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Date : 20140217

Dossier : T-1071-11

Référence : 2014 CF 152

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 février 2014

En présence de madame la juge Bédard

 

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.

 

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La demanderesse, la société Eli Lilly Canada Inc. [Eli Lilly], sollicite, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, le contrôle judiciaire d’une décision du ministre de la Santé [le ministre] datée du 30 mai 2011. Dans ladite décision, le ministre a refusé d’inscrire le brevet canadien no 2 379 329 [le brevet 329] au registre des brevets tenu en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (DORS/93‑133, modifié par DORS/98‑166, DORS/99‑379, DORS/2006‑242) [le Règlement] se rattachant au produit Trifexis d’Eli Lilly [Présentation de drogue nouvelle (PDN) no 141 509].

 

[2]               Selon le ministre, le brevet 329 ne satisfaisait pas à l’exigence relative à la spécificité du produit énoncée à l’alinéa 4(2)b) du Règlement.

 

[3]               Selon le ministre, le brevet 329 ne renfermait aucune revendication visant la formulation associant les deux ingrédients médicinaux (le spinosad et l’oxime de milbémycine). Le ministre était plutôt de l’avis que le brevet revendiquait une formulation comprenant un seul des deux ingrédients médicinaux présents dans Trifexis, à savoir le spinosad, et que le fait de mentionner la famille générale des milbémycines dans la définition de « formulation orale », présentée dans la divulgation du brevet, était insuffisant pour satisfaire à l’exigence relative à la spécificité du produit.

 

[4]               Pour les motifs exposés ci-après, la demande est rejetée.

 

I.          Le contexte

[5]               La demande de brevet 329 a été déposée le 2 août 2000, et le brevet a été délivré le 20 octobre 2009. Le brevet porte le titre suivant : « Traitement par voie orale d’animaux de compagnie faisant appel à des spinosynes ectoparasiticides ».

 

[6]               Le 16 septembre 2010, Eli Lilly a déposé la PDN 141 509 concernant Trifexis, et l’avis de conformité [AC] a été émis le 1er novembre 2011. Trifexis est un médicament vétérinaire indiqué pour la prévention de la dirofilariose, la prévention et le traitement des infestations par des puces, ainsi que le traitement et le contrôle des infestations causées par les ankylostomes, les ascarides et les trichures chez les chiens et les chats. Il n’est pas contesté que Trifexis est une forme pharmaceutique orale autorisée d’un médicament contenant deux ingrédients médicinaux actifs, à savoir le spinosad et l’oxime de milbémycine.

 

[7]               Le 16 septembre 2010, Elanco, une division d’Eli Lilly, a présenté le brevet 329 au ministre en vue de son inscription au registre des brevets.

 

[8]               Le brevet 329 renferme sept revendications, mais il suffit, pour les besoins de la présente espèce de reproduire les deux revendications indépendantes nos 1 et 5 :

[traduction]

1. Une formulation orale à dose unique pour la lutte contre une infestation ectoparasitaire chez un chien ou un chat, comprenant une quantité ectoparasiticide de spinosad, ou encore d’un dérivé N‑déméthylé ou d’un sel physiologiquement acceptable du spinosad, ainsi qu’un vecteur physiologiquement acceptable sous une forme pharmaceutique consistant en un comprimé, une capsule ou un liquide convenant à une administration au moins une fois tous les sept jours à raison d’une dose de 10 à 100 mg de spinosad par kilogramme de poids corporel.

 

[...]

 

5. Une formulation orale à dose unique pour la lutte contre une infestation ectoparasitaire chez un chien ou un chat, comprenant une quantité ectoparasiticide de spinosad, ou encore d’un dérivé N‑déméthylé ou d’un sel physiologiquement acceptable du spinosad, ainsi qu’un vecteur physiologiquement acceptable sous une forme pharmaceutique orale consistant en une friandise à croquer convenant à une administration au moins une fois tous les sept jours à raison d’une dose de 10 à 100 mg de spinosad par kilogramme de poids corporel.

 

[9]               Le terme « formulation orale » est défini comme suit dans la divulgation du brevet :

[traduction]

(p. 8, lignes 6 à 13) Les formulations relatives à la présente invention peuvent également englober, en association avec le composant spinosyne, un ou des composés présentant une activité dirigée contre l’ectoparasite ou l’endoparasite ciblé, par exemple des pyréthroïdes de synthèse, des pyréthines naturelles, des composés organophosphorés, des composés organochlorés, des carbamates, des foramidines, [...] des milbémycines, [...]

[Non souligné dans l’original.]

 

[...]

 

(p. 8, lignes 16 à 19) Le terme « formulation orale » signifie que le ou les composants spinosyne, seuls ou en association avec un ou plus d’un autre des types de composés précités, sont formulés en un produit ou une formation convenant à une administration par voie orale chez l’animal. [...]

 

II.        La décision du ministre

[10]           L’admissibilité du brevet 329 a été examinée par le Bureau des médicaments brevetés et de la liaison [BMBL] de la Direction des produits thérapeutiques de Santé Canada. Le 8 novembre 2010, monsieur Waleed Jubran, agent principal des brevets au BMBL, a rendu une décision préliminaire portant que, selon le BMBL, le brevet 329 ne comportait pas de revendication visant à la fois le spinosad et l’oxime de milbémycine, mais plutôt des revendications visant une formulation comprenant uniquement du spinosad.

 

[11]           En réponse à cette décision préliminaire, Eli Lilly a déposé d’autres présentations, ainsi que deux affidavits rédigés par des témoins experts, à savoir la Dre Manon Paradis et monsieur Michel Sofia, et a soutenu que les revendications visaient les deux ingrédients médicinaux. Selon Eli Lilly, si chacune des revendications mentionnait expressément le spinosad, elles mentionnaient également l’oxime de milbémycine de façon indirecte. Plus précisément, chaque revendication mentionnait une « formulation orale », laquelle est définie dans le brevet comme contenant de la spinosyne seule ou en association avec certains autres ingrédients actifs, notamment les milbémycines. Par ailleurs, selon Eli Lilly, une personne versée dans l’art comprendrait que le terme « formulation orale » pourrait englober la spinosyne et l’oxime de milbémycine, laquelle fait partie de la famille des milbémycines.

 

[12]           Le 30 mai 2011, le ministre a rendu une décision finale selon laquelle il refusait d’inscrire le brevet 329 au registre. Dans sa décision, le ministre indiquait clairement qu’il ne partageait pas l’avis d’Eli Lilly au sujet du fait que la mention des milbémycines dans la définition d’une formulation orale était suffisante pour conclure que le brevet revendiquait une formulation contenant à la fois du spinosad et de l’oxime de milbémycine. Le raisonnement du ministre est présenté dans l’extrait suivant de sa décision :

[traduction]

En ce qui concerne les brevets relatifs à la formulation d’une drogue, comme l’indique le paragraphe ci‑dessus, le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) précise que la formulation revendiquée doit comporter le ou les ingrédients médicinaux de la drogue homologuée à titre d’élément. [...]

 

Bien que nous convenions que le brevet 329 renferme des revendications visant une formulation qui comprend l’ingrédient médicinal spinosad, aucune des revendications du brevet 329 ne mentionne l’oxime de milbémycine comme étant le deuxième ingrédient médicinal présent dans la formulation de l’invention. La simple mention des milbémycines dans la divulgation, comme étant l’un des nombreux groupes de composés pouvant être associés au spinosad dans la formulation de l’invention, n’est pas suffisante pour constituer une revendication de la formulation contenant le ou les ingrédients médicinaux, comme l’exigent l’article 2 et l’alinéa 4(2)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). [...]

 

[...]

 

Les milbémycines constituent une famille d’antibiotiques macrolides présentant une activité insecticide et acaricide; elles comprennent non seulement l’oxime de milbémycine, mais également la milbémectine, la némadectine et la moxidectine. (...)

 

Par conséquent, même si le BMBL accepte votre position selon laquelle le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) n’exige pas que l’ensemble des ingrédients médicinaux présents dans un médicament homologué soit précisé dans la revendication visant une formulation donnée, après un examen attentif du passage susmentionné concernant la divulgation, il appert que l’ingrédient médicinal oxime de milbémycine, qui n’est pas expressément mentionné dans les revendications, n’est également pas mentionné de façon expresse dans la divulgation. Plutôt, comme nous l’avons indiqué ci‑dessus, il est fait mention des milbémycines comme étant l’un des nombreux groupes de composés pouvant être associés au spinosad dans la formulation de l’invention.

