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Date : 20130313

Dossier : T‑2038‑11

Référence : 2013 CF 267

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON VÉRIFIÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2013

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

LE SERGENT D’ÉTAT‑MAJOR WALTER BOOGAARD

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, le demandeur demande l’annulation d’une décision, datée du 31 octobre 2011, par laquelle le commissaire adjoint McNeil de la Gendarmerie royale du Canada a conclu que l’allégation de harcèlement en milieu de travail qu’il avait formulée n’était pas fondée. Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

 

Contexte

[2]               Le demandeur est membre de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), où il détient le grade de sergent d’état‑major. En 2004, il a participé avec succès à un processus de sélection de candidats au grade d’officier et son nom a été inscrit sur une liste de candidats à des postes supérieurs d’officiers brevetés.

 

[3]               À l’époque en cause, l’inspecteur Gaudet était le directeur du Service du perfectionnement et du renouvellement des cadres et des officiers (le PRCO). En avril 2005, peu après que son nom eut été placé sur la liste des candidats à une promotion, le sergent d’état‑major Boogaard a rencontré l’inspecteur Gaudet. À l’issue de cette rencontre, le sergent d’état‑major Boogaard avait l’impression que l’inspecteur Gaudet était favorable à ce qu’il soit choisi en vue d’une promotion à partir du bassin d’officiers admissibles. Le sergent d’état‑major Boogaard se rappelle que l’inspecteur Gaudet lui a dit qu’[traduction] « il possédait les connaissances et l’expérience que le PRCO recherchait ». Il lui aurait également demandé s’il était intéressé par un poste d’inspecteur à Toronto.

 

[4]               Lorsque le sergent d’état‑major Boogaard a rencontré l’inspecteur Gaudet, en mai 2005, afin de s’informer du poste à combler à Toronto, il a eu l’impression que son attitude envers lui avait changé. Selon le sergent d’état‑major Boogaard, l’inspecteur Gaudet avait l’air renfrogné et lui aurait dit d’un ton cassant qu’il ne lui avait jamais offert de poste à Toronto.

 

[5]               En 2009, le sergent d’état‑major Boogaard n’avait pas toujours pas été nommé au titre d’officier breveté. Sur les 146 candidats dont les noms figuraient sur la liste des candidats en 2004, 122 avaient été nommés inspecteurs. Aucun renseignement ne permet de savoir si les 23 autres, à l’exclusion du sergent d’état‑major Boogaard, ont pris leur retraite ou ont quitté la GRC.

 

[6]               Le sergent d’état‑major Boogaard a déposé une demande d’accès à l’information concernant son éventuelle promotion et il a reçu les renseignements demandés en mars 2010.

 

[7]               On lui a notamment transmis des documents d’une avocate de la GRC, Rose Gallo, qui s’était chargée d’une enquête disciplinaire interne le concernant en 2001, soit neuf ans auparavant. Dans le cadre de cette procédure, le sergent d’état‑major Boogaard avait reconnu avoir entreposé de façon inappropriée une arme à feu et s’était vu imposer des mesures disciplinaires par un comité d’arbitrage formé de trois membres, conformément à la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R‑10. Le surintendant John Reid présidait ledit comité d’arbitrage. Il appert du dossier provenant de Mme Gallo qu’en mai 2005, l’inspecteur Gaudet s’est entretenu avec le surintendant Reid au sujet de l’audience disciplinaire en question.

 

[8]               Le 19 avril 2010, le sergent d’état‑major Boogaard a déposé une plainte de harcèlement contre le surintendant Reid en vertu de la politique de la GRC intitulée Prévention et règlement du harcèlement en milieu de travail (politique sur le harcèlement). Le sergent d’état‑major Boogaard alléguait que le surintendant Reid l’avait discrédité et avait nui à sa carrière en disant à l’inspecteur Gaudet que l’affaire semblait plus grave que le laissaient croire la décision du comité d’arbitrage et le dossier soumis à celui‑ci.

 

Preuve

[9]               En mars 2011, le caporal Salomao a été désigné pour enquêter sur la plainte de harcèlement. Pour dire les choses clairement, un agent des ressources humaines a mis 11 mois pour examiner la plainte et conclure que la déclaration du surintendant Reid à l’inspecteur Gaudet selon laquelle l’affaire semblait plus grave qu’il n’y paraissait pouvait constituer du harcèlement. Le caporal Salomao a ensuite interrogé le sergent d’état‑major Boogaard, le surintendant Reid, Mme Gallo et l’inspecteur Gaudet.

 

[10]           L’inspecteur Gaudet a confirmé qu’il était à l’époque directeur général intérimaire du PRCO. Il devait notamment vérifier les références et les antécédents des candidats potentiels; il avait aussi suivi le cours d’orientation et de formation des officiers. Lors d’un exposé présenté par le surintendant Reid, il a pris connaissance d’un cas de discipline qui ressemblait beaucoup à celui du sergent d’état‑major Boogaard. Après l’exposé, il a demandé au surintendant Reid des renseignements plus précis au sujet de cette affaire. Il a par la suite communiqué avec Mme Gallo, mais cette dernière ne lui a rien dit de plus. L’inspecteur Gaudet a dit au caporal Salomao qu’il avait déjà entendu des rumeurs au sujet de cette affaire, mais qu’il ne pouvait pas se rappeler qui lui avait transmis l’information ni quand on lui avait transmise.

 

[11]           Quant au surintendant Reid, il a dit au caporal Salomao qu’il avait déjà donné le cours d’orientation et de formation des officiers. Lors d’un exposé, on lui avait posé une question au sujet d’une enquête disciplinaire concernant un membre de la GRC dont on avait tu le nom. La personne voulait savoir pourquoi le membre en question n’avait pas été congédié alors qu’il avait eu des contacts avec deux prostituées qui auraient volé son arme de service et l’aurait échangée contre de la cocaïne. Le surintendant Reid a déclaré avoir répondu à son interlocuteur que l’enquête disciplinaire concernait uniquement l’entreposage non sécuritaire d’une arme.

 

[12]           Le surintendant Reid s’est rappelé que l’inspecteur Gaudet lui avait téléphoné un peu plus tard au sujet de la procédure disciplinaire touchant le sergent d’état‑major Boogaard; il disait avoir entendu dire que deux prostituées étaient aussi impliquées et vouloir avoir d’autres renseignements. Le surintendant Reid s’est rappelé avoir dit à l’inspecteur Gaudet qu’il ne pouvait pas confirmer la véracité de ce renseignement et lui avoir suggéré de parler à Mme Gallo s’il voulait plus de détails.

 

[13]           Mme Gallo a rédigé une note au dossier à l’époque où elle a reçu l’appel de l’inspecteur Gaudet. Dans cette note, datée du 9 juin 2005, elle précisait que l’inspecteur Gaudet lui avait demandé des renseignements au sujet de l’audience disciplinaire dont le demandeur avait fait l’objet en 2001. L’inspecteur Gaudet aurait expliqué que le surintendant Reid lui avait dit que l’affaire semblait plus grave que le laissait entendre le dossier dont avait été saisi le comité d’arbitrage. Mme Gallo a dit à l’inspecteur Gaudet qu’elle ne lui fournirait aucun autre renseignement dont elle disposait parce que cette information ne figurait pas au dossier soumis au comité d’arbitrage et ne pouvait pas être prise en compte à des fins de promotion.

 

[14]           Voici un extrait de la note de Mme Gallo :

[traduction]

L’inspecteur Gaudet a appris de celui qui était président du comité d’arbitrage à l’époque, lors d’une rencontre à caractère social, que l’affaire semblait plus grave que ne le laissait entendre le dossier soumis à l’audience disciplinaire; même si le président ne doit pas parler d’autre chose que de la preuve soumise au cours de l’audience elle‑même, il a probablement suggéré à l’inspecteur Gaudet de communiquer avec moi. Plus précisément, les questions portaient sur des prostituées qui auraient été interrogées dans le cadre de l’enquête du SPEI, mais dont l’interrogatoire n’a pas été mentionné à l’audience elle‑même.

 

… Je me rappelle que John Reid, alors président du conseil d’arbitrage, m’avait téléphoné après l’audience pour me dire qu’il avait entendu parler du fait que des prostituées étaient en cause dans l’affaire et que cela l’inquiétait. Je me rappelle l’avoir informé que nous avions suivi une approche fondée sur des principes […]

 

… Je ne me sens pas autorisée à divulguer des renseignements qui n’ont pas été invoqués à l’audience et qui ne font pas partie du dossier. Vous aurez constaté que la question des prostituées a été abordée, mais qu’il n’en a pas été tenu compte […]

 

[15]           Le caporal Salomao a produit le 30 mai 2011 un rapport d’enquête dans lequel il résumait les faits pertinents. Il y passait en revue les éléments de preuve susmentionnés et constatait que, à cause du temps écoulé, les témoins étaient incapables de se rappeler les détails des circonstances entourant l’allégation. Le caporal Salomao a conclu que l’inspecteur Gaudet avait eu vent des rumeurs par l’intermédiaire d’une autre personne que le surintendant Reid.

 

[16]           Le rapport a été soumis à l’examen du surintendant Enright, qui a estimé que l’allégation de harcèlement n’était pas fondée. Le surintendant Enright a donc transmis une recommandation en ce sens au commissaire adjoint McNeil afin qu’il rende une décision finale.

 

Décision faisant l’objet du contrôle

[17]           Dans une décision datée du 31 octobre 2011, le commissaire adjoint a accepté la recommandation du surintendant Enright.

 

[18]           Le commissaire adjoint a jugé raisonnable que l’inspecteur Gaudet, en tant que directeur du PRCO, communique avec le surintendant Reid pour parler de ses inquiétudes au sujet des rumeurs dont il avait eu vent. Le Manuel d’administration de la GRC le permet.

 

[19]           Le commissaire adjoint a aussi accepté la conclusion de l’enquêteur selon laquelle l’inspecteur Gaudet avait déjà eu vent des rumeurs avant de parler au surintendant Reid et que ce dernier n’avait rien appris de nouveau à l’inspecteur Gaudet. De plus, c’est l’inspecteur Gaudet qui avait pris l’initiative de la conversation avec le surintendant Reid, et non ce dernier.

 

[20]           Le commissaire adjoint a conclu que le simple fait que le surintendant Reid ait confirmé avoir lui aussi déjà entendu parler des rumeurs ne constituait pas du harcèlement. Par conséquent, le commissaire adjoint a estimé que la plainte n’était pas fondée.

 

[21]           Le sergent d’état‑major Boogaard a déposé la présente demande de contrôle judiciaire de la décision en cause le 15 décembre 2011. Il a aussi déposé un grief à l’interne contre la décision le 18 novembre 2011. Le processus de grief est en cours.

 

Questions en litige

[22]           Trois questions se posent dans le présent contrôle judiciaire :

(1)                La Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire de décliner compétence?

(2)                Le demandeur a‑t‑il été privé de son droit à l’équité procédurale?

(3)                La décision était‑elle déraisonnable?

 

Autre recours

[23]           Bien que le sergent d’état‑major Boogaard ait le droit de demander le contrôle judiciaire, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un recours discrétionnaire. L’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, le confirme pas son libellé facultatif, plutôt qu’impératif : Canadien Pacifique ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3, aux paragraphes 30 et 31.

 

[24]           Ce pouvoir discrétionnaire suppose donc que, à moins de circonstances exceptionnelles, les tribunaux n’interviendront pas dans un processus administratif qui peut constituer un autre recours approprié. On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire : Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Ltd, 2010 CAF 61, aux paragraphes 31 et 32.

 

[25]           Le processus de présentation des griefs est décrit dans la partie III de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada. Le paragraphe 31(1) de ladite loi dispose que tout membre à qui :

[…] une décision, un acte ou une omission liés à la gestion des affaires de la Gendarmerie causent un préjudice peut présenter son grief par écrit à chacun des niveaux que prévoit la procédure applicable aux griefs prévue