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Date : 20130531

Dossier : T‑1761‑12

Référence : 2013 CF 584

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2013

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

 

LA BANQUE DE MONTRÉAL

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

GIANNI SASSO

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant à faire annuler une ordonnance prononcée le 18 septembre 2012 par une arbitre, agissant sous le régime des dispositions de la section XIV de la partie III du Code canadien du travail. L’ordonnance portait sur la production par la demanderesse de certains documents à propos desquels un privilège était revendiqué.

 

[2]               L’audience elle‑même concernait une plainte du défendeur Sasso qui affirmait avoir été injustement congédié par la demanderesse, la Banque de Montréal (BMO). Un bref historique de l’affaire s’impose. Santini, un client de BMO ou d’une société affiliée, Nesbitt Burns, affirmait que son compte avait été consulté par un employé de BMO, du nom de Rao, et que Rao avait détourné des fonds de ce compte. Rao était le beau‑frère de Santini. On a plus tard prétendu que Rao avait escroqué d’autres clients de BMO de plusieurs millions de dollars, à la suite de quoi BMO et Nesbitt Burns avaient engagé des procédures contre Rao.

 

[3]               Santini a déposé contre BMO un recours dans lequel il affirmait avoir fait part au défendeur Sasso de ses soupçons concernant les agissements de Rao. BMO s’est adressée au cabinet d’avocats Norton Rose, plus exactement à un avocat de ce cabinet, Me Devereux, pour qu’il mène des entrevues, notamment une entrevue avec Sasso, et qu’il donne des conseils juridiques. Des notes ont été prises au cours de cette entrevue par un préposé à la sécurité de BMO. On a allégué que, au cours de cette entrevue, Sasso avait admis que Santini lui avait fait part de ses inquiétudes à propos de la conduite de Rao. Un représentant de BMO a témoigné devant l’arbitre que Santini avait fait cette révélation à Sasso et que Sasso n’en avait rien dit à ses supérieurs. C’est la raison pour laquelle Sasso avait été licencié.

 

[4]               L’arbitre a ouvert l’audience relative à la plainte de Sasso. Après l’audition de certains témoignages, l’avocat de Sasso a présenté une demande visant la production par BMO de certains documents, en particulier :

 

1)                  affidavits, transcriptions de communications ou déclarations issues de la procédure (Santini);

 

2)                  les dossiers de l’enquête de BMO sur la prétendue inconduite de Sasso;

 

 

         plus précisément, notes et sommaires (rapports) des entrevues d’enquête qui avaient eu lieu, et

 

         correspondance interne de BMO intéressant directement la décision de licencier Sasso pour sa prétendue inconduite.

 

[5]               L’arbitre a rendu une décision orale sur la demande de production de documents. Elle a plus tard communiqué les motifs écrits de cette décision. C’est cette décision qui est l’objet du présent contrôle judiciaire. L’ordonnance de production de documents, énoncée à la fin des motifs de l’arbitre, est la suivante :

 

[TRADUCTION]

32.       Pour ces motifs, j’ai ordonné à BMO de remettre à M. Sasso les documents suivants à la reprise de l’audience le 12 septembre 2012 :

 

a.                  Affidavits non expurgés, transcriptions de communications ou déclarations issues des deux recours civils. Plus exactement, il est ordonné que soient produits uniquement les affidavits, les transcriptions de communications ou les déclarations se rapportant aux allégations suivantes de BMO : M. Santini avait informé M. Sasso qu’il soupçonnait M. Rao d’avoir détourné des fonds et d’avoir sans droit consulté ses comptes bancaires, et M. Sasso n’en avait pas référé à ses supérieurs.

 

b.                  Les notes d’enquête et les sommaires (rapports) des entrevues d’enquête tenues au cours de l’enquête de BMO sur la prétendue inconduite de M. Sasso, et notamment les notes d’enquête ou les sommaires (rapports) des entrevues organisées avec M. Sasso et Mme Fortino.