 

III.       Le cadre réglementaire

[13]           Le cadre réglementaire applicable et son historique sont exposés dans divers jugements. Dans Gilead Sciences Canada Inc c Canada (ministère de la Santé), 2012 CAF 254, [2012] ACF no 1259 [Gilead], la juge Trudel a présenté le résumé utile suivant :

Le cadre réglementaire

 

21. Les fabricants de médicaments qui veulent vendre un médicament au Canada doivent produire au ministre une présentation de drogue nouvelle et obtenir un avis de conformité. Ces documents présentent les renseignements essentiels sur le médicament en question. Bien que la plupart des nouveaux médicaments soient couverts par des brevets qui les protègent de la contrefaçon, les fabricants de médicaments génériques peuvent utiliser ces brevets sans commettre de contrefaçon en vue d’obtenir du ministre les autorisations nécessaires à la mise en marché des équivalents génériques des médicaments dès l’expiration des brevets. Il s’agit de l’« exception relative à la fabrication anticipée » prévue par la Loi sur les brevets (L.R.C., 1985, ch. P-4) [la Loi sur les brevets].

 

22. Pour éviter que cette exception ne donne lieu à des abus, la Loi sur les brevets prévoit que le Règlement sur les MBAC encadre le recours à l’exception. Pour bénéficier des protections accordées par le Règlement sur les MBAC, les compagnies pharmaceutiques doivent demander au ministre d’inscrire les brevets relatifs à leurs médicaments au registre des brevets.

 

23. Ainsi, la Loi sur les brevets et le Règlement sur les MBAC cherchent à mettre en balance « la mise en application efficace des droits conférés par les brevets » protégeant les nouvelles drogues innovantes et « l’entrée sur le marché en temps opportun » de produits génériques moins coûteux une fois les brevets expirés (« Résumé de l’étude d’impact de la réglementation » (2006), Gazette du Canada, partie II, volume 140, pages 1510 à 1525) [REIR].

 

24. D’après le ministre, des lacunes dans le libellé du Règlement sur les MBAC ont produit une jurisprudence qui rendait trop facile l’adjonction de brevets au registre, faisant ainsi trop souvent pencher la balance en faveur de la protection des brevets. Pour corriger cette situation, le ministre a introduit en 2006 des modifications au Règlement sur les MBAC. L’une des principales modifications est l’introduction de la notion de « spécificité du produit » : pour que le brevet puisse être inscrit au registre, son objet doit refléter l’objet indiqué dans la présentation de médicament approuvé (paragraphe 7 du mémoire des faits et du droit de l’intimé).

 

[14]           Les exigences s’appliquant à l’admissibilité d’un brevet à l’inscription au registre sont énoncées au paragraphe 4(2) du Règlement. En l’espèce, nous nous intéressons à l’alinéa 4(2)b) du Règlement, qui concerne une revendication relative à une formulation. Les versions actuelles des dispositions pertinentes se lisent comme suit:

2. « revendication de la formulation »

« revendication de la formulation » Revendication à l’égard d’une substance qui est un mélange des ingrédients médicinaux et non médicinaux d’une drogue et qui est administrée à un patient sous une forme posologique donnée. (claim for the formulation)

 

[…]

 

(2) Le ministre tient un registre des brevets et des autres renseignements fournis aux termes de l’article 4. À cette fin, il peut refuser d’y ajouter, ou en supprimer, tout brevet ou tout autre renseignement qui n’est pas conforme aux exigences de cet article.

 

 

[…]

 

 (1) La première personne qui dépose ou a déposé la présentation de drogue nouvelle ou le supplément à une présentation de drogue nouvelle peut présenter au ministre, pour adjonction au registre, une liste de brevets qui se rattache à la présentation ou au supplément.

 

(2) Est admissible à l’adjonction au registre tout brevet, inscrit sur une liste de brevets, qui se rattache à la présentation de drogue nouvelle, s’il contient, selon le cas :

 

a) une revendication de l’ingrédient médicinal, l’ingrédient ayant été approuvé par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard de la présentation;

 

 

b) une revendication de la formulation contenant l’ingrédient médicinal, la formulation ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard de la présentation;

 

 

c) une revendication de la forme posologique, la forme posologique ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard de la présentation;

 

d) une revendication de l’utilisation de l’ingrédient médicinal, l’utilisation ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard de la présentation.

 

[…]

2. “claim for the formulation”

“claim for the formulation” means a claim for a substance that is a mixture of medicinal and non-medicinal ingredients in a drug and that is administered to a patient in a particular dosage form; (revendication de la formulation)

 

 

 

[…]

 

3. (2) The Minister shall maintain a register of patents and other information submitted under section 4. To maintain the register, the Minister may refuse to add or may delete any patent or other information that does not meet the requirements of that section.

 

[…]

 

 (1) A first person who files or who has filed a new drug submission or a supplement to a new drug submission may submit to the Minister a patent list in relation to the submission or supplement for addition to the register.

 

 

 

 

(2) A patent on a patent list in relation to a new drug submission is eligible to be added to the register if the patent contains

 

 

 

(a) a claim for the medicinal ingredient and the medicinal ingredient has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission;

 

(b) a claim for the formulation that contains the medicinal ingredient and the formulation has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission;

 

(c) a claim for the dosage form and the dosage form has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission; or

 

(d) a claim for the use of the medicinal ingredient, and the use has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission.

 

 

[…]

 

IV.       Les questions en litige et les normes de contrôle

[15]           Lorsqu’il évalue l’admissibilité d’un brevet à l’inscription au registre des brevets, le ministre doit suivre un cadre analytique à trois volets bien établi. Ce cadre a été énoncé par le juge Hughes dans Laboratoires Abbott et Canada (Procureur général), 2008 CF 700 [Laboratoires Abbott], et a depuis été approuvé à plusieurs reprises par la Cour d’appel fédérale (Laboratoires Abbott Ltée c Canada (Procureur général), 2008 CAF 354, [2009] ACF no 1580, aux paragraphes 29 à 33, [Abbott]; G.D. Searle & Co c Canada (ministre de la Santé), 2009 CAF 35, [2009] ACF no 145, aux paragraphes 33 à 35 [Searle]; Purdue Pharma c Canada (Procureur général), 2011 CAF 132, [2011] ACF no 578, aux paragraphes 11 à 13 [Purdue] et, plus récemment, dans Gilead, aux paragraphes 11 et 12. Ce cadre doit être adapté au type précis de brevet qui est en cause.

 

[16]           En l’espèce, est en cause l’alinéa 4(2)b) du Règlement, qui concerne une revendication visant une formulation. Le ministre devait répondre aux questions suivantes :

1)   Quelle est la formulation revendiquée par le brevet?

 

2)   Quelle est la formulation visée par l’AC délivré à l’égard du médicament en cause?

 

3)   La formulation revendiquée par le brevet est‑elle celle qui a été homologuée par la délivrance de l’AC?

 

[17]           Dans la présente affaire, on demande à la Cour de déterminer si le ministre a commis une erreur lorsqu’il a répondu aux questions précitées.

 

[18]           Les normes de contrôle s’appliquant à l’évaluation de ces trois questions par le ministre ont été bien établies par la Cour d’appel fédérale dans Abbott, aux paragraphes 29 à 34, et elles ont été répétées à plusieurs reprises, notamment dans Searle, Purdue et Gilead.

 

[19]           La première question à laquelle le ministre devait répondre concerne l’interprétation des revendications du brevet. Il s’agit d’une question de droit qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. La deuxième question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, mais les parties conviennent que cette question n’est pas en litige en l’espèce. La troisième question comporte deux sous‑questions. Tout d’abord, le ministre doit interpréter l’alinéa 4(2)b) du Règlement, et cet exercice peut faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Ensuite, le ministre doit appliquer l’alinéa 4(2)b) du Règlement aux faits précis de l’affaire. Il s’agit là d’une question mixte de fait et de droit pouvant faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[20]           Par conséquent, la Cour doit répondre aux questions suivantes :

1)   Le ministre a-t-il correctement interprété le brevet 329?

 

2)   Le ministre a-t-il correctement interprété les exigences énoncées à l’alinéa 4(2)b) du Règlement?

 

3)      La décision du ministre d’exclure le brevet 329 du registre des brevets était‑elle raisonnable?

 

V.        Les arguments des parties

A.        La demanderesse

[21]           La demanderesse fait valoir que chacun des trois volets du cadre analytique doit être appliqué de manière indépendante. Par conséquent, au premier stade de l’analyse, il faut interpréter le brevet sur une base indépendante, en se fondant sur les principes élaborés par la Cour suprême du Canada dans Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 [Free World] et dans Whirlpool Corp c Camco Inc., 2000 CSC 67 [Whirlpool], sans égard au libellé du paragraphe 4(2) du Règlement. La demanderesse prétend que l’exercice de comparaison entre les revendications du brevet et la présentation de drogue, eu égard aux exigences du Règlement, doit se faire au dernier stade de l’analyse, une fois que le brevet a été interprété correctement.

