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Date : 20130916

Dossier : T-616-12

T-619-12

T-620-12

T-621-12

T-633-12

T-634-12

T-635-12

 

Référence : 2013 CF 953

 

Ottawa (Ontario), le 16 septembre 2013

En présence de monsieur le juge Mosley

 

ENTRE :

 

T-616-12

LEEANNE BIELLI

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

MARC MAYRAND (DIRECTEUR GÉNÉRAL

DES ÉLECTIONS), URMA ELLIS

(DIRECTRICE DU SCRUTIN DE DON

VALLEY-EST), JOE DANIEL, YASMIN

RATSANI, MARY TRAPANI HYNES, AKIL

SADIKALI ET RYAN KIDD

 

demandeurs

 

ET ENTRE :                                                                                                                     T-619-12

 

SANDRA MCEWING ET BILL KERR

 

demandeurs

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
MARC MAYRAND
(DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS),
JOHANNA GAIL DENESIUK (DIRECTRICE DU SCRUTIN
DE WINNIPEG-SUD-CENTRE), JOYCE BATEMAN,
ANITA NEVILLE, DENNIS LEWYCKY,
JOSHUA MCNEIL, LYNDON B. FROESE,
MATT HENDERSON

 

défendeurs

 

 

ET ENTRE :

T-620-12

 

KAY BURKHART

 

demanderesse

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
MARC MAYRAND
(DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS),
DIANNE CELESTINE ZIMMERMAN (DIRECTRICE
DU SCRUTIN DE SASKATOON-ROSETOWN-BIGGAR),
KELLY BLOCK, LEE REANEY,
VICKI STRELIOFF, NETTIE WIEBE

 

défendeurs

 

 

 

ET ENTRE :

T-621-12

 

JEFF REID

 

demandeur

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
MARC MAYRAND

(DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS),
LAUREL DUPONT (DIRECTRICE DU SCRUTIN
D’ELMWOOD-TRANSCONA),
JIM MALOWAY, ILONA NIEMCZYK,
LAWRENCE TOET, ELLEN YOUNG

 

défendeurs

 

ET ENTRE :

T-633-12

 

KEN FERANCE ET
PEGGY WALSH CRAIG

 

demandeurs

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
MARC MAYRAND
(DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS),
DIANNE JAMES MALLORY (DIRECTRICE
DU SCRUTIN DE NIPISSING-TIMISKAMING),
JAY ASPIN, SCOTT EDWARD DALEY,
RONA ECKERT, ANTHONY ROTA

 

Défendeurs

 

 

 

 

 

 

ET ENTRE :

T-634-12

YVONNE KAFKA

demanderesse

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

MARC MAYRAND
(DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS),
ALEXANDER GORDON (DIRECTEUR DU
SCRUTIN DE L’ÎLE DE VANCOUVER-NORD),
JOHN DUNCAN, MIKE HOLLAND, RONNA-RAE LEONARD,
SUE MOEN, FRANK MARTIN, JASON DRAPER

 

défendeurs

 

ET ENTRE :

T-635-12

 

THOMAS JOHN PARLEE

demandeur

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
MARC MAYRAND
(DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS),
SUSAN J. EDELMAN (DIRECTRICE DU
SCRUTIN DU YUKON),
RYAN LEEF, LARRY BAGNELL,
KEVIN BARR, JOHN STREICKER

 

défendeurs

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Par un jugement rendu le 23 mai 2013 dans les dossiers T‑619‑12, T‑620‑12, T‑621‑12, T‑633‑12, T‑634‑12 et T‑635‑12, la Cour a rejeté une série de demandes visant à faire annuler les résultats de l’élection générale de 2011 qu’avaient remportée dans six circonscriptions électorales les députés défendeurs Joyce Bateman, Kelly Block, Lawrence Toet, Jay Aspin, John Duncan et Ryan Leef.

