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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20131025

Dossier : T-1010-12

Référence : 2013 CF 1089

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2013

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

JAMAL MURAD

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Dans le contexte particulier de l’espèce, convient‑il que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire et ordonne au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration d’attribuer la citoyenneté au demandeur? C’est la question qui se pose en l’espèce.

 

[2]               Le demandeur, le Dr Jamal Murad, a rencontré une juge de la citoyenneté le 17 janvier 2011. Cette dernière devait rendre une décision relativement à sa demande dans les 60 jours, avec prolongation potentielle maximale par Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] de six mois afin de permettre la tenue d’une enquête plus poussée. La recommandation relative à la demande avait été formulée en mars 2011, à l’intérieur de la période prévue par la loi, mais elle n’a jamais été transmise au demandeur. Le 23 mai 2012, lorsqu’il a déposé la présente demande, le demandeur n’avait pas encore été informé de la décision relative à sa demande de citoyenneté. Il a donc présenté une demande de mandamus aux termes de l’alinéa 18.1(3)a) de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 :

 

    18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

 

  (2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous‑procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

 

 

 

  (3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

 

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

 

  18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

 

  (2) An application for judicial review in respect of a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal shall be made within 30 days after the time the decision or order was first communicated by the federal board, commission or other tribunal to the office of the Deputy Attorney General of Canada or to the party directly affected by it, or within any further time that a judge of the Federal Court may fix or allow before or after the end of those 30 days.

 

  (3) On an application for judicial review, the Federal Court may

 

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

 

 

 

[3]               En juillet 2012, deux mois après que le demandeur ait saisi la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire, un agent de CIC a effectué l’examen de son dossier en son absence et a conclu que malgré la recommandation de la juge de la citoyenneté qui avait été formulée 16 mois auparavant, mais à laquelle il n’avait pas été donné suite, il y avait lieu d’établir le rapport d’interdiction de territoire visé au paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Le demandeur a donc été avisé qu’il devait se présenter à une enquête sur son renvoi potentiel du Canada. Dans ce contexte, le défendeur a soulevé une question supplémentaire, à savoir si la décision relative à l’interdiction de territoire rendue en juillet 2012 peut être examinée dans le cadre de la présente instance.

 

[4]               Pour les motifs ci‑après, j’ai conclu que l’intervention de la Cour est justifiée et qu’un mandamus doit être délivré.

 

Faits

[5]               Les faits de l’espèce, décrits dans le dossier dont la Cour est saisie, revêtent une importance particulière.

 

[6]               Le demandeur est né le 1er janvier 1979. Son père avait pratiqué la psychiatrie en Jordanie jusqu’à sa retraite. Toute la famille a émigré au Canada en 2004 : le Dr Ibrahim Murad et sa femme Fadwa Adel Alnabelsi Murad, leurs trois fils (Serri, Omar et le demandeur Jamal), leur fille (Dina) et leur petite‑fille née en 2006 (Judy Abu Sheikha). En 2008, leur beau‑fils Muammar Abu Sheikha les a rejoints.

 

[7]               Le demandeur déclare avoir quitté Jérusalem, en Palestine, en novembre 2004, pour s’établir à Montréal; cependant, il semble qu’il vivait plutôt à Amman, en Jordanie. Dans son passeport jordanien, délivré le 17 juillet 2010, c’est la ville de Jérusalem qui était indiquée à la fois comme son lieu de naissance et de résidence. Il a expliqué au fonctionnaire de CIC qui l’a interrogé à ce sujet qu’il s’agissait d’une déclaration à caractère politique, ce que le fonctionnaire de CIC semble avoir accepté.

 

[8]               Le demandeur, qui a suivi sa formation en médecine à l’étranger, a réussi une série d’examens d’accréditation en médecine en 2005; en 2006, il s’est inscrit à un programme universitaire de médecine à l’Université McGill et il a suivi des cours de français. Selon une attestation du Conseil médical du Canada versée au dossier, son nom figure dans le Registre médical canadien (numéro de licence 103151). Dans une lettre, son père précise que le demandeur vit avec les autres membres de la famille, qui le soutient en attendant qu’il puisse faire carrière au Canada. Au cours de l’été 2005 et de l’été 2006, le demandeur a pris des vacances à Amman, en Jordanie, pendant des périodes respectives de 16 et de 62 jours, au cours desquelles il a visité des membres de sa famille. Au moment de l’introduction de la présente procédure, il vivait à La Prairie, dans la région de Montréal.

 

[9]               Le Dr Murad a demandé la citoyenneté canadienne le 11 février 2008, après avoir satisfait aux exigences en matière de résidence. Malheureusement, il n’a pas pu obtenir un poste de médecin au Canada. En effet, le dossier de l’instance contient des lettres de refus provenant de divers endroits en Ontario, en Nouvelle‑Écosse et en Colombie‑Britannique. Je constate que la concurrence en vue d’obtenir un poste semble assez forte. Par exemple, en 2007, le programme de résidence en médecine familiale de l’Université de la Colombie‑Britannique [traduction] « a reçu plus de 450 demandes visant à pourvoir un seul poste ». En 2008, [traduction] « plus de quatre‑vingt‑dix diplômés internationaux en médecine ont fait une demande relativement à un poste » à l’Université de Toronto et [traduction] « plus de 110 demandes déposées par d’excellents candidats d’un peu partout au Canada ont été présentées en vue de pourvoir deux postes dans notre programme de diplômés internationaux en médecine ». En 2009, [traduction] « plus de 1 300 demandes ont été soumises relativement à nos 70 postes ouverts » dans les programmes de résidence en médecine familiale de l’Ontario.