 

[22]           La demanderesse prétend que le ministre a commis une erreur en interprétant le brevet 329. En exigeant que le terme « oxime de milbémycine » figure tel quel dans le brevet pour conclure que le brevet vise une formulation contenant à la fois du spinosad et de l’oxime de milbémycine, le ministre a interprété le brevet 329 à la lumière de son interprétation du Règlement et non en interprétant le brevet en premier lieu, de manière indépendante et téléologique. De l’avis de la demanderesse, le ministre a confondu l’interprétation de la revendication avec l’interprétation de l’alinéa 4(2)b) du Règlement, et, ce faisant, a introduit des exigences supplémentaires quant à la spécificité en ce qui concerne les revendications. La demanderesse s’appuie sur le passage suivant de Purdue et insiste pour dire que le ministre a commis une erreur, tout comme le juge qui siégeait dans cette affaire :

17. Cela dit, je suis d’accord avec Purdue que le juge a indûment tenu compte des exigences légales de l’alinéa 4(2)c) lors de son interprétation du brevet (motifs du jugement, aux paragraphes 43 à 45 et 49 (à l’exception seulement de la première phrase)). Les exigences légales doivent être considérées lors de l’examen de la troisième question. La première question ne porte que sur l’interprétation du brevet et de ses revendications pertinentes, c’est-à-dire que le brevet doit être interprété en conformité avec les principes exposés dans Whirlpool.

 

18. Les commentaires à la dernière partie du paragraphe 49 des motifs du juge indiquent que les dispositions du Règlement ont eu une grande incidence sur sa conclusion. Comme cette approche n’est pas compatible avec celle adoptée dans Whirlpool, le juge a commis une erreur lorsqu’il a défini et appliqué la notion de spécificité du produit du Règlement à l’étape de l’analyse portant sur l’interprétation des revendications.

 

[23]           La demanderesse insiste sur les principes suivants concernant l’interprétation des revendications : il faut lire le brevet comme on l’aurait fait à sa date de publication, en entier, de manière téléologique, du point de vue de la personne versée dans l’art, et en s’assurant que les revendications reçoivent un seul et même sens et une seule et même interprétation à toutes les fins. De plus, la demanderesse insiste sur le fait que l’interprétation des revendications repose notamment sur le fait de déterminer où se situent les « clôtures » qui délimitent l’étendue du monopole plutôt que sur le fait de limiter l’analyse à l’identification de l’activité inventive. Elle ajoute que le brevet doit être lu par un esprit désireux de comprendre et non par un esprit désireux de mal comprendre.

 

[24]           Pour la demanderesse, la seule question à laquelle il faut répondre à la première étape de l’analyse est « quelle est la portée du brevet 329? ». Selon la demanderesse, lorsqu’il est correctement interprété, le brevet 329 vise diverses formulations orales comprenant le composant spinosyne seul ou en association avec d’autres composés, dont une formulation comprenant à la fois du spinosad et de l’oxime de milbémycine.

 

[25]           La proposition de la demanderesse est essentiellement la même que celle qu’elle avait formulée devant le ministre. La demanderesse fait valoir que les revendications du brevet mentionnent expressément le spinosad et qu’elles mentionnent également, indirectement, l’oxime de milbémycine par le truchement du terme « formulation orale », dont la définition comprend une formulation qui contient à la fois du spinosad et des milbémycines. Étant donné que l’on savait, au moment de la publication du brevet, que l’oxime de milbémycine appartenait à la famille des milbémycines, le brevet 329 revendique clairement une formulation contenant du spinosad et de l’oxime de milbémycine. La demanderesse prétend également que le brevet 329 s’adresse à des vétérinaires. La personne versée dans l’art serait titulaire d’un diplôme de médecine vétérinaire et comprendrait que le brevet peut viser une formulation contenant du spinosad seul ou en association avec des milbémycines. De surcroît, cette personne versée dans l’art comprendrait également que, en mentionnant les milbémycines, le brevet peut englober l’oxime de milbémycine, laquelle fait partie de la famille des milbémycines.

 

[26]           Pour étayer sa position, la demanderesse s’est fondée sur l’affidavit de la Dre Paradis.

 

[27]           La Dre Paradis est vétérinaire et professeure au Département des sciences cliniques de la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal, et elle est spécialisée en dermatologie.

 

[28]           La Dre Paradis a exprimé l’avis selon lequel le brevet 329 s’adresse à des vétérinaires et que la personne versée dans l’art [traduction] « aurait un diplôme de médecine vétérinaire et aurait travaillé dans le domaine pendant au moins quelques années ». Elle ajoute également au paragraphe 20 que [traduction] « la personne versée dans l’art saurait que les médicaments mentionnés dans le brevet peuvent être utilisés pour traiter diverses maladies animales, comme les infestations causées par des puces, la dirofilariose et les infestations causées par des vers intestinaux ».

 

[29]           En outre, la Dre Paradis a discuté de la composition de Trifexis et a expliqué ce qu’étaient le spinosad et l’oxime de milbémycine, de même que leur activité respective et combinée dans Trifexis. En ce qui concerne l’oxime de milbémycine, la Dre Paradis a expliqué aux paragraphes 24 et 25 de son affidavit que ce composé fait partie de la famille de lactones macrocycliques, lesquelles sont de puissants agents antiparasitaires à large spectre comprenant deux groupes étroitement apparentés sur le plan chimique : les avermectines (p. ex. ivermectine, abamectine, éprinomectine, doramectine, sélamectine) et les milbémycines (p. ex. oxime de milbémycine, moxidectine).

 

[30]           Dans le résumé de son analyse, la Dre Paradis explique, dans les termes suivants, qu’elle comprend que le brevet 329 vise à la fois le spinosad et l’oxime de milbémycine :

[traduction]

17. Le brevet 329 concerne l’utilisation du spinosad, un nouveau composé pour le traitement des infestations causées par des puces ou d’autres ectoparasites, seul ou en association avec un ou des composés. Chacune des revendications renvoie à la fois au spinosad et à l’oxime de milbémycine. Le spinosad est mentionné de façon explicite dans les revendications, et la définition du terme « formulation orale », dans le mémoire descriptif, comprend l’oxime de milbémycine. Par ailleurs, les inventeurs utilisent le terme « comprenant » dans les revendications pour indiquer qu’ils avaient envisagé que le spinosad pouvait être formulé avec un ou plus d’un autre ingrédient.

 

[31]           La Dre Paradis estime que Trifexis est visé par le brevet 329 et que c’est ce que comprendraient les vétérinaires (paragraphe 42 de son affidavit). Elle explique par ailleurs aux paragraphes 44 et 47 de son affidavit la raison pour laquelle elle estime que l’oxime de milbémycine est également mentionnée dans les revendications :

[traduction]

44. [...] Tout d’abord, la définition du terme « formulation orale » dans le brevet comprend l’oxime de milbémycine, et ensuite, l’utilisation du terme « comprenant » signifie que les inventeurs envisageaient que le spinosad pouvait être formulé avec un ou plus d’un autre ingrédient. [Non souligné dans l’original.]

 

[...]

 

47. Les inventeurs ajoutent aux lignes 7 à 13 de la page 8 que « les formulations relatives à la présente invention peuvent également englober, en association avec le composant spinosyne, un ou des composés présentant une activité dirigée contre l’ectoparasite ou l’endoparasite ciblé, par exemple des pyréthroïdes de synthèse, des pyréthines naturelles, des composés organophosphorés, des composés organochlorés, des carbamates, des formanidines, des avermectines, des milbémycines, des régulateurs de la croissance des insectes [...], des nitrométhylènes, des pyrédines et des pyrazoles. » Les investisseurs envisageaient expressément l’utilisation du spinosad avec l’oxime de milbémycine. [Souligné dans l’original.]

 

[32]           La demanderesse s’appuyait également sur l’affidavit de monsieur Sofia, un agent des brevets chez Bereskin & Parr LLP comptant plus de 23 ans d’expérience dans le domaine de la propriété intellectuelle. Il a déjà été président de l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada et du groupe canadien de l’Association Internationale pour la Protection de la Propriété Intellectuelle.

 

[33]           Au paragraphe 16 de son affidavit, M. Sofia a exprimé l’avis selon lequel chacune des revendications du brevet 329, lorsqu’elle est lue de manière téléologique et qu’elle reçoit une seule interprétation à toutes les fins, vise le spinosad, y compris lorsque ce composé est associé à l’oxime de milbémycine.

 

[34]           Il a également exprimé, au paragraphe 53 de son affidavit, l’avis selon lequel [traduction] « le terme “milbémycines” est utilisé de façon large, et une personne versée dans l’art comprendrait que ce terme signifie “une famille d’antibiotiques macrolides nouveaux présentant une activité insecticide et acaricide” à laquelle “l’oxime de milbémycine” appartient ». Il cite ensuite les définitions de milbémycine et d’oxime de milbémycine données dans le Merck Index.

 

[35]           La demanderesse prétend que le ministre serait parvenu à une autre conclusion s’il avait interprété le brevet correctement, sans égard au Règlement. Selon la demanderesse, ce n’est que lorsque le BMBL a appliqué l’alinéa 4(2)b) du Règlement qu’il s’est aperçu qu’il n’y avait aucune revendication concernant la formulation précise comprenant du spinosad et de l’oxime de milbémycine, car ni les revendications du brevet, ni la définition de « formulation orale » donnée dans le brevet ne nomment de façon expresse l’oxime de milbémycine. Pour étayer cet argument, la demanderesse s’est fondée sur la décision du ministre et sur le contre‑interrogatoire de M. Jubran. La demanderesse prétend que M. Jubran avait convenu que, lorsqu’il était interprété sans égard au Règlement, le brevet 329 englobe la formulation précise comprenant du spinosad et de l’oxime de milbémycine.

