM. Palmer, Hamilton et Rosen ont tous été contre-interrogés relativement à leurs affidavits : il s’agissait surtout de démontrer s’il était effectivement plus simple de trancher la question de la date de début avant de s’attaquer à l’énorme entreprise que représentent la production, les communications préalables et la préparation des rapports d’expert liés à l’évaluation des dommages fondés sur l’article 8.

 

[13]           Pfizer est titulaire d’un certain nombre de brevets inscrits dans le Registre des brevets relativement au médicament Lipitor, et notamment à diverses formes polymorphes de l’atorvastatine. Pfizer vend des médicaments génériques au Canada par l’entremise de sa division GenMed; elle a reçu un avis de conformité pour le GD‑atorvastatine le 15 novembre 2006.

 

[14]           Le 27 septembre 2006, Apotex a signifié deux avis d’allégation relativement aux brevets de Pfizer sur les formulations polymorphes. La présentation d’Apotex concernant son atorvastatine amorphe a été mise en « suspension liée au brevet » par le ministre de la Santé le 15 mai 2007.

 

[15]           Le 19 février 2009, Apotex a remis à Santé Canada un avis d’allégation se rapportant à sa présentation de l’atorvastatine PGS, à l’égard des brevets de Pfizer sur la formulation polymorphe. Pfizer a répondu à cet avis en présentant une demande en vertu du Règlement. La présentation d’Apotex touchant l’atorvastatine PGS a été suspendue pour des motifs relatifs au brevet par le ministre de la Santé le 22 février 2010.

 

[16]           Il semble qu’un des problèmes que l’inventeur cherchait à résoudre avec l’atorvastatine PGS d’Apotex était la baisse de stabilité associée aux formulations d’atorvastatine comme la formulation amorphe.

 

[17]           Apotex a obtenu un avis de conformité pour son atorvastatine amorphe et pour son atorvastatine PGS le 19 mai 2010. Elle ne commercialise au Canada que la seconde formulation. Lorsqu’elle l’a lancée sur le marché, Apotex a publié un communiqué de presse le 19 mai 2010 pour expliquer que sa propre formulation cristalline de l’atorvastatine avait en fait résolu les problèmes de stabilité associés aux autres formulations de ce médicament. Apotex déclarait dans ce communiqué qu’elle avait [traduction] « consacré de nombreuses années et des millions de dollars à la conception de ce produit et aux litiges qui s’y rapportent ». Les demandes d’interdiction présentées par Pfizer en réponse aux avis d’allégation d’Apotex ont fait l’objet d’un désistement sur consentement le 26 mai 2010.

 

[18]           À ce stade de l’instance, les parties ont échangé des affidavits de documents regardant certains enjeux, mais les interrogatoires préalables n’ont pas encore débuté ni été fixés au calendrier.

 

[19]           Un certain nombre de fabricants de médicaments génériques ont apparemment présenté des avis d’allégation à l’égard d’au moins l’un des brevets inscrits dans le registre des brevets relativement au Lipitor. Les 19 et 20 mai 2010, Santé Canada a délivré des avis de conformité à Apotex et sept autres fabricants de médicaments génériques pour des génériques de l’atorvastatine. Six fabricants additionnels de médicaments ont reçu de tels avis pour leurs produits d’atorvastatine respectifs.

 

Les positions des parties

[20]           Comme nous l’avons noté, dans les affaires de dommages fondés sur l’article 8, les parties doivent édifier pour les besoins de la Cour un monde « hypothétique » se rapportant à la période définie dans le passé, afin de pouvoir évaluer les dommages qu’Apotex a subis du fait de son incapacité à vendre son atorvastatine pendant cette période. Dans Apotex Inc c Merck & Co, Inc, 2012 CF 620, la juge Judith Snider a énoncé les exigences requises pour établir le monde « hypothétique ». Les éléments à envisager incluent les suivants :

a)                  Quelle est la période pertinente?

b)                  Quelle est la taille globale du marché de l’atorvastatine durant la période pertinente?

c)                  Quelle part de ce marché les fabricants de génériques auraient-ils occupée durant cette période?

d)                 Quelle part de ce marché des génériques de l’atorvastatine Apotex aurait-elle occupée durant la période pertinente?

e)                  À quel prix Apotex aurait-elle vendu son atorvastatine?

f)                   Quelles déductions, le cas échéant, devraient s’appliquer au prix de vente d’Apotex aux fins de remises ou autres réductions?

 

[21]           Comme nous l’avons noté, il faut commencer par définir la période pertinente aux fins du monde « hypothétique » pour déterminer les dommages à accorder aux termes de l’article 8.