 

[10]           Étant donné qu’il était incapable de se trouver un poste au Canada, le demandeur est allé passer de longues périodes en Jordanie après avoir déposé sa demande de citoyenneté. En février 2008, il a déclaré 74 jours d’absence du Canada au cours des trois années précédentes; lorsqu’il a mis à jour son dossier en novembre 2009, il a déclaré en tout 621 jours d’absence.

 

[11]           Le Dr Murad a réussi l’examen de citoyenneté un an après avoir présenté sa demande, soit en février 2009. Par la suite, il a rencontré un fonctionnaire de CIC qui s’est préoccupé du fait qu’il avait quitté le Canada pendant une période de huit mois après avoir accumulé le temps de résidence requis au pays et avoir présenté sa demande. En mars 2009, CIC lui a demandé de remplir un questionnaire et de fournir des documents justificatifs, ce qu’il a fait.

 

[12]           Il est juste de dire que le dossier du demandeur a retenu l’attention de Citoyenneté et Immigration Canada. Pendant que le Dr Murad était en attente d’une audience devant un juge de la citoyenneté, CIC examinait son dossier. Dans une note de service datée du 12 octobre 2010, une fonctionnaire de CIC, qui a continué par la suite à faire preuve d’un intérêt particulier à l’égard du dossier, a soulevé plusieurs questions le concernant.

 

[13]           Premièrement, la fonctionnaire jugeait peu probable que le Dr Murad ait vécu dans un petit logement avec tous les membres de sa famille. Relativement à cette question, voici un extrait des notes manuscrites figurant sur la copie de la note de service de la fonctionnaire que l’on trouve dans le dossier de la Cour, rédigées semble‑t‑il par une autre personne que la juge de la citoyenneté : « Oui. Début difficile ». La fonctionnaire soulignait aussi que le DMurad n’avait eu aucun revenu entre 2004 et 2007; à ce sujet, l’auteur des notes manuscrites fait le commentaire suivant : [traduction] « pas de travail : aux études ». Selon la fonctionnaire, les relevés bancaires de juillet et août 2005 et de juillet et août 2006 n’ont pas été fournis; cette fois, le commentaire manuscrit est le suivant : « OK à venir ». La note de service contient quelques autres observations sur les documents pertinents, y compris l’absence de contrat de bail visant les trois premières adresses du demandeur au Canada. Commentaires de l’auteur des notes manuscrites : « premier mois : Hôtel puis “Le Lincoln” ».

 

[14]           Le 17 janvier 2011, près de trois ans après le dépôt de sa demande, le Dr Murad s’est présenté à une audience devant, la juge de la citoyenneté, Renée Giroux. La juge s’est déclarée satisfaite et elle a indiqué qu’elle rendrait une décision dès que le demandeur fournirait certains relevés de compte relatifs à ses vacances estivales.

 

[15]           La juge de la citoyenneté a examiné deux lettres d’acceptation de l’Université McGill antérieures à juillet 2005, des relevés bancaires et des comptes de carte de crédit de 2005 et de 2006, un relevé de notes de l’Université McGill concernant l’année universitaire 2005‑2006 et le semestre d’automne de 2006, une lettre confirmant son retrait du programme de maîtrise en sciences de l’Université McGill en mars 2007 et des lettres refusant au demandeur des emplois au Canada datées de 2007 à 2010. La juge de la citoyenneté a estimé que ces documents prouvaient qu’il avait satisfait aux exigences en matière de résidence.

 

[16]           Le Dr Murad a envoyé les relevés demandés. Le 11 mars 2011, la juge de la citoyenneté a recommandé l’approbation de la demande. Voici un extrait de l’Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté, rempli à la main et signé par la juge le 11 mars :

Excellente crédibilité en audience le 17 janv. 2011. Vit avec sa famille à La Prairie. Documentation satisfaisante incluant celle qui a été produite à l’audience. Études terminées : en recherche d’emploi. Je n’ai aucune raison de douter de sa résidence au Cda + excellente expertise à conserver ici.

 

 

 

[17]           Le demandeur n’a pas été informé de la décision de la juge, et pendant plus d’un an, le Dr Murad n’a eu aucune nouvelle à ce sujet.

 

[18]           Pendant ce temps, à l’insu du demandeur, une correspondance interne de CIC datant d’avril et de mai 2011 précisait que certains fonctionnaires de CIC avaient envisagé la possibilité d’interjeter appel de la décision de la juge de la citoyenneté, mais que cela n’était plus possible vu l’expiration le 10 mai 2011du délai d’appel de 60 jours. Étant donné qu’aucune décision n’avait été transmise au Dr Murad, la Direction générale du règlement des cas de CIC a permis qu’on continue de procéder à des vérifications.

 

[19]           Cependant, il semble que le dossier soit demeuré inactif au cours des mois suivants. À compter d’octobre 2011, la période de validité des diverses autorisations sécuritaires (de CIC, de la Gendarmerie royale du Canada et du Service canadien du renseignement de sécurité) fournies par le demandeur en vue de sa demande de citoyenneté est venue à expiration.