 

[36]           En répondant à une question de l’avocat de la demanderesse, M. Jubran a reconnu que le brevet, à sa seule lecture, est sans égard aux exigences du paragraphe 4(2) du Règlement, pouvait englober une association de spinosad et d’oxime de milbémycine. L’extrait pertinent de la transcription du contre-interrogatoire se lit comme suit :

[traduction]

Q. Reconnaîtriez-vous que le spinosad et l’oxime de milbémycine sont visés par la mention du spinosad, dans les revendications, et par la mention des milbémycines, selon la description fournie en page 8 du brevet?

 

R. Eh bien, le spinosad est revendiqué, et l’oxime de milbémycine fait partie de la famille des milbémycines dont on fait mention dans la divulgation.

 

[...]

 

Q. S’il le fallait, pourrait-on déduire que la formulation orale engloberait une association de spinosad et d’oxime de milbémycine?

 

R. Si on ne lit que le brevet, oui.

 

Q. Oui. Je laisse de côté le deuxième volet de l’analyse. J’aborderai ce point plus tard, mais vous me devancez.

 

Je mets de côté le deuxième volet de l’analyse relative au Règlement; pour le moment, je ne m’intéresse qu’aux revendications et à la divulgation du brevet.

 

R. D’accord.

 

Q. Je crois que vous et moi sommes essentiellement d’accord pour dire que, si nous laissons de côté l’analyse réglementaire effectuée par le BMBL et que nous n’examinons que les revendications et les divulgations du brevet, de même que la monographie de produit, nous pouvons voir que les revendications englobent Trifexis, de façon générale, sans analyse réglementaire.

 

Sommes-nous d’accord?

 

R. Je ne peux pas dire que la revendication englobe Trifexis.

 

Je suis d’accord pour dire qu’une personne qui lirait ce brevet pourrait croire qu’on fait allusion à un autre composé ou à une autre famille de composés, dont l’un pourrait être autre chose.

 

Mais en ce qui me concerne, lorsque nous effectuons notre analyse, nous la faisons toujours après cette étape; nous devons appliquer autre chose.

 

Donc, je ne peux dire que cela englobe le produit.

 

[37]           En ce qui concerne le troisième volet de l’analyse, la demanderesse prétend que l’inscription du brevet 329 au registre a été refusée pour la seule raison que le brevet ne mentionnait pas de façon expresse le terme « oxime de milbémycine ». En ce qui concerne ce point, la demanderesse a renvoyé la Cour à la décision du ministre et à l’extrait suivant du contre-interrogatoire de M. Jubran :

[traduction]

Q. [...] Que cherchait le BMBL lors du deuxième volet de l’analyse et qui n’était pas présent dans la revendication?

 

Était-ce le terme « oxime de milbémycine », qui en était absent? Devait‑il être écrit : « une formulation orale comprenant du spinosad et de l’oxime de milbémycine? »

 

R. Oui.

 

Q. C’est tout?

 

R. Oui.

 

Q. Voilà donc l’exigence technique que nous n’avons pu satisfaire. C’est la seule exigence qui n’était pas respectée.

 

R. La revendication concernant la formulation dans le brevet mentionne le spinosad. Il n’est toutefois pas fait mention de l’oxime de milbémycine dans la revendication, comme le prévoit l’alinéa 4(2)b).

 

Si vous lisez la définition, et même si vous lisez la définition d’une formulation orale et que vous teniez compte des milbémycines, le terme « milbémycines » renvoie à une grande famille de composés. On ne peut toujours pas parler de spécificité en ce qui concerne l’oxime de milbémycine.

 

Donc, le composant « oxime de milbémycine » est absent de la revendication.

 

[38]           La demanderesse prétend qu’en exigeant la mention expresse de l’oxime de milbémycine, le ministre a commis une erreur. La position de la demanderesse repose sur deux arguments. Premièrement, la demanderesse insiste sur le fait que, selon une interprétation correcte du paragraphe 4(2) du Règlement, il ne devrait pas être nécessaire de mentionner chaque mot figurant dans la monographie de produit. Deuxièmement, la demanderesse fait valoir que, même si une correspondance parfaite était nécessaire entre la monographie de produit et les revendications du brevet, le brevet 329, lorsqu’il est interprété correctement, vise une formulation qui contient les ingrédients spinosad et oxime de milbémycine.

 

[39]           La demanderesse affirme que, selon une interprétation correcte du Règlement, et plus précisément de l’alinéa 4(2)b) du Règlement, un brevet doit « englober » le médicament homologué d’un innovateur, de façon analogue à l’évaluation réalisée dans un contexte d’allégation de contrefaçon, et que l’exigence relative à la spécificité du produit ne devrait pas aller jusqu’à exiger que les revendications du brevet « énumèrent » chacun des ingrédients médicinaux contenus dans le médicament homologué.

 

[40]           La demanderesse insiste sur le fait que les brevets secondaires étaient admissibles à l’inscription au registre des brevets avant les modifications apportées au Règlement en 2006, et que dans Eli Lilly Canada Inc. c Canada (ministre de la Santé), 2003 CAF 24, [2003] 3 CF 140, plus précisément, la Cour d’appel fédérale avait permis l’inscription d’un brevet sur la seule possibilité d’une contrefaçon par une seconde personne, mais lorsque le produit approuvé ne faisait aucune utilisation de l’invention divulguée dans le brevet. La demanderesse fait valoir que le gouverneur en conseil a trouvé cette interprétation trop vaste et a cherché à réaligner le Règlement sur l’objectif qu’il vise. En se fondant sur Merck Frosst Canada c Canada (ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] 2 RCS 193, la demanderesse énonce l’objet initial du Règlement au paragraphe 15 de ses observations supplémentaires :

[traduction] 15. Selon la Cour suprême du Canada dans Merck Frosst Canada c. Canada, [1998] 2 RCS 193, l’objectif initial du Règlement est « d’empêcher la contrefaçon ». Le Règlement permettait d’éviter que cette exception en matière de contrefaçon (art. 55.2) soit mal utilisée par les fabricants de produits génériques désireux de vendre leurs produits au Canada pendant que le brevet original est encore valide, tout en permettant aux fabricants de produits génériques d’entreprendre les démarches nécessaires pour obtenir l’approbation réglementaire et ainsi commercialiser leurs produits dès que les brevets pertinents arrivent à expiration.

 

[41]           La demanderesse reconnaît que, pour rétablir cet équilibre, on a introduit l’exigence relative à la spécificité du produit dans le Règlement, dont l’objectif [traduction] « est de ne permettre l’inscription de brevets au registre que lorsqu’une contrefaçon directe résulterait d’une utilisation non autorisée d’un médicament homologué » (paragraphe 13 des observations supplémentaires de la demanderesse). Cependant, selon la demanderesse, ces modifications ne visaient pas à faire en sorte qu’il faille énumérer tous les ingrédients médicinaux à la fois dans le brevet et dans la PDN, mais plutôt à [traduction] « restreindre l’inscription au registre aux seuls brevets dont les revendications visent l’objet du médicament homologué » (paragraphe 16 des observations supplémentaires de la demanderesse). La demanderesse insiste sur le fait que, pour respecter l’intention du législateur, le ministre doit suivre les règles applicables en matière d’interprétation des brevets et déterminer si un brevet vise une formulation donnée. En l’espèce, la demanderesse allègue qu’il est clair que le brevet 329 vise Trifexis.

 

[42]           Selon la demanderesse, dans Gilead, la Cour d’appel fédérale a créé une exigence renforcée en ce qui concerne l’inscription des brevets au registre, en exigeant que les brevets énumèrent chacun des ingrédients médicinaux des médicaments homologués. La demanderesse fait valoir que cela ne concorde pas avec l’intention ou le but des modifications apportées en 2006. La demanderesse invite la Cour à s’écarter du raisonnement adopté dans Gilead.

 

[43]           La demanderesse prétend par ailleurs que, dans Gilead, les parties n’ont pas suffisamment exploré l’objet du Règlement tel que l’explique le REIR. La demanderesse soutient que l’objet du Règlement était de faire en sorte que les fabricants de médicaments génériques ne puissent tirer indûment avantage de l’exception relative à la fabrication anticipée jusqu’à ce que le brevet soit examiné. De l’avis de la demanderesse, l’exigence énoncée au paragraphe 4(2) du Règlement en est une de pertinence, qui ne se limite pas à un simple appariement de mots.

