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Date : 20130709

Dossier : IMM-7106-12

Référence : 2013 CF 768

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 juillet 2013

En présence de monsieur le juge Scott

 

 

ENTRE :

 

SUMIT ROY

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], visant la décision datée du 22 mai 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a conclu que M. Sumit Roy (le demandeur) n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. Les questions déterminantes pour la Commission étaient la crédibilité du demandeur et l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI].

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

II.        Faits

 

[3]               Le demandeur a 31 ans et est citoyen du Bangladesh. Il est hindou et originaire de la ville de Sylhet.

 

[4]               Le demandeur affirme avoir été la cible d’islamistes extrémistes, dont des partisans et des membres du Jamaat-e-Islami. M. Ponki Miah, M. Tera Miah et M. Kalam Ullah ont été identifiés comme étant les membres dirigeants de ce groupe. Le demandeur affirme que ces personnes voulaient le tuer.

 

[5]               Le demandeur est membre actif du temple de la Mission de Ramakrishna et du Conseil unitaire des hindous, bouddhistes et chrétiens. En août 2007, un groupe de « fondamentalistes musulmans » a perturbé le déroulement du festival religieux de Janmaastami. M. Ponki Miah et M. Tera Miah ont agressé le demandeur ce jour‑là. À plusieurs reprises par la suite, lors de réunions du Conseil unitaire, dont un grand rassemblement ayant eu lieu en février 2008, le demandeur a expressément mentionné en public le nom de ses agresseurs. M. Tera Miah et M. Kalam Ullah ayant eu vent de ces déclarations, le demandeur a été retrouvé, menacé et battu. Le demandeur a été victime de harcèlement constant au cours des mois qui ont suivi.

 

[6]               M. Kalam Ullah était l’instigateur d’une tentative d’expropriation d’une partie du terrain de la Mission de Ramakrisna. Lorsque le demandeur a tenté d’intervenir avec l’aide d’autres personnes, il a été agressé. Le demandeur a demandé la protection de la police, en vain.

 

[7]               À partir de ce moment‑là, le demandeur a été la cible de M. Ullah et de ses acolytes. Ces derniers se sont rendus sur les lieux de son entreprise en vue de lui extorquer de l’argent et, comme il était absent, ils ont agressé son employé, M. Bhuvan Das. Plus tard, ce n’est plus seulement le demandeur qui était ciblé, mais aussi sa famille.

 

[8]               À la mi‑juin 2009, deux dirigeants du Jubo Shibir (l’aile jeunesse du Jamaat-e-Islami, selon le demandeur), désignés comme étant « Hanif et Kohinoor », ont commencé à harceler les sœurs du demandeur, Mme Nandita Roy et Mme Bidita Roy. Le demandeur et son père ont déposé une plainte à la police, en conséquence de quoi ces membres du Jubo Shibir se sont rendus au domicile du demandeur, l’ont menacé, ainsi que son père, et ont exigé qu’ils retirent la plainte. Les sœurs du demandeur ont cessé d’aller à l’école à cause des menaces et du harcèlement.

 

[9]               Par la suite, Hanif et Kohinoor ont agressé le demandeur, en juillet 2009. Celui‑ci a dû être soigné dans une clinique. En novembre 2009, M. Ullah et ses acolytes ont encore une fois frappé à la porte de l’entreprise du demandeur pour lui demander de l’argent. Devant son refus, ils l’ont battu. Le demandeur a encore une fois demandé l’aide de la police, sans résultat.

 

[10]           Enfin, en février 2010, M. Ullah et ses comparses ont pris d’assaut la maison du demandeur pour essayer de le trouver. Le demandeur était absent. Son père lui a conseillé de ne pas revenir à la maison. Le demandeur s’est caché et, avec l’aide de sa famille, a réussi à trouver un agent qui l’aiderait à venir au Canada. Le demandeur est arrivé le 25 mai 2010, et il a fait une demande d’asile le 13 juillet 2010. Le demandeur a depuis appris que ses agents de persécution se rendaient encore chez lui.

 

III.       Décision de la Commission

 

[11]           La Comission a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Les questions déterminantes étaient la crédibilité du demandeur et l’existence d’une PRI.

 

IV.       Loi

 

[12]           Les articles 96 et 97 de la LIPR disposent :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Personne à protéger

 

Person in need of protection

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

Personne à protéger

Person in need of protection

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

V.        Questions en litige et norme de contrôle

 

A.        Questions en litige

 

1.         Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale en raison de problèmes d’interprétation pendant l’audience? Le cas échéant, le manquement a-t-il joué un rôle déterminant dans la décision?