 

[20]           Quelques mois se sont encore écoulés avant que la même fonctionnaire rédige, le 4 janvier 2012, soit près d’un an après l’audience devant la juge de la citoyenneté et quatre ans après le dépôt de la demande, le commentaire suivant :

Les clients sont en attente de cérémonie. Nous n’avons plus d’autre choix que d’approuver les demandes, cependant nous avions soulevé au juge que Dina ne soumettait pas un passeport manquant, situation semblable selon les notes de l’aéroport.

 

 

 

[21]           Malgré le commentaire susmentionné, il semble qu’on ait demandé à la fonctionnaire de convoquer le demandeur à une entrevue. En effet, une lettre datée du 30 mars 2012, soit quelque trois mois après la rédaction du commentaire du 4 janvier, demandait qu’un questionnaire complet soit rempli et qu’un autre ensemble complet de documents soit soumis. Deux semaines plus tard, le demandeur était convoqué à une entrevue avec des fonctionnaires de CIC.

 

[22]           L’entrevue prévue pour le 19 avril 2012 n’a pas eu lieu. Il semble que le demandeur ait été invité à s’y présenter avec sa mère et sa sœur. Il s’est plutôt rendu sur les lieux seul, à l’heure prévue, soit 9 h. La suite des événements peut être reconstituée à partir de la preuve documentaire soumise à la Cour. Le défendeur a déclaré que [traduction] « étant donné que les demandeurs ne pouvaient être interrogés ensembles, ils ont été convoqués à une autre entrevue ». Cependant, le Dr Murad a affirmé qu’il s’était présenté à 9 h, comme demandé, et qu’il avait attendu pendant une heure; voici de quelle façon il a décrit la suite des événements : [traduction] « j’ai été informé après 10 h que la fonctionnaire responsable de mon dossier n’était pas au bureau ce jour‑là et que personne ne pouvait se libérer pour me rencontrer ». Dans son mémoire des faits et du droit, le défendeur a souligné qu’au moment où le Dr Murad s’était présenté sans sa mère et sa sœur, que CIC voulait aussi interroger, [traduction] « il a été informé que Liliane Paré n’était pas libre ». Voici l’extrait pertinent de l’affidavit de Liliane Paré : « il a été indiqué au demandeur que je n’étais pas disponible pour une entrevue ». Selon la preuve, Mme Paré était au bureau, mais elle a prétendu, avec l’appui de ses collègues, ne pas être disponible. L’entrevue a été reportée au 26 avril.

 

[23]           Il semble que CIC ait entretenu des doutes quant à la présence continue du DMurad au Canada. Selon le défendeur, CIC avait tenté à deux reprises d’intercepter le DMurad à son retour au Canada afin de l’interroger au sujet du respect des conditions relatives à la résidence; une fois, le 13 janvier 2011, juste avant l’audience devant la juge de la citoyenneté et, une autre, le 16 avril 2012. À ces deux occasions, selon le défendeur, la fiche de déclaration des douanes du Dr Murad avait été codée pour une entrevue, mais il est allégué qu’il avait rempli deux fiches et qu’il avait utilisé l’autre pour passer aux douanes sans être intercepté pour subir une entrevue. La deuxième fois, malgré le recours à ce stratagème, un fonctionnaire a intercepté le demandeur. À cette occasion (avril 2012) le Dr Murad a été emmené aux bureaux de l’immigration de l’Aéroport international Pierre‑Elliott‑Trudeau à Montréal, et il y a été interrogé au sujet de son lieu de résidence, de son travail et de ses déplacements. Nous ne savons pas dans quelle mesure cette entrevue à l’aéroport de Montréal a donné de résultats.

 

[24]           C’est à ce moment que le DMurad a consulté un avocat. Selon l’opinion juridique qu’il a reçue, une décision d’un juge de la citoyenneté aurait dû être rendue au plus tard 60 jours après l’audience et le ministre avait le droit de reporter jusqu’à six mois le prononcé de la décision définitive. Donc, la décision aurait dû être rendue au plus tard au mois de septembre 2011.

 

[25]           L’entrevue du 26 avril a été reportée et l’avocat du DMurad a écrit à CIC le 1er mai afin de contester la convocation à une entrevue et d’exiger qu’il soit donné suite à la recommandation de la juge de la citoyenneté. CIC a fixé la date de l’entrevue au 14 juin et aurait choisi de ne pas répondre à la lettre de l’avocat du Dr Murad.

 

[26]           Le 23 mai 2012, le demandeur a déposé sa demande de mandamus, dont la Cour est saisie. L’avocat du Dr Murad a écrit à CIC le 12 juin pour contester de nouveau la convocation à une entrevue. Le demandeur ne s’est pas présenté au rendez‑vous du 14 juin. CIC, pour la quatrième fois, a fixé une date d’entrevue, soit le 11 juillet. Le Dr Murad a présenté une requête le 9 juillet en vue d’obtenir la suspension de la procédure administrative et d’ainsi empêcher la tenue de l’entrevue avant que l’issue de la demande de citoyenneté soit tranchée. Le défendeur s’y est opposé.