[2]               En plus de rejeter les demandes, la Cour a adjugé aux députés défendeurs des dépens d’audience, d’un montant à fixer en accord avec les directives données dans les motifs du jugement; elle a également adjugé aux demandeurs des dépens, sur une base avocat-client, quant aux requêtes pour lesquelles ils avaient obtenu gain de cause. Les autres parties défenderesses devaient assumer leurs propres dépens.

 

[3]               Une septième demande, dans le dossier T‑616‑12, a été rejetée le 26 octobre 2012, avec dépens réservés au juge de première instance lors du règlement des autres demandes.

 

[4]               Dans les motifs du jugement (2013 CF 525), la Cour a formulé les commentaires qui suivent à propos des dépens :

259 Le droit de citoyens électeurs de demander l’annulation de résultats d’élections qu’ils croient raisonnablement être entachées de fraude constitue selon moi une question de grand intérêt public, analogue à un litige fondé sur la Charte. On s’est souvent inquiété du fait qu’un tel litige puisse être hors de portée pour un citoyen ordinaire. Les tribunaux sont ainsi allés jusqu’à exiger qu’une partie des dépens soient acquittés dans de telles affaires par la partie adverse qui a obtenu gain de cause (M c H, [1996] OJ no 2597 (QL) (CJ (Div. Gén.)), aux paragraphes 17 et 30; Lavigne, précitée, au paragraphe 106).

 

260 Je suis conscient du fait qu’en l’espèce les demandeurs ont obtenu des assurances d’indemnisation de la part d’une organisation non gouvernementale qui a levé des fonds à cette fin. Il est toutefois aussi manifeste que les députés défendeurs bénéficient des ressources du parti auquel ils appartiennent, lesquelles ressources sont en partie financées par les contribuables.

 

261 D’entrée de jeu, la présente instance a été teintée de partisannerie. Cela ressortait de manière particulièrement manifeste des observations présentées par les députés défendeurs. Après avoir passé en revue l’historique de la procédure ainsi que la preuve, de même que les arguments avancés par les parties à l’audience, il m’a semblé que les demandeurs avaient tenté de préserver l’intégrité du processus électoral, et de s’en tenir au niveau supérieur en favorisant cette intégrité, tandis que les députés défendeurs s’étaient livrés à une guerre de tranchées pour essayer d’empêcher que la présente affaire soit entendue sur le fond.

 

262 Bien qu’il soit manifestement d’intérêt public d’aller au fond des choses face aux présentes allégations, le PCC a dès le départ fait bien peu d’efforts pour aider au déroulement de l’enquête, et ce, même si on le lui avait demandé tôt. Je relève qu’on a informé les avocats du PCC pendant la tenue même des élections du caractère inapproprié des appels concernant les changements de lieux de scrutin. Quoi qu’ils aient concédé à contrecœur pendant la plaidoirie que les événements survenus étaient [traduction] « totalement scandaleux », les députés défendeurs ont eu pour position d’entrée de jeu, d’après le dossier, de faire obstacle par tous les moyens à la présente procédure.

 

263 Il y a eu aux étapes préliminaires de nombreuses oppositions à la preuve produite par les demandeurs. Les députés défendeurs ont tenté de faire radier les demandes au motif qu’elles étaient frivoles et vexatoires, et de les faire annuler pour champartie, et ils ont demandé un cautionnement pour frais excessif, manifestement en vue de faire échouer la présente affaire.

 

264 Au cours de l’instance, les protonotaires chargés de la gestion de l’instance ont rendu diverses décisions interlocutoires accompagnées d’attribution des dépens. À mon avis, les demandeurs ont droit à ce qu’on leur accorde les dépens, sur une base avocat-client, quant à chaque requête préalable à l’audience pour laquelle ils ont obtenu gain de cause, les députés défendeurs étant solidairement responsables de leur paiement. Cela s’applique également à la requête pour champartie et à la requête visant l’exclusion du témoignage de M. Graves, présentée initialement à l’égard de la demande relative à Don Valley Est puis réputée s’appliquer à chacune des autres demandes.