 

Toute correspondance interne additionnelle de BMO intéressant directement la décision de licencier M. Sasso pour sa prétendue inconduite, sous réserve des retranchements requis pour cause de privilège du secret professionnel de l’avocat ou du privilège de la consultation juridique. Il est ordonné à BMO de présenter telles communications internes, sans retranchements, à la reprise de l’audience.

 

[6]               Peu après la communication de la décision, l’avocat de BMO a demandé des précisions sur certaines parties de l’ordonnance de l’arbitre, cherchant à savoir notamment quels étaient les documents précis dont la production était ordonnée. L’arbitre a répondu que l’ordonnance était parfaitement claire et qu’elle n’avait pas l’intention d’y ajouter quoi que ce soit.

 

[7]               BMO voudrait maintenant que la Cour annule cette ordonnance. Elle voudrait aussi que j’examine moi‑même les documents et que je rende une ordonnance portant sur la production des documents et sur les privilèges s’y rattachant, et aussi que je rende une ordonnance portant sur la renonciation au privilège, un point que l’arbitre, au paragraphe 31 de sa décision, a expressément refusé d’examiner. Pour les deux derniers points, je ne rendrai pas d’ordonnance portant sur la production des documents; je considère que cela relève de l’arbitre, et, pour la même raison, je ne statuerai pas sur la question de la renonciation.

 

[8]               S’agissant de l’ordonnance elle‑même, BMO ne formule pas d’objection sur ce qu’il lui est ordonné de produire au paragraphe numéro 1 (documents du litige Santini); son objection porte sur ce qu’il lui est ordonné au paragraphe numéro 2.

 

[9]               Les points à décider sont les suivants :

 

1.                  La Cour devrait‑elle intervenir dans cette ordonnance, qui est une ordonnance interlocutoire, rendue au cours d’une audience qui n’avait pas encore pris fin?

 

2.                  Si la Cour doit intervenir, quelle norme de contrôle faut‑il appliquer?

 

3.                  D’après la norme de contrôle à appliquer, la décision devrait‑elle être annulée et renvoyée pour nouvelle décision?

 

POINT NO 1 :      La Cour devrait‑elle intervenir dans cette ordonnance, qui est une ordonnance interlocutoire, rendue au cours d’une audience qui n’avait pas encore pris fin?

 

[10]           L’avocat de BMO a admis que, selon la jurisprudence, et sauf cas exceptionnels, une cour de justice ne devrait pas intervenir par voie de contrôle judiciaire dans les décisions interlocutoires rendues par un tribunal administratif durant sa procédure, et cela tant que le tribunal n’a pas rendu une décision définitive. Le juge de Montigny, de la Cour fédérale, a fait récemment une bonne recension du droit sur ce point dans la décision Garrick c Amnesty International Canada, 2011 CF 1099. Je reproduis ici ce qu’il écrivait aux paragraphes 46, 51 et 54 :

 

46     Il est bien établi en droit que les décisions interlocutoires des organismes administratifs ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue. Pour diverses raisons, cette règle a été confirmée à maintes reprises par notre Cour ainsi que par la Cour d’appel fédérale. Tout d’abord, la demande peut bien devenir théorique et inutile par suite de la décision définitive et le tribunal peut changer d’idée lorsqu’il rend sa décision définitive. De même, une demande peut ne plus être valable à la suite de certains événements. C’est le cas de la deuxième demande de contrôle judiciaire.

 

. . .

 

51     Ce raisonnement ne m’a pas convaincu, et ce, pour diverses raisons. Un examen de la jurisprudence montre que les « circonstances exceptionnelles » permettant aux cours d’intervenir et de contrôler les décisions interlocutoires ont été étroitement définies. Bien que ces circonstances ne soient pas définies de façon exhaustive, les cours de justice ont conclu qu’il existe une telle circonstance lorsque la décision contestée règle définitivement un droit substantiel d’une partie (Canada c Succession Schnurer, [1997] 2 CF 545 (CAF), 208 NR 339 (CAF)), soulève une question constitutionnelle (PG du Québec et Keable c PG du Canada et al, [1979] 1 RCS 218 [Keable]), ou implique la légalité du tribunal (Cannon c Canada, [1998] 2 CF 104 (CF 1re inst), [1997] ACF no 1552 (CF)(QL)). Plus récemment, la Cour d’appel fédérale est allée jusqu’à dire que même ces circonstances peuvent ne pas être qualifiées d’« exceptionnelles », s’il existe un recours administratif interne :

 

. . .