 

[27]           La phase judiciaire de la saga était enclenchée. La Cour fédérale, le 9 juillet, a ordonné oralement au défendeur de fournir au plus tard le lendemain des explications quant à l’objet de l’entrevue, étant donné que, [traduction] « la Cour ne [comprenait] pas l’objet de ces requêtes et elle [n’était] pas portée à intervenir dans ce qui [semblait] être un processus administratif ». Après avoir obtenu les explications demandées, la Cour a refusé d’intervenir dans une procédure administrative, étant donné qu’elle ne pensait pas disposer de la compétence requise, et elle a dit au demandeur que si l’entrevue débouchait sur une décision avec laquelle il n’était pas d’accord, il pourrait alors tenter de contester ladite décision par la voie d’un contrôle judiciaire.

 

[28]           L’avocat du Dr Murad a écrit à CIC le 10 juillet pour l’informer que son client ne pourrait pas assister à l’entrevue du 11 vu le très court préavis et il demandait une nouvelle date. Le 11 juillet, Mme Paré, la fonctionnaire qui n’était « pas disponible » en avril 2012, a procédé à l’examen du dossier du Dr Murad en l’absence de ce dernier et a décidé qu’il n’avait pas satisfait aux conditions de résidence de la LIPR. Le 12 juillet, elle a rédigé un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR.

 

[29]           Selon le rapport d’interdiction de territoire, le Dr Murad, résident permanent depuis le 21 novembre 2004, ne s’était pas présenté aux entrevues en juin et en juillet 2012 pour démontrer qu’il avait séjourné le temps requis au Canada et, selon les timbres estampillés dans son passeport, il n’avait pas séjourné plus de 516 jours au Canada au cours des cinq années précédentes. Il se terminait par une courte mention indiquant que, selon l’information existante, il n’existait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire qui justifieraient le maintien de son statut de résident permanent.

 

[30]           Le Dr Murad a reçu un avis de comparaître le 24 juillet 2012 dans le cadre d’une procédure fondée sur le paragraphe 44(2) de la Loi afin d’établir s’il devait être renvoyé du Canada, mais il ne s’y est pas présenté. À ce jour, aucune mesure de renvoi n’a été prise. J’ai précisé au cours de l’audition de la présente affaire que je m’attendais à ce qu’aucune mesure ne soit prise pendant que la présente affaire demeurerait en délibéré.

 

Questions en litige

[31]           À mon avis, il faut trancher deux questions en l’espèce :

(1)  Est‑ce que le défendeur a commis une erreur en différant l’approbation requise pour que le demandeur puisse prêter le serment de citoyenneté, et en effectuant plutôt une enquête concernant ses obligations en matière de résidence, douze mois après la recommandation de la juge de la citoyenneté?

(2)  La Cour a‑t‑elle le pouvoir d’annuler le rapport d’interdiction de territoire délivré en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi?

 

Position des parties

[32]           Le demandeur soutient qu’il a droit à un mandamus. Les conditions relatives à la délivrance d’un mandamus sont bien connues et les parties s’entendent à ce sujet. Elles divergent plutôt sur la question de savoir si le demandeur satisfait à ces exigences.

 

[33]           Dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742, la Cour d’appel fédérale a énuméré les conditions auxquelles il doit être satisfait pour qu’un mandamus soit délivré :

1.  Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public.

2.  L’obligation doit exister envers le requérant.

3.  Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a)  le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b)  il y a eu (i) une demande d’exécution de l’obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle‑ci n’ait été rejetée sur‑le‑champ, et (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable.

 

4.  Le requérant n’a aucun autre recours.

5.  L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique.

6.  Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé.

7.  Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

 

 

 

[34]           Selon le demandeur, qui invoque la décision Conille c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 CF 33 (1re inst.) [Conille], le paragraphe 5(1) de la Loi sur la Citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 (la « Loi »), exige que la citoyenneté soit attribuée lorsqu’il est satisfait aux exigences. Le paragraphe 5(1) ne laisse place à aucune équivoque :

  5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

a) en fait la demande;

 

b) est âgée d’au moins dix‑huit ans;

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur limmigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

     (i) un demi‑jour pour chaque jour de      résidence au Canada avant son admission à      titre de résident permanent,

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

 

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

 

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

 

 

  5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

(a) makes application for citizenship;

 

(b) is eighteen years of age or over;

 

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

     (i) for every day during which the person      was resident in Canada before his lawful      admission to Canada for permanent      residence the person shall be deemed to      have accumulated one-half of a day of      residence, and

 

     (ii) for every day during which the person      was resident in Canada after his lawful      admission to Canada for permanent      residence the person shall be deemed to      have accumulated one day of residence;

 

  (d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

 

  (e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

 

  (f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

 

 

[35]           La juge de la citoyenneté, comme l’exige la Loi, a rendu sa décision et en a informé le ministre. Ce dernier n’était pas autorisé à repousser indéfiniment le processus de traitement de la demande de citoyenneté. Même s’il était possible de plaider que la suspension de la procédure d’examen de la demande, en vertu de l’article 17 de la Loi, peut durer jusqu’à six mois après – plutôt qu’avant – le prononcé de la décision d’un juge de la citoyenneté, cette période de six mois a de toute façon pris fin en août 2011. Le dossier révèle que CIC savait très bien que le délai d’appel de 60 jours avait expiré le 10 mai 2011. Vu les dispositions législatives pertinentes, il s’agissait d’un devoir public d’agir.