 

[22]           Outre le nombre de compagnies pharmaceutiques génériques ayant reçu un avis de conformité, une autre difficulté dans cette affaire concerne les changements de politiques d’établissement des prix dans diverses provinces. Par exemple, l’adoption en Ontario de la Loi sur un régime de médicaments transparent pour les patients (projet de loi 102) a eu un impact sur le prix auquel le premier générique arrivé sur le marché peut être vendu. De même, le régime d’assurance-médicaments de Colombie-Britannique, qui gouverne la mise en vente des produits pharmaceutiques dans cette province, a modifié sa structure de prix et introduit d’autres programmes, comme sa liste de prix autorisés pour les produits génériques. L’Alberta et le Québec se sont également dotés de politiques d’établissement des prix pour la vente des produits génériques.

 

[23]           Un autre facteur de complication concerne la date d’inscription sur les formulaires provinciaux. L’affidavit Palmer déposé au nom de Pfizer explique en détail les incidences du moment auquel un générique peut être inscrit sur un formulaire provincial. Celui-ci dépend de nombreuses variables, ce qui complique davantage l’évaluation, compte tenu du nombre de génériques sur le marché.

 

[24]           Enfin, il y a la question des remises et réductions que les fabricants de médicaments génériques offrent aux pharmacies pour qu’elles stockent et/ou vendent leurs versions d’atorvastatine et pour qu’elles remplacent les autres génériques de ce produit par le leur. Ces remises et réductions sont réglementées dans certaines provinces, plafonnées dans d’autres et rajoutent à la complexité de l’évaluation des dommages fondés sur l’article 8.

 

La position de Pfizer

[25]           En somme, Pfizer fait valoir que la résolution de la question de la date de début donnera lieu à des procédures plus ciblées. Plutôt que de conjecturer et d’élaborer plusieurs modèles différents pour déterminer les dommages au titre de l’article 8, les parties n’en concevraient qu’un seul. La production et les communications préalables seraient donc plus courtes, puisque la période à laquelle ces dommages se rapportent aura été clairement définie. Enfin, surtout s’il est établi que la période de trois mois s’applique à l’atorvastatine d’Apotex, le nombre de variables, de permutations et de combinaisons possibles serait limité, ce qui rendrait le calcul des dommages-intérêts beaucoup plus simple et économique.

 

[26]           La disjonction de la question de la date de début permettra principalement de remplir les exigences de l’article 3 des Règles : « Les présentes règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. » Autrement, soutient Pfizer, les communications préalables seront interminables, et la production couvrira tout, s’étalera sur au moins trois ans et engendrera une avalanche de papier.

 

[27]           Pfizer avance les affidavits Palmer, Cullen et Hamilton pour appuyer sa position. Ces documents mettent en évidence les nombreuses variables en jeu dans la présente instance. L’affidavit Palmer concerne les formulaires et la date des inscriptions, l’accès au marché, les politiques de remboursement et les différents scénarios d’octroi de dommages-intérêts. L’affidavit Cullen fait remarquer qu’au maximum huit autres génériques peuvent entrer en compte dans les divers scénarios à élaborer en l’absence de disjonction. Il déclare également que s’il est établi que la date de début retenue correspond à la période de trois mois, l’affaire sera réglée hors cour. Enfin, l’affidavit Hamilton traite de l’évaluation des dommages, du moyen de déterminer les pertes de profit et de la complexité des deux scénarios liés à la question de la date de début. Comme son homologue M. Rosen, intervenu pour le compte d’Apotex, M. Hamilton est un expert respecté et averti dans ce domaine.

 

La position d’Apotex

[28]           Apotex soutient que la disjonction de la présente instance ne permettra pas de gagner du temps ni de réaliser des économies. Sur la foi de la preuve des experts déposée dans le cadre de la présente requête, elle avance qu’il s’agit simplement de modifier les modèles comptables et économétriques, qu’il faut élaborer et adapter de toutes les manières à la période qui sera jugée appropriée.

 

[29]           Apotex fait valoir que les parties au litige ont « droit » à une instance unique, à moins que la prépondérance de la preuve ne justifie de s’écarter de cette règle. Comme les litiges dépendent toujours du droit de la Cour de contrôler sa propre procédure, la partie qui préfère une instance unique doit toujours se plier au droit de la Cour de déterminer si les circonstances requièrent une instance unique ou disjointe.

 

[30]           Apotex soutient que la question, tel que Pfizer l’a formulée dans la présente requête, ne permet pas de disposer du litige : elle revient simplement à doubler les efforts et les dépenses, puisque deux procès seront nécessaires. À ce titre, la disjonction n’apportera aucun avantage. Apotex prétend que la détermination de la période relative à l’article 8 n’est pas une question « préliminaire » qui permettra de trancher l’affaire, comme celle de la responsabilité. La disjonction ne fera que multiplier les instances, puisque Pfizer fait valoir des dommages relativement à l’une ou l’autre des périodes alléguées. Un second procès est donc inévitable.

 

[31]           Comme nous l’avons noté, les deux parties ont déposé des dossiers volumineux qui contenaient non seulement des affidavits d’experts, mais aussi les contre-interrogatoires s’y rapportant. Ces affidavits et contre-interrogatoires concernaient la question de savoir si, le cas échéant, des gains de temps étaient possibles en réglant tout d’abord le problème de la période relative à l’article 8.