2.         La Commission a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur en se fondant sur un document qui n’avait pas été communiqué à ce dernier? Le cas échéant, le manquement a‑t‑il joué un rôle déterminant dans la décision?

3.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en tirant sa conclusion concernant la crédibilité?

4.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Chittagong?

 

B.        Norme de contrôle

 

[13]           Un certain nombre de questions ont été soulevées en l’espèce.

 

[14]           La Cour n’a pas à faire preuve de déférence à l’égard de la Commission pour ce qui est de déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Lorsque l’équité procédurale est en cause, il convient de vérifier si les exigences relatives à la justice naturelle ont été respectées dans les circonstances particulières de l’espèce (Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 53; Zheng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1359 [Zheng], au paragraphe 7). La norme de contrôle est celle de la décision correcte.

 

[15]           La norme de contrôle applicable aux conclusions de la Commission concernant la crédibilité est, quant à elle, celle de la raisonnabilité (Wu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 929, au paragraphe 18; Elmi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 773, au paragraphe 21; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF)).

 

[16]           En ce qui concerne l’existence d’une PRI, la norme de contrôle est celle de la raisonnabilité (Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 342, au paragraphe 17; Navarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 358, aux paragraphes 12 à 14).

 

VI.       Observations des parties

 

A.        Observationsdu demandeur

 

[17]           Le demandeur fait valoir qu’il n’a pas eu droit à une audience équitable, parce que l’interprétation fournie n’était pas « continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante » (voir Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 [Mohammadian], au paragraphe 20).

 

[18]           Le demandeur affirme que le travail de l’interprète était lacunaire à trois égards : 1) elle n’a carrément pas interprété certains mots anglais (p. ex. « internal flight alternative » [possibilité de refuge interne]) ou n’a pas demandé de précisions lorsqu’elle n’était pas familière avec un terme à la fois en anglais et en sylheti; 2) en outre, elle a mal rendu certains mots ou phrases (p. ex. « activist » [activiste] au lieu de « active member » [membre actif]); 3) elle ne savait pas comment traduire plusieurs mots et phrases clés et, dans certains cas, elle a dû se tourner vers le demandeur (qui ne parle pas couramment anglais) pour qu’il lui donne son avis (p. ex. concernant les termes [traduction] « organisation terroriste », « district », « religion »).

 

[19]           Le demandeur affirme que l’effet cumulatif de ces erreurs est tel que l’interprétation ne passe pas le test d’une interprétation « continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante ». Précisément, l’interprétation n’était ni « fidèle » ni « impartiale ».

 

[20]           Bien que le demandeur soutienne qu’il n’est pas nécessaire de démontrer que les erreurs d’interprétation ont causé un préjudice, il souligne qu’il y a bel et bien eu préjudice dans son cas. La Commission a mentionné les lacunes du témoignage du demandeur, dont un manque de clarté. Le demandeur soutient que certaines de ces lacunes pourraient être dues à une interprétation lacunaire. Par exemple, la décision défavorable de la Commission reposait largement sur l’existence d’une PRI. Comme il est mentionné précédemment, le terme « possibilité de refuge intérieur » n’a pas été interprété à l’intention du demandeur.

 

[21]           Le demandeur affirme que ce manquement à l’équité procédurale devrait invalider l’audience et la décision. Il soutient en outre que l’exception limitée décrite dans Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 [Mobil Oil], et Yassine c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1994] ACF no 949 (CAF) [Yassine] ne s’applique pas en l’espèce, étant donné que le fondement de sa demande n’est pas à ce point faible qu’une nouvelle audience serait inutile.

 

[22]           Le demandeur soutient ensuite que la Commission a commis une erreur en se fondant sur un document qui ne lui avait pas été communiqué. Dans ses motifs, la Commission fait référence à la note d’orientation opérationnelle du Royaume‑Uni datée de février 2009 pour étayer sa conclusion concernant la PRI. Dans ce rapport, il est mentionné que la réinstallation interne est une option viable pour les victimes de violence religieuse au Bangladesh.

 

[23]           Le demandeur souligne que le Cartable national de documentation qui lui a été communiqué contenait la note d’orientation opérationnelle de 2010 du Royaume‑Uni, mais pas celle de février 2009. Il fait remarquer que dans la version d’octobre 2010, le fait d’être de confession hindoue n’est pas mentionné en tant que catégorie de demande d’asile.