 

54     La Cour d’appel a également conclu que les décisions interlocutoires rendues par un tribunal sur une question de droit relative à l’admissibilité ou à la contraignabilité de la preuve ne constituent pas une question de compétence justifiant la tenue immédiate d’un contrôle judiciaire lorsque le tribunal a compétence pour connaître et décider des questions de droit et de fait, y compris les questions de compétence, dans le cadre des procédures instruites devant lui (Bell Canada c Assoc. canadienne des employés de téléphone, 2001 CAF 139, par 5, 105 ACWS (3d) 483 (CAF); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Varela, 2003 CAF 42, par 3, 238 FTR 200 (CAF)).

 

[11]           Dans l’arrêt Zundel c Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 CF 255, la Cour d’appel fédérale s’est intéressée à la question. Le juge Sexton y tenait les propos suivants, au paragraphe 10 :

 

10     Les demandes de contrôle judiciaire sont‑elles prématurées? En règle générale, si aucune question de compétence ne se pose, les décisions qui sont rendues dans le cours d’une instance devant un tribunal ne devraient pas être contestées tant que l’instance engagée devant le tribunal n’a pas été menée à terme. Cette règle est fondée sur le fait que pareilles demandes de contrôle judiciaire peuvent en fin de compte être tout à fait inutiles : un plaignant peut en fin de compte avoir gain de cause, de sorte que la demande de contrôle judiciaire n’a plus aucune valeur. De plus, les retards et frais inutiles associés à pareils appels peuvent avoir pour effet de jeter le discrédit sur l’administration de la justice. Ainsi, dans l’instance en cause, le Tribunal a rendu environ 53 décisions. Si chacune des décisions était contestée au moyen d’un contrôle judiciaire, l’audience serait retardée pour une période déraisonnablement longue. Comme notre Cour l’a affirmé dans la Loi antidumping (In re) et in re Danmor Shoe Co. Ltd.7, « si une des parties, peu désireuse de voir le tribunal s’acquitter de sa tâche, avait le droit de demander à la Cour d’examiner séparément chaque position prise ou chaque décision rendue par un tribunal, lors de la conduite d’une longue audience, elle aurait en fait le droit de faire obstacle au tribunal ».

 

 

[12]           L’avocat de BMO fait valoir que les circonstances dont il s’agit ici sont « exceptionnelles » et qu’elles devraient donc être examinées par la Cour. La nature « exceptionnelle » des circonstances, fait‑on valoir, tient au fait que l’ordonnance obligerait BMO à communiquer des documents dont elle est convaincue qu’ils bénéficient d’un privilège.

 

[13]           La nature quasi absolue du privilège du secret professionnel de l’avocat a été maintes fois affirmée par la Cour. Le juge Rothstein, de la Cour suprême du Canada, écrivait au paragraphe 20 de l’arrêt Goodis c Ontario (Ministre des Services correctionnels), [2006] 2 RCS 32, que la communication de documents soumis au privilège du secret professionnel de l’avocat ne devrait être ordonnée que lorsque cela est absolument nécessaire, et que l’absolue nécessité est le critère le plus restrictif qui puisse être formulé en deçà d’une interdiction absolue dans tous les cas.

 

[14]           Le juge Major, s’exprimant pour la Cour suprême dans l’arrêt R c McClure, [2001] 1 RCS 455, écrivait au paragraphe 61 que ce n’est que rarement et à contrecœur que l’on fera obstacle à la discussion ouverte, franche et confidentielle entre des avocats et leurs clients.

