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Date : 20130402

Dossier : T‑795‑12

Référence : 2013 CF 326

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 avril 2013

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

 

ENTRE :

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

PAUL THOM

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie sous le régime de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 19 mars 2012 (la décision contrôlée) par l’arbitre de grief George Filliter (l’arbitre), désigné en vertu de l’article 2 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22 (la LRTFP). L’arbitre a annulé dans cette décision le protocole de règlement amiable (le protocole de règlement) signé par Paul Thom et son employeur, le ministère des Pêches et des Océans (le MPO), au motif que les conditions n’en avaient pas été remplies.

RÉCAPITULATION DES FAITS

[2]               Le défendeur est un fonctionnaire du MPO. Par suite de l’Initiative de renouvellement des classifications mise en œuvre dans l’ensemble de ce ministère, il a reçu le ou vers le 24 juillet 2006 un avis de classification accompagné d’une nouvelle description de son poste, soit la décision du modèle national no 24186D (dossier du demandeur, page 158). Le 10 août 2006, il a déposé un grief selon lequel sa nouvelle description de travail ne constituait pas l’exposé complet et actuel des fonctions et responsabilités de son poste qu’exige la clause 20.02 de la Convention entre le Conseil du Trésor et l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (Groupe : Systèmes d’ordinateurs, Code : 303) (la convention collective); (dossier du demandeur, page 58). Cette clause de la convention collective est ainsi libellée :

Sur demande écrite, tout employé a droit à un exposé complet et courant des fonctions et des responsabilités de son poste, y compris le niveau de classification du poste et la cote numérique de chaque facteur, et à un organigramme montrant la situation du poste dans l’organisation (dossier du demandeur, page 202).

 

 

[3]               Gary Somerton, chef des Services de technologie au MPO, a répondu au grief du défendeur par lettre en date du 19 octobre 2006. Après avoir rappelé que le MPO avait mis en œuvre les modèles nationaux de description de travail, il expliquait que, aux fins d’associer la description adéquate au poste du défendeur, on avait pris en considération la place de ce poste par rapport aux autres de l’organisation et le travail normalement attendu de son titulaire. En conclusion, M. Somerton se déclarait convaincu que la décision du modèle national no 24186 constituait une description de travail complète et actuelle, conforme aux exigences de la convention collective (dossier du demandeur, page 60).

[4]               Le défendeur a déposé un deuxième grief le 1er novembre 2006. Le 23 du même mois, accompagné de son représentant, il a eu un entretien avec Serge Theriault, directeur régional des Services intégrés au MPO. Par lettre en date du 1er décembre 2006, M. Theriault a rejeté le grief au motif que la description de poste en question lui paraissait donner un exposé actuel et exact des fonctions du défendeur (dossier du demandeur, page 62).

[5]               Le sous‑ministre adjoint, Cal Hegge, a écrit au défendeur une lettre datée du 4 juillet 2008 où il se déclarait lui aussi convaincu que le modèle national de description de travail associé à son poste rendait un compte exact et complet de ses fonctions. Il ajoutait cependant que le grief avait été porté à un palier supérieur (dossier du demandeur, page 64).

[6]               Le 5 août 2008, le grief a été renvoyé à l’arbitrage. Les parties ont accepté de se soumettre à une médiation, assurée par les Services de règlement des différends de la Commission. Le défendeur et le MPO ont signé le protocole de règlement le 26 mai 2009. Le MPO s’y engageait à effectuer une vérification interne d’une description de travail modifiée (variante de la décision no 24186), établie d’un commun accord par les parties. Il s’engageait en outre, aux alinéas 9c) et 9d) du protocole de règlement,

[traduction]

c) à communiquer au [défendeur] et à son représentant syndical les dates de début et de fin de la vérification interne, ainsi qu’un exemplaire de l’exposé des résultats de celle‑ci;

 

d) à examiner les conclusions et observations issues de la vérification interne en vue de leur mise en application, et, au besoin, à présenter un produit final à la classification (dossier du demandeur, page 67).

 

 

[7]               Le défendeur s’engageait pour sa part à retirer son grief une fois que seraient remplies les conditions du protocole de règlement (dossier du demandeur, page 67).

[8]               C’est une consultante, Dani Chambers, qui a effectué la vérification interne. Mme Chambers a établi une nouvelle description de travail, dont elle a rédigé une version abrégée.

[9]               Le 19 mars 2010, Graham Scott, directeur de la Planification et de l’Architecture d’entreprise à la Direction générale de la gestion de l’information et des services de technologie a envoyé à Mme Chambers un courriel où il s’informait des éléments de preuve que le défendeur lui avait communiqués pendant la vérification interne. Mme Chambers lui a répondu le même jour que ces éléments comprenaient un exposé circonstancié rédigé par le défendeur, ainsi que des copies d’ordres du jour, de listes de distribution et de listes de membres confirmant sa participation aux activités de comités nationaux. Elle expliquait que sa méthode avait consisté à demander des éléments de preuve lorsqu’elle avait des questions, mais que cela n’avait pas été le cas avec le défendeur (dossier du demandeur, page 306).

[10]           Filippo Gagliardi, dirigeant principal de l’information et directeur général de la Gestion de l’information et des Services de technologie au MPO a écrit au défendeur le 18 mai 2010 une lettre dont j’extrais le passage suivant :

[traduction]

La direction, après examen des conclusions et observations issues de la vérification interne, conclut que les modifications proposées sont comprises dans le document déjà existant intitulé « Variante du Modèle national de description de travail 1031 – Spécialiste du soutien technologique / gestionnaire du RL (Télécommunications), CS02, décision no 25740 ».