 

[32]           La Cour a été invitée à lire attentivement tous les affidavits et contre-interrogatoires pour bien comprendre la nature de la période en cause et des démarches nécessaires, quelle que soit celle que la Cour finisse par retenir. Je pense en particulier au fait admis que la majorité, si ce n’est la totalité, des économies de temps et d’argent seraient perdues si la Cour retenait une période de plus de trois mois. Signalons que la Cour a d’autres options que les deux périodes proposées et qu’il lui est loisible de conclure qu’une période tout à fait différente s’applique.

 

[33]           Il a également été allégué que la disjonction n’offre aucun avantage, puisqu’il reste à examiner la demande reconventionnelle pour contrefaçon. Cela ne regarde pas la question de la date de début, de sorte qu’il n’y a pas d’économies de temps ni d’argent à réaliser. La production des renseignements financiers et toutes les autres formalités afférentes à une action en contrefaçon seront donc nécessaires. La solution simple consiste évidemment à séparer la question des dommages liés à l’action en contrefaçon, comme le prévoit l’ordonnance proposée par Pfizer.

 

[34]           Ayant examiné la preuve en détail, l’avocat d’Apotex a fait remarquer que M. Hamilton (un expert de Pfizer) avait reconnu que l’évaluation serait seulement [traduction] « un peu plus difficile » dans le cas de la période de trois ans que dans celui de la période de trois mois.

 

[35]           La preuve de M. Sherman n’a pas été contestée. Il s’est dit préoccupé par les retards et les dépenses qu’occasionneraient deux instances. Il s’est dit d’avis qu’une divulgation complète permettait d’accélérer et de simplifier la résolution, et que la présente requête pouvait nous engager sur une pente glissante, de sorte que, si cette question était disjointe, celles de la responsabilité et du montant des dommages pouvaient l’être à leur tour. Cependant, ce dernier point n’a aucune importance. La disjonction demandée raccourcira de manière significative la présente instance, et la Cour n’envisagera aucune autre disjonction dans le cadre de cette procédure assujettie à la gestion des instances. Du reste, le Lipitor étant considéré comme le médicament le plus vendu au Canada, les dépenses dont il est ici question n’entrent pas vraiment en jeu.

 

[36]           Dans son affidavit, M. Fahner a évoqué l’ampleur de la production de documents. Il a déclaré que les productions se rapportant à la plus longue période ne représentent pas une tâche pénible, puisque la plupart des documents sont conservés électroniquement et que les revenus perdus sont [traduction] « faciles à calculer ». Il estime que la disjonction ne permettra de réaliser aucune économie de temps ou de quelque autre ordre. Il ne s’agit pas là d’un fait, mais de simples conjectures et opinions, quoique fondées sur l’expérience passée de M. Fahner dans des instances relatives à l’article 8.

 

[37]           M. Rosen est un comptable chevronné et un expert en évaluation de dommages. D’après lui, quelle que soit la période retenue, les renseignements disponibles requièrent une analyse identique. Son opinion est diamétralement opposée à celle des experts de Pfizer, MM. Palmer et Hamilton. M. Rosen estime que, même s’il y a plus de données à examiner dans le cas de la période plus longue, la tâche de les analyser n’est pas plus complexe. Il y en a simplement davantage.

 

[38]           Dans son affidavit, M. Rosen décrit en détail chaque étape du modèle élaboré pour calculer les dommages fondés sur l’article 8, ainsi que les divers scénarios. Les modèles sont conçus pour répondre aux scénarios les plus probables. Ils peuvent ensuite être adaptés en fonction des variables et des conclusions de la Cour.

 

[39]           Ayant examiné l’ensemble de la preuve et des contre-interrogatoires comme l’y avait invitée Apotex, la Cour constate que, pour l’essentiel, la preuve présentée par les parties est presque diamétralement opposée.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[40]           Quoique la question en litige soit simple – la séparation de la question de la date de début permettra-t-elle de résoudre efficacement et économiquement le présent litige à la fois pour les parties et la Cour? –, la réponse ne l’est pas au regard de ces dossiers de requête diamétralement contraires.

 

Analyse

[41]           Le droit relatif à la disjonction est relativement bien connu. Les critères applicables proviennent de différentes décisions (voir, par exemple, Garford Pty Ltd c Dywidag Systems International, Canada, Ltd, 2010 CF 581, au paragraphe 19; Merck & Co c Brantford Chemicals Inc, (2004) CF 1400).