 

[24]           S’appuyant sur différentes décisions rendues par la Cour, le demandeur fait valoir que le fait de tenir compte d’un document non communiqué constitue un manquement à l’équité procédurale (décision Zheng, précitée, aux paragraphes 6 à 13).

 

[25]           Le demandeur soutient qu’on ne lui a pas donné l’occasion de se prononcer sur les renseignements sur lesquels la Commission s’est appuyée pour tirer sa conclusion défavorable. Bien que la Commission n’ait pas seulement tenu compte de ces renseignements pour tirer sa conclusion concernant la PRI, le demandeur fait valoir qu’il est impossible de savoir à quelle conclusion elle serait parvenue n’eût été cette erreur.

 

B.        Observations du défendeur

 

[26]           Le défendeur fait valoir que le demandeur ne peut soulever la question de l’interprétation en l’espèce, étant donné qu’il aurait dû le faire à la première occasion, ce qu’il n’a pas fait (arrêt Mohammadian, précité, aux paragraphes 13 à 19).

 

[27]           En l’espèce, selon le défendeur, les problèmes d’interprétation étaient manifestes à l’audience et, par conséquent, le demandeur a renoncé à son droit de les invoquer parce qu’il n’a pas soulevé d’objection à la première occasion. Le défendeur souligne que le demandeur était au courant des difficultés éprouvées par l’interprète, qui a mentionné à plusieurs reprises ne pas avoir traduit exactement ce qu’il avait dit. De plus, à au moins un moment, le problème était si évident que la Commission a, en présence du demandeur, demandé à savoir vers quelle langue l’interprète traduisait et en quelle langue le demandeur parlait.

 

[28]           Le défendeur soutient que le fait de ne pas soulever la question lors de l’audience est précisément ce à quoi la Cour faisait référence dans l’arrêt Mohammadian, précité. Il s’agit d’une renonciation implicite du demandeur à son droit de soulever la question dans la présente demande.

 

[29]           Le défendeur affirme en outre que même si la Cour concluait que le demandeur n’a pas renoncé à son droit de soulever la question de l’interprétation lacunaire, il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale, étant donné que le demandeur n’a pas démontré que les erreurs ont joué un rôle important dans les conclusions déterminantes tirées par la Commission, qui portent sur la crédibilité du demandeur et l’existence d’une PRI. Le défendeur soutient que les questions sont davantage liées à une différence dans le choix des termes et la structure des phrases.

 

[30]           Quant au fait que la Commission s’est fondée sur une preuve documentaire non communiquée, le défendeur affirme qu’il ne s’agit pas d’un manquement à l’équité procédurale, parce que la note d’orientation opérationnelle de 2009 du Royaume‑Uni est accessible au public. Le défendeur affirme que le demandeur est présumé avoir été avisé de l’existence du document. La note d’orientation opérationnelle de 2009 sur le Royaume‑Uni était accessible au public sur le site Web de la Commission. (Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1218 [Chen], au paragraphe 17)

 

[31]           Le défendeur soutient par ailleurs que, nonobstant la question de l’avis, les renseignements fournis dans la note d’orientation opérationnelle de 2009 du Royaume‑Uni n’ont pas joué dans la conclusion concernant la PRI. Le défendeur affirme que la Commission s’est principalement fondée sur la note d’orientation opérationnelle de 2010 du Royaume-Uni, contenue dans le Cartable national de documentation. Dans cette note, le fait d’être de confession hindoue n’est pas une catégorie de demande d’asile principale. Par conséquent, la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur aurait une PRI à Chittagong est valable, selon le défendeur. La Commission a fait référence à la note d’orientation opérationnelle de 2009 du Royaume-Uni seulement pour démontrer que même lorsque la violence religieuse visant les hindous était une source de préoccupation pour les demandeurs d’asile, la réinstallation interne était tout de même considérée comme une option viable.

 

[32]           Enfin, le défendeur fait valoir que la Cour devrait rejeter la demande au regard de la question de l’équité procédurale, parce que la conclusion concernant la crédibilité suffit à elle seule pour justifier la décision de la Commission. Les manquements à l’équité procédurale ne justifient pas qu’une décision soit renvoyée pour nouvel examen si le résultat restera inévitablement le même (arrêt Mobil Oil, précité; arrêt Yassine, précité).