 

Par conséquent, votre poste d’attache antérieur (13655) sera associé à la VMNDT 1031 – Spécialiste du soutien technologique / gestionnaire du RL, décision no 24186, CS02, avec effet au 1er avril 2005.

 

Toutes les conditions du protocole d’entente se trouvant ainsi remplies, nous vous prions de retirer le grief que vous avez porté devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique [...] (dossier du demandeur, page 133).

 

 

[11]           L’employeur exprimait donc par cette lettre sa décision d’associer le poste d’attache antérieur du défendeur à la décision du modèle national no 24186 plutôt que de se fonder sur la description de travail établie par Mme Chambers.

[12]           Le défendeur a présenté le 7 juillet 2010 un grief contre la lettre précitée de M. Gagliardi en date du 18 mai 2010 (dossier du demandeur, page 304). Le 23 août de la même année, M. Scott a écrit au défendeur et à son représentant syndical, Allan Phillips, un courriel où il déclarait que la description de travail suscitait à son avis trois points de désaccord principaux, et où il demandait au défendeur de lui communiquer tous les documents justificatifs qu’il pourrait en supplément de son exposé circonstancié, ainsi que les éléments qu’il avait fournis à la consultante, Mme Chambers, touchant ces trois sujets de désaccord. Le 24 août 2010, le défendeur a envoyé à M. Phillips un courriel où il se plaignait du manque de sincérité de la communication de M. Scott, la direction n’ayant pas contesté auparavant les trois points en question du rapport, et lui‑même et son syndicat ayant fourni tout ce qu’on leur avait demandé pendant la vérification (dossier du demandeur, page 135).

[13]           M. Scott a communiqué un projet de description de travail à M. Phillips le 5 octobre 2010 (dossier du demandeur, page 138). M. Phillips lui a répondu le surlendemain 7 octobre, déclarant que la description de travail modifiée lui paraissait [traduction] « tout à fait inacceptable » (dossier du demandeur, page 156). M. Gagliardi a de son côté adressé au défendeur le 18 octobre 2010, en réponse à son grief en date du 7 juillet de la même année, une lettre ainsi rédigée :

[traduction]

Comme nous n’avons pu arriver à une entente sur tous les aspects de la vérification interne, le CEOC [Centre d’expertise en organisation et en classification] s’est trouvé dans l’impossibilité de mettre son processus en branle. Dans le but de régler ce problème, la direction vous a demandé de lui communiquer des documents au soutien de votre point de vue sur les fonctions de votre poste. Elle a ensuite proposé, sur la base des discussions tenues à l’audience du deuxième palier, une version modifiée de la description de travail que vous lui aviez fournie.

 

Comme nous n’avons pas reçu d’autres éléments d’information et que vous avez rejeté la version proposée, nous n’avons pu présenter de nouveau la description de travail au CEOC puisqu’il n’y a toujours pas d’entente complète sur les fonctions.

 

J’estime que la direction a rempli les conditions du protocole de règlement et je me vois par conséquent dans l’obligation de rejeter votre grief (dossier du demandeur, page 304).

 

 

[14]           Le défendeur a demandé à la Commission de convoquer une nouvelle audience sur son grief, laquelle elle a été tenue les 17 et 18 janvier 2012. À la suite de la décision de l’arbitre, le MPO a présenté une description de travail révisée à la classification. Le CEOC, après évaluation de cette description de travail, a achevé l’opération de classification le 19 avril 2012 (affidavit de Patrick Giroux, dossier du demandeur, page 325).

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

[15]           L’arbitre a commencé par récapituler les faits du différend et les thèses des parties. Il a pris acte que, selon la preuve dont il disposait, les parties avaient convenu d’engager Mme Chambers et d’établir une nouvelle description de travail. Il a rappelé ensuite que le grief du défendeur en date du 10 août 2006 était rédigé comme suit :

[traduction]

Je dépose un grief au motif que ma description de travail ne constitue pas l’exposé complet et actuel des fonctions et responsabilités de mon poste qu’exige la clause 20.02 de ma convention collective.

 

Je demande qu’on me fournisse un exposé complet et actuel de mes fonctions et responsabilités, conformément à cette même clause.

 

 

[16]           La première question à examiner par l’arbitre était celle de savoir si le grief était purement théorique. Il a conclu par la négative, au motif qu’il restait un différend concret et tangible entre les parties. En outre, ajoutait‑t‑il, le demandeur avait signé le protocole de règlement et n’était pas fondé à le contester maintenant en invoquant son absence de portée pratique.

[17]           Pour ce qui concerne le protocole de règlement, il fallait se rappeler selon l’arbitre qu’il avait été conclu afin de régler le grief : il devait donc être lu dans le contexte de celui‑ci, de la preuve et de la convention collective applicable. Du point de vue de l’arbitre, les parties avaient convenu que serait établie une nouvelle description du poste du défendeur et que Mme Chambers contribuerait à cette opération. L’arbitre s’est déclaré incapable de conclure que les parties avaient convenu d’adopter telle quelle la description que proposerait Mme Chambers; leur accord prévoyait plutôt un certain degré de « peaufinage ». La bonne foi des parties était à présumer.

[18]           Le demandeur, d’après l’arbitre, avait effectivement agi de bonne foi en engageant Mme Chambers et en examinant les conclusions de celle‑ci avec le défendeur. Le protocole portait que le demandeur s’engageait à examiner les résultats de la vérification interne [traduction] « en vue de leur mise en application », et il fallait attribuer une signification à cette clause. Les parties n’avaient pas convenu d’adopter la description de poste de Mme Chambers indépendamment du texte, a conclu l’arbitre. Elles avaient plutôt accepté la possibilité d’un certain va‑et‑vient de propositions entre elles, mais tout en restant persuadées de pouvoir arriver à établir une description de poste mutuellement satisfaisante. Cependant, pour une raison ou pour une autre, elles n’y étaient pas parvenues.