 

[42]           L’affaire Merck fournit un résumé utile des principes à prendre en compte :

[4]        La charge de la preuve dans une requête en disjonction incombe toujours au requérant : Apotex Inc. c. Bristol-Myers Squibb Co., 2003 CAF 263 (C.A.F.), au paragraphe 10; (2003), 26 C.P.R. (4th) 120 (C.A.F.). Une ordonnance de disjonction peut être rendue dans les cas où la Cour est convaincue, suivant la prépondérance de la preuve, que, vu la preuve et l’ensemble des circonstances de l’espèce (notamment la nature des prétentions, le déroulement du litige, les questions en litige et les mesures de redressement demandées), la disjonction est susceptible, selon toute probabilité, de favoriser une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible : Illva Saronno S.p.A. c. Privilegiata Fabrica Maraschino "Excelsior", [1999] 1 C.F. 46 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 14; (1998), 84 C.P.R. (3d) 1; et Illva Saronno S.p.A. c. Privilegiata Fabrica Maraschino (2000), 183 F.T.R. 25 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 8; [2000] A.C.F. no 170 (C.F. 1re inst.) (QL).

 

[5]        À la page 2 de son ordonnance, la protonotaire Milczynski énumère un certain nombre de [traduction] « facteurs pratiques et économiques à prendre en considération » pour décider s’il y a lieu ou non d’ordonner que soient jugées séparément les questions de la responsabilité et des dommages-intérêts :

 

-     la complexité des questions à juger;

-     le point de savoir si les questions relatives à la responsabilité sont nettement distinctes de celles relatives à la réparation;

-     le point de savoir si la structure des faits sur laquelle l’action se fonde est suffisamment extraordinaire ou exceptionnelle pour justifier qu’on s’écarte de la pratique normale consistant à juger en une seule instance l’ensemble des questions en litige;

-     le point de savoir si le juge du fond sera mieux à même de décider les questions du préjudice et des pertes du demandeur après avoir d’abord évalué la crédibilité de celui-ci au cours de l’instruction de la question des dommages-intérêts;

-     le point de savoir si l’instruction conjointe des questions pourrait faciliter une meilleure appréciation de la nature et de l’importance du préjudice subi par le demandeur et du dédommagement qui lui est dû en conséquence;

-     le point de savoir si les questions de la responsabilité et des dommages-intérêts sont si inextricablement liées qu’il ne convient pas de les disjoindre;

-     le point de savoir si, dans le cas où les questions de la responsabilité et des dommages-intérêts seraient disjointes, il existe des mécanismes permettant qu’elles soient jugées promptement par un même tribunal ou par deux tribunaux distincts, selon le cas;

-     le point de savoir s’il est manifestement préférable pour toutes les parties que la question de la responsabilité soit jugée d’abord;

-     le point de savoir si la procédure adoptée permettra des économies substantielles;

-     le point de savoir s’il est certain que la séparation des questions permettra de gagner du temps ou si elle n’entraînera pas plutôt des délais inutiles;

-     le point de savoir si, dans le cas où la disjonction serait ordonnée, le jugement de la question de la responsabilité pourrait faciliter ou déterminer le règlement à l’amiable de la question des dommages-intérêts, ou dans quelle mesure il pourrait le faire;

-     le point de savoir s’il est probable que le jugement de la question de la responsabilité mettra un terme à l’action.

 

 

[6]        Un bon nombre des éléments de cette liste s’inspirent, ou proviennent directement, de la décision Bourne c. Saunby [1993], O.J. no 2606 (C.S. Ont.). Les mêmes facteurs paraissent avoir été récemment pris en considération, quoique pas nécessairement appliqués (du moins en tant que partie intégrante de l’analyse), par le juge Rutherford dans la décision Roche Palo Alto LLC et al. c. Apotex Inc., [2004] O.J. no 3522. Le juge Rutherford faisait observer ce qui suit à ce propos : [traduction] « S’il est vrai que cette liste est utile dans la mesure où elle indique de nombreuses voies d’examen fécondes et bien que les avocats aient cité plusieurs de ces facteurs dans leurs plaidoiries, les pièces produites par les deux parties à la présente requête sont pour l’essentiel fondées sur les opinions d’avocats habitués à plaider en matière de brevets, qu’ils expriment dans de longs affidavits. » Dans la même décision, le juge Rutherford, après avoir résumé les thèses des avocats, formule la conclusion succincte que voici : [traduction] « [L’]examen des pièces produites et des observations des avocats ne m’a pas convaincu que les circonstances de la présente espèce soient exceptionnelles ou de nature à autrement justifier qu’on s’écarte des procédures normales d’instruction d’une action et je ne pense pas que les questions en litige devraient être disjointes et jugées séparément. »

 

[…]

 

[9]        Je ne puis non plus souscrire à la proposition avancée dans Bourne selon laquelle il doit être [traduction] « certain que la disjonction des questions en litige permettra de gagner du temps ou entraînera au contraire des délais inutiles ». En effet, comme l’a fait observer le juge Evans dans la décision Illva Saronno, précitée, il incombe au demandeur de convaincre la Cour que la disjonction aura entre autres effets d’accélérer les procédures et de permettre des économies, suivant la norme de la prépondérance de la preuve et non selon la norme de persuasion hors de tout doute raisonnable. […]

 

[43]           Ainsi, la disjonction entraînera-t-elle, selon la prépondérance des probabilités et compte tenu de la preuve présentée dans le cadre de cette requête, des économies de temps et d’argent pour les parties, ainsi que des économies de ressources judiciaires?