 

[36]           Dans le même ordre d’idée, le demandeur avait de toute évidence droit à l’exécution de cette obligation. L’arrêt Khalil c. Canada (Secrétariat d’État), [1999] 4 CF 661 (CAF) [Khalil], ne s’applique pas en l’espèce. En effet, si le ministre peut différer l’attribution de la citoyenneté à une personne qui serait autrement admissible, il ne peut le faire que s’il possède des renseignements selon lesquels il n’a pas été satisfait aux exigences de la Loi. Or, cela n’a jamais été le cas en l’espèce.

 

[37]           Le demandeur soutient qu’il a de toute évidence été satisfait aux autres exigences relatives à la délivrance d’un mandamus.

 

[38]           Pour sa part, le défendeur allègue que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que toutes les conditions étaient remplies. En effet, selon lui, il existait suffisamment de renseignements pour refuser l’attribution de la citoyenneté. S’appuyant sur l’arrêt Khalil, précité, il a soutenu que les ressources ne seraient pas utilisées efficacement s’il fallait procéder à la révocation de la citoyenneté après la découverte de renseignements mettant en question l’attribution de la citoyenneté. Il importe peu que les renseignements soient découverts des mois après la période de six mois prévue à l’article 17, pour autant qu’une explication satisfaisante soit donnée.

 

[39]           Ainsi, le fait que le dossier soit transmis à la Section de l’immigration de CIC pour vérification plus de neuf mois après la décision de la juge de la citoyenneté résulte d’une erreur administrative qui ne devrait pas avantager le demandeur. Au cours de la période de trois mois qui a suivi, le demandeur a été convoqué à une entrevue qui n’a pas eu lieu parce que les deux membres de la famille qui devaient l’accompagner ne se sont pas présentés. Il faut donc en déduire que c’est à cause du demandeur que l’entrevue n’a pas eu lieu.

 

[40]           Les retards qui ont suivi sont entièrement imputables au demandeur parce qu’il a refusé d’assister à des entrevues. Par conséquent, le défendeur soutient que le demandeur n’a pas démontré qu’il possédait un « droit clair » d’obtenir l’exécution de l’obligation, dans la mesure où une telle obligation a réellement existé.

 

[41]           La seconde question en litige concerne le pouvoir de la Cour d’annuler le rapport d’interdiction de territoire du 12 juillet 2012 établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. Le demandeur n’étaye guère ce point. Il allègue qu’il y a eu non‑respect de l’obligation d’équité procédurale, mais l’argument semble limité à l’énoncé suivant : [traduction] « le traitement inéquitable du demandeur par les fonctionnaires du défendeur constitue un déni de l’équité procédurale, pourtant une pierre angulaire de notre système judiciaire » (paragraphe 131 du mémoire des faits et du droit).

 

[42]           Le défendeur s’appuie sur l’article 302 des Règles des cours fédérales, DORS/98‑106, et la jurisprudence de la Cour (Iwekaogwo c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 782; Gonsalves c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1997] ACF no 588 (QL)). Voici le libellé de l’article 302 des Règles :

  302. Sauf ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée.

 

  302. Unless the Court orders otherwise, an application for judicial review shall be limited to a single order in respect of which relief is sought.

 

 

 

Analyse

[43]           La citoyenneté canadienne est un privilège parce qu’elle confère des avantages exclusifs à ceux qui peuvent s’en réclamer. La citoyenneté s’accompagne de certains droits constitutionnels. Le citoyen canadien possède des droits démocratiques (article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada  (R‑U), 1982, c 11 (la Charte)). Le citoyen canadien bénéficie aussi du droit à la liberté de circulation en vertu de l’article 6 de la Charte. Il possède de plus des droits à l’instruction dans la langue de la minorité (article 23 de la Charte).

 

[44]           En l’espèce, l’attribution de la citoyenneté au demandeur aurait rendu non pertinent tout déplacement que ce dernier aurait pu avoir effectué après être devenu citoyen canadien. Voici le libellé du paragraphe 6(1) de la Charte :

  6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.

 

  6. (1) Every citizen of Canada has the right to enter, remain in and leave Canada.

 

 

[45]           La citoyenneté est une création de la loi. Comme la Cour d’appel fédérale l’a très bien expliqué dans l’arrêt Taylor c. Canada (Ministre de Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 349, [2008] 3 RCF 324, le concept de citoyenneté canadienne « n’a pas de sens autre que celui que lui reconnaît la loi et que pour être citoyen canadien, une personne doit satisfaire aux exigences de la loi applicables » (au paragraphe 50).

 

[46]           Par un libellé contraignant, la Loi exige que le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui satisfait aux conditions qui y sont énoncées. Il est utile de reproduire le paragraphe introductif de l’article 5 :

    5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

  5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

 

[47]           On peu difficilement mettre en doute que l’emploi de l’indicatif présent dans une loi exprime une obligation. À cet égard, l’article 11 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I‑21, laisse peu de place à l’imagination :

  11. L’obligation s’exprime essentiellement par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal et, à l’occasion, par des verbes ou expressions comportant cette notion. L’octroi de pouvoirs, de droits, d’autorisations ou de facultés s’exprime essentiellement par le verbe « pouvoir » et, à l’occasion, par des expressions comportant ces notions.