 

[44]           La demanderesse allègue en outre que, dans Gilead, les dispositions du Règlement n’ont pas été interprétées dans la perspective de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce [accord sur les ADPIC] et de l’Accord de libre-échange nord-américain [ALENA]. La demanderesse prétend que l’article 31 de l’accord sur les ADPIC et l’article 1709 de l’ALENA prévoient que, lorsque la législation d’un pays membre permet que l’objet d’un brevet soit utilisé sans l’autorisation du titulaire du brevet (comme l’article 55.2 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4), le pays membre doit s’assurer que certaines conditions sont remplies. Plus précisément, tout empiétement sur les droits exclusifs du titulaire de brevet doit être justifié en fonction de son mérite individuel. La demanderesse prétend qu’un tel exercice est limité par l’interprétation du Règlement qu’a adopté la Cour d’appel fédérale dans Gilead. La demanderesse énonce ce qui suit aux paragraphes 26 à 28 de ses observations supplémentaires :

[traduction]

26. Le paragraphe 55.2(4) et le Règlement fournissent le mécanisme par lequel une telle autorisation peut être justifiée. Bien qu’il ne soit pas applicable à toutes les situations de contrefaçon d’un brevet, le Règlement prévoit que, à la lumière d’une évaluation d’un médicament innovant et des brevets inscrits au registre, les fabricants de médicaments génériques doivent traiter de ces brevets avant que l’autorisation de commercialisation ne soit accordée. Lorsque des brevets inscrits au registre comportent des revendications qui visent le produit de l’innovateur, le fabricant de produits génériques devra, par définition, contrefaire ces revendications lorsqu’il comparera le produit générique au produit innovant, peu importe que la comparaison soit directe ou indirecte. Le fait d’utiliser le produit d’un innovateur à des fins commerciales est, par définition, une contrefaçon.

 

27. Par conséquent, il faut traiter de tout brevet visant le produit d’un innovateur, conformément au Règlement. En circonscrivant les brevets qui sont admissibles à l’inscription au registre des brevets, le ministre restreint les possibilités qui s’offrent au titulaire de brevet pour prévenir une contrefaçon de son brevet découlant de travaux de fabrication anticipée associés à l’invention.

 

28. Lorsque l’inscription d’un brevet est refusée, il n’est pas nécessaire que le fabricant d’un produit générique traite du brevet de l’innovateur, qu’il demande une autorisation ou encore qu’il justifie la contrefaçon du brevet de l’innovateur, contrairement à l’ALENA et à l’accord sur les ADPIC.

 

[45]           Comme deuxième argument, la demanderesse prétend que, même si l’épreuve approfondie adoptée dans Gilead est correcte, le brevet 329, lorsqu’il est interprété correctement, satisfait à l’exigence relative à la spécificité du produit, car ses revendications divulguent à la fois le spinosad et l’oxime de milbémycine. La demanderesse renvoie la Cour à l’interprétation du brevet effectuée dans la première partie de ses arguments. La demanderesse maintient que, étant donné que le brevet revendique une formulation contenant du spinosad et de l’oxime de milbémycine, l’exigence relative à la correspondance est satisfaite même si l’on utilise l’épreuve adoptée dans Gilead.

 

[46]           La demanderesse fait également valoir que le cadre réglementaire des États‑Unis [É.‑U.] devrait aider la Cour à interpréter le Règlement étant donné qu’il est semblable au cadre réglementaire canadien. En se fondant sur l’affidavit de monsieur Aaron F. Barkoff, avocat spécialisé en matière de brevets aux É.‑U., la demanderesse prétend que le rôle de la Food and Drug Administration des É.‑U. (rôle qui, au Canada, est exercé par le ministre) est uniquement de nature administrative et que les cours n’exigent pas qu’il y ait une correspondance parfaite, mot pour mot, entre un brevet et une monographie de produit. En raison de la similitude qui existe entre ces deux régimes, la demanderesse soutient que, en cas de doute, le ministre devrait trancher la question en faveur de l’inscription du brevet au registre.

 

B.        Les défendeurs

[47]           Les défendeurs affirment que le ministre n’a pas commis d’erreur en déterminant que le brevet 329 n’était pas admissible à l’inscription au registre des brevets, car celui-ci ne satisfait pas aux exigences relatives à la spécificité du produit qui sont énoncées à l’alinéa 4(2)b) du Règlement. Les défendeurs avancent que la décision du ministre est conforme aux principes adoptés à diverses occasions par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale en ce qui concerne l’application du paragraphe 4(2) du Règlement.

 

[48]           Les défendeurs prétendent par ailleurs que le ministre a suivi les trois étapes du cadre analytique et qu’il n’a pas confondu la première étape et la troisième étape.

 

[49]           Les défendeurs insistent pour dire qu’il existe une différence entre les conclusions auxquelles pourrait parvenir une cour dans une action en contrefaçon et l’exercice auquel le ministre doit se livrer pour déterminer si un brevet est admissible à l’inscription au registre des brevets. Les défendeurs conviennent que l’oxime de milbémycine ne serait pas nécessairement exclue de la portée du brevet 329 étant donné que la définition de « formulation orale » renvoie à la classe à laquelle appartient ce composé, mais selon eux, ce serait alors une question relevant du droit des brevets. Le fait que l’oxime de milbémycine ne serait pas nécessairement exclue du brevet dans une action en contrefaçon n’est pas concluant aux yeux des défendeurs, car, en plus d’interpréter le brevet, le ministre doit déterminer si celui-ci satisfait aux exigences relatives à la spécificité du produit énoncées à l’alinéa 4(2)b) du Règlement.

 

[50]           Selon les défendeurs, le libellé du paragraphe 4(2) du Règlement et la jurisprudence qui a interprété ses dispositions sont clairs et doivent faire l’objet d’un test sévère pour ce qui est de déterminer la spécificité relative à un produit : afin qu’un brevet soit admissible à l’inscription au registre des brevets, la formulation qui y est définie doit concorder de façon précise et spécifique avec la formulation décrite dans la monographie de produit et autorisée par l’AC.

 

[51]           Les défendeurs avancent que, pour satisfaire aux exigences relatives à l’admissibilité énoncées à l’alinéa (4)(2)b) du Règlement, un brevet doit renfermer des revendications visant une formulation comprenant l’ensemble des ingrédients médicinaux mentionnés dans la PDN citée. Les défendeurs soutiennent que les modifications apportées au Règlement en 2006 ont fait de la spécificité du produit la principale considération lorsqu’il est question de déterminer l’admissibilité d’un brevet à l’inscription et que le rôle exercé par le ministre pour tenir le registre des brevets est un rôle actif.

 

[52]           Les défendeurs soutiennent que le brevet 329 ne satisfait pas aux exigences relatives à la spécificité du produit. Premièrement, aucune des revendications du brevet 329 ne mentionne l’oxime de milbémycine comme étant l’un des ingrédients médicinaux de la formulation de l’invention. Deuxièmement, il n’est pas fait mention de l’oxime de milbémycine dans la divulgation du brevet. Étant donné que l’homologation de Trifexis a été accordée pour une formulation donnée, contenant deux ingrédients médicinaux bien précis (le spinosad et l’oxime de milbémycine), il ne suffit pas, sous l’angle de la spécificité, que les revendications du brevet fassent allusion à la simple possibilité que le spinosad puisse être associé à d’autres ingrédients, comme, en l’espèce, aux milbémycines.

 

[53]           De l’avis des défendeurs, il est clair que le brevet 329 ne revendique pas la formulation précise qui était décrite dans la PDN relative à Trifexis. Les défendeurs prétendent que l’interprétation du brevet 329 donnée par Eli Lilly fait appel à un exercice de déduction qui n’est pas conforme à l’exigence relative à la spécificité du produit. Les défendeurs ajoutent que [traduction] « en se livrant au même raisonnement déductif, il est également possible de comprendre que le brevet 329 “englobe” une formulation orale contenant un nombre illimité d’autres composés » (paragraphe 1 des observations des défendeurs).

 

[54]           En répondant à une question de la Cour, l’avocat des défendeurs a reconnu que la décision du ministre aurait pu être différente si la définition de « formulation orale » mentionnait de façon expresse l’« oxime de milbémycine » plutôt que la grande famille des « milbémycines », à laquelle appartient l’oxime de milbémycine.

 

[55]           Les défendeurs font également valoir que la Cour ne devrait pas tenir compte des lois et de la pratique en vigueur aux É.‑U., auxquelles avait renvoyé Eli Lilly, premièrement, parce que ce point n’avait pas été soulevé devant le ministre avant que celui‑ci prenne sa décision, et, deuxièmement, parce que cela ne serait pas pertinent pour les besoins de l’interprétation du Règlement, qui est distinct du cadre applicable aux É.‑U.

 

VI.       Analyse

1) Le ministre a-t-il correctement interprété le brevet 329?

[56]           La première question à laquelle le ministre a dû répondre est la suivante : « Le brevet 329 revendique‑t‑il une formulation qui contient à la fois du spinosad et de l’oxime de milbémycine? » Autrement dit, la question est de déterminer si le renvoi à la famille des milbémycines dans la définition d’une formulation orale énoncée dans la divulgation du brevet est suffisant pour conclure que la formulation comprenant du spinosad et de l’oxime de milbémycine est revendiquée par le brevet 329. Selon le ministre, cela n’était pas suffisant. En toute déférence, je suis partiellement en désaccord.