 

265 Mis à part les dépens afférents aux requêtes, et en ayant à l’esprit les considérations précédemment mentionnées, je serais enclin à ordonner le paiement d’un montant fixe modeste à titre de dépens de l’audience. Faute d’entente sur ce montant, les députés défendeurs pourront présenter dans les trente jours du présent jugement des observations écrites sur la question d’un maximum de dix pages. Les demandeurs disposeront ensuite de quinze jours pour répondre, puis les députés défendeurs de cinq jours additionnels pour répliquer. J’adjugerai alors une somme fixe d’un montant que j’estimerai approprié compte tenu des commentaires susmentionnés. Les autres défendeurs assumeront leurs propres dépens.

 

 

[5]               Les députés défendeurs soutiennent qu’il faudrait leur accorder une indemnité d’un montant de 120 000 $ en prenant pour base le taux le plus bas du tarif, ou d’un montant de 60 000 $ en prenant pour base la moitié de ce taux, pour les frais relatifs à la préparation et au dépôt d’observations écrites, de même que pour le coût des services de deux avocats qui se sont préparés pendant une semaine et qui ont comparu devant le tribunal. Ils sollicitent également des débours d’un montant de 235 907,56 $. La majeure partie de la demande concernant les débours a trait au paiement des services d’un témoin expert, Dre Ruth Corbin, d’un montant de 166 363,79 $. Le gros de cette somme aurait été engagé avant l’audience. Les débours demandés pour l’audience, sans autre explication, s’élèvent à 54 202,35 $. Quant au solde, il englobe les frais de déplacement et de logement engagés avant l’audience (9 134,84 $), les transcriptions de contre-interrogatoires (6 064,71 $), les frais de signification (112,49 $) de même que les frais d’une recherche de permis de conduire (29,38 $).

 

[6]               Notant que les demandeurs n’ont pas signifié d’observations au sujet de leurs dépens relatifs aux requêtes pour lesquelles ils ont obtenu gain de cause, les députés défendeurs font valoir que leurs propres dépens devraient être adjugés et déduits de ceux qui sont à accorder aux demandeurs, sur la base avocat-client, quant aux requêtes pour lesquelles ils ont obtenu gain de cause. La Cour n’a pour le moment aucun fondement, hormis le temps consacré aux requêtes à l’audience, qui lui permettrait de déterminer ce que ces dépens pourraient être.

 

[7]               Les demandeurs soutiennent que, pour rendre une décision au sujet des dépens, l’accès à la justice devrait être le critère primordial de la Cour, compte tenu de l’intérêt public de l’affaire et du principe qu’il ne faut pas faire obstacle à la possibilité qu’ont des citoyens de soumettre de telles questions aux tribunaux. Ils demandent à la Cour d’examiner si, au vu des conclusions de fait qu’elle a tirées en l’espèce et de la question constitutionnelle de fond qui était en jeu, il y a lieu de refuser d’adjuger des dépens quelconques. Subsidiairement, ils soutiennent que si la Cour demeure encline à adjuger « le paiement d’un montant fixe modeste à titre de dépens de l’audience », il faudrait que ce montant soit peu élevé et considéré comme modeste du point de vue des citoyens, de façon à ne pas dissuader des électeurs de chercher à défendre leur droit de vote démocratique.

 

[8]               Pour ce qui est des dépens que proposent les députés défendeurs, les demandeurs estiment que les montants demandés sont injustifiés et qu’ils ne correspondent pas au critère du montant fixe modeste. D’après leurs calculs, le montant total des honoraires d’avocat que prévoient les lignes directrices relatives à la colonne I du tarif B ne dépasserait pas 7 995 $. Toute somme accordée à titre de débours devrait exclure les 54 202,35 $ demandés pour les « dépens d’audience », ainsi que la totalité du montant demandé pour les dépens relatifs au témoin expert, eu égard, d’une part, aux conclusions que la Cour a tirées sur la nature et la présentation de la preuve de Dre Corbin et, d’autre part, à l’absence de tout état de compte détaillé à partir duquel il serait possible d’évaluer le caractère raisonnable de la demande.