 

  11. The expression “shall” is to be construed as imperative and the expression “may” as permissive.

 

 

[48]           À mon avis, il est évident qu’il existe une obligation de nature publique envers le demandeur. De plus, dans la mesure où il est satisfait aux conditions énoncées dans la Loi, il est difficile de soutenir qu’il n’existe pas un « droit clair » à l’exécution de l’obligation : « le ministre attribue la citoyenneté ». Je suis tout à fait d’accord avec la conclusion ci‑après tirée par la juge Danièle Tremblay‑Lamer dans la décision Conille, précitée :

[14]     Ainsi, lorsque le juge de citoyenneté conclut à la conformité de la demande, le ministre « doit » accorder la citoyenneté à toute personne qui en remplit les conditions. Il existe donc en l’espèce une obligation légale à caractère public envers le demandeur lorsque les conditions sont remplies.

 

 

 

[49]           En l’espèce, la juge de la citoyenneté avait rendu une décision favorable au demandeur. La période d’appel était écoulée. La Loi énonce la procédure à suivre (notamment à l’article 14) une fois que l’affaire a été renvoyée devant un juge de la citoyenneté. Les décisions Conille, précitée et Platonov c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 569 [Platonov], concernent le retard du greffier de la citoyenneté canadienne à traiter des demandes. Le paragraphe 11(1) du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93‑246, dispose que le greffier « fait entreprendre les enquêtes nécessaires pour déterminer si la personne faisant l’objet de la demande remplit les exigences applicables de la Loi et du présent règlement ».

 

[50]           Dans la présente affaire, la demande a été déposée le 11 février 2008. Ayant présumément effectué les enquêtes prévues à l’article 11 de la Loi, le greffier a renvoyé l’affaire à la juge de la citoyenneté le 17 janvier 2011. Cette dernière disposait en vertu de la Loi de 60 jours pour rendre une décision, ce qu’elle a fait le 11 mars 2011. Le défendeur, qui pouvait le faire dans les 60 jours suivant la décision, n’a pas interjeté appel.

 

[51]           Même en supposant, sans me prononcer sur ce point, que l’article 17, qui autorise le ministre à suspendre l’examen d’une demande pendant six mois, s’applique uniquement une fois que l’affaire a été renvoyée devant un juge de la citoyenneté, comme il y est fait allusion au paragraphe 31 de la décision Platonov, précitée, le ministre n’a rendu aucune décision au cours de cette période de six mois. En fait, quelque 14 mois après l’expiration de la période d’appel et plus de quatre ans après le dépôt initial de la demande, malgré le caractère impératif du libellé de l’article 5 de la Loi, le défendeur n’avait pas encore rendu de décision.

 

[52]           L’intention du législateur peut notamment être déduite du régime établi par une loi. Le professeur Sullivan, dans le livre Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd., Markham, Butterworths, 2002, s’exprime en ces termes à ce sujet à la page 215 :

[traduction] Les inférences portant sur l’objet visé découlent souvent de l’analyse de la structure ou de l’économie d’une loi. En procédant à cette analyse, le tribunal retrace, en fait, la démarche du rédacteur de la loi, en examinant la relation entre les dispositions pour deviner le plan d’ensemble. Il tente de découvrir la raison de l’inclusion de chaque disposition et la contribution de chacune d’elles à la réalisation des objectifs du législateur. Il regarde comment les dispositions sont groupées en rubriques ou divisées en parties pour découvrir un thème ou un raisonnement communs.

 

 

En l’espèce, voici les dispositions pertinentes de la Loi : le juge de la citoyenneté dispose de 60 jours à partir du moment où la demande lui est présentée pour statuer sur la conformité de la demande aux exigences de la Loi (paragraphe 14(1)); aussitôt après avoir statué sur la demande, le juge doit en informer le ministre (paragraphe 14(2)); le cas échéant, la décision du juge de la citoyenneté doit être portée en appel dans les 60 jours (paragraphe 14(5)); le traitement d’une demande peut être suspendu au maximum pendant la période de six mois qui commence le jour suivant la date de suspension de la procédure (article 17).

 

[53]           Il serait difficile de conclure du régime législatif de la Loi que le législateur ne souhaitait pas que les demandes soient traitées avec diligence. De la même façon, il est impossible, au vu du dossier, de nier qu’il n’a aucunement été fait preuve de diligence en l’espèce.

 

[54]           Le défendeur a invoqué l’arrêt Khalil, précité, dans lequel une formation majoritaire (2 contre 1) de la Cour d’appel fédérale a conclu qu’en raison du caractère discrétionnaire du recours en mandamus, elle pouvait refuser la réparation demandée.

 

[55]           Le dispositif de l’arrêt Khalil est largement tributaire des faits. Mme Khalil avait signé avec son mari une demande conjointe de résidence permanente au Canada. Il n’avait pas été divulgué dans cette demande conjointe que le mari de Mme Khalil avait participé à un attentat terroriste contre un aéronef d’El Al à l’aéroport d’Athènes. Après qu’il eut purgé 18 mois de prison, sa peine de 18 ans d’emprisonnement avait été commuée. Le juge de la citoyenneté, ignorant ces données, avait estimé que la citoyenneté devait leur être attribuée.

 

[56]           Comme nous pouvons le constater, c’est une fausse déclaration sur des faits essentiels, faite avant le dépôt de la demande de citoyenneté, qui était au centre des préoccupations de la majorité :

[14]    […] S’il est vrai qu’il n’est pas investi du pouvoir discrétionnaire de refuser la citoyenneté à quelqu’un qui en remplit les conditions, il faut qu’il retienne un certain pouvoir de refus dans le cas où il est constaté, avant que la citoyenneté n’ait été accordée, qu’il y a eu fausse déclaration concernant des faits essentiels, ou qu’il y a raisonnablement lieu de croire à l’existence de pareille fausse déclaration.