 

[44]           Il n’est pas aisé de répondre à cette question sur la base du présent dossier. Chaque partie a fait valoir des positions très vigoureuses étayées par une preuve très solide. Il est essentiel, pour trancher la question, d’examiner chacun des facteurs. Nombre d’entre eux se recoupent et, dans plusieurs cas, ils semblent être issus d’affaires de préjudice corporel plutôt que de propriété intellectuelle ou des complexités du Règlement. Cependant, l’analyse de ces facteurs intéressant les questions litigieuses en l’espèce doit s’effectuer.

 

La complexité des questions

[45]           Nonobstant l’argument et la preuve d’Apotex d’après lesquels il serait relativement aisé de créer un outil pour calculer les dommages, qu’il s’agisse d’une période de trois mois ou de trois ans, cette opération n’en est pas moins très complexe. Comme l’ont noté les avocats, il y a la question de la contrefaçon, celle des dommages au titre de l’article 8, puis la résolution de celle de la date de début. Comme nous l’avons vu, cette question suppose en soi de nombreuses variables et permutations d’événements aux fins de la création du monde « hypothétique ». La résolution de la question de la date de début simplifiera la présente affaire. Ce facteur est favorable à la disjonction.

 

Les questions de la responsabilité et des dommages sont-elles clairement distinctes?

[46]           La présente affaire a ceci d’unique qu’on ne cherche pas à séparer la question de la responsabilité, mais plutôt une question qui permettra sans doute de gagner du temps et de réaliser des économies de ressources judiciaires et d’argent pour les raisons mentionnées plus haut. Bien que la jurisprudence concerne presque exclusivement la disjonction des questions de responsabilité et de dommages, la Cour n’a aucune raison de s’y limiter, compte tenu du libellé du paragraphe 107(1) des Règles des Cours fédérales, qui prévoit : « La Cour peut, à tout moment, ordonner l’instruction d’une question soulevée ou ordonner que les questions en litige dans une instance soient jugées séparément. » Il est loisible à la Cour de trancher séparément toute question qui permettra de réaliser des économies de temps, d’argent et de ressources judiciaires.

 

[47]           Apotex soutient que la question de la date de début n’est pas une question préliminaire qui permettra de disposer du litige. Elle est plutôt entremêlée à toutes les autres, et n’est qu’une des variables dont il est préférable de s’occuper durant le procès. Cependant, il ne me paraît pas nécessaire que la séparation d’une question conduise inexorablement à la résolution de tout le litige; il suffit que la détermination d’une question permette, selon la prépondérance des probabilités, de raccourcir le procès, de circonscrire les communications préalables, de contenir la production et de réduire la preuve d’expert. Telle est l’expectative en l’espèce si la question de la date de début est réglée en premier lieu.

 

[48]           Apotex renvoie, dans ses arguments, à la décision de la juge Judith A. Snider dans Apotex c Merck & Co, Inc, 2012 CF 620, pour faire valoir que la question de la date de début n’est pas nouvelle et que, nonobstant la position des parties, la Cour peut conclure qu’une période autre que celle de trois mois ou de trois ans est appropriée. Dans cette affaire, la date de début posait problème. La juge Snider a fait ces observations :

[13]      Les parties ne s’entendent toutefois pas sur la date à laquelle a commencé la période pertinente. Apotex fait valoir que la date appropriée est le 30 avril 1996, date à laquelle le ministre lui aurait délivré un avis de conformité n’eût été du Règlement. Merck soutient qu’il n’existe aucune preuve de date « attestée par le ministre » à laquelle Apotex aurait reçu un avis de conformité concernant le procédé AFI‑4 n’emportant pas contrefaçon. Subsidiairement, Merck soutient que la date appropriée est celle à laquelle le ministre a avisé Apotex qu’il [traduction] « ne s’opposait pas » à l’avis de changement d’Apotex optant pour le procédé AFI‑4; plus précisément, cette date était le 27 février 1997.

 

[14]      Apotex a initialement déposé une présentation de drogue nouvelle (PDN) pour l’approbation de l’Apo‑lovastatine fabriquée en utilisant les micro‑organismes appelés Aspergillus flavipes le 21 décembre 1994. Des ébauches d’étiquettes ont été présentées à Santé Canada et celles‑ci auraient été approuvées le 30 avril 1996. Le 25 mai 1996, la PDN d’Apotex a fait l’objet d’une « suspension liée au brevet », ce qui signifie qu’un avis de conformité pour l’Apo‑lovastatine fabriquée en utilisant les micro‑organismes Aspergillus flavipes ne serait pas délivré avant la résolution de l’action en interdiction ou l’expiration des brevets pertinents (incluant le brevet 380).