 

[9]               Comme l’a déclaré le juge Paul Perell, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, dans la décision Incredible Electronics Inc c Canada (Procureur général), [2006] 80 OR (3e) 723 [Incredible Electronics], au paragraphe 63 :

[traduction] Il est de principe général que les dépens indemnisent la partie ayant obtenu gain de cause des dépenses qu’elle a dû engager parce que la poursuite a été déposée ou opposée de manière irrégulière : Ryan c. McGregor, [1925] O.J. no 126, 58 O.L.R. 213 (Div. des appels). Le pouvoir discrétionnaire qu’a la Cour d’adjuger des dépens est conçu pour promouvoir trois objectifs fondamentaux dans le cadre de l’administration de la justice : 1) indemniser les parties ayant obtenu gain de cause des dépens du litige, mais pas forcément de manière complète, 2) encourager la conclusion d’un règlement, 3) dissuader et sanctionner tout comportement inapproprié de la part des parties lors du déroulement de l’instance : Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S. 371, [2003] A.C.S. no 76; Fong c. Chan (1999), 46 O.R. (3d) 330, [1999] O.J. no 4600 (C.A.); Fellowes, McNeil c. Kansa General International Insurance Co. (1997), 37 O.R. (3d) 464, [1997] O.J. no 5130 (Div. gén.); Skidmore c. Blackmore, [1995] B.C.J. no 305, 122 D.L.R. (4th) 330 (C.A.).

 

[10]           Il n’est pas question ici d’une affaire dans laquelle les demandes ont été déposées irrégulièrement ou les demandeurs se sont comportés de manière inappropriée lors du déroulement de l’instance. Par contraste, comme il a été indiqué plus tôt, j’ai conclu que les députés défendeurs « s’étaient livrés à une guerre de tranchées pour essayer d’empêcher que la présente affaire soit entendue sur le fond » et ont adopté une position destinée à faire obstacle aux demandes « par tous les moyens ». La conclusion d’un règlement n’a jamais été une issue réaliste au vu de la nature des allégations et de la preuve selon laquelle des parties inconnues avaient tenté de porter atteinte au processus démocratique.

 

[11]           La Cour suprême a confirmé l’importance de l’accès à la justice dans les affaires d’intérêt public, ainsi que l’obligation qu’ont les tribunaux de formuler des ordonnances de dépens qui soutiennent et favorisent cet objectif. Comme l’a déclaré le juge LeBel au nom de la majorité dans l’arrêt Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 RCS 371, [2003] ACS no 76 (QL), au paragraphe 27, les tribunaux devraient exercer le pouvoir d’adjuger des dépens d’une manière qui :

[…] contribu[e] ainsi à aider les citoyens ordinaires à avoir accès au système juridique lorsqu’ils cherchent à régler des questions qui revêtent de l’importance pour l’ensemble de la collectivité.

 

[12]           Le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens et de les répartir. Le paragraphe 400(3) des Règles dresse une liste de facteurs dont la Cour peut tenir compte pour adjuger des dépens, dont : le résultat de l’instance, l’importance et la complexité des questions en litige, la charge de travail en cause, le fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens, de même que la conduite d’une partie qui a eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’instance. Le paragraphe 400(4) habilite la Cour à adjuger une somme globale au lieu ou en sus des dépens taxés. Quant à l’alinéa 400(6)c) des Règles, il dispose que le pouvoir discrétionnaire de la Cour comporte le pouvoir d’« adjuger tout ou partie des dépens sur une base avocat-client ».