 

 

 

[57]           Les circonstances de la présente affaire sont fort différentes. En effet, il n’existe dans le dossier aucune allégation de fausses déclarations faites par le demandeur dans le but d’obtenir la résidence permanente au Canada. Au moment du dépôt de la demande de mandamus, le défendeur n’avait rien à invoquer, si ce n’est son manque de diligence.

 

[58]           Le défendeur a laissé entendre que le demandeur a des choses à se reprocher parce qu’il a essayé à au moins une occasion de se soustraire à une entrevue avec des agents d’immigration en 2012, à son retour au Canada. À mon avis, si on s’attarde à la question de savoir qui a quelque chose à se reprocher, c’est au défendeur qu’il revient d’expliquer son comportement peu édifiant. À son niveau le plus élémentaire, la règle de droit, sur laquelle notre pays est fondé (voir le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés : Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit), doit s’interpréter comme suit :

[traduction] À mon avis, le fondement du principe tel qu’il existe à l’heure actuelle est que toutes les personnes et les autorités de l’État, publiques ou privées, doivent être liées et protégées par les lois à caractère public, qui entreront en vigueur (de façon générale) à l’avenir et seront administrées par les tribunaux. (Tom Bingham, ex‑juge en chef d’Angleterre et du Pays de Galles et principal Lord juriste du Royaume‑Uni, dans The Rule of Law (Toronto, Pingouin Books, 2010, à la page 8.)

 

Une demande de citoyenneté entamée au début 2008 n’avait pas été traitée plus de quatre ans après. En fait, aucune explication n’a été fournie afin d’expliquer pour quelle raison, entre le mois de mars 2011 et la présente demande de mandamus, le défendeur n’a fait preuve d’aucune diligence. En fait, les entrevues ont été fixées plus d’un an après et les représentants du ministre ont eu recours à un stratagème pour refuser de mener l’entrevue d’avril 2012.

 

[59]           Les soupçons qui ne sont pas fondés sur des faits objectifs ne sont pas des soupçons raisonnables (R c. Chehil, 2013 CSC 49); en effet, il s’agit uniquement de soupçons et ils ne peuvent justifier les comportements en cause en l’espèce. Il est bon de rappeler qu’un des représentants du ministre, qui n’avait pas obtenu le feu vert pour interjeter appel de la décision de la juge de la citoyenneté parce que le délai était expiré, écrivait ce qui suit le 4 janvier 2012 : « (N)ous n’avons plus d’autre choix que d’approuver les demandes […] ».

 

[60]           Il aurait mieux valu reconnaître la sagesse du conseil de l’auteur de cette note de service plutôt que d’ordonner la tenue d’autres entrevues. Les faits de l’espèce se distinguent considérablement de ceux qui sont visés par l’arrêt Khalil, précité, parce que, dans cette affaire, la cour a exercé son pouvoir discrétionnaire en faveur de l’État en raison de la gravité de fausses déclarations faites pour obtenir l’entrée au Canada. Inversement, en présence d’un comportement fautif de la part de représentants de l’État qui, comme il ressort du dossier, n’ont fourni aucune explication, ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé en faveur du demandeur.

 

[61]           Ce qui s’est produit après le dépôt de la demande de mandamus n’est pas pertinent en l’espèce. Le défendeur a soutenu que l’article 302 des Règles des cours fédérales ne permet pas l’examen d’une autre décision. Je suis d’accord. Par contre, si la citoyenneté avait été accordée lorsqu’il le fallait, les déplacements du demandeur n’auraient eu aucune pertinence étant donné que la Constitution accorde aux citoyens canadiens le droit d’entrer au Canada et d’en sortir (paragraphe 6(1) de la Charte). Je souligne que le rapport d’interdiction de territoire, visé à l’article 44 de la LIPR, peut être établi uniquement à l’égard d’un « résident permanent ou [d’un] étranger qui se trouve au Canada ». Ce rapport ne peut être établi au sujet d’un citoyen de notre pays.

 

Conclusion

[62]           J’ai conclu que le pouvoir discrétionnaire devait être exercé en faveur du demandeur :

(1)  Le régime législatif de la Loi sur la Citoyenneté commande la diligence en matière d’attribution ou de refus de la citoyenneté.

 

(2)  Les faits de l’espèce démontrent un manque de diligence de la part du défendeur.

 

(3)  Les faits de l’espèce démontrent même un certain degré d’inconduite de la part de quelques représentants de l’État, sans explication satisfaisante au dossier.

 

(4)  L’exception prévue dans l’arrêt Khalil ne s’applique pas en l’espèce.

 

(5)  Les conditions requises pour la délivrance d’un mandamus ont toutes été remplies :

a) il existe une obligation légale d’agir à caractère public;

b) l’obligation existe envers le demandeur;

c) il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation;

d) il n’existe pas d’autre recours adéquat;

e) l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

f) dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé;

g) la « balance des inconvénients » favorise le demandeur.

