Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 


Date : 20130618

Dossier : IMM-7323-12

Référence : 2013 CF 674

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 juin 2013

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

 

ALEX GHAFFARI

ALIAS AKBAR GHAFFARI

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de visa de résident permanent présentée par le demandeur pour motif de sécurité, en raison de l’adhésion et de la participation du demandeur à une unité du renseignement des forces armées iraniennes, la Sepah Padaram Islami [SPI]. Le demandeur était interdit de territoire aux termes des paragraphes 34(1) et (2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

 

a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

 

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

 

c) se livrer au terrorisme;

 

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

 

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

 

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

 

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

 

(c) engaging in terrorism;

 

(d) being a danger to the security of Canada;

 

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

 (2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.


II.        CONTEXTE

[2]               Le demandeur, citoyen de l’Iran, est marié à une Canadienne. Il vit actuellement au Royaume‑Uni, où il a le statut de personne protégée par suite de la persécution qu’il a subie en Iran. L’exposé de ses expériences a été couvert en grande partie dans la procédure qui s’est déroulée au Royaume‑Uni.

 

[3]               Bien que certaines dates soient contestées, le demandeur affirme avoir commencé à servir dans les forces armées en 1998. Il aurait reçu une instruction de base pendant un mois et demi avant d’être sélectionné pour se spécialiser dans le renseignement, et aurait alors terminé quatre mois et demi d’instruction supplémentaire.

 

[4]               Il y a désaccord sur la question de savoir si le demandeur a été appelé par les forces armées ou s’il s’est enrôlé volontairement. Le demandeur affirme avoir été appelé et affecté à la section du renseignement. Il affirme également que, durant l’instruction, il a subi un lavage de cerveau pour être amené à croire que ce qu’il faisait, à titre de soldat, était justifié au regard du Coran et de l’islam.

 

[5]               Le demandeur a été affecté à une mission d’infiltration dans les villages du Kurdistan afin d’obtenir des renseignements et de désigner des personnes que le régime pourrait torturer ou exécuter. Il déclare qu’il détestait ce travail et essayait de rapporter le moins d’information utile possible.

 

[6]               Le demandeur a vu deux individus se faire torturer, mais sans participer aux actes de torture. Il a confirmé ceci : [traduction] « Je n’ai pas quitté les forces à ce moment-là, parce que je pouvais m’enfuir n’importe où. ». Il s’agit de toute évidence d’une erreur typographique. Ce que le demandeur voulait dire, c’est qu’il n’avait nulle part où aller. Les notes de l’agent ne disent pas la même chose, mais l’explication du demandeur a été donnée sous serment et ne peut être facilement rejetée.

 

[7]               En février 2000, le demandeur a reçu l’ordre d’assassiner un activiste anti-gouvernement, membre chevronné du parti démocratique. C’est à ce moment-là qu’il a décidé de s’enfuir. Il a menti à son officier supérieur et est parvenu à la frontière turque.

 

[8]               Il s’est rendu au Royaume‑Uni, où il a obtenu le statut de personne protégée. Il a par la suite appris que l’assassinat avait été commis, qu’il était soupçonné d’avoir divulgué de l’information et que les autorités le cherchaient. Son frère a été arrêté et sa mère, battue.

 

[9]               En mars 2010, l’épouse du demandeur a déposé une demande en vue de parrainer le demandeur à titre de résident permanent dans la catégorie du regroupement familial.

 

[10]           Le dossier du processus décisionnel est alambiqué et loin d’être clair. Toutefois, il ressort nettement que le demandeur a opposé la défense de contrainte à l’allégation selon laquelle son comportement passé était visé par le paragraphe 34(1).

 

[11]           L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas subi de [traduction] « lavage de cerveau » ou qu’il avait eu un [traduction] « degré de mens rea inférieur ». En ce qui concerne la torture, l’agent a déterminé que le demandeur était heureux de ne pas avoir été appelé à torturer les hommes et avait par ailleurs l’intention de terminer son service. Les obligations et la durée du service militaire n’ont pas été divulguées.

 

[12]           L’agent a rejeté l’affirmation selon laquelle le demandeur ne s’était pas enrôlé volontairement et estimé que le demandeur n’avait pas été contraint de se joindre à la SPI, ni de faire de l’espionnage. L’agent a souligné que le demandeur ne s’était pas enfui quand il a été témoin d’actes de torture.

 

[13]           Deux questions sont soulevées dans le présent contrôle judiciaire :

-           le caractère raisonnable de la conclusion selon laquelle la SPI (une section du Corps des gardiens de la révolution islamique) est une organisation visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR;

-           le caractère raisonnable de la conclusion selon laquelle le demandeur n’a pas agi sous la contrainte.

 

III.       ANALYSE

A.        Norme de contrôle

[14]           Conformément aux décisions faisant autorité comme Miguel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 802, 414 FTR 260, et Thiyagarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 339, 199 ACWS (3d) 1254, les deux questions sont susceptibles de révision selon la norme de la raisonnabilité.

 

B.        Organisation

[15]           Le demandeur reste sur sa position, à savoir que la SPI n’est pas une organisation visée par l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Toutefois, le demandeur n’a pas insisté sur ce point dans sa plaidoirie.