 

[13]           Les critères permettant de déterminer les circonstances dans lesquelles il ne convient pas d’adjuger des dépens à l’encontre d’une personne qui engage un litige d’intérêt public ont été relevés par la Commission de réforme du droit de l’Ontario dans son Report on the Law of Standing (Toronto : ministère du Procureur général, 1989) :

[traduction
a) l’instance se rapporte à des questions dont l’importance s’étend au-delà des intérêts immédiats des parties en cause;

b) la personne en cause n’a aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire dans le résultat de l’instance ou, si elle en a un, cela ne justifie clairement pas l’introduction de l’instance sur le plan financier;

c) aucun tribunal n’a déjà statué sur les questions en litige dans une instance contre le même défendeur;

d) le défendeur est clairement davantage en mesure de supporter les dépens de l’instance;

e) le demandeur n’a pas agi d’une façon vexatoire, futile ou abusive.

 

[14]           Ces facteurs ont été entérinés dans un certain nombre de ressorts canadiens, dont la Cour fédérale : voir Harris c Canada, 2001 CFPI 1408, au paragraphe 222; Guide Outfitters Association c Colombie-Britannique (Information and Privacy Commissioner), 2005 BCCA 368, au paragraphe 8; Miller c Boxall, 2007 SKQB 9, au paragraphe 5; Hastings Park Conservancy c Vancouver (Ville), 2007 BCSC 147, au paragraphe 4; Victoria (Ville) c Adams, 2009 BCCA 563 [Victoria (Ville)], au paragraphe 185; R c Griffin, 2009 ABQB 696, au paragraphe 183; Georgia Strait Alliance c Canada (Ministre des Pêches et des Océans) [2011] ACF no 587 (QL) (1re inst.), au paragraphe 3.11, appel accueilli en partie, mais non en rapport avec la question des dépens, 2012 CAF 40 [Georgia Strait Alliance].

 

[15]           Dans la décision Georgia Strait Alliance, le juge James Russell a conclu, au paragraphe 3.14, qu’il était justifié de rendre une ordonnance de dépens sur une base avocat‑client à cause de l’attitude [traduction] « indûment évasive et obstructionniste » des défendeurs dans cette affaire, qui avaient [traduction] « prolongé et compliqué inutilement  l’instance ». Dans le même ordre d’idées, j’ai conclu en l’espèce qu’il était justifié de rendre une ordonnance de dépens sur la base avocat-client à l’encontre des députés défendeurs à cause de la manière dont ils s’étaient défendus contre les demandes, en introduisant notamment des requêtes qui avaient prolongé et compliqué inutilement l’instance.

 

[16]           Adaptant la méthode raisonnée exposée dans le rapport de la Commission de réforme du droit de l’Ontario à n’importe quelle affaire dans laquelle il était demandé à la Cour de s’écarter des règles ordinaires en matière de dépens, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a réduit le critère en quatre éléments, au paragraphe 188 de l’arrêt Victoria (Ville), précité :

[traduction

1.      l’affaire met en cause des questions d’importance publique qui transcendent les intérêts immédiats des parties nommées et qui n’ont pas été réglées antérieurement;

2.      [le demandeur] n’a, dans l’issue du litige, aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire qui justifierait l’introduction de l’instance sur le plan financier;

3.      [la partie qui s’oppose au demandeur] est davantage en mesure de supporter les dépens de l’instance;

4.      [le demandeur] ne s’est pas comporté de manière futile, vexatoire ou abusive dans le cadre du litige.

 

[17]           Comme l’a indiqué le juge Perell dans la décision Incredible Electronics, précitée, lorsqu’une partie souhaite qu’on l’exempte de dépens en faveur de la partie adverse, ces facteurs ne devraient être réglés qu’au moyen d’une seule question : cette partie agit-elle véritablement dans l’intérêt public? Le juge Perell a déclaré, au paragraphe 83 :

[traduction] À mon avis, en l’espèce, c’est la thèse voulant qu’un litige d’intérêt public requière un traitement spécial qui devrait orienter l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire. Autrement dit, selon moi, il ne faudrait pas soumettre les demandeurs à l’habituel régime de dépens à deux sens s’ils peuvent convaincre le tribunal qu’ils sont parties à un litige d’intérêt spécial.