 

[15]      Merck a raison de dire qu’il n’y a pas d’« attestation » ministérielle du 25 mai 1996 au sens de l’alinéa 8(1)a). Je suis cependant convaincue que, n’eût été du Règlement, Apotex aurait reçu son avis de conformité pour l’Apo‑lovastatine au plus tard le 25 mai 1996.

 

[16]      Apotex soutient que le 30 avril 1996 est la date la plus appropriée pour le début de la période pertinente. Je conviens avec Apotex que la date d’approbation de ses étiquettes pour l’Apo‑lovastatine est le 30 avril 1996. Malgré le témoignage de M. Hems selon lequel les avis de conformité suivent normalement de quelques jours l’approbation des étiquettes, je ne suis pas convaincue que cette date est plus appropriée que la date de « suspension liée au brevet ». Il n’y a absolument aucun doute que la demande aurait été approuvée le 25 mai 1996, date de la lettre de « suspension liée au brevet » de Santé Canada.

 

[17]      À mon avis, la date appropriée, même si elle n’est pas attestée par le ministre, serait la date de « suspension liée au brevet », soit le 25 mai 1996.

 

[49]           Ce qui est intéressant, c’est que la décision même de la juge Snider concernait la question de la date de début telle qu’elle s’appliquait dans cette affaire. La question des dommages n’a pas été tranchée, mais remise à un procès ultérieur. Il s’agissait d’une disjonction tout à fait équivalente à celle que vise la présente requête.

 

[50]           Par ailleurs, Apotex renvoie au contre-interrogatoire de M. Sherman dans cette affaire, d’après lequel Apotex serait simplement entrée sur le marché avec son premier produit en prenant le risque d’une poursuite. Elle cite M. Sherman :

[traduction]

 

[A]vant le règlement, nous aurions simplement lancé [l’Apo‑lovastatine]. Si Merck intentait ensuite une poursuite, nous nous serions défendus, mais nous aurions été sur le marché et obtenu les revenus. (Paragraphe 29)

 

[51]           Il est fort possible qu’Apotex ait la même position en l’espèce, et il faudra procéder aux communications préalables et aux productions, mais cela ne change rien au fait que la résolution de la question de la date de début permettra d’établir avec certitude et clarté les dommages qu’Apotex est en droit de recevoir au titre de l’article 8, le cas échéant.

 

[52]           Ce facteur est favorable à la disjonction.

 

La structure factuelle de l’affaire est-elle unique?

[53]           Comme je l’ai déjà noté, les faits de la présente affaire sont nouveaux. Certaines données factuelles sont uniques et des arguments nouveaux touchant l’interprétation législative du Règlement ont été présentés. Du point de vue factuel, l’affaire est complexe, puisque la période de trois mois se rapporte au médicament qu’Apotex a commercialisé, et qui n’est pas celui qui est concerné par la période de trois ans. Lors des communications préalables, il faudra étudier les différences entre ces médicaments, la raison pour laquelle l’un a été lancé sur le marché et l’autre non, ainsi que les dommages-intérêts se rapportant à chacun d’entre eux. Ce facteur est favorable à la disjonction.

 

Des économies de temps et d’argent seront-elles réalisées?

[54]           Cette question est vivement débattue par les parties. Ce facteur doit recevoir une importance particulière au moment de déterminer l’opportunité de la disjonction. À mon avis, les économies de temps et d’argent doivent être démontrables. Le système de litige et l’accès à la justice sont déjà encombrés par des instances procédurales et de fond et, de nos jours, les tribunaux et les parties doivent s’efforcer de mener les litiges d’une manière qui soit à la fois proportionnelle et équitable. Voir Hryniak c Mauldin et al, 2014 CSC 7, un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, au sujet de l’importance de la proportionnalité dans les litiges.

 

[55]           À première vue, la conclusion concernant ce facteur semble assez simple en ce que le choix de l’une des deux périodes devrait s’effectuer assez simplement dans le cours de l’instance. Si la période de trois mois est retenue, les économies de temps et d’argent réalisées seront substantielles. Les ressources judiciaires seront également employées à meilleur escient. Si c’est la période de trois ans qui doit s’appliquer, les parties réduiront leurs dépenses, puisque leurs experts n’auront pas à élaborer différents modèles, quoique les économies de temps et d’argent seront moins importantes. Le mystère est de savoir si la Cour peut opter pour une troisième solution, une possibilité avancée par Apotex. Une cour pourrait procéder ainsi, même s’il est plus probable qu’elle retienne l’un des deux scénarios proposés. Quand bien même surviendrait un troisième scénario, la période sur laquelle les parties et leurs experts concentreraient leurs efforts serait malgré tout certaine.

 

[56]           En dépit des arguments solides d’Apotex, et après avoir considéré l’ensemble des plaidoiries et de la preuve, notamment les contre-interrogatoires, j’estime, selon la prépondérance des probabilités, que la résolution de la question de la date de début permettra des économies de temps et d’argent et un meilleur usage des ressources judiciaires. Ce facteur est favorable à la disjonction.