 

[57]           Les principes utilisés pour interpréter les revendications sont bien établis et ne sont pas en cause en l’espèce. Il est cependant utile de mentionner certains grands principes.

 

[58]           Dans Free World, la Cour a clairement mentionné que les brevets devaient être interprétés du point de vue de la personne versée dans l’art ayant un esprit désireux de comprendre :

44. Traditionnellement, les tribunaux ont protégé le breveté contre les effets d’une interprétation trop textuelle. Le brevet ne s’adresse pas au citoyen ordinaire, mais au travailleur versé dans l’art, que le Dr Fox a décrit comme

[traduction] un être fictif ayant des compétences et des connaissances usuelles dans l’art dont relève l’invention et un esprit désireux de comprendre la description qui lui est destinée. Cette notion de la personne fictive a parfois été assimilée à celle de l’« homme raisonnable » retenue en matière de négligence. On suppose que cette personne va tenter de réussir, et non rechercher les difficultés ou viser l’échec.

 

(Fox, op. cit., à la p. 184)

 

[59]           Dans Whirlpool, la Cour a souscrit à l’interprétation téléologique des revendications et a souligné qu’un brevet devait recevoir un seul sens et que son interprétation devait se faire de façon globale :

45. L’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments « essentiels » de son invention.

 

[…]

 

48.  […] Dans l’arrêt Catnic, comme dans la jurisprudence antérieure, ce sont les revendications écrites qui précisent la portée du monopole, mais comme auparavant, on obtient la souplesse et l’équité en différenciant les caractéristiques essentielles (« l’essence ») de celles qui ne sont pas essentielles, au moyen d’une lecture éclairée de l’ensemble du mémoire descriptif par la personne versée dans l’art à qui il s’adresse plutôt qu’au moyen du « genre d’analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation » (Catnic, précité, à la p. 243).

 

[…]

 

53. Le deuxième problème que pose la méthode du dictionnaire préconisée par les appelantes découle du fait qu’elle invite la Cour à examiner les mots du point de vue du grammairien ou de l’étymologiste plutôt que du point de vue et à la lumière des connaissances usuelles du travailleur moyennement versé dans le domaine auquel le brevet a trait. Un étymologiste ou un grammairien pourrait convenir avec les appelantes qu’une ailette de tout genre demeure une ailette. Toutefois, le mémoire descriptif du brevet s’adresse non pas aux grammairiens, aux étymologistes ou au public en général, mais plutôt aux personnes suffisamment versées dans l’art dont relève le brevet pour être en mesure, techniquement parlant, de comprendre la nature et la description de l’invention : H. G. Fox, The Canadian Law and Practice Relating  to Letters Patent for Inventions (4e éd. 1969), à la p. 185.

 

[…]

 

[60]           Dans Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, au paragraphe 74, la Cour d’appel fédérale a réaffirmé qu’il était du devoir de la Cour d’interpréter les revendications d’un brevet, et que les experts témoins pouvaient l’aider à le faire, sans toutefois empiéter sur le rôle de la Cour :

Comme il a été déclaré au par. 53 de l’arrêt Whirlpool, les mots utilisés dans un brevet doivent être examinés et compris « du point de vue et à la lumière des connaissances usuelles du travailleur moyennement versé dans le domaine auquel le brevet a trait ». Cette approche permet au lecteur d’apprécier la nature et la description de l’invention sur le plan technique. Le juge peut donc être assisté par des témoins experts lorsqu’il interprète les revendications. Il n’est cependant pas lié par l’opinion des experts. L’évaluation de la preuve d’expert par un juge, est une conclusion de fait qui ne sera pas infirmée en appel, sauf erreur manifeste et dominante : Halford c. Seed Hawk Inc., 2006 CAF 275, 54 C.P.R. (4th) 130, au par. 11; Weatherford, au par. 24.

 

[61]           Dans Purdue, au paragraphe 17, la Cour d’appel fédérale a clairement mentionné que l’interprétation d’un brevet dans le but de déterminer son admissibilité à l’inscription au registre des brevets aux termes du Règlement doit se faire en conformité avec les principes énoncés dans Whirlpool.

 

[62]           En l’espèce, la question à poser est celle de savoir si une personne versée dans l’art aurait compris que les formulations visées par les revendications du brevet 329, à la lumière de la définition du terme « formulation orale », pourraient englober une formulation contenant les ingrédients médicinaux spinosad et oxime de milbémycine.

 

[63]           Il est admis que l’oxime de milbémycine fait partie de la famille des milbémycines. Cela a été expliqué par la Dre Paradis et reconnu par le ministre dans sa décision de refus. M. Jubran l’a également admis volontiers. La question en litige est plutôt de savoir si une personne versée dans l’art aurait compris que la définition de « formulation orale », fournie dans la partie descriptive du brevet, englobait une formulation comprenant à la fois du spinosad et de l’oxime de milbémycine.

 

[64]           Dans son affidavit, la Dre Paradis indique dans les termes suivants que, à son avis, le brevet 329 revendique expressément l’oxime de milbémycine :

[traduction] 44. Comme mentionné, Trifexis® contient à la fois du spinosad et de l’oxime de milbémycine. Toutes les revendications mentionnent expressément le spinosad. Cependant, l’oxime de milbémycine est également mentionnée dans les revendications pour deux raisons. Tout d’abord, la définition du terme « formulation orale » donnée dans le brevet comprend l’oxime de milbémycine, et ensuite, l’utilisation du terme « comprenant » signifie que les inventeurs envisageaient que le spinosad pouvait être formulé avec un ou plus d’un autre ingrédient.

 

[65]           La déclaration de la Dre Paradis implique une déduction. Dans son affidavit, lorsqu’elle renvoie à la définition de « formulation orale » qui est donnée dans la description du brevet, elle utilise les termes « milbémycines » et « oxime de milbémycine » comme s’ils étaient interchangeables. Dans les faits, la preuve non contestée est que malgré le fait que l’oxime de milbémycine fasse partie de la classe des milbémycines, ce composé n’est pas expressément mentionné dans la partie descriptive du brevet.

 

[66]           La Dre Paradis explique que l’oxime de milbémycine est une lactone macrocyclique, que les lactones macrocycliques sont de puissants agents antiparasitaires à large spectre dérivés d’organismes vivant dans le sol, et que ces lactones englobent deux groupes étroitement apparentés de substances chimiques, dont l’un est celui des milbémycines (p. ex. oxime de milbémycine et moxidectine). La Dre Paradis ne mentionne pas explicitement dans son affidavit qu’une personne versée dans l’art comprendrait que le renvoi aux milbémycines englobe également un renvoi au composé précis qu’est l’oxime de milbémycine.

 

[67]           Dans son affidavit, M. Sofia expose qu’une personne versée dans l’art comprendrait que le renvoi aux milbémycines pourrait englober l’oxime de milbémycine. M. Sofia est un agent des brevets possédant une connaissance très approfondie du domaine, mais il n’est pas la personne versée dans l’art, c’est‑à‑dire un vétérinaire.

 

[68]           Toutefois, les deux parties s’entendent, et la preuve est sans équivoque sur ce point, pour dire que l’oxime de milbémycine est un composé qui appartient à la classe des milbémycines. Je conclus que la personne versée dans l’art aurait compris cela à la date de la publication du brevet 329.

 

[69]           Gardant cela à l’esprit, mon interprétation des revendications du brevet 329 m’amène à croire qu’elle vise non seulement une formulation contenant du spinosad pour seul ingrédient actif, mais également des formulations qui comprennent d’autres ingrédients actifs, comme, mais sans s’y limiter, l’oxime de milbémycine.

 

[70]           Cette interprétation est quelque peu plus large que celle faite par le ministre. La décision du ministre est axée sur les exigences de l’alinéa 4(2)b) du Règlement, mais son raisonnement indique clairement qu’il comprend que le brevet ne revendique pas une formulation contenant à la fois du spinosad et de l’oxime de milbémycine. Le raisonnement du ministre est présenté dans l’extrait suivant de sa décision, à la page 3 :

[traduction]

Bien que nous convenions que le brevet 329 renferme des revendications visant une formulation qui comprend l’ingrédient médicinal spinosad, aucune des revendications du brevet 329 ne mentionne l’oxime de milbémycine comme étant le deuxième ingrédient médicinal présent dans la formulation de l’invention. La simple mention des milbémycines dans la divulgation, comme étant l’un des nombreux groupes de composés pouvant être associés au spinosad dans la formulation de l’invention, n’est pas suffisante pour constituer une revendication de la formulation contenant le ou les ingrédients médicinaux, comme l’exigent l’article 2 et l’alinéa 4(2)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). [...]

 

[…]

 

Par conséquent, même si le BMBL accepte votre position selon laquelle le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) n’exige pas que l’ensemble des ingrédients médicinaux présents dans un médicament homologué soit précisé dans la revendication visant une formulation donnée, après un examen attentif du passage susmentionné concernant la divulgation, il appert que l’ingrédient médicinal oxime de milbémycine, qui n’est pas expressément mentionné dans les revendications, n’est également pas mentionné de façon expresse dans la divulgation. Plutôt, comme nous l’avons indiqué ci‑dessus, il est fait mention des milbémycines comme étant l’un des nombreux groupes de composés pouvant être associés au spinosad dans la formulation de l’invention.

 

[71]           En appliquant la norme de la décision correcte, je conclus que le ministre a commis une erreur en interprétant le brevet de façon trop restrictive. Cependant, cette observation n’est pas concluante en ce qui concerne l’admissibilité du brevet à l’inscription au registre des brevets, car l’exercice de mise en correspondance qui doit être effectué aux termes de l’alinéa 4(2)b) n’a pas encore été fait.

 

2)   Le ministre a-t-il correctement interprété les exigences énoncées à l’alinéa 4(2)b) du Règlement?

 

[72]           Dans sa décision, le ministre a exprimé l’opinion selon laquelle la formulation revendiquée dans le brevet 329 doit, en vertu de l’alinéa 4(2)b) du Règlement, englober les deux ingrédients médicinaux de Trifexis. À mon avis, cette opinion est conforme aux principes élaborés dans la jurisprudence (voir par exemple Abbott, Searle, Bayer, Purdue et Gilead).

 

[73]           Il est de jurisprudence constante que la version actuelle du paragraphe 4(2) du Règlement, tel qu’il a été modifié en 2006, a introduit une exigence relative à la spécificité du produit et qu’il doit y avoir une correspondance parfaite entre ce qui est revendiqué et ce qui a été homologué. Dans le cas d’une revendication visant une formulation, tous les ingrédients médicinaux présents dans le produit pharmaceutique, tel qu’il a été homologué, doivent être présents dans les revendications d’un brevet. Malgré les judicieuses observations faites par l’avocat des demanderesses, je suis liée par les jugements rendus par la Cour d’appel fédérale et ne puis m’écarter de l’interprétation adoptée par la Cour d’appel fédérale relativement au paragraphe 4(2) du Règlement dans une série de jugements et, plus récemment, dans Gilead. De plus, et en toute déférence, je n’estime pas que Gilead a accru l’exigence relative à la spécificité du produit telle qu’elle a été interprétée dans les jugements antérieurs rendus par la Cour d’appel fédérale. J’y vois plutôt l’application des principes reconnus à l’ensemble des faits de l’espèce.

 

[74]           Dans Purdue, la Cour d’appel fédérale a réaffirmé qu’il devait y avoir une correspondance parfaite entre les ingrédients médicinaux pour lesquels on revendique une utilisation précise dans un brevet et les ingrédients médicinaux qui ont été approuvés dans un AC :

32. Dans Bayer, la Cour a interprété l’exigence de spécificité du produit à l’alinéa 4(2)b) du Règlement (une revendication de formulation). La Cour a déterminé que le brevet ne revendiquait pas la formulation approuvée parce qu’il revendiquait une formulation ne contenant qu’un seul des ingrédients médicinaux approuvés. Le médicament approuvé était une formulation contenant deux ingrédients médicinaux. L’argument selon lequel la « spécificité du produit » visée à l’alinéa 4(2)b) peut être réalisée sans l’équivalence stricte exigée par le ministre a été rejeté. Dans le cas de revendications de formulation, il faut tenir compte des éléments particuliers du mélange approuvé qui sont responsables des effets du médicament dans l’organisme. […]

 

[…]

 

34. Le juge a conclu qu’une simple lecture de l’alinéa 4(2)c) appuyait l’opinion selon laquelle il devait y avoir une « équivalence » stricte ou explicite entre la forme posologique revendiquée en vertu de la revendication 5 et la forme posologique approuvée pour TARGIN pour que le ministre accepte la demande d’adjonction au registre de Purdue. Cette conclusion est compatible avec les énoncés figurant dans le RÉIR, qui sert d’outil d’interprétation. On peut lire ce qui suit aux pages 1517 et 1518 :

 

Bien que l’article 2 modifié définisse le terme « revendication de la forme posologique » en termes très généraux pour tenir compte des progrès qui seront réalisés dans ce domaine, l’objectif consiste à conférer une protection au nouveau système par lequel l’ingrédient médicinal approuvé ou une formulation contenant cet ingrédient est administré au patient. Parmi ces modes, mentionnons les comprimés et les capsules à libération contrôlée, les implants et les timbres transdermiques. Comme dans le cas d’autres contenus, un brevet relatif à une forme posologique doit contenir une revendication pour la forme posologique précise décrite dans la PDN [(généralement telle qu’identifiée dans l’avis émis par le ministre, conformément à l’alinéa C08.004(1)a)]. En outre, le brevet doit également contenir une revendication incluant dans sa portée l’ingrédient médicinal approuvé. Cette dernière exigence vise à faire en sorte qu’un brevet portant uniquement sur du matériel médical, par exemple un pied à perfusion ou une seringue, ne corresponde pas à la définition du terme « revendication de la forme posologique » et demeure inadmissible à l’inscription au registre. [Non souligné dans l’original.]

 

44. À mon avis, l’exigence qu’il y ait un tel niveau de spécificité est compatible avec le libellé et l’objet du Règlement. Elle est également compatible avec l’interprétation des autres catégories de revendications prévues à l’article 4 du Règlement, comme l’a établi la jurisprudence de notre Cour.

 

45. Je suis d’accord avec Purdue que l’objet du Règlement est d’empêcher la contrefaçon d’un brevet par une personne utilisant une invention brevetée en s’appuyant sur l’exception relative à la fabrication anticipée. Cependant, il n’y a aucune obligation d’accorder la protection offerte par le Règlement dans tous les cas. Le fait que le gouverneur en conseil a établi des critères d’admissibilité pour l’adjonction au registre des brevets n’enlève rien à l’objectif légitime.

 

[75]           Dans Gilead, en ce qui concerne l’exigence relative à la spécificité du produit, la juge Trudel a précisé ce qui suit :

40. Vu le libellé du Règlement sur les MBAC, de même que son objet, l’exigence touchant la spécificité du produit se traduit par un seuil élevé de correspondance. En l’espèce, « les » ingrédients médicinaux, c’est-à-dire, le ténofovir, l’emtricitabine et la rilpivirine, doivent donc être énoncés dans l’AC et les revendications du brevet pour que le brevet puisse être inscrit au registre.

 

Deuxièmement, les modifications apportées en 2006 du Règlement sur les MBAC établissent clairement que les brevets se rattachant à une PDN ne seront pas tous nécessairement inscrits sur le registre. Dans la version de 1993 du Règlement sur les MBAC, l’article 4 prévoyait que certaines personnes pouvaient soumettre une liste des brevets qu’ils souhaitaient faire inscrire sur la liste de brevets pour autant que ceux-ci remplissaient certains critères généraux. L’article 4 prévoit à présent que les brevets sont « admissibles » à l’inscription s’ils remplissent une série de critères plus précis et plus détaillés. L’article 3 modifié confère de nouveaux pouvoirs au ministre en matière d’administration du registre, notamment celui de refuser d’inscrire des brevets, de retirer des brevets du registre et de consulter le Bureau des brevets pour décider s’il doit accepter ou supprimer un brevet.

 

[…]

 

43. Il est également évident que les modifications de 2006 ont introduit l’exigence de spécificité du produit. Il ressort de la simple lecture de la version du Règlement sur les MBAC antérieure aux modifications de 2006 que s’il était établi que les revendications du brevet étaient « pertinent[es] quant [au] » médicament approuvé, l’inscription des brevets soumis était généralement acceptée. Par contre, la version modifiée crée l’obligation de fournir des renseignements plus précis sur le produit dont l’inscription du brevet est demandée, notamment l’ingrédient médicinal, le nom de marque, la forme posologique, la concentration, la voie d’administration et l’utilisation, tels qu’ils figurent dans la PDN. De plus, les catégories énoncées à l’article 4 sont maintenant plus détaillées et définies avec plus de précision. Ces changements, de même que l’importance accrue accordée au respect des critères d’admissibilité, sous réserve de la décision du ministre, dont il a été fait état précédemment, m’amènent à rejeter simplement la thèse de Gilead concernant le caractère général de la correspondance entre les revendications du brevet et l’AC.

 

[…]

 

[76]           Dans Searle, la juge Sharlow a clairement mentionné que l’interprétation du Règlement ne devrait pas être axée sur la possibilité qu’un brevet en litige fasse l’objet d’une contrefaçon :

46. Comme il a été expliqué précédemment, l’examen de l’objet du Règlement AC confirme cette conclusion. Un fabricant de drogue générique qui entreprend les travaux nécessaires pour obtenir l’approbation d’une version générique de Celebrex utiliserait sans aucun doute l’invention brevetée divulguée dans le brevet 201 et (sauf en ce qui concerne l’exception relative aux travaux préalables) contreferait probablement les revendications 1 à 10. Si, avant l’expiration du brevet 201, la drogue générique était approuvée pour les mêmes utilisations que Celebrex, la fabrication et la vente de la drogue générique contreferaient les revendications 1 à 10. Toutefois, cette contrefaçon éventuelle ne peut être visée par le Règlement AC parce que l’échéance applicable à ces revendications n’a pas été respectée.

 

47. La fabrication et la vente d’une version générique de Celebrex pourraient également contrefaire la revendication 15. Néanmoins, la seule partie de la revendication 15 qui vise l’invention brevetée est celle qui renvoie aux nouvelles compositions à base de célécoxib. La partie de la revendication 15 qui traite de l’« utilisation » vise les utilisations de célécoxib à des fins médicales connues. Le fait de permettre au Règlement AC d’être utilisé pour empêcher la contrefaçon éventuelle de la revendication 15 sur le fondement des utilisations connues élargirait la portée du Règlement AC au-delà de l’objet visé par le législateur.

 

48. À mon avis, la décision du ministre visant à radier le brevet 201 est compatible avec l’objet du Règlement AC. Dans sa lettre de décision le ministre affirme que [traduction] « l’inscription du brevet 201 au registre des brevets sur le fondement de la revendication 15, laquelle comprend la mention « douleur », compromettrait le lien voulu entre l’objet d’un brevet figurant sur une liste de brevets et le contenu de la demande sous‑jacente de l’AC à l’égard duquel le brevet est présenté ». Selon mon interprétation de la lettre de décision, les motifs du ministre expriment essentiellement le même raisonnement que dans l’arrêt Abbott 244.

 

[77]           Ce principe a été réaffirmé dans Purdue. La Cour était saisie d’une question visant un brevet concernant des doses, et elle a clairement mentionné que, même s’il était possible de comprendre qu’une revendication englobait une certaine dose, cela ne signifierait pas pour autant que la revendication satisferait aux exigences précisées dans le Règlement :

41. L’exigence de spécificité de produit à l’alinéa 4(2)c) du Règlement exige une équivalence entre : (1) la revendication de la forme posologique; (2) la forme posologique qui a été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité.

 

42. La revendication de la forme posologique est définie par l’interprétation du brevet, c’est-à-dire l’examen de la première question. Cela équivaut à la définition de « revendication de la forme posologique » figurant à l’article 2. Toutefois, le fait que la naloxone puisse être visée par la revendication 5 ne règle pas la question parce que, même si elle est incluse dans la portée du brevet, il est néanmoins possible qu’elle ne corresponde pas à la forme posologique approuvée par l’avis de conformité.

 

43. La revendication 5 concerne l’oxycodone et, tout au plus, n’exclut pas la naloxone de sa portée. Ce n’est pas la même chose que la forme posologique de l’avis de conformité, qui inclut explicitement à la fois l’oxycodone et la naloxone. L’interprétation téléologique des revendications lors de l’examen de la première question prévoit un examen différent de celui en vertu de l’alinéa 4(2)c), qui recherche précisément si la forme posologique revendiquée et la forme posologique approuvée sont en tous points identiques. À défaut d’une équivalence précise et spécifique, le brevet n’est pas admissible à l’adjonction au registre des brevets sous le régime du Règlement. Par conséquent, le médicament OXYCONTIN de Purdue satisfaisait aux conditions d’équivalence, mais pas son médicament TARGIN.

 

[78]           Ayant conclu que le ministre avait correctement interprété l’alinéa 4(2)b) du Règlement, je dois toujours déterminer si la conclusion à laquelle il est parvenu, à savoir que le brevet 329 ne satisfait pas à l’exigence de spécificité relative au produit, était raisonnable.

 

3)   La décision du ministre d’exclure le brevet 329 du registre était-elle raisonnable?

 

[79]           Il est clair que la décision qu’a prise le ministre, à savoir qu’il n’y avait pas de correspondance entre les revendications du brevet 329 et la formulation homologuée pour Trifexis, était fondée sur une observation qu’il avait faite antérieurement et selon laquelle le brevet 329 ne revendiquait pas une formulation contenant à la fois du spinosad et de l’oxime de milbémycine.

 

[80]           Comme je l’ai indiqué précédemment, mon interprétation des revendications du brevet 329 est un peu plus large que celle du ministre. J’ai conclu dans le premier volet de l’analyse que les revendications ne visaient pas uniquement une formulation contenant du spinosad comme seul ingrédient actif, mais également des formulations contenant d’autres ingrédients actifs, comme, sans s’y limiter, l’oxime de milbémycine. Autrement dit, j’ai conclu que le brevet 329 pouvait englober une formulation contenant à la fois du spinosad et de l’oxime de milbémycine.

 

[81]           La question est maintenant de déterminer si le fait que l’on puisse interpréter les revendications comme englobant une formulation qui pourrait comprendre, mais qui ne comprend pas nécessairement, de l’oxime de milbémycine serait suffisant pour affirmer que les exigences strictes en ce qui concerne la correspondance avec l’AC concernant Trifexis, qui comprend clairement cet ingrédient bien précis, ont été respectées.

 

[82]           La situation en l’espèce s’apparente à celle dans l’affaire Gilead. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a jugé que la Cour fédérale (le juge Mosley) n’a pas commis d’erreur dans son raisonnement en ce qui concerne l’exigence relative à la spécificité du produit (Gilead, au paragraphe 47). Il est utile de reproduire l’extrait suivant du jugement de la Cour fédérale à cet égard :

46. Dans le brevet 475, il n’y a aucune mention expresse de la rilpivirine comme troisième ingrédient dans la classe des INNTI. Comme l’a indiqué le Dr Miller dans son témoignage pour le compte de la demanderesse, l’efficacité de plusieurs autres INNTI dans le traitement de l’infection à VIH avait été étudiée avant la délivrance du brevet. Les références à un INNTI dans le brevet ne concernent pas un ingrédient médicinal spécifique mais plutôt la classe de composés, un ou plusieurs d’entre eux pouvant avoir été jugés assez efficaces pour être inclus dans une formulation avec le ténofovir et l’emtricitabine. Les revendications qui mentionnent une telle formulation ne concernent pas spécifiquement le médicament dans la PDN de Complera.

 

Gilead Sciences Canada Inc c Canada (Santé), 2012 CF 2, [2012] ACF 495

 

[83]           La demanderesse établit une distinction entre les faits dans Gilead et les faits relatifs à la présente espèce. Elle affirme que l’ingrédient médicinal qui n’était pas mentionné de façon expresse dans les revendications du brevet étudiées dans l’affaire Gilead (le brevet renvoyait à la classe générale des inhibiteurs non nucléosidiques de la transcriptase inverse [INNTI] à laquelle appartient l’ingrédient médicinal présent dans le médicament homologué), mais qui était précisé dans la PDN, a été inventé et divulgué uniquement après l’invention de Gilead, et, par conséquent, qu’une personne moyennement versée dans l’art n’aurait pu être au fait de son existence à l’époque pertinente. Cette distinction est valide, car il est clair dans cette affaire que, à l’époque pertinente, l’oxime de milbémycine existait et appartenait à la famille des milbémycines.

 

[84]           Cependant, la Cour d’appel fédérale souscrit au raisonnement adopté par la Cour fédérale en ce qui concerne l’exigence relative à la spécificité du produit. Il convient de souligner la conclusion à laquelle est parvenu le juge Mosley, à savoir qu’en ce qui concerne l’exigence relative à la spécificité d’un produit, il n’est pas suffisant qu’un brevet mentionne une classe de composés plutôt qu’un ingrédient médicinal bien précis. Le juge Mosley a déclaré que la revendication n’était pas suffisamment précise pour qu’il soit possible d’établir une correspondance avec les ingrédients médicinaux présents dans Complera. Cette conclusion était fondée sur le principe précité et non sur le fait que le troisième ingrédient médicinal n’avait pas été revendiqué dans le brevet parce qu’il n’avait pas encore été découvert au moment de la publication du brevet.

 

[85]           Je m’estime liée par ce raisonnement et, par conséquent, je conclus qu’il devrait également s’appliquer à la présente espèce. Le fait de mentionner la famille générale des milbémycines dans la définition d’une formulation orale n’est pas suffisamment précis pour conclure que les revendications concordent avec la formulation contenue dans Trifexis. À mon humble avis, la possibilité que le brevet 329 puisse englober une formulation contenant de l’oxime de milbémycine ne change rien à cette conclusion.

 

[86]           Pour tous ces motifs, je conclus que le refus du ministre d’inscrire le brevet 329 au registre des brevets était raisonnable, malgré le fait que le ministre ait commis une erreur en interprétant les revendications du brevet.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens en faveur des défendeurs. Avec l’accord des parties, les dépens seront taxés selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne II, plus les débours.

 

 

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-1071-11

 

INTITULÉ :

ELI LILLY CANADA INC. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 FÉVRIER 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

 

LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 DÉCEMBRE 2013

 

COMPARUTIONS :

Jay Zakaïb

Viktor Haramina

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Eric Peterson

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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