 

[18]           Je suis persuadé qu’en l’espèce les demandeurs étaient bel et bien parties à un litige d’intérêt public et qu’ils étaient motivés par un objectif supérieur. L’instance cadrait parfaitement avec les critères entérinés dans la décision Harris ainsi que dans les autres décisions précitées. Les demandes mettaient en cause des questions dont l’importance transcendait les intérêts immédiats des parties concernées. Les demandeurs n’avaient dans l’issue de l’affaire aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire qui aurait justifié l’introduction de l’instance sur le plan financier. Ils n’avaient rien à gagner, hormis la défense fructueuse de leurs droits électoraux. Aucun tribunal n’avait déjà tranché les questions en litige dans le cadre d’une instance engagée contre les mêmes défendeurs, et les demandeurs n’ont pas agi de manière frivole, vexatoire ou abusive. Il n’était pas question de contestations d’élection injustifiées. Il y avait un fondement factuel, encore que j’aie conclu en définitive que ce fondement était insuffisant pour satisfaire au seuil législatif exigé pour annuler les résultats de l’élection dans leurs circonscriptions électorales.

 

[19]           La question de savoir si les demandeurs ou les députés défendeurs sont clairement davantage en mesure de supporter les dépens de l’instance est, en l’espèce, un facteur neutre. On a fait grand cas de la participation d’un organisme tiers, le Conseil des Canadiens, à la collecte de fonds destinés à indemniser les demandeurs d’une adjudication de dépens défavorable. Comme je l’ai signalé cependant, au paragraphe 260 des motifs du jugement, il était également évident que les députés défendeurs étaient soutenus par les ressources du parti auquel ils appartiennent – des ressources financées par les contribuables canadiens. Cet argument n’a pas été contesté à l’audience, pas plus qu’on ne m’a soumis, dans les observations relatives aux dépens, un aspect quelconque qui mette ce fait en doute.

 

[20]           Les députés défendeurs se trouvent donc dans une situation analogue à celle de demandeurs et de défendeurs gouvernementaux qui ne se sont pas vu adjuger de dépens dans des affaires où ils ont obtenu gain de cause. Voir, par exemple, Harrison c University of British Columbia, [1986] BCJ no 2201 (QL), 30 DLR (4e) 206 (CS), motifs additionnels sur les dépens dans [1986] BCJ no 1172 (QL), [1987] 2 WWR 378 (CS), inf. par [1988] BCJ no 13 (QL), 21 BCLR (2e) 145 (CA), conf. par [1990] 3 RCS 451, [1990] ACS no 123 (QL); Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 RCS 76; Sierra Club of Western Canada c Colombie-Britannique (Procureur général), [1991] BCJ no 2613 (QL), 83 DLR (4th) 708 (CS).

 

[21]           Il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire telle qu’Opitz c Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55, [2012] ACS no 55 (QL) [Opitz], dans laquelle un candidat défait contestait un résultat d’élection en se fondant sur des erreurs d’écriture commises lors de l’inscription des électeurs. Dans cette affaire, les parties ont supporté leurs propres dépens en première instance ainsi qu’en appel. Dans le cas présent, les allégations – de fraude électorale – étaient nettement plus sérieuses. Il serait incongru, à mon sens, d’imposer aux demandeurs qui ont pris l’initiative de présenter ces allégations un fardeau plus lourd que celui que l’on considère comme approprié dans un litige  entre deux candidats dans lequel l’auteur de la contestation a des intérêts personnels évidents, y compris sur le plan financier, dans l’issue.