 

La structure factuelle est-elle suffisamment extraordinaire ou exceptionnelle pour justifier qu’on s’écarte de la pratique normale consistant à juger en une seule instance toutes les questions en litige?

[57]           Ce facteur rejoint des considérations précédentes évoquées plus haut et que je ne reprendrai pas ici. À mon avis, ce facteur est favorable à la disjonction.

 

Le juge du fond sera-t-il mieux à même de décider des questions du préjudice et des pertes du demandeur après avoir d’abord évalué la crédibilité de celui‑ci au cours de l’instruction de la question des dommages-intérêts?

[58]           Ce facteur est inapplicable ici, et donc reste neutre.

 

L’instruction conjointe des questions facilitera-t-elle une meilleure appréciation de la nature et de l’importance du préjudice subi par le demandeur et du dédommagement qui lui est dû en conséquence?

[59]           Encore une fois, ce facteur semble concerner plus directement un autre type d’affaires et est implicitement subsumé dans l’analyse relative aux autres facteurs. Les règles qui régissent la Cour autorisent à juger séparément une question si, selon la prépondérance des probabilités, il est raisonnablement défendable que cela permette de réaliser des économies de temps, d’argent et de ressources judiciaires.

 

Les questions de la responsabilité et des dommages-intérêts sont-elles si inextricablement liées qu’il ne convient pas de les disjoindre?

[60]           Ce facteur mérite d’être examiné. Apotex soutient vigoureusement qu’aucune économie de temps ou d’argent ne sera réalisée du fait de la demande reconventionnelle en contrefaçon, qui nécessitera la tenue d’un procès complet sur la question. Cependant, Pfizer souhaite également séparer cette question dans l’ordonnance qu’elle a présentée. La seule question à trancher dans le cadre de l’instance relative à la disjonction est celle de la date de début. Toutes les autres questions, y compris celles de la contrefaçon et des dommages susceptibles d’en découler, relèveront d’instances ultérieures.

 

[61]           C’est ce qui s’est produit dans Apotex c Merck. Même si cette affaire ne concernait que les dommages fondés sur l’article 8, les parties ont dû réaliser qu’il serait avantageux de déterminer la période applicable. Compte tenu de l’ordonnance proposée et des faits en présence, je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les questions sont inextricablement liées au point de retirer toute utilité à la disjonction.

 

[62]           Ce facteur est favorable à la disjonction.

 

Dans le cas où les questions de la responsabilité et des dommages-intérêts seraient disjointes, existe-t-il des mécanismes permettant qu’elles soient jugées promptement par un même tribunal ou par deux tribunaux distincts, selon le cas?

[63]           Une date en vue d’un long procès a été fixée en 2016 pour toutes les questions soulevées en l’espèce. La Cour peut faire en sorte de trancher la question de la date de début de manière à maintenir la date de procès et à circonscrire les questions en litige.

 

[64]           Ce facteur est favorable à la disjonction.

 

Est-il manifestement préférable pour toutes les parties que la question de la responsabilité soit jugée d’abord?

[65]           Quoiqu’Apotex ait longuement fait valoir l’absence d’avantages, la question de la date de début offre aux parties le bénéfice de la certitude. L’avantage « manifeste » doit être établi selon la prépondérance des probabilités. Après avoir examiné l’ensemble de la preuve et des contre‑interrogatoires, j’estime que la prépondérance des probabilités est favorable à la disjonction. La certitude représente un net avantage pour toutes les parties et la Cour.

 

La procédure adoptée permettra-t-elle des économies substantielles?

[66]           Ce facteur a été abordé plus haut en détail. À mon avis, des économies seront réalisées. Ce facteur ne regarde pas exclusivement les intérêts des parties. Les ressources judiciaires sont coûteuses et doivent entrer dans l’équation. Si la question de la date de début peut être tranchée grâce à un procès rapide (cinq à dix jours), l’action subséquente intéressant les dommages/la contrefaçon sera inévitablement plus courte. Il ne faut pas perdre de vue que certains éléments factuels sont uniques à la présente affaire et tiennent à ce qu’Apotex a commercialisé l’atorvastatine PGS, et non l’atorvastatine amorphe. Il va sans dire que la clarification des dispositions du Règlement intéressant ces faits permettra des économies de ressources judiciaires et épargnera des dépenses aux parties.

 

Est-il certain que la séparation des questions permettra de gagner du temps, ou n’entraînera-t-elle pas plutôt des délais inutiles?

[67]           Apotex soutient énergiquement que la disjonction n’entraînera aucune économie – que des retards. C’était la teneur principale de l’affidavit de M. Sherman et de ses opinions bien arrêtées. Dans les litiges, la certitude n’existe pas – les fameux deux points de vue (ou plus) dans toute querelle. Les parties qui se comportent raisonnablement, qui coopèrent et font preuve de sens commun, gagnent du temps. Pour citer le mantra du rôle commercial de la Cour supérieure, les litiges doivent reposer sur les trois C : communication, conformité au bon sens et coopération. Dans les affaires de propriété intellectuelle complexes comme celle-ci, les avocats qui s’en tiennent aux trois C et respectent les principes de proportionnalité gagneront certainement du temps.