[19]           L’arbitre a en outre rejeté l’argument du MPO selon lequel il avait rempli l’obligation contractée à l’alinéa 9d) du protocole d’[traduction] « examiner » les résultats de la vérification interne [traduction] « en vue de leur mise en application » et, « au besoin, [de présenter un produit final] à la classification ». Il ne reprochait pas au MPO ses tentatives de reformulation, mais les actes de ce dernier lui paraissaient démentir son intention déclarée de s’entendre sur les termes de la description, qui devaient selon l’accord se fonder sur les résultats de la vérification interne.

[20]           L’arbitre n’a pas non plus admis la thèse du demandeur selon laquelle le libellé du protocole de règlement signifiait qu’il pourrait tout simplement adopter la description de travail qui lui paraîtrait adéquate, étant donné que l’admettre aurait eu pour effet d’inciter le défendeur à déposer un autre grief. L’arbitre a donc décidé d’écarter le protocole de règlement et de trancher le grief au fond. Il a fait observer que les parties étaient venues à l’audience avec des éléments de preuve à produire sur ce point.

[21]           L’arbitre a constaté que les parties s’étaient entendues sur l’incorporation des fonctions d’orientation et de direction techniques dans la description de travail. Elles s’étaient aussi entendues sur le sujet des responsabilités nationales et régionales. La seule question qui restait vraiment en litige était celle du [traduction] « niveau 3 » ou [traduction] « dernier niveau d’intervention interne », c’est‑à‑dire du niveau ultime de règlement des problèmes techniques à l’intérieur de l’organisation de l’employeur. Le défendeur affirmait remplir les fonctions afférentes à ce niveau. Le demandeur ne le niait pas, tout en ajoutant qu’il n’était pas le seul à le faire. L’arbitre a en conséquence conclu que la description de poste devait prendre en compte le fait que le défendeur remplissait ces fonctions.

[22]           L’arbitre a conclu qu’il convenait de modifier la description de travail établie par Mme Chambers de manière à y inclure les trois points examinés plus haut. Il a donc prononcé l’annulation du protocole de règlement et ordonné que le document rédigé par Mme Chambers serve de base à la description de travail.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[23]           Le demandeur soulève les questions suivantes dans la présente instance :

                     La présente demande de contrôle judiciaire n’a‑t‑elle qu’un caractère théorique et, dans l’affirmative, notre Cour doit‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire de l’instruire au fond?

                     La décision de l’arbitre d’annuler le protocole de règlement et d’instruire le grief de novo était‑elle « indiquée » et donc raisonnable?

LA NORME DE CONTRÔLE

[24]           La Cour suprême du Canada a posé en principe dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, qu’il n’est pas nécessaire d’effectuer dans chaque cas une analyse exhaustive pour déterminer la norme de contrôle qui convient. Lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie, la cour de révision peut l’adopter sans autre examen. C’est seulement lorsque sa recherche dans la jurisprudence se révèle infructueuse qu’elle doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui définissent la norme de contrôle appropriée.

[25]           Le demandeur soutient que la norme de contrôle dont relève la décision de l’arbitre est celle du caractère raisonnable, au motif qu’il était appelé à interpréter les dispositions de sa loi constitutive et à les appliquer à un ensemble de faits (Canada (Procureur général) c Amos, 2011 CAF 38 [Amos], paragraphes 27 à 33). Le défendeur pense aussi que la norme de contrôle applicable à la présente espèce est celle du caractère raisonnable.

[26]           La cour qui contrôle une décision suivant la norme du caractère raisonnable doit se rappeler dans son analyse que ce caractère « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, paragraphe 47; et Canada (Citoyenneté et Immigrationc Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision contrôlée se révèle déraisonnable au sens où elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[27]           Les dispositions suivantes de la LRTFP sont applicables à la présente instance :

Audition du grief

 

228. (1) L’arbitre de grief donne à chaque partie au grief l’occasion de se faire entendre.

 

 

 

Décision au sujet du grief

 

(2) Après étude du grief, il tranche celui‑ci par l’ordonnance qu’il juge indiquée. Il transmet copie de l’ordonnance et, le cas échéant, des motifs de sa décision :

 

a) à chaque partie et à son représentant ainsi que, s’il y a lieu, à l’agent négociateur de l’unité de négociation à laquelle appartient le fonctionnaire qui a présenté le grief;

 

 

 

 

b) au directeur général de la Commission.

 

 

 

 

[…]

Hearing of grievance

 

228. (1) If a grievance is referred to adjudication, the adjudicator must give both parties to the grievance an opportunity to be heard.

 

Decision on grievance

 

(2) After considering the grievance, the adjudicator must render a decision and make the order that he or she considers appropriate in the circumstances. The adjudicator must then

 

(a) send a copy of the order and, if there are written reasons for the decision, a copy of the reasons, to each party, to the representative of each party and to the bargaining agent, if any, for the bargaining unit to which the employee whose grievance it is belongs; and

 

(b) deposit a copy of the order and, if there are written reasons for the decision, a copy of the reasons, with the Executive Director of the Board.