 

[22]           Les demandeurs ont fait valoir que le fait de leur imposer des dépens élevés aurait un effet paralysant sur les électeurs qui, dans l’avenir, pourraient être victimes d’une fraude électorale. Je suis d’accord. On ne peut pas compter sur le fait qu’une tierce partie ait pris l’initiative d’indemniser les demandeurs comme une solution pour n’importe quelle affaire qui serait susceptible de survenir de nouveau. Les députés défendeurs bénéficiaient du soutien financier d’un important parti politique pour se livrer à une défense agressive et sans limite contre les demandes et ils ne courent pas le risque d’avoir à supporter eux-mêmes les dépens. Je signale également que le législateur a jugé bon de fixer une modeste somme (1 000 $) comme garantie pour les dépens à payer quand une contestation électorale est déposée, de manière à éviter les demandes importunes.

 

[23]           Je ne souscris pas à l’argument des députés défendeurs selon lequel le fait de décider que les demandeurs déboutés devraient être exemptés de l’obligation de payer des dépens élargirait manifestement la « marge de contestation », ce contre quoi la Cour suprême a mis en garde dans l’arrêt Opitz, et amoindrirait ainsi la confiance du public envers le caractère définitif des élections. La Loi électorale du Canada, LC 2000, c 9, comporte, au paragraphe 531(1), un mécanisme qui permet de rejeter toute requête jugée « vexatoire ou dénuée de tout intérêt ou de bonne foi ».

 

[24]           Ayant examiné l’affaire plus en détail, je suis arrivé à la conclusion que le « montant fixe modeste à titre de dépens de l’audience » qu’il y aurait lieu d’adjuger aux députés défendeurs est celui qui a été versé à la Cour pour les sept demandes, soit 7 000 $, plus des débours de 6 206 $. Je n’adjuge rien pour les autres dépens que les députés défendeurs ont engagés en vue de la préparation et du déroulement de l’audience.

 

[25]           Dans leurs observations en réponse, les députés défendeurs ont fait remarquer qu’on pouvait s’attendre à ce que leurs dépens nettement plus élevés en fonction d’un barème inférieur et les dépens nettement moins élevés des demandeurs en fonction d’un barème supérieur (sur la base avocat-client) s’équivaudraient plus ou moins. C’était là l’intention de la Cour. Compte tenu des conclusions tirées plus tôt, il n’est plus nécessaire d’examiner la question de l’adjudication de dépens sur une base avocat-client aux demandeurs quand aux requêtes pour lesquelles ils ont obtenu gain de cause.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

1.                          Les députés défendeurs ont droit à des dépens de 7 000 $ pour l’audience ainsi qu’à des débours de 6 206 $.

2.                          Les montants que les demandeurs ont payés à la Cour peuvent être remis aux députés défendeurs en paiement partiel de l’adjudication de dépens.

3.                          La Cour ne déterminera pas le montant des dépens à payer sur une base avocat‑client aux demandeurs quand aux requêtes pour lesquelles ils ont obtenu gain de cause en l’espèce.

 

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-616-12, T-619-12 (T-620-12, T-621-12,

                                                            T-633-12, T-634-12, T-635-12)

 

INTITULÉ :                                      LEANNE BIELLI

 

                                                            et

 

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

                                                            MARC MAYRAND (DIRECTEUR GÉNÉRAL

                                                            DES ÉLECTIONS), URMA ELLIS

                                                            (DIRECTRICE DU SCRUTIN DE DON VALLEY-EST), JOE DANIEL, YASMIN RATSANI,

                                                            MARY TRAPANI HYNES, AKIL SADIKALI

                                                            ET RYAN KIDD

 

 

ET ENTRE:                                      SANDRA MCEWING ET BILL KERR

 

                                                            et

 