 

[68]           Compte tenu de la prépondérance des probabilités, ce facteur favorise la disjonction.

 

Si la disjonction est ordonnée, le jugement de la question de la responsabilité pourra-t-il faciliter ou déterminer le règlement à l’amiable de la question des dommages-intérêts, ou dans quelle mesure?

[69]           Pfizer a présenté la preuve directe d’un conseiller juridique interne selon laquelle l’affaire sera réglée hors cour s’il est établi que la période applicable est celle de trois mois. Il n’y a aucun moyen de savoir si d’autres scénarios aboutiront aussi au même résultat. Mais, nonobstant la position d’Apotex voulant que la résolution de la question de la date de début ne conduise sans doute pas à un règlement, ou pas nécessairement, certains éléments de preuve concrets étayent le contraire. Ce facteur est favorable à la disjonction.

 

Est-il probable que le jugement de la question de la responsabilité mette un terme à l’action?

[70]           S’il agissait du seul facteur, la disjonction ne serait pas ordonnée. La séparation de la question de la date de début ne mettra pas fin à l’action. D’autres questions doivent finalement être résolues, quelle que soit la manière dont celle-là sera tranchée. Ainsi, bien que ce facteur ne soit pas favorable à la disjonction, comme je l’ai indiqué plus haut, il n’est pas nécessaire que celle-ci mette fin à l’instance. Le paragraphe 107(1) des Règles autorise à juger séparément une question. Tel est le cas ici.

 

CONCLUSION

[71]           Compte tenu de l’ensemble des facteurs, j’estime, selon la prépondérance des probabilités, que la séparation de la question de la date de début permettra de réaliser des économies de temps, d’argent et de ressources judiciaires.

 

[72]           Bien qu’un long procès de 35 jours soit déjà fixé pour 2016 relativement à toutes les questions, la Cour tranchera plus rapidement la question de la date de début.

 

[73]           Quant aux frais découlant de la présente requête, bien que Pfizer ait offert à Apotex la possibilité d’accepter son ébauche de proposition d’ordonnance afin que la question soit tranchée plus rapidement et qu’elle réclame donc ses frais, j’estime que cette requête a un caractère très nouveau et que chaque partie doit assumer ses propres frais.

 

[74]           La Cour apprécie les excellentes observations des avocats et la courtoisie avec laquelle la requête a été débattue.

 


ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE que :

 

1.                  La requête soit accueillie.

 

2.                  Dans la présente ordonnance :

 

a)      « question de la date de début » S’entend de la date pertinente à partir de laquelle la période de responsabilité (le cas échéant) a débuté aux termes de l’alinéa 8(1)a) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, dans sa version modifiée. Il est entendu que la résolution des enjeux soulevés aux paragraphes 17 à 23 de la déclaration modifiée du 30 mai 2011, aux paragraphes 10 à 17, 19 à 21 et 23 à 25 de la nouvelle défense et demande reconventionnelle modifiée du 25 avril 2012, et aux paragraphes 5 à 9 de la nouvelle réponse et défense reconventionnelle modifiée du 28 juillet 2011, procède de la même question.

b)      « phase relative à la date de début » S’entend des communications préalables et de toutes les autres étapes menant au procès, y compris celui-ci ou toute autre résolution de la question de la date de début, notamment tout appel.

c)      « autres questions » S’entend de toutes les autres questions autres que celle de la date de début soulevées dans le cadre de l’action.

 

3.                  La question de la date de début doit être tranchée séparément et avant les autres questions.

 

4.                  Dans la mesure où elle soulève les autres questions, la présente action sera suspendue en attendant la fin de la phase relative à la date de début; durant cette phase, aucune preuve documentaire ni autre communication préalable sur un objet concernant exclusivement les autres questions ne sera présentée.

 

5.                  Les parties conféreront sur le calendrier à suivre pour résoudre la phase relative à la date de début. Si elles ne parviennent pas à s’entendre sur un calendrier, l’une d’elles peut présenter une requête à la Cour afin d’obtenir des instructions.

 

6.                  Les autres questions seront tranchées séparément et seulement au terme de la phase relative à la date de début.

 

7.                  Aucuns dépens ne sont adjugés relativement à la présente requête.

 

« Kevin R. Aalto »

Juge responsable de la gestion de l’instance

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche

 

 

 


 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1736-10

 

 

INTITULÉ :                                      APOTEX INC
c
PFIZER CANADA INC ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 13 juin 2013

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE PROTONOTAIRE AALTO

 

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 20 février 2014

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Jerry Topolski

 

POUR LA DEMANDERESSE

John Laskin

W. Grant Worden

Sarah Whitmore

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Goodmans LLP

Avocats

 

POUR LA DEMANDERESSE

Torys LLP

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

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