 

VI.       Analyse

 

1.         Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale en raison de problèmes d’interprétation pendant l’audience? Le cas échéant, le manquement a-t-il joué un rôle déterminant dans la décision?

 

[33]           La première question qui doit être tranchée est celle de savoir s’il incombe au demandeur de démontrer que l’interprétation lacunaire a joué dans la décision de la Commission. S’appuyant sur la décision rendue dans l’arrêt Mohammadian, précité, le demandeur affirme ne pas avoir cette obligation. Le défendeur, citant la décision de la Cour dans Sherpa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 267, au paragraphe 60, soutient qu’il incombe de fait au demandeur de préciser en quoi les erreurs alléguées ont joué dans la décision de la Commission.

 

[34]           Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’établir l’existence d’un préjudice pour prouver qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison d’une interprétation lacunaire (voir l’arrêt Mohammadian, précité, au paragraphe 20), le demandeur doit démontrer que le manquement à l’équité procédurale a joué un rôle déterminant dans la décision de la Commission pour que la Cour intervienne (voir Patel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 55, au paragraphe 12; arrêt Mobil Oil, précité, à la page 228).

 

[35]           À la lumière des éléments de preuve présentés en l’espèce, il est clair qu’il y a eu d’importants problèmes d’interprétation lors de l’audience. L’examen des motifs de la Commission ne permet toutefois pas à la Cour de conclure que les erreurs d’interprétation ont eu une incidence importante sur l’une ou l’autre des conclusions déterminantes. Dans sa conclusion relative à la crédibilité, la Commission s’est largement appuyée sur l’absence d’éléments de preuve corroborants et l’incapacité du demandeur d’expliquer de façon plausible pourquoi ses persécuteurs se sont intéressés à lui. Les erreurs ou omissions d’interprétation n’ont pas entraîné ces conclusions, pas plus qu’elles ont influé sur elles.

 

[36]           En ce qui concerne la conclusion de la Commission concernant la PRI, le demandeur souligne que l’interprète n’a pas correctement traduit l’expression à son intention. Toutefois, à la lumière de la transcription de l’audience, il est évident que le demandeur comprenait très bien lorsqu’on lui a demandé de dire s’il pourrait échapper à la persécution en déménageant à Chittagong, et s’il lui serait trop compliqué de s’y installer. Il a répondu qu’il n’avait pas de famille là-bas et qu’il ne parlait pas la langue. Il apparaît clairement à la Cour que les problèmes d’interprétation connus lors de l’audience n’ont pas empêché le demandeur de se livrer un témoignage qui a permis à la conclusion de tirer une conclusion finale au sujet de la PRI.

 

[37]           Par conséquent, la Cour conclut que le droit du demandeur à une interprétation « continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante » a été enfreint, mais que cela n’a pas eu d’incidence importante sur la décision de la Commission.

 

[38]           La Cour souligne en outre que le demandeur n’a pas soulevé ce manquement à la première occasion, et qu’il a ainsi renoncé à son droit (voir l’arrêt Mohammadian, précité, aux paragraphes 13 à 19; Mowloughi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 662, au paragraphe 30).

 

2.         La Commission a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur en se fondant sur un document qui n’avait pas été communiqué à ce dernier? Le cas échéant, le manquement a‑t‑il joué un rôle déterminant dans la décision?

[39]           Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si le fait que la Commission s’est fondée sur un document ne figurant pas dans le Cartable national de documentation fourni au demandeur constitue un manquement à l’équité procédurale.

 

[40]           Le demandeur s’appuie sur la décision Zheng, précitée, au paragraphe 10, où le juge Mosley, citant la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 9066 (CAF), [1998] 3 CF 461 (CAF) [Mancia], a affirmé que « la communication de documents est importante eu égard à l’équité procédurale parce qu’elle donne l’occasion au demandeur de répondre adéquatement aux réserves de la Commission ». S’appuyant sur la décision Chen, précitée, de la juge Gleason, le défendeur soutient qu’il n’y a pas manquement à l’équité procédurale lorsque la Commission se fonde sur de l’information qui est accessible au public.