 

 

 

Dépens

[63]           Le demandeur a demandé l’adjudication des dépens avocat‑client. J’ai examiné la possibilité d’adjuger les dépens de cette façon, étant donné que cette question relève entièrement du pouvoir discrétionnaire que possède la Cour à cet égard (article 400 des Règles). Cependant, à mon avis, rien dans le déroulement du litige lui‑même ne revêt un caractère abusif. De plus, je ne crois pas que la présente affaire se situe au même niveau que celui qui a été décrit par la Cour suprême du Canada dans Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, 2002 1 RCS 405, au paragraphe 86 :

La règle générale en la matière veut que des dépens entre avocat et client ne soient accordés qu’en de rares occasions, par exemple lorsqu’une partie a fait preuve d’une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante […]. Des raisons d’intérêt public peuvent également fonder une telle ordonnance […].

 

 

À mon avis, c’est l’article 407 des Règles qui doit s’appliquer en l’espèce.

 

Conclusion

[64]           Vu les circonstances particulières de l’espèce, j’estime qu’il y a lieu de rendre une ordonnance de la nature d’un verdict imposé. À la date de la demande de mandamus, soit près de quatre ans et demi après le dépôt de la demande originale de citoyenneté, aucun obstacle à l’attribution de la citoyenneté n’avait été décelé. De plus, il serait malheureux que d’autres échanges acrimonieux retardent le règlement de la présente affaire.

 

[65]           Les conditions d’obtention de la citoyenneté étaient de toute évidence remplies en janvier 2012 et rien ne donne à penser que des éléments manquaient au dossier à la date de la demande de mandamus. Étant donné que la loi prévoit que « [l]e ministre attribue la citoyenneté », une ordonnance moins contraignante n’apporterait rien.

 

[66]           Je suis d’avis que ma décision d’accorder une ordonnance contraignante trouve appui dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Lebon c. ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2013 CAF 55 :

[14]     Nous estimons, dans les circonstances, que la Cour fédérale disposait d’au moins deux sources d’autorité lui permettant d’exercer son pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance impérative (mandamus)

 

.        Comme nous l’avons déjà mentionné, la Cour fédérale a jugé que la preuve n’étayait pas la conclusion du ministre selon laquelle il y avait un risque important que M. LeBon commette une « infraction d’organisation criminelle », et la Couronne ne s’oppose pas à ce point de vue. Ce facteur étant de ce fait écarté, il ne restait que des facteurs favorables au transfèrement. Il était donc loisible à la Cour fédérale, dans ces circonstances, de conclure sur la foi des éléments de preuve que le seul moyen légitime d’exercer son pouvoir discrétionnaire était de faire droit au transfèrement. De telles circonstances donnent lieu à mandamus : Apotex c. Canada (Procureur général), [1994] 3 R.C.S. 1100, conf. [1994] 1 C.F. 742, aux pages 767 et 768 (C.A.) (principes 3, 4d) et 4e)), la Cour suprême approuvant l’arrêt de notre Cour sur ce point dans Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772, au paragraphe 41.

 

.        Dans les circonstances inhabituelles de l’espèce, il est également possible de recourir au mandamus pour éviter que d’autres retards surviennent et qu’un nouveau préjudice soit causé à M. LeBon si une troisième chance était donnée au ministre de statuer sur l’affaire conformément à la loi, alors que le ministre ne s’était pas conformé aux motifs du jugement antérieur de la Cour, qu’il n’avait « manifesté qu’un intérêt de pure forme » envers ceux‑ci, et qu’il avait fait preuve d’un « esprit fermé » et d’« intransigeance » : voir Pointon v. British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles), 2002 BCCA 516, au paragraphe 27 (les tribunaux sont compétents pour accorder un mandamus dans des circonstances exceptionnelles lorsque le retard entraînerait un préjudice); voir également la doctrine et la jurisprudence citées dans Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 148 (les tribunaux ont la compétence, depuis plusieurs siècles, d’accorder un mandamus dans des cas exceptionnels de vices d’administration) (motifs dissidents du juge LeBel, les juges majoritaires n’étant pas en désaccord sur l’existence de la compétence).

 

 

 

[67]           Il est satisfait aux deux critères en l’espèce. La Loi prévoit que le ministre accorde la citoyenneté s’il est satisfait aux conditions applicables. À cette étape‑ci, l’exercice légitime du pouvoir discrétionnaire de la Cour mène nécessairement à l’attribution de la citoyenneté. De plus, il faut éviter d’autres retards et préjudices.

 

[68]           Il est évident qu’en vertu du principe de la primauté du droit le défendeur est lié par la loi et que le demandeur a droit à la protection qu’elle confère. Le défendeur a eu plus que le temps qu’il fallait pour confirmer ses doutes, s’il en avait, au sujet de la demande de citoyenneté du demandeur.

 


JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE :

1.                  La délivrance d’un mandamus exigeant du défendeur qu’il attribue, conformément à la loi et à l’article 5 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, et ce, à la date de la présente demande, soit le 23 mai 2012, la citoyenneté au demandeur à l’intérieur d’un délai de trente (30) jours du présent jugement.

2.                  Les dépens sont accordés au demandeur, taxés conformément à l’article 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                         T-1010-12

 

INTITULÉ :                                        JAMAL MURAD c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 16 avril 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               Le juge Roy

 

DATE DES MOTIFS :                       Le 25 octobre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Patricia Gamliel                                               POUR LE DEMANDEUR

 

Sherry Rafai Far                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cabinet Gamliel                                              POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

 

William F. Pentney                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

 

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