 

[15]           Dans l’arrêt R c Gruenke, [1991] 3 RCS 263, le juge en chef Lamer, s’exprimant pour les juges majoritaires, écrivait au paragraphe 52 que, bien que la Cour doive rechercher la vérité au moyen d’éléments probants, fiables et pertinents, telle quête pourrait devoir être limitée s’il faut prendre en compte des préoccupations sociales prépondérantes ou les impératifs d’une politique judiciaire, par exemple l’existence d’un privilège.

 

[16]           Je suis donc d’avis que, dans des circonstances exceptionnelles, par exemple celles où il y a véritablement lieu de croire que l’ordonnance interlocutoire d’un tribunal administratif aura pour effet d’entraîner la communication de documents confidentiels, la Cour pourra intervenir et dire si une telle ordonnance s’imposait. Le risque que soit ordonnée la communication d’un document manifestement soumis à un privilège, contrariant ainsi l’objet du privilège, habilite à mon avis la Cour à entendre l’affaire dans les présentes circonstances.

 

POINT N° 2 :       Si la Cour doit intervenir, quelle norme de contrôle faut‑il appliquer?

[17]           Les parties s’accordent essentiellement pour dire que je devrais examiner la décision selon la norme de la décision correcte en ce qui concerne les principes juridiques appliqués, et selon la norme de la décision raisonnable en ce qui concerne les conclusions de fait.

 

POINT N° 3 :       D’après la norme de contrôle à appliquer, la décision devrait‑elle être annulée et renvoyée pour nouvelle décision?

 

[18]           Une trentaine de documents sont en cause ici. Ils ont été identifiés par l’avocat de BMO dans son exposé d’arguments déposé auprès de l’arbitre. Il est établi que l’arbitre n’a parcouru aucun de ces documents avant de rendre sa décision.

 

[19]           Selon la Cour suprême, lorsqu’un privilège est revendiqué, les documents devraient être examinés par le décideur, ou le décideur devrait, se fondant sur des motifs raisonnables, se persuader des intérêts qui sont en jeu. La juge McLachlin (maintenant juge en chef de la Cour suprême) s’exprimait ainsi, au nom des juges majoritaires, dans l’arrêt A.M. c Ryan, [1997] 1 RCS 157, au paragraphe 39 :

 

39     Pour déterminer si un privilège devrait être accordé relativement à un document ou à une catégorie de documents et, le cas échéant, à quelles conditions, le juge doit examiner les circonstances dans lesquelles le privilège est invoqué, les documents en cause et l’ensemble de l’affaire. Bien que, dans une affaire civile comme celle dont nous sommes saisis en l’espèce, il ne soit pas essentiel que le juge examine chaque document, il peut le faire si cela est nécessaire à la recherche de renseignements. Par ailleurs, un juge ne commet pas nécessairement une erreur en procédant au moyen d’affidavits indiquant la nature de l’information et sa pertinence escomptée, sans examiner chaque document individuellement. L’exigence que la cour examine minutieusement des documents longs ou nombreux peut s’avérer coûteuse en temps et en argent et retarder le règlement du litige. Il faut y satisfaire si cela est nécessaire pour bien trancher la revendication de privilège. Cependant, je ne poserais pas comme règle absolue que, sur le plan du droit, le juge doit examiner personnellement tous les documents en cause dans chaque affaire. Lorsque le juge est convaincu, pour des motifs raisonnables, qu’il est possible de bien soupeser les droits en jeu sans examiner chaque document en cause, l’omission de le faire ne constitue pas une erreur de droit.

 

[20]           Les documents en cause ici étant relativement peu nombreux, l’arbitre a commis une erreur fondamentale de procédure en s’abstenant de les examiner avant de rendre sa décision. L’avocat de BMO m’informe qu’un recueil contenant les copies de ces documents avait été à cette fin proposé à l’arbitre.

 

[21]           L’exposé des arguments déposé par BMO auprès de l’arbitre invoque un double privilège, le privilège du secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige. La décision de l’arbitre ne traite que du privilège relatif au litige. Elle n’aborde pas le privilège du secret professionnel de l’avocat, si ce n’est pour dire, au paragraphe 2 de l’ordonnance, que BMO pourra retrancher, mais semble‑t‑il uniquement de sa correspondance interne, les passages de ces documents qui intéressent le privilège du secret professionnel de l’avocat ou le privilège de la consultation juridique. Les motifs de l’arbitre ne précisent pas ce que l’arbitre entend par « privilège de la consultation juridique ».

 

[22]           Il est clair, à la lecture de l’exposé des arguments de BMO remis à l’arbitre, que le privilège du secret professionnel de l’avocat, tout comme le privilège relatif au litige, avait été invoqué pour la correspondance interne ainsi que pour les notes d’enquête et les sommaires (rapports) des entrevues d’enquête. En faisant l’impasse sur le privilège du secret professionnel de l’avocat, l’arbitre a commis une erreur qui appelle une nouvelle décision.

 

[23]           Quant au privilège relatif au litige, l’avocat de BMO soulève deux points. Le premier est que l’arbitre a rendu sa décision avant d’entendre le témoignage de Me Devereux, l’avocat qui avait mené les entrevues, et que ce témoignage aurait informé l’arbitre de la nature et des objets des entrevues en question. L’exposé remis par BMO à l’arbitre n’évoque pas ce fait en tant que point litigieux. L’avocat de BMO m’informe qu’aucune objection à cet égard, à savoir la nécessité d’entendre le témoignage de MDevereux, n’a été formulée oralement. Je rejette sur ce point l’argument de BMO.

 

[24]           Le deuxième point soulevé par BMO est le fait que l’arbitre a appliqué le mauvais critère juridique pour se prononcer sur le privilège relatif au litige. L’avocat de BMO soutient que l’arbitre, au paragraphe 27 de ses motifs, écrivait que le critère permettant de dire s’il existait ou non un privilège relatif au litige requérait de se demander s’il existait une « expectative raisonnable d’un litige éventuel », alors que le critère applicable consistait à se demander s’il y avait une « perspective raisonnable de litige ». Il s’est référé à un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, Hamalainen (Committee of) c Sippola, [1991], 2 WWR 132, 62 BCLR (2d) 254. Le juge Wood, de la Cour d’appel de cette province, s’exprimait ainsi, au paragraphe 22 :

 

[TRADUCTION]

Même dans les cas où il est raisonnable d’anticiper un litige dès le moment où une réclamation est déposée, il y aura toujours une période préliminaire durant laquelle les parties s’efforceront de découvrir la cause de l’accident à l’origine de la réclamation. À un certain moment durant le processus de collecte de l’information, la cible d’une telle enquête se déplacera de sorte que son objet dominant consistera à préparer en vue du litige anticipé la partie pour laquelle l’enquête a été menée. Autrement dit, on est en présence d’un continuum qui commence par l’événement à l’origine de la réclamation et au cours duquel se transforme la cible de l’enquête. Ce sera nécessairement en fonction des faits propres à chaque cas que l’on pourra déterminer le stade auquel l’objet dominant de l’enquête devient celui de la préparation à un litige.

 

 

[25]           La différence entre « expectative raisonnable » et « perspective raisonnable » est sans doute légère et subtile. Néanmoins, puisque je me propose de renvoyer l’affaire pour nouvelle décision, je voudrais que l’arbitre tienne compte du critère de la perspective raisonnable de litige.

 

[26]           L’avocat de BMO a aussi désapprouvé l’ordonnance de l’arbitre qui exige que les documents soient expurgés. Il s’est fondé sur un jugement du juge de Montigny, de la Cour fédérale, Slansky c Canada (Procureur général), 2011 CF 1467, au paragraphe 60 :

 

60     La protonotaire conclut, au paragraphe 30 de sa décision, qu’il est « possible de [dissocier] les faits recueillis par “l’avocat” dans le cadre de son travail d’enquête » des avis sur des questions juridiques protégées par le privilège qui étaient donnés dans le rapport (Slansky, précité). Elle a fondé sa conclusion sur son hypothèse que les « faits sont distincts des avis donnés sur des questions juridiques protégées par un privilège » (Slansky, précité, au paragraphe 30). Cette hypothèse est non seulement injustifiée et sans aucun fondement dans la jurisprudence, mais elle contredit complètement la protection « quasi absolue » dont bénéficie le secret professionnel de l’avocat. Et nous ne parlons pas ici des difficultés pratiques qu’on rencontrerait, dans de nombreux cas, s’il fallait décortiquer un avis juridique pour en séparer les éléments factuels des éléments juridiques.

 

[27]           Dans certains cas il peut être difficile d’expurger un document, mais c’est une pratique courante dans maintes affaires soumises à la Cour. Je ne trouve pas judicieuse l’idée de formuler une objection à l’ordonnance du seul fait qu’elle donne à BMO la possibilité de retrancher, pour cause de privilège, tel ou tel passage de certains documents qu’elle pourrait devoir produire.

 

LA PREUVE

[28]           Quelques mots sur la preuve produite par BMO au soutien de cette demande. Il y avait deux affidavits, dont l’un avait été rédigé par un avocat du cabinet représentant BMO. Cet avocat a comparu devant moi. Il s’est présenté à l’audience et a souhaité être enregistré comme avocat en second représentant BMO. Je n’autoriserai pas cet avocat à comparaître en cette qualité. Selon l’article 82 des Règles des cours fédérales, un avocat ne peut, sauf avec l’autorisation de la Cour, à la fois être l’auteur d’un affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit. J’ai permis que l’affidavit reste dans le dossier, mais j’ai refusé d’inscrire le nom de l’avocat en tant que l’un des avocats de BMO.

 

[29]           Le deuxième affidavit produit par BMO est celui de Me Devereux, dont le nom apparaît plus haut dans les présents motifs. Aux paragraphes 3 et 6 dudit affidavit, Me Devereux s’exprime sur l’objet « dominant » et l’objet « secondaire » de certaines entrevues et communications. Cette distinction n’a pas été soumise à l’arbitre, et je n’en ai pas tenu compte dans ma décision relative à cette procédure de contrôle judiciaire.

 

CONCLUSION ET DÉPENS

[30]           En conclusion, j’ai statué sur cette procédure de contrôle judiciaire bien qu’elle se rapporte à une décision interlocutoire de l’arbitre. Elle soulève des questions fondamentales de privilège.

 

[31]           J’annulerai l’ordonnance de l’arbitre du 18 septembre 2012 et prierai l’arbitre de rendre une nouvelle décision, et en particulier :

 

                                                              i.      d’examiner les documents eux‑mêmes;

 

                                                            ii.      de considérer la question du privilège du secret professionnel de l’avocat applicable aux documents;

 

                                                          iii.      de considérer la question du privilège relatif au litige en se fondant sur le critère de la « perspective raisonnable » de litige.

 

[32]           L’avocat de chacune des parties a présenté une demande d’adjudication de dépens d’après l’usage suivi dans la pratique des tribunaux de l’Ontario, réclamant une somme forfaitaire à un niveau plutôt élevé eu égard aux sommes habituellement accordées par la Cour fédérale. Chacun d’eux demandait la somme de 10 000 $. Je considère cette somme trop élevée, eu égard aux dépens habituellement adjugés par la Cour fédérale dans les affaires de ce genre. Je fixe les dépens à la somme de 5 000 $.

 

 


JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT :

LA COUR REND le jugement suivant :

 

1.                  la demande est accueillie;

 

2.                  l’ordonnance de l’arbitre en date du 18 septembre 2012 est annulée;

 

3.                  l’arbitre devra trancher à nouveau la question du privilège se rapportant aux documents en cause, compte tenu des motifs ci‑haut exposés;

 

4.                  la demanderesse a droit à des dépens fixés à la somme de 5 000 $.

 

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1761‑12

 

 

INTITULÉ :                                                  BANQUE DE MONTRÉAL c
GIANNI SASSO

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 29 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 31 mai 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Malcolm MacKillop

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Danny Kastner

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Shields O’Donnell MacKillop LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Paliare Roland

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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