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

                                                            MARC MAYRAND (DIRECTEUR GÉNÉRAL

                                                            DES ÉLECTIONS) JOHANNA GAIL DENESIUK,

                                                            (DIRECTEUR DU SCRUTIN POUR WINNIPEG

                                                            SOUTH CENTRE) JOYCE BATEMAN,

                                                            ANITA NEVILLE, DENNIS LEWYCKY,

                                                            JOSHUA MCNEIL, LYNDON B. FROESE,

                                                            MATT HENDERSON

 

 

ET ENTRE:                                      KAY BURKHART

 

                                                            et

 

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

                                                            MARC MAYRAND (DIRECTEUR GÉNÉRAL

                                                            DES ÉLECTIONS), DIANNE CELESTINE ZIMMERMAN (DIRECTEUR DU SCRUTIN POUR SASKATOON-ROSETOWN-BIGGAR), KELLY BLOCK, LEE REANEY, VICKI STRELIOFF, NETTIE WIEBE

 

ET ENTRE:                                      JEFF REID

 

                                                            et

 

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

                                                            MARC MAYRAND (DIRECTEUR GÉNÉRAL

                                                            DES ÉLECTIONS), LAUREL DUPONT (DIRECTEUR DU SCRUTIN POUR

                                                            ELMWOOD-TRANSCONA),

                                                            JIM MALOWAY, ILONA NIEMCZYK,

                                                            LAWRENCE TOET, ELLEN YOUNG

 

 

 

ET ENTRE:                                      KEN FERANCE

                                                            ET PEGGY WALSH

 

                                                            et

 

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

                                                            MARC MAYRAND (DIRECTEUR GÉNÉRAL

                                                            DES ÉLECTIONS), DIANNE JAMES MALLORY

                                                            (DIRECTEUR DU SCRUTIN POUR NIPISSING-

                                                            TIMISKAMING), JAY ASPIN, SCOTT

                                                            EDWARD DALEY, RONA ECKERT,

                                                            ANTHONY ROTA

 

 

ET ENTRE:                                      YVONNE KAFKA

 

                                                            et

 

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

                                                            MARC MAYRAND (DIRECTEUR GÉNÉRAL

                                                            DES ÉLECTIONS), ALEXANDER GORDON

                                                            (DIRECTEUR DU SCRUTIN POUR VANCOUVER ISLAND NORTH), JOHN DUNCAN,

                                                            MIKE HOLLAND, RONNA-RAE LEONARD,

                                                            SUE MOEN, FRANK MARTIN, JASON DRAPER

 

 

 

 

 

 

ET ENTRE:                                      THOMAS JOHN PARLEE

 

                                                            et

 

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

                                                            MARC MAYRAND (DIRECTEUR GÉNÉRAL

                                                            DES ÉLECTIONS), SUSAN J. ELELMAN (DIRECTEUR DU SCRUTIN POUR LE YUKON), RYAN LEEF,      LARRY BAGNELL, KEVIN BARR,

                                                            JOHN STREICKER

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa, Ontario

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 25 juin 2013 (soumissions coûts)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 16 septembre 2013

 

 

APPARUTIONS:

 

 

Steven Shrybman

Peter Engelmann

Benjamin Piper

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Barbara McIsaac

Marc Chenier

 

POUR LE DÉFENDEURS

(Marc Mayrand, Directeur général des élections)

 

Arthur Hamilton

Ted Frankel

Jeremy Martin

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Députés défendeurs)

 

W. Thomas Barlow

Nick Shkordoff

POUR LES DÉFENDEURS

(Le défendeur Market Group Inc)

 

 

 

 

 

 

 

AVOCATS INSCRIT AU DOSSIER:

 

SACK GOLDBLATT

MITCHELL LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

BORDEN LADNER

GERVAIS  LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Marc Mayrand, Directeur général des élections)

 

 

CASSELS, BROCK & BLACKWELL LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Députés défendeurs)

 

FASKEN MARTINEAU

DUMOULIN LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

(Le défendeur Market Group Inc)

 

 

 

 

 

 

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