[…]

 

 

LES THÈSES DES PARTIES

Le demandeur

            Le caractère théorique

[28]           Le demandeur soutient que le point de savoir si un arbitre de grief peut prononcer la résolution d’un accord valide et contraignant n’a pas encore été tranché. Le juge Sopinka a formulé au paragraphe 16 (page 353) de l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], la méthode suivante pour l’examen de la question du caractère théorique :

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre. Pour être précis, je considère qu’une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.

 

 

[29]           Pour ce qui concerne la première étape de l’analyse prescrite dans Borowski, le demandeur soutient que la question de la portée des pouvoirs réparateurs de l’arbitre de grief, alors qu’il est en présence d’un protocole de règlement valide, n’est pas purement théorique. Depuis l’arrêt Amos de la Cour d’appel fédérale, précité, la Commission des relations de travail dans la fonction publique n’a rendu aucune décision portant sur les possibilités de réparation dont dispose l’arbitre de grief qui doit se prononcer sur l’allégation que l’une des conditions d’un accord de règlement valide n’a pas été remplie. Dans Amos, la Cour d’appel a confirmé que les pouvoirs réparateurs conférés à l’arbitre de grief étaient « étendus » et illimités. En outre, le paragraphe 228(2) de la LRTFP autorise l’arbitre de grief à rendre l’ordonnance « qu’il juge indiquée ».

[30]           Bien que le différend entre le défendeur et le MPO paraisse réglé, fait valoir le demandeur, la question plus large de savoir ce que les arbitres de grief devraient faire dans ce contexte reste à trancher. Comme la décision contrôlée est la première de cette nature à être rendue après Amos, il faut compter avec le risque que la démarche adoptée par l’arbitre soit imitée dans des affaires ultérieures. S’il est vrai que la doctrine stare decisis ne s’applique pas aux tribunaux administratifs, fait observer la juge Mary Gleason au paragraphe 27 de Sloane c Canada (Procureur général), 2012 CF 567, « il est à la fois courant et fortement souhaitable que ces tribunaux suivent et appliquent de manière constante les décisions qu’ils ont rendues précédemment ». La jurisprudence de la Commission donne aussi à penser que les arbitres de grief « sont généralement peu disposés à faire fi de décisions antérieures, notamment celles qui concernent les mêmes parties ou la même convention collective, à moins d’avoir de très bons motifs pour le faire » (Stafford c Agence canadienne d’inspection des aliments, 2011 CRTFP 123, paragraphes 54 à 56). En l’absence d’autres directives, la démarche ici adoptée par l’arbitre risque de rendre les employés et les employeurs moins disposés à régler leurs différends à l’amiable.

[31]           En ce qui a trait à la deuxième étape de l’analyse que recommande Borowski, le demandeur rappelle que les tribunaux judiciaires ont le pouvoir discrétionnaire d’examiner une question théorique. Le tribunal saisi d’une telle question doit prendre en considération trois principes : la persistance d’un contexte contradictoire, le souci de l’économie des ressources judiciaires et la conscience du rôle qui revient à l’appareil judiciaire. Voir Borowski, pages 358 à 363.

[32]           Or, raisonne le demandeur, les trois conditions sont ici remplies. Premièrement, le contexte contradictoire subsiste. Deuxièmement, la nécessité d’affiner l’interprétation de l’arrêt Amos constitue une circonstance spéciale qui justifie la consommation de ressources judiciaires peu abondantes. Et troisièmement, une décision sur cette question n’empiéterait pas sur le rôle du législateur. De plus, notre Cour a déjà exercé sa compétence pour se prononcer sur des questions théoriques dans des cas où cela servait une « fin utile » (Wong c Canada (Sécurité publique et Protection civile, 2008 CF 783; Burley c Canada (Procureur général), 2008 CF 588, paragraphes 10 à 23; et Statham c Société Radio‑Canada [2010] 4 RCF 216, paragraphe 30).

Le caractère raisonnable de la décision de l’arbitre

[33]           Le demandeur soutient que la décision de l’arbitre est déraisonnable. Premièrement, la médiation est un aspect important de la LRTFP. Les arbitres de grief sont investis d’un pouvoir réparateur étendu (Lam c Canada (Procureur général), 2009 CF 931, paragraphe 3). Le paragraphe 228(2) de la LRTFP dispose que l’arbitre doit trancher le grief dont il est saisi « par l’ordonnance qu’il juge indiquée ». La Cour d’appel fédérale a conclu au paragraphe 65 de l’arrêt Amos, précité, que les arbitres de grief de la CRTFP sont investis du pouvoir de faire exécuter les accords de règlement valides et que l’objet de tels accords est la certitude dans les relations de travail. En outre, les arbitres de grief ont un large pouvoir réparateur en cas d’inexécution d’un accord de règlement (Amos, paragraphes 75 et 76).

[34]           Le demandeur rappelle qu’un accord de règlement est un contrat valide qui ne peut être résolu que pour un motif valable, tel que la fraude ou d’autres circonstances exceptionnelles; voir Mohammed c York Fire and Casualty Insurance Company (2006), 79 OR (3d) 354, paragraphe 34; Richmond c Matar, 2009 NSSC 113, paragraphes 14 et 15; et Federation of Newfoundland Indians c Canada (2011), 390 FTR 294.

[35]           Les accords de règlement relèvent du droit général des obligations contractuelles, sauf dispositions contraires expresses d’une loi ou d’une convention collective; voir P. Hogg, Liability of the Crown, 3e édition, pages 238 à 240. La résolution d’un contrat n’est normalement prononcée que sur constatation d’un vice : erreur, fausse déclaration, fraude, contrainte, répudiation ou violation fondamentale. Le tribunal n’accorde une telle mesure de réparation que si les parties peuvent être rétablies dans leurs situations antérieures respectives; la réparation intégrale doit également être possible (G.H.L Fridman, The Law of Contract, Carswell, 4e édition, pages 852 à 854; S.M. Waddams, The Law of Contracts, Canada Law Book Inc., 4e édition, paragraphes 630 à 633; J. Swan, Canadian Contract Law, LexisNexis, Buttersworths, 1re édition, pages 410 à 412; et Guarantee Co. of North America v Gordon Capital Corp., [1999] 3 RCS 423, paragraphe 39).

[36]           Les accords de règlement conclus sous le régime de la LRTFP relèvent des principes contractuels de common law. Dans la décision Castonguay c Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2005 CRTFP 73, paragraphes 17 à 23, l’arbitre a appliqué les principes fondamentaux du droit des obligations contractuelles et conclu que les parties avaient passé un accord valide et contraignant qui lui interdisait d’instruire le grief de novo. De plus, dans Van de Mosselaer c Conseil du Trésor (ministère des Transports), 2006 CRTFP 59, paragraphe 61, l’arbitre a rejeté un grief où la plaignante avait informé l’employeur qu’elle n’honorerait pas l’accord de règlement conclu entre eux, au motif que « c’est uniquement dans des circonstances extraordinaires, comme de la contrainte, entièrement absente ici, qu’une partie devrait être autorisée à se retirer d’un contrat conclu par voie de médiation ».

[37]           Les arbitres de grief de la CRTFP ont donc jusqu’à maintenant appliqué les principes fondamentaux du droit des obligations contractuelles à l’examen des questions mettant en jeu des accords de règlement, fait valoir le demandeur, et l’arbitre a commis dans la présente espèce l’erreur de mal appliquer ces principes. En écartant le protocole de règlement, il a en fait accordé au plaignant la résolution d’un contrat, alors qu’aucune des conditions justifiant cette mesure de réparation n’était en l’occurrence remplie. En effet, la réparation intégrale n’était pas possible en l’espèce, et l’employeur avait exécuté de bonne foi les clauses du protocole de règlement; la résolution de celui‑ci n’était donc pas une mesure de réparation adéquate.

[38]           Par conséquent, conclut le demandeur, l’arbitre a commis une erreur lorsque, sans avoir effectué aucune analyse, il a décidé qu’il convenait d’annuler le protocole de règlement et d’instruire le grief de novo. Le fait que l’arbitre ait adopté comme base de son ordonnance le résultat même de l’accord qu’il avait écarté, ajoute le demandeur, constitue une autre preuve du caractère déraisonnable de cette manière de procéder.

Le défendeur

            Le caractère théorique

 

[39]           Le défendeur convient avec le demandeur que les principes applicables aux questions à caractère théorique sont énoncés dans l’arrêt Borowski, précité. La Cour suprême du Canada, souligne le défendeur, fait observer aux paragraphes 15 et 16 de cet arrêt qu’un tribunal peut refuser d’instruire une affaire qui ne soulève qu’une « question hypothétique ou abstraite », c’est‑à‑dire quand sa décision « n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties ». Le tribunal refusera aussi de se prononcer si son jugement ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, ou si sont survenus après la décision attaquée des événements qui modifient les rapports des parties de telle sorte qu’il ne reste plus de litige actuel au moment de statuer (Borowski, paragraphes 31 et 34).

[40]           Dans la présente espèce, le défendeur cherchait à obtenir un exposé complet et actuel des fonctions et responsabilités de son poste. L’arbitre a ordonné à l’employeur d’apporter des modifications à la version révisée, établie par la consultante, de sa description de travail, afin qu’elle soit complète et actuelle. Le MPO a accepté ces modifications, et il n’y a plus de différend entre lui et le défendeur. Le demandeur a reconnu ce fait en déclarant que [traduction] « le différend entre M. Thom et son employeur paraît maintenant réglé » (mémoire du demandeur, paragraphe 31). Par conséquent, il ne reste plus de « litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties », et la décision au fond que rendrait notre Cour dans la présente espèce n’aurait « aucun effet pratique » (Borowski, paragraphe 15).

[41]           Le défendeur soutient qu’aucun des critères applicables ne justifierait que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’instruire la présente demande. Premièrement, il n’existe pas de contexte contradictoire. Le point de savoir si la décision contrôlée est raisonnable ou non n’est pertinent pour le règlement d’aucun différend concomitant entre les parties. Deuxièmement, la présente espèce ne comporte pas de circonstances spéciales, puisque rien n’empêche l’examen complet de la question dans un litige ultérieur. Les arbitres de grief ne sont pas liés par les décisions arbitrales antérieures, et le demandeur perçoit tout au plus [TRADUCTION] « un risque » que la décision contrôlée soit suivie par d’autres arbitres. Voir par exemple Wry et al c Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2006 CRTFP 127, paragraphes 38 à 40.

[42]           Le défendeur avance en outre que les faits particuliers de chaque espèce déterminent la nature de la réparation adéquate. La possibilité qu’une question de droit se pose de nouveau à l’avenir ne suffit pas à justifier l’instruction d’une affaire théorique (Borowski, paragraphe 36).

[43]           En outre, l’argument du demandeur selon lequel la confirmation de la décision contrôlée pourrait décourager la conclusion d’accords de règlement est sans fondement. Les parties à un différend concluent un tel accord en supposant de bonne foi qu’il sera honoré. Le fait qu’un arbitre de grief puisse être investi du pouvoir d’annuler un accord de règlement ne devrait pas empêcher la conclusion de tels accords. En effet, l’inexécution fondamentale a toujours été un motif justifiant l’annulation d’une entente amiable, et cela n’a pas dissuadé les parties à des différends d’essayer de régler ceux‑ci par cette voie.

[44]           L’importance de la question à l’examen n’est pas le critère à retenir pour établir s’il convient d’instruire une affaire théorique. Le critère applicable est plutôt « le coût social de laisser une question sans réponse » (Borowski, paragraphe 39; et Kozarov c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 185, paragraphes 4 et 5). Or, avance le défendeur, le fait de laisser sans réponse la question qui nous occupe n’entraînerait pas de coût social.

[45]           Enfin, l’arbitre n’a pas justifié explicitement l’annulation du protocole de règlement. C’est là une autre raison, selon le défendeur, pour laquelle la décision attaquée, qui est par ailleurs maintenant théorique, se prête mal à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Comme elle doit en principe faire preuve de retenue devant l’expertise des arbitres de grief et la justification de leurs décisions, notre Cour ne devrait pas, dans le contexte d’une affaire théorique, exercer son pouvoir discrétionnaire d’apprécier le caractère raisonnable d’une décision arbitrale en l’absence d’une telle justification explicite de l’arbitre au soutien de sa conclusion sur le point en question.

Le caractère raisonnable de la décision de l’arbitre

[46]           Le défendeur soutient que l’arbitre aurait eu la faculté de faire exécuter le protocole de règlement en ordonnant au MPO de négocier avec lui en vue de l’établissement d’une description de travail acceptable. Comme l’employeur l’a reconnu à l’audience, c’était là le seul point litigieux.

[47]           Cependant, la preuve produite par les parties a amené l’arbitre à conclure que le défendeur remplissait des fonctions de niveau 3 et que l’employeur, « pour une raison inexpliquée », avait refusé d’incorporer cette responsabilité dans la description de travail. Le renvoi de l’affaire aux parties n’aurait eu pour effet que la persistance du désaccord. Comme la preuve établissait sans ambiguïté que le défendeur avait effectué des travaux de niveau 3, l’arbitre a conclu que le maintien de bonnes relations de travail et le sens commun commandaient qu’il règle le grief et ordonne à l’employeur d’adopter la description révisée. À en juger d’après les faits, c’était là une manière tout à fait raisonnable de régler une fois pour toutes le différend sous‑jacent des parties, en particulier si l’on considère que celles‑ci avaient convenu dans le protocole de règlement que le grief ne serait pas retiré avant que ne soient remplies toutes les conditions de ce protocole. En outre, cette manière de procéder cadre avec le rôle que la Cour d’appel fédérale attribue aux arbitres de grief au paragraphe 44 de l’arrêt Amos, précité, soit celui de « résoudre de façon juste, crédible et efficace les problèmes ».

[48]           La décision de l’arbitre est également conforme à la doctrine de l’inexécution fondamentale, soutient le défendeur. Cette doctrine permet à une partie à un accord de le considérer comme ayant pris fin lorsqu’il a été violé d’une manière fondamentale. En l’espèce, le contenu essentiel du protocole de règlement était la volonté exprimée par les parties de s’entendre sur un exposé exact des fonctions et responsabilités du poste en question. Or, le refus du MPO de convenir que le défendeur remplissait des fonctions de niveau 3 portait atteinte à l’ensemble du règlement (Abenstein c Canada (1990), 34 FTR 116 (CF 1re inst.); et Swan, Canadian Contract Law, 2e édition, chapitre 9.2). L’engagement pris par les parties de laisser le grief en suspens en attendant que soient remplies les conditions du règlement est une preuve concluante de leur intention de conserver le droit de continuer à plaider ledit grief dans le cas où le protocole ne serait pas pleinement exécuté.

[49]           Il ressort de la jurisprudence, rappelle le défendeur, que les arbitres du travail ont le droit d’adapter et de modifier les doctrines de common law en fonction des besoins particuliers des relations de travail et qu’ils ne sont pas tenus d’appliquer la doctrine de l’inexécution fondamentale de la même manière que les tribunaux judiciaires (Nor‑Man Regional Health Authority Inc. c Manitoba Association of Health Care Professionals, [2011] 3 RCS 616, paragraphes 44 à 54). De plus, les pouvoirs étendus de réparation (Lam, précité, paragraphe 3, et Amos, précité, paragraphe 75) que leur confère la LRTFP traduisent l’intention du législateur de leur permettre d’élaborer des mesures de réparation efficaces et adaptées aux cas particuliers (Canada (Procureur général) c O’Leary, 2008 CF 212, paragraphes 11 et 12). La Cour suprême du Canada fait ainsi observer au paragraphe 54 de l’arrêt Alberta Union of Provincial Employees c Lethbridge Community College, 2004 CSC 28, « la nécessité de reconnaître aux arbitres un large pouvoir leur permettant de façonner les réparations qui s’imposent eu égard à toutes les circonstances ».

[50]           Enfin, au terme de l’audience arbitrale, l’avocat du demandeur a reconnu qu’il était permis à l’arbitre d’[traduction] « instruire le grief depuis le début » (affidavit de Max Way, paragraphe 6, dans le dossier de la demande, pages 350 et 354). Or, les conclusions des parties constituent un facteur pertinent à prendre à considération pour établir si une décision arbitrale est raisonnable (Newfoundland Nurses, précité, paragraphe 18). Le défendeur fait valoir qu’il ne convient pas de permettre au demandeur de soutenir maintenant que l’arbitre a commis une erreur en adoptant l’une des mesures de réparation qui ont reçu l’assentiment de son avocat.

[51]           Le défendeur conclut son argumentation en affirmant qu’il était permis à l’arbitre d’annuler le protocole de règlement des parties au motif d’une inexécution fondamentale de son objet et de ses conditions. Il était raisonnable de la part de l’arbitre de régler le grief sous‑jacent en faisant en sorte que la description du poste de M. Thom rende un compte exact des fonctions de niveau 3 qu’il exerçait, selon la preuve non contredite produite à l’audience.

ANALYSE

[52]           Les faits de la présente espèce ne sont pas contestés. L’un de ces faits est que l’employeur (représenté par le demandeur) a accepté la décision de l’arbitre, a révisé la description du poste du défendeur conformément à cette décision et a présenté cette description à la classification.

[53]           Ce que le demandeur sollicite essentiellement par la présente instance est donc un jugement déclarant que l’arbitre a commis une erreur en annulant le protocole de règlement sans avoir conclu à la présence de facteurs susceptibles de le vicier.

Le caractère théorique

[54]           Le demandeur soutient que la question de fond en litige dans la présente demande n’est pas devenue purement théorique malgré l’exécution par l’employeur de l’ordonnance arbitrale et qu’il reste une question réelle à trancher. Il formule cette question comme suit :

[traduction] Un arbitre de grief peut‑il prononcer comme mesure de réparation la résolution d’un accord de règlement valide et contraignant?

 

 

[55]           S’il s’agit là d’une question réelle, elle ne constitue plus un litige actuel entre les parties, qui ont accepté et appliqué la décision de l’arbitre. Selon les principes formulés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski, précité, la présente demande est théorique, en ceci que la décision par notre Cour de la question qu’elle soulève n’aurait pas pour effet de résoudre un litige ayant ou pouvant avoir des conséquences sur les droits des parties, ni n’influerait en pratique sur ces droits. Le différend concret et tangible a disparu, et la question soulevée et devenue purement théorique.

[56]           La Cour doit donc se demander si, bien que la question soulevée par la présente instance soit devenue théorique en ce qui concerne les parties, elle devrait néanmoins décider de l’examiner parce que les circonstances le justifient (Borowski, page 353).

[57]           La Cour applique au point de savoir si elle devrait examiner une question théorique les trois principaux facteurs énoncés dans Borowski :

a.                   la persistance d’un contexte contradictoire;

b.                  le souci d’économie des ressources judiciaires;

c.                   la nécessité pour l’appareil judiciaire de s’en tenir à sa fonction légitime, sans empiéter sur celle du pouvoir législatif.

C’est à l’issue d’une analyse contextuelle que la Cour décide si elle examinera ou non une question au fond. La présence des trois facteurs n’est pas nécessaire, mais tous doivent être pris en considération (Borowski, paragraphe 42).

[58]           Le demandeur soutient à ce propos qu’il subsiste un contexte contradictoire au sens large, que, étant donné l’arrêt Amos, précité, des circonstances spéciales justifient que l’on consacre des ressources judiciaires à la décision de la question litigieuse, et que cette décision n’empiéterait pas sur la fonction du législateur. Les circonstances spéciales invoquées par le demandeur sont que la déclaration recherchée dans la présente instance aurait un effet pratique sur les droits des employeurs et des plaignants qui concluent des accords de règlement sous le régime de la LRTFP, et réglerait la question générale de savoir comment les arbitres de grief devraient répondre aux allégations d’inexécution de tels accords. En outre, avance le demandeur, si la Cour ne se prononçait pas sur la marche à suivre dans de tels cas, la voie adoptée par l’arbitre dans la présente espèce risquerait de décourager les parties à des différends de conclure des ententes amiables, exerçant ainsi un effet paralysant sur le règlement crédible et efficace des griefs. Le demandeur estime que la décision contrôlée donne un mauvais signal parce que l’arbitre n’y justifie pas le choix qu’il a fait d’annuler le protocole de règlement et d’examiner le grief de novo.

[59]           Il m’apparaît que le demandeur se soucie manifestement [traduction] « des employeurs et des plaignants [considérés en général] qui concluent des accords de règlement sous le régime de la LRTFP », et qu’il prie la Cour d’y voir le [traduction] « contexte contradictoire élargi » qui la fonderait à trancher la question maintenant privée d’objet concret que soulève la présente instance.

[60]           Je vois plusieurs raisons pour lesquelles la Cour devrait s’abstenir d’examiner plus avant la présente affaire et de proposer des lignes directrices dans le [traduction] « contexte contradictoire élargi ».

[61]           Les décisions que rendent les arbitres de grief sous le régime de la LRTFP sont centrées sur les faits, et les faits de la présente espèce sont assez exceptionnels. La nature du protocole de règlement était inhabituelle, et il restait seulement un point de désaccord entre les parties, soit la formulation adéquate des passages de la description relatifs aux fonctions du [traduction] « niveau 3 » ou du [traduction] « dernier niveau d’intervention interne ». Il ressort à l’évidence de la preuve que les témoins de l’employeur n’ont pas directement contesté le fait que le défendeur remplissait des fonctions du niveau 3. Or l’employeur n’a proposé aucune explication de son refus d’ajouter à la description du poste du défendeur les termes qui auraient rendu compte de son activité réelle.

[62]           Il était manifeste que la condition prévue à l’alinéa 9d) du protocole de règlement n’avait pas été remplie. Il s’ensuivait que la poursuite de la contestation dans le contexte d’un maintien de ce protocole aurait nécessité que le défendeur dépose « encore un autre grief ». À en juger d’après les faits produits devant l’arbitre et ceux qui m’ont été présentés, la mesure de réparation adéquate dans le cadre du protocole de règlement aurait eu le même résultat que le choix fait par l’arbitre dans la présente espèce de trancher de novo le point de désaccord restant.

[63]           C’est pourquoi je ne vois vraiment comment la présente affaire pourrait avoir une quelconque valeur de précédent dans le contexte contradictoire plus large de la LRTFP. Il ne me semble pas non plus que la décision contrôlée risque de réduire l’importance de la médiation et des accords de règlement dans ce contexte. L’arbitre fait comprendre sans ambiguïté que les parties à un accord de règlement sont tenues de s’y conformer. Le défendeur n’essayait pas de manquer aux engagements pris dans le protocole de manière à s’assurer à la fois le beurre et l’argent du beurre en retournant à la procédure de grief. L’arbitre a conclu que l’employeur avait violé le protocole de règlement et il devait trouver une mesure de réparation adéquate.

[64]           Il faut également se rappeler que, dans la présente espèce, les parties elles‑mêmes avaient convenu que le défendeur ne retirerait pas son grief avant de voir [traduction] « les conditions du règlement remplies ». À mon avis, donc, les deux parties avaient convenu que si les conditions du protocole de règlement n’étaient pas remplies, le différend serait tranché par la procédure de grief. Et c’est ce qui est arrivé en fait. Rien ne donne à penser que l’examen de la question dans le contexte du maintien du protocole aurait produit un résultat différent. La preuve établissait à l’évidence la violation de l’accord, et il n’y avait pas de doute sur les termes qu’il fallait ajouter à la description de poste.

[65]           Par conséquent, la décision qui nous occupe a une valeur extrêmement douteuse comme précédent pouvant éclairer le rôle des accords de règlement dans les différends ultérieurs. Il ressort à l’évidence de la jurisprudence que les décisions arbitrales ne sont pas contraignantes (Wry c Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2006 CRTFP 127, paragraphe 40), et je ne vois pas quelle force persuasive réelle la décision contrôlée pourrait avoir, étant donné le caractère plutôt inhabituel des faits sur lesquels elle porte. Qui plus est, le demandeur dispose maintenant d’une décision de notre Cour constatant le caractère exceptionnel des circonstances de la présente affaire et son peu de valeur comme précédent en matière de différends mettant en jeu des accords de règlement.

[66]           Rappelons à ce sujet les observations suivantes formulées par la Cour suprême du Canada au paragraphe 36 de Borowski :

De même, il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l’examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique. Ce fut le cas dans l’arrêt International Brotherhood of Electrical Workers, Local Union 2085 v. Winnipeg Builders’ Exchange, précité. L’affaire portait sur la validité d’une injonction interlocutoire qui interdisait certains actes de grève. Quand l’affaire a été soumise à cette Cour, la grève avait déjà fait l’objet d’un règlement. C’est le résultat habituel d’une injonction provisoire dans les conflits du travail. Si la question devait être tranchée un jour, il était presque inévitable qu’elle le soit dans un cas devenu théorique. La Cour a donc exercé son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire. D’autres exemples sont : Le Syndicat des Employés du Transport de Montréal c. Procureur général du Québec, [1970], R.C.S. 13, et Wood, Wire and Metal Lathers’ Int. Union c. United Brotherhood of Carpenters and Joiners of America, [1973] R.C.S. 756. Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l’audition de l’appel s’il est devenu théorique. Il est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu.

 

 

[67]           Il me paraît que la Cour suprême du Canada rejette ici l’argument du précédent fâcheux comme justification, même si le précédent en question venait de la Cour d’appel de la Saskatchewan. Comme l’explique la Cour suprême, l’existence d’un contexte contradictoire forme un élément essentiel du système judiciaire, et s’il est probable que la question dont il s’agit se posera de nouveau, il vaut mieux attendre de pouvoir la trancher dans un contexte de cette nature.

[68]           La présente espèce n’est pas assimilable aux affaires telles que celle qui a donné lieu à la décision Burley, précitée, où la question continuera de se poser et deviendra théorique. Je ne discerne pas non plus de similitudes réelles avec d’autres affaires, comme Statham et Wong, invoquées par le demandeur.

[69]           Il me semble également utile de noter que, selon la preuve, le demandeur a bien reconnu à l’audience qu’il était permis à l’arbitre de [traduction] « retourner à la procédure de grief » et d’[traduction] « instruire le grief depuis le début ou à partir de zéro », même s’il a ajouté que cela ne lui semblait pas la voie à suivre. La thèse défendue par le demandeur dans la présente instance revient à dire qu’il était permis à l’arbitre d’agir comme il l’a fait, mais qu’il n’a pas justifié son action par des raisons ou des motifs suffisants. Cette question relève évidemment du fond de la demande, mais il s’ensuit que si le sujet réel de préoccupation est l’absence d’un raisonnement justificatif complet, les faits de la présente espèce, pour le dire encore une fois, ne sont pas de telle nature qu’on puisse fonder sur eux des lignes directrices générales pour le contexte contradictoire élargi.

[70]           La présente espèce me paraît dépourvue de circonstances spéciales qui justifieraient que je m’écarte de ce principe de jurisprudence constante. Je dirai donc pour conclure que j’estime devoir suivre ici la recommandation générale formulée par la Cour suprême du Canada au paragraphe 36 de Borowski, selon laquelle « [i]l est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu ».

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit :

 

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, et les dépens y afférents, fixés à la somme de 2 500 $, sont adjugés au défendeur (M. Thom).

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑795‑12

 

INTITULÉ :                                                  LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

                                                                        et

 

                                                                        PAUL THOM

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 27 février 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 2 avril 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Caroline Engmann

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Steven Welchner

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Welchner Law Office

Professional Corporation

Greely (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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