 

[16]           Étant donné que le demandeur a lui‑même admis que son unité visait les dissidents, pratiquait la torture et assassinait de telles personnes, il est difficile de voir comment l’unité pourrait ne pas être visée par l’alinéa 34(1)f).

 

[17]           Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de savoir si la Cour serait parvenue à la même conclusion, mais plutôt de savoir si cette conclusion était raisonnable, compte tenu du dossier. Elle était raisonnable. En outre, il était raisonnable de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre de cette organisation.

 

C.        Contrainte

[18]           Bon nombre d’aspects troublants se dégagent de l’analyse et du rejet de la défense de contrainte. Malgré la forte preuve établissant que le demandeur avait été appelé et affecté à l’unité de la SPI, le caractère volontaire de toutes les actions du demandeur est souligné avec insistance.

De plus, les vraies raisons pour lesquelles le demandeur ne s’était pas enfui après avoir été témoin des premiers actes de torture n’ont pas été saisies.

 

[19]           Les deux parties se fondent sur R c Ryan, 2013 CSC 3, 353 DLR (4th) 387 [Ryan], car il s’agit du plus récent prononcé faisant autorité sur la défense de contrainte. Pour être juste envers l’agent, soulignons que la décision rendue à l’égard du demandeur est antérieure à l’arrêt Ryan, dont les principes auraient pu influer sur l’examen de l’agent.

 

[20]           Bien que l’arrêt Ryan ait été rendu dans le contexte du droit pénal et qu’il s’agissait d’un moyen de défense invoqué par une personne accusée d’avoir commis un acte criminel, les principes, adaptés aux circonstances, sont pertinents dans le contexte du paragraphe 34(1). Dans l’arrêt Ryan, la Cour suprême du Canada établit les éléments de la common law en matière de contrainte, au paragraphe 55 :

               des menaces explicites ou implicites de mort ou de lésions corporelles proférées contre l’accusé ou un tiers. Les menaces peuvent porter sur un préjudice futur. Bien que, traditionnellement, le degré de préjudice corporel ait été décrit comme devant être « grave », il vaut mieux examiner cette question de la gravité à l’étape de la proportionnalité, qui représente un critère capable d’établir le degré approprié de préjudice corporel;

 

               l’accusé croyait, pour des motifs raisonnables, que les menaces seraient mises à exécution;

 

               il n’existe aucun moyen de se soustraire sans danger à la menace; cet élément est évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

 

               il doit exister un lien temporel étroit entre les menaces proférées et le préjudice qu’on menace de causer;

 

               il doit exister un rapport de proportionnalité entre le préjudice dont l’accusé est menacé et celui qu’il inflige. Cet élément doit également être évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

 

               l’accusé n’a participé à aucun complot ni à aucune association le soumettant à la contrainte, et savait vraiment que les menaces et la contrainte l’incitant à commettre une infraction criminelle constituaient une conséquence possible de cette activité, de ce complot ou de cette association criminels.

 

[21]           Dans son analyse, l’agent n’a à peu près pas examiné réellement les choix qui s’offraient au demandeur, le moment où il aurait dû se rendre compte qu’il devait faire quelque chose et ce qu’il pouvait réalistement faire. Dans le contexte de l’arrêt Ryan, cette notion de choix viable est décrite comme un « moyen de s’en sortir sans danger ».

 

[22]           Dans l’arrêt Ryan, le principe de l’absence de « moyen de s’en sortir sans danger » est évalué en fonction d’une « norme objective modifiée », exposée au paragraphe 65 :

65     Cet élément du moyen de défense de common law a été expressément examiné dans l’affaire Ruzic [R c Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 RCS 687] au par. 61. Une fois encore, le critère, évalué en fonction d’une norme objective modifiée, est celui de la personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire :

 

Les tribunaux prendront en considération la situation particulière dans laquelle se trouvait le prévenu et la capacité de celuici de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles. Le processus comporte une appréciation pragmatique de la situation de l’accusé, tempérée par la nécessité d’éviter d’écarter la responsabilité criminelle sur la foi d’une excuse purement subjective et invérifiable.

 

En d’autres mots, une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire à celle de l’accusé et possédant les mêmes caractéristiques personnelles et la même expérience conclurait qu’il n’y avait aucun moyen de s’en sortir sans danger ni aucun autre choix légal que de commettre l’infraction. Si une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire aurait estimé qu’il existait un moyen de s’en sortir sans danger, l’exigence n’est pas satisfaite. Les actes de l’accusé ne peuvent alors être excusés sur la base de moyen de défense fondé sur la contrainte parce qu’ils ne peuvent être considérés comme involontaires au sens moral.

 

[23]           De tous les choix qui s’offraient au demandeur, même ceux autres que déserter, désobéir ou fuir (des gestes peut-être illégaux en soi) comme l’a fait le demandeur, aucun n’a été examiné. Le demandeur a droit au plein examen de sa défense de contrainte.

 

IV.       CONCLUSION

[24]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[25]           Aucune question n’est certifiée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7323-12

 

INTITULÉ :                                      ALEX GHAFFARI

                                                            ALIAS AKBAR GHAFFARI

 

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 4 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 18 juin 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ram Sankaran

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Rick Garvin

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

M. William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.