 

[41]           Il est vrai que la Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit dans l’arrêt Mancia, précité :

« QUESTION CERTIFIÉE dans la décision Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 120 (1re inst.) (QL): Un agent d’immigration qui procède à un examen en conformité avec les règles concernant la CDNRSRC contrevient-il au principe d’équité lorsqu’il ne divulgue pas, avant de trancher l’affaire, les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays? Réponse: Sans oublier que chaque cas devra être tranché en fonction des faits qui lui sont propres et en tenant pour acquis que les documents visés par une cause donnée sont de la même nature que ceux décrits dans les motifs de l’ordonnance: a) l’équité n’exige pas que les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays soient divulgués avant que l’affaire soit tranchée, s’ils étaient accessibles et s’il était possible de les consulter au moment où le demandeur a présenté ses observations; b) l’équité exige que les documents qui sont devenus accessibles et qu’il est devenu possible de consulter après le dépôt des observations du demandeur soient divulgués à condition qu’ils soient inédits et importants et qu’ils fassent état de changements survenus dans la situation du pays qui risquent d’avoir une incidence sur la décision. » [Non souligné dans l’original.]

 

[42]           La Cour d’appel a également pris soin de faire la distinction entre la procédure relative à la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (DNRSRC) et l’audition de la revendication du statut de réfugié :

« a) La nature de la procédure et les règles en vertu desquelles agit le décideur

 

[24] La procédure relative à la CDNRSRC ne constitue pas une nouvelle audition de la revendication du statut de réfugié (voir Quintanilla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1996), 105 F.T.R. 315 (C.F. 1re inst.), aux pages 319 et 320, le juge Rouleau). Dans le cadre de l’audition d’une revendication du statut de réfugié, le demandeur a le droit, en vertu du paragraphe 68(5) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] de la Loi, d’être informé des "faits, renseignements ou opinions" qui, selon la Commission, relèvent de ses connaissances spécialisées. Cette disposition n’est pas reprise dans les règles concernant la CDNRSRC, qui ne confèrent qu’un seul droit sur le plan de la procédure, soit celui de présenter des observations écrites. » (arrêt Mancia, précité, au paragraphe 24)

 

[43]           Suivant les principes énoncés ci‑dessus, la Cour conclut qu’en s’appuyant sur la note d’orientation opérationnelle de 2009 du Royaume-Uni, qui n’avait pas été communiquée au demandeur, la Commission a commis un manquement à l’équité procédurale. En outre, le demandeur était en droit de s’attendre à ce que la Commission restreigne son analyse à la note d’orientation opérationnelle plus récente concernant le Royaume‑Uni. Le demandeur n’avait pas à s’attendre à ce que la Commission fasse référence à une note antérieure et désuète.

 

[44]           Le défendeur fait valoir que ce manquement à l’équité procédurale n’a pas joué un rôle déterminant dans la conclusion de la Commission concernant la PRI, parce que la Commission s’est principalement fondée sur la note d’orientation opérationnelle de 2010 du Royaume-Uni, laquelle avait été communiquée. La Cour n’est pas de cet avis. Il est manifeste que la Commission s’est bel et bien appuyée sur le rapport non fourni pour arriver à sa conclusion concernant la PRI. La Commission cite clairement la note d’orientation opérationnelle de 2009 du Royaume‑Uni (de même que la note d’orientation opérationnelle de 2010 du Royaume-Uni et la décision de la Cour dans Roy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 434) en tant qu’éléments appuyant objectivement la conclusion relative à la PRI. Même si la note d’orientation opérationnelle de 2009 du Royaume-Uni n’était qu’un document d’appui parmi d’autres, la Cour convient avec le demandeur que le raisonnement de la Commission concernant la PRI était cumulatif et que, par conséquent, il est impossible de dire si la Commission serait parvenue à la même conclusion si elle n’avait pas pris la note en considération. La Cour refuse de formuler des hypothèses.

 

[45]           Enfin, la Cour rejette l’argument du défendeur selon lequel la décision peut encore être valable sur le fondement de la conclusion de la Commission concernant la crédibilité. Comme le défendeur l’a lui‑même souligné dans son exposé, la Commission a statué sur la demande présentée par le demandeur en vertu de l’article 97 en s’appuyant sur sa conclusion concernant la PRI (voir l’Exposé additionnel des arguments du défendeur, au paragraphe 37). Par conséquent, la décision ne peut être maintenue.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 22 mai 2012 est annulée;

2.         La demande est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour que celui-ci rende une nouvelle décision;

3.         Il n’y pas de question de portée générale à certifier.

 

« André F.J. Scott »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Geneviève Tremblay, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7106-12

 

INTITULÉ :                                      SUMIT ROY

                                                            c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 14 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Scott

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 9 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Meva Motwani

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VanderVennen Lehrer

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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