Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20131216


Dossier : T-1805-12

 

Référence : 2013 CF 1254

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Zinn

 

Entre :

VALEANT CANADA LP /

VALEANT CANADA S.E.C. et

VALEANT INTERNATIONAL BERMUDA

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               Cobalt Pharmaceuticals Company [Cobalt], conformément à l’alinéa 6(5)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 [le Règlement], demande par requête la radiation d’une partie de la requête de Valeant Canada LP/Valeant Canada S.E.C. et Valeant International Bermuda [Valeant] en ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité [AC], en application du paragraphe 6(1) du Règlement, pour abus de procédure.

 

[2]               La demande sous-jacente porte sur deux brevets : le brevet canadien no 2,242,224 [le brevet ‘224] et le brevet canadien n° 2,307,547 [le brevet ‘547]. La présente requête porte uniquement sur le brevet ‘224. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande de Valeant ne constitue pas un abus de procédure.

 

Le contexte

Le brevet ‘224

[3]               Le brevet ‘224 porte sur les formulations et les processus de fabrication du médicament destiné à soigner les maladies cardio-vasculaires, diltiazem. L’objectif des formulations couvertes par le brevet ‘224 était d’éliminer un problème « d’effet des aliments » qui existait dans les formulations précédentes à libération prolongée. Cet objectif a été atteint par l’ajout d’un agent tensioactif.

 

[4]               Le brevet ‘224, qui est intitulé « Microgranules à libération prolongée contenant du diltiazem comme principe actif » a été délivré le 13 janvier 2004 et expire le 23 décembre 2016. Le brevet comporte trois revendications indépendantes : 1, 35 et 36.

 

[5]               L’interprétation de la revendication 1 n’est pas contestée. Cette revendication précise que l’agent tensioactif se situe dans la couche active. L’interprétation des revendications 35 et 36, en particulier la question de savoir si l’agent tensioactif doit se trouver dans la couche active, est contestée.

 

La décision précédente interprétant le brevet ‘224

[6]               En 2005, Biovail Corporation [Biovail], la prédécesseure de l’entreprise Valeant, était demanderesse dans une procédure d’AC présentée contre Rhoxalpharma Inc. [Rhoxal]. Le produit pharmaceutique en question était une formulation à libération prolongée de chlorhydrate de diltiazem, dont le nom de marque était Tiazac, fabriqué et vendu au Canada par Biovail qui était titulaire exclusif de la licence délivrée en vertu du brevet ‘224.

 

[7]               Dans la décision Biovail Corp c Canada, 2005 CF 1424, 44 CPR (4th) 404 [Biovail], la principale question en litige était de savoir si l’endroit précis où se trouvait l’agent tensioactif était un élément essentiel des revendications 35 et 36 du brevet ‘224, lorsqu’elles étaient interprétées correctement. En particulier, ces revendications exigeaient-elles que l’agent tensioactif soit situé dans la couche active de la formulation? Le juge Noël a interprété les revendications 35 et 36 du brevet ‘224 comme exigeant que l’agent tensioactif soit situé dans la couche active. Il a conclu que la couche active de la capsule de Rhoxal ne contenait aucun agent tensioactif. Par conséquent, il a conclu que Biovail n’avait pas établi que l’allégation de non-contrefaçon de Rhoxal dans son avis d’allégations n’était pas justifiée et, par conséquent, la demande d’AC de Biovail a été rejetée.

 

[8]               Biovail a porté cette décision en appel devant la Cour d’appel fédérale, soutenant, entre autres, que le juge Noël [traduction] « a commis une erreur de droit dans son interprétation du brevet ‘224, en particulier des revendications 35 et 36, en faisant référence aux divulgations et aux exemples pour restreindre la portée de ces revendications ». L’appel de Biovail a été rejeté par la Cour d’appel, qui a conclu qu’il était théorique, parce que l’AC avait été délivré : Biovail Corp c Canada (Ministre de la Santé), 2006 CAF 92, 46 CPR (4th) 413. Aucune action en contrefaçon n’a été présentée par Biovail.

 

La demande sous-jacente en l’espèce

[9]               En août 2012, Cobalt a signifié son avis d’allégation au sujet de ses comprimés, Tiazac XC, alléguant la non-contrefaçon et l’invalidité des brevets ‘224 et ‘547. Valeant a déposé une demande en application du paragraphe 6(1) du Règlement en réponse, demandant qu’il soit interdit au ministre de délivrer un AC à Cobalt.

 

La procédure en l’espèce

[10]           Valeant soutient que les revendications 35 et 36 devraient être interprétées de manière générale de façon à ce que l’invention prévoie l’incorporation d’un agent tensioactif soit dans la couche active, soit dans la couche assurant la libération prolongée. Valeant soutient que l’agent tensioactif aide à relâcher le diltiazem, et qu’il peut s’acquitter de cette fonction dans n’importe quelle couche, donc que l’endroit où se situe l’agent tensioactif n’est pas une partie essentielle de la revendication.

 

[11]           Cobalt soutient, et la Cour a tiré cette conclusion dans Biovail, que l’invention est restreinte et que l’agent tensioactif doit se trouver dans la couche active. Cobalt soutient que, comme l’agent tensioactif se trouve dans la couche assurant la libération prolongée dans sa formulation, celle-ci n’est pas une contrefaçon du brevet ‘224.

 

Les positions des parties

Cobalt

[12]           Cobalt soutient qu’il s’agit d’une remise en cause au sujet du brevet ‘224; qu’il ne s’agit pas d’une situation exceptionnelle qui exige une remise en cause; que lorsqu’il a été conclu qu’une allégation précise d’invalidité d’un brevet était justifiée dans le contexte d’un AC, la question ne pouvait pas être remise en cause au sujet du même brevet et de la même allégation; que la décision du juge Noël quant à l’interprétation du brevet ‘224 était correcte; et que si l’interprétation du brevet ‘224 de la décision Biovail est appliquée en l’espèce, la formulation du Tiazac XC de Cobalt ne contrefait pas le brevet ‘224, parce qu’elle ne contient pas d’agent tensioactif dans la couche active.

 

Valeant

[13]           Valeant soutient que Cobalt n’a pas satisfait au critère selon lequel « [la demande] n’a la moindre chance de réussir » pour qu’une partie de la demande soit radiée; que les requêtes en radiation sont exceptionnelles dans le cadre de procédures d’AC; qu’aucune conclusion n’a été tirée quant à savoir si le produit de Cobalt est une contrefaçon; que même si l’interprétation du brevet par le juge Noël est appliquée en l’espèce, cela ne règle pas en soi la question de savoir si l’avis d’allégation de Cobalt est suffisant, parce que la Cour doit tout de même déterminer si, en fonction de l’interprétation du brevet par le juge Noël, le produit de Cobalt est une contrefaçon; que le principe de courtoisie judiciaire ne sera pas nécessairement miné si la Cour permet à la demande de poursuivre ainsi qu’elle est actuellement constituée; que la décision du juge Noël, bien qu’elle soit persuasive et mérite qu’on lui accorde un poids considérable, n’est pas contraignante; et enfin, que pour des raisons de politique, l’alinéa 6(5)b) du Règlement ne s’applique pas, parce qu’il ne s’agit pas d’un cas où l’innovateur remet constamment en cause le même brevet au sujet de produits génériques, comme c’était le cas dans la série de décisions portant sur l’olanzapine, mais qu’il s’agit plutôt de la deuxième demande portant sur le brevet ‘224, qui a été présentée plus de huit ans après la première demande.

 

Le droit

[14]           La disposition du Règlement applicable à une requête en radiation est l’alinéa 6(5)b) :

Sous réserve du paragraphe (5.1), lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter tout ou partie de la demande si, selon le cas :

[…]

b) il conclut qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement, à l’égard d’un ou plusieurs brevets, un abus de procédure.

Subject to subsection (5.1), in a proceeding in respect of an application under subsection (1), the court may, on the motion of a second person, dismiss the application in whole or in part

 

[…]

(b) on the ground that it is redundant, scandalous, frivolous or vexatious or is otherwise an abuse of process in respect of one or more patents.

 

[15]           Dans plusieurs affaires, il a été conclu que, dans le cadre d’une requête en radiation déposée en application de l’alinéa 6(5)b) du Règlement, la partie requérante doit prouver que la procédure « est tellement futile qu’elle n’a pas la moindre chance de réussir », qui est le critère que Valeant souhaite voir la Cour adopter. Valeant soutient aussi que cette forme de réparation hâtive est exceptionnelle et sera refusée en présence d’une question de fait ou de droit qui peut faire l’objet d’un débat (voir, par exemple, Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Ltd, 2009 CF 675, 80 CPR (4th) 391).

 

[16]           Le juge de Montigny a noté dans Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CF 671, [2009] ACF no 1390, au paragraphe 33 :

[L]a requérante [...] supporte entièrement le fardeau de la preuve dans le cas d’une requête présentée en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement. Il est bien établi que le requérant doit démontrer qu’il est « évident et manifeste » que la demande ne révèle aucune cause d’action valable et qu’elle est « tellement futile » qu’elle n’a pas la moindre chance de prospérer. De toute évidence, le fardeau imposé au requérant est très lourd [référence omise].

 

Il a aussi conclu, au paragraphe 34, que le tribunal saisi d’une telle requête doit résoudre en faveur de l’intimé tout doute quant à la question de savoir si le requérant s’est acquitté ou non du fardeau qui lui incombait.

 

[17]           Cependant, il semble que la norme pour conclure à un abus de procédure a été légèrement assouplie et que la Cour suprême du Canada a élargi la portée des situations qui pourraient être qualifiées d’abus de procédure, dans l’arrêt Toronto (Ville) c CUPE, section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77 [CUPE]. La Cour d’appel a précisément noté ce fait dans l’arrêt Sanofi-Aventis Canada Inc c Novopharm Ltd, 2007 CAF 163, [2008] 1 RCF 174, au paragraphe 36 [Sanofi]

Les instances dans lesquelles la cause du titulaire du brevet est clairement futile ou n’a manifestement aucune chance de succès à cause d’un précédent ayant force obligatoire continuent d’être inadmissibles pour cause d’abus de procédure car elles gaspilleront les ressources judiciaires et causeront des difficultés aux fabricants de médicaments génériques sans aucun bienfait correspondant, comme, par exemple, un résultat plus exact. Cependant, si l’on applique les principes qu’a énoncés la juge Arbour [dans CUPE], il est évident que les sortes d’instance qui constituent un abus de procédure vont au-delà de celles qui sont manifestement futiles et englobent les affaires semblables à celles dont il est question en l’espèce. [Non souligné dans l’original.]

 

[18]           Par conséquent, lorsqu’il est allégué, conformément à l’alinéa 6(5)b) du Règlement, qu’une demande entière ou une partie d’une demande devrait être rejetée pour abus de procédure, la partie requérante n’a pas expressément à établir que la demande, ou la partie contestée de la demande, est tellement futile qu’elle n’a pas la moindre chance de réussir.

 

[19]           Dans Sanofi, Novopharm Ltd. [Novopharm] (la deuxième compagnie générique) a déposé une requête en radiation de la demande de Sanofi-Aventis Canada Inc. [Sanofi-Aventis] (l’innovateur), au sens de l’alinéa 6(5)b) du Règlement. La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont toutes les deux conclu que l’avis d’allégation de Novopharm était grandement similaire à celui qu’Apotex Inc. [Apotex] (la première compagnie générique) avait présenté dans une procédure d’AC précédente, dans laquelle il avait été conclu que le brevet était invalide parce que Sanofi‑Aventis n’avait aucun fondement pour prédire valablement l’utilité de l’invention. Les deux cours ont reconnu que les allégations dans l’avis d’allégation de Novopharm étaient « plus longues, plus détaillées et plus précises » que celles d’Apotex, mais elles ont aussi conclu que les deux avis d’allégation contenaient les mêmes « allégations sur lesquelles reposait essentiellement » la conclusion de la Cour fédérale quant à l’invalidité de la procédure d’Apotex. Malgré le fait que Sanofi‑Aventis ait tenté de présenter des preuves supplémentaires qui, à son avis, auraient prouvé qu’elle avait un fondement pour prédire valablement l’utilité de l’invention, la Cour d’appel fédérale a confirmé le rejet de la demande pour abus de procédure.

 

[20]           Selon la Cour d’appel fédérale, la remise en cause de la question de la prédiction valable constituait un abus de procédure qui serait contraire à l’objectif de l’alinéa 6(5)b) du Règlement, soit la promotion de l’équité et la réduction des litiges qui ne sont pas nécessaires. La Cour d’appel a reconnu que la décision précédente n’était pas déterminante quant à la décision dont elle était saisie et qu’il n’était pas clair et évident que la demande échouerait en raison de la procédure précédente, mais elle a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’établir que la question était évidemment futile pour qu’elle soit considérée comme un abus de procédure. Selon la Cour d’appel, le fait de procéder à l’audition de la demande, compte tenu de la décision précédente, contreviendrait aux considérations de principe établies par la Cour suprême dans l’arrêt CUPE : l’économie judiciaire, la cohérence, le caractère définitif des instances et l’intégrité de l’administration de la justice.

 

[21]           En plus de Sanofi, Cobalt se fonde sur la décision Hoffmann-La Roche Ltd c Canada (Ministre de la santé et du bien-être social), (1998), 85 CPR (3d) 50, 158 FTR 135 [Hoffmann‑La Roche]. Dans cette décision, le juge Rothstein, alors juge de la Cour fédérale, a rejeté la demande d’AC, concluant qu’il s’agissait d’un abus de procédure. Au paragraphe 14 de ses motifs, le juge Rothstein a écrit :

Compte tenu des décisions déjà rendues au sujet de Nu-Pharm et d'Apotex et du fait que la preuve soumise par les demanderesses dans la présente demande n'ajoute aucun élément nouveau qui pourrait nous aider à interpréter les mots pertinents du brevet, la question en litige dans le présent procès est exactement la même que celle qui était en cause dans les affaires Nu-Pharm et Apotex. Les personnes qui demandent une ordonnance d'interdiction sont les mêmes, le brevet en litige est le même et l'avis d'allégation est pratiquement identique. Le présent procès constitue un abus de procédure, étant donné qu'on tente de faire instruire de nouveau une question qui a déjà été tranchée dans trois instances distinctes et au sujet de laquelle les demanderesses n'ont pas obtenu gain de cause. [Non souligné dans l’original.]

 

Analyse

[22]           Bien que les énoncés de principe généraux de Sanofi et de Hoffmann-La Roche soient instructeurs, ils ne sont pas parfaitement applicables en l’espèce. Contrairement à Sanofi, la demande en l’espèce porte sur une question de droit et non de fait. Contrairement à Hoffman‑La Roche, le brevet n’avait pas déjà été interprété deux ans plus tôt dans deux procédures d’AC distinctes et par la Cour d’appel. Il n’y a eu qu’une seule interprétation en l’espèce, il y a plus de huit ans.

 

La présente demande constitue-t-elle un abus de procédure?

[23]           Après avoir examiné les principes d’économie judiciaire, de cohérence, du caractère définitif des instances et de l’intégrité de l’administration de la justice, j’ai conclu que la demande en l’espèce, telle qu’elle est constituée, n’est pas un abus de procédure.

 

[24]           Premièrement, il y a peu ou pas de répercussions sur l’économie judiciaire si la demande est maintenue. Contrairement à tous les autres précédents présentés à la Cour, la demande en l’espèce doit être entendue, qu’elle soit restreinte à un seul brevet ou qu’elle comprenne les deux. Cobalt n’a pas laissé entendre que l’utilisation du temps et des ressources de la Cour seraient grandement diminuée si la requête était accueillie.

 

[25]           Deuxièmement, l’application à l’aveugle du principe de cohérence ne peut pas et ne doit pas prévaloir sur l’équité. Comme la Cour d’appel l’a noté au paragraphe 40 de l’arrêt Sanofi, il est « important dans chaque affaire de s’assurer que l’application de la doctrine de l’abus de procédure n’est pas source d’iniquité dans les circonstances ».

 

[26]           Le principe de cohérence, à de nombreux égards, est semblable à celui qui sous-tend le principe de courtoisie judiciaire – un juge d’une autre compétence devrait respecter une décision précédente, à moins qu’il soit persuadé que cette décision est clairement erronée ou que l’intérêt de la justice exige que la Cour le fasse. Cependant, il existe une différence. Il n’est pas approprié dans le cadre d’une requête en rejet d’une partie de demande, pour abus de procédure, d’effectuer une appréciation complète de la décision précédente afin de déterminer s’il est justifié de faire exception au principe de courtoisie judiciaire – cela est une question pour le juge de première instance. À mon avis, il est plus approprié d’examiner l’argument que la partie défenderesse souhaite présenter et qui, s’il est retenu, entraînerait une conclusion qui ne concorde pas avec la décision précédente. Le juge des requêtes devrait déterminer si, compte tenu du principe de courtoisie judiciaire, il est plus que probable que l’argument soit retenu. À mon avis, cela établit de façon appropriée un critère qui est plus élevé que celui de la question qui ne serait [traduction] « pas évidemment futile », mais qui n’exige pas que la partie défenderesse ait le fardeau plus lourd de prouver que son argument avait [traduction] « une chance raisonnable de succès ».

 

[27]           Dans la demande dans la Cour est saisie, Valeant reconnaît que le principe de la courtoisie judiciaire signifie qu’elle aura un obstacle important à surmonter pour persuader un autre juge de la Cour que l’interprétation des revendications par le juge Noël était erronée. Valeant soutient que le juge Noël n’a pas tenu compte de trois [traduction] « précédents essentiels et contraignants qui portent sur les principes de l’interprétation des brevets » : Dableh c Ontario Hydro, [1996] 3 CF 751 (CA), [1996] ACF no 767; Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024; et Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067. Valeant fait valoir que le juge Noël, contrairement à ces précédents, a interprété les revendications en mettant l’importance sur la question de la contrefaçon, et qu’il a restreint la portée du langage clair des revendications en mentionnant des précisions et, en particulier, des exemples qui étaient inscrits dans les revendications.

 

[28]           Dans Biovail, le juge Noël a conclu, et les parties n’ont pas contesté cette conclusion, que la revendication 1 du brevet ‘224 exigeait explicitement que l’agent tensioactif se trouve dans la couche active. Il a aussi reconnu que les revendications 35 et 36 « ne précisent pas où est situé l’agent tensio-actif » et que « [l]e raisonnement suivi relativement à la revendication 1 ne saurait s’appliquer aux revendications 35 et 36 du brevet 224. » Il a déclaré que la question était « de déterminer si le brevet 224 vise l’emploi de l’agent tensio‑actif où qu’il soit situé dans la couche [à libération prolongée] ou seulement son emploi dans la couche active. » Valeant soutient que le travail du juge Noël était terminé après qu’il a interprété les revendications 35 et 36 de façon à ce que l’agent tensioactif soit un élément essentiel de l’invention et après qu’il a noté que ces revendications, contrairement à la revendication 1, ne précisaient pas que l’agent tensioactif était situé dans la couche active. Elle fait valoir que le juge a incorrectement restreint les revendications en exigeant que l’agent tensioactif soit situé dans la couche active, alors qu’aucun endroit précis n’avait été décrit dans ces revendications. Valeant soutient que, lorsqu’il n’y a aucune ambiguïté dans le langage clair du libellé, la Cour ne peut pas examiner les précisions; le sens habituel des mots prime. En l’espèce, il n’y avait aucune ambiguïté, parce que l’endroit où l’agent tensioactif se trouvait avait intentionnellement été omis des revendications 35 et 36.

 

[29]           Les observations de Valeant en l’espèce quant à l’interprétation correcte du brevet ‘224 ne sont pas fondées sur de nouvelles preuves ou de meilleures preuves (comme c’était le cas dans Sanofi) ou ne vont pas à l’encontre d’une conclusion précédente et contraignante de la Cour d’appel portant sur l’interprétation correcte (comme c’était le cas dans Hoffmann-La Roche). Bien que cette observation de Valeant puisse ne pas être retenue, à mon avis, malgré le principe de courtoisie judiciaire, il existe pour cet argument plus qu’une chance raisonnable de succès. Par conséquent, le principe de l’équité donnant à Valeant l’occasion de prouver ce qu’elle avance l’emporte sur le principe de cohérence.

 

[30]           À mon avis, le principe du caractère définitif des instances s’applique moins aux faits en l’espèce que dans les affaires sur lesquelles Cobalt se fonde. La Cour d’appel n’a pas examiné l’interprétation du brevet par le juge Noël, comme ce fut le cas dans Hoffmann-La Roche, et il n’y a pas eu un certain nombre de décisions judiciaires identiques auparavant. En l’espèce, contrairement à Sanofi, Valeant n’a pas omis de présenter un dossier solide en première instance; il s’agit plutôt ici d’une situation où l’on soutient qu’il y a eu erreur de droit. Il convient de noter à ce sujet que Biovail a tenté d’interjeter appel à la Cour d’appel fédérale, mais cette dernière a rejeté l’appel parce qu’elle le jugeait théorique. La Cour d’appel fédérale a souvent conclu qu’« après la délivrance d’un AC, l’appel interjeté par un titulaire de brevet relativement à une demande visant à interdire la délivrance d’un AC sera rejeté au motif qu’il est devenu théorique : » Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Limited, 2007 CAF 359, 62 CPR (4th) 161, au paragraphe 3.

 

[31]           Cobalt soutient que la procédure en l’espèce ressemble à une contestation indirecte de la décision antérieure du juge Noël et que, si Valeant souhaitait contester cette interprétation, elle aurait dû déposer une action en contrefaçon après la délivrance de l’AC, suivant le jugement du juge Noël dans la décision Biovail. Valeant ne devrait pas pouvoir le faire dans le cadre d’une procédure d’AC subséquente. Cobalt note que la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale appuie l’argument selon lequel l’interprétation de revendications d’un brevet, dans le cadre d’une procédure d’AC, n’est pas contraignante pour le juge d’instance saisi d’une action en contrefaçon : Pharmacia Inc c Canada (Ministre de la santé et du bien-être) (1994), [1995] 1 CF 588, 58 CPR (3d) 209; Novartis AG c Apotex Inc, 2002 CAF 440, [2002] ACF no 1551; Pfizer Canada Inc et al c Apotex Inc et al (2001), 11 CPR (4th) 245, [2001] ACF no 17.

 

[32]           Le titulaire d’un brevet doit-il obligatoirement déposer une action en contrefaçon ou se voir à jamais interdit de présenter une autre interprétation des revendications du brevet dans une future procédure d’AC? Je ne vois aucune raison de principe d’adopter une position aussi draconienne.

 

[33]           Il existe un certain nombre de raisons pour lesquelles un titulaire de brevet, ayant perdu une procédure d’AC contre un produit générique, pourrait décider de ne pas poursuivre pour contrefaçon. Les parties peuvent être arrivées à une entente qui résout de façon satisfaisante le litige. Le fait d’obliger un titulaire de brevet à entreprendre une action en contrefaçon ou à être lié à jamais par une interprétation de son brevet qui, selon un fondement raisonné, lui semble incorrecte servirait de facteur de dissuasion pour les parties qui auraient autrement pu résoudre leur litige.

 

[34]           Une autre situation lors de laquelle un titulaire de brevet pourrait choisir de ne pas se lancer dans une action en contrefaçon dispendieuse est lorsqu’il se prépare à présenter un nouveau produit qui prendrait la place du produit générique sur le marché et qui garantirait que la perte financière sera minime. La capacité du produit générique de capturer une part du marché pourrait être minée. L’introduction d’une version à libération prolongée de produits pharmaceutiques fait partie de telles situations. Le fait de forcer un titulaire de brevet à entreprendre une action en contrefaçon dans de telles circonstances constituerait certainement un gaspillage des ressources judiciaires, en particulier lorsque l’on compare les quelques jours prévus pour une procédure d’AC aux nombreuses semaines habituellement prévues pour une action en contrefaçon. Cela servirait d’incitatif pervers pour le dépôt de litiges complexes, pour la seule raison d’être excessivement prudent et d’éviter d’être indéfiniment lié par une interprétation particulière du brevet dans l’avenir.

 

[35]           Par conséquent, je conclus que le défaut de Biovail ou de Valeant d’entreprendre une procédure de contrefaçon contre Rhoxal ne porte pas un coup fatal à sa position quant à la requête en l’espèce, et n’est pas pertinent.

 

[36]           Pour tous ces motifs, je ne suis pas d’avis que la situation en l’espèce en est une où Valeant commet un abus de procédure. Cependant, même si j’avais conclu qu’il y avait abus de procédure, j’aurais exercé mon pouvoir discrétionnaire et j’aurais permis à Valeant de soulever la question de l’interprétation juridique correcte du brevet ‘224 en l’espèce.

 

[37]           Le fait de rejeter une partie ou la totalité d’une demande pour abus de procédure est une mesure discrétionnaire. La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt AB Hassle c Apotex Inc, 2006 CAF 51, [2006] 4 RCF 513, au paragraphe 25 [AB Hassle], a confirmé que, même s’il est conclu qu’une partie abuse de la procédure de la Cour dans une demande présentée conformément au Règlement, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de permettre que la question soit tranchée sur le fond :

La Cour fédérale a le pouvoir discrétionnaire d’examiner au fond la demande d’ordonnance d’interdiction selon son bien‑fondé même s’il est établi qu’un second (ou subséquent) avis d’allégation constitue un abus de procédure.

 

[38]           J’aurais exercé mon pouvoir discrétionnaire pour permettre l’audition de la demande au fond en ce qui a trait aux deux brevets en question, principalement pour trois raisons. Premièrement, le fait d’agir autrement entraînerait peu ou pas d’économie des ressources judiciaires. Toute ressource additionnelle que les parties pourraient avoir à dépenser est une question qui peut être réglée dans les dépens. Deuxièmement, je suis convaincu, même en tenant compte du principe de courtoisie judiciaire, que la position de Valeant au sujet de l’interprétation du brevet ‘224 a plus qu’une simple possibilité de succès. Le fait de lui refuser l’occasion de présenter son dossier serait injuste. Troisièmement, comme une grande partie de la jurisprudence en application du Règlement l’a établi, les requêtes en radiation et en jugement sommaire au sens du Règlement devraient être rares et ne devraient pas être encouragées : AB Hassle, au paragraphe 2. Une procédure d’AC au sens du Règlement est « une procédure sommaire, dont le but est de faciliter la résolution relativement rapide, par la Cour fédérale, de certaines questions d’interprétation, de contrefaçon et de validité des brevets » : AB Hassle, au paragraphe 2. Cobalt le reconnaît correctement dans ses observations écrites. Le fait d’encourager les requêtes en radiation au sens du Règlement minerait la rapidité de telles procédures. Par conséquent, le principe d’abus de procédure devrait être appliqué avec précaution en tenant compte de la nature unique de la procédure au sens du Règlement.

 

[39]           Pour ces motifs, la requête est rejetée. Dans son avis de requête, Cobalt a demandé une prorogation de 30 (trente) jours à partir de la date de la présente ordonnance pour déposer sa preuve pour la demande. Cependant, dans son exposé supplémentaire, Cobalt déclare qu’elle a [traduction] « été tenue de procéder au dépôt de sa preuve ». Par conséquent, il semble qu’aucune prorogation, telle qu’initialement demandée, n’est requise. Si cela n’est pas le cas, les parties peuvent soulever la question auprès du protonotaire chargé de la gestion de l’instance.

 

[40]           Les dépens pour la requête sont accordés à Valeant.

 

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête de la défenderesse, Cobalt Pharmaceuticals Company, soit rejetée et que les dépens soient accordés aux demanderesses.

 

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :                                        T-1805-12

 

INTITULÉ :                                      VALEANT CANAD LP ET AL. c.
LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 4 décembre 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      Le juge Zinn

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 16 décembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Skodyn

POUR LES DEMANDEURS

 

Paula Bremner

POUR LE DÉFENDEUR

COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY

 

 Aucune comparution

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lenczner Slaght Royce Smith

Griffin LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Sim Lowman Ashton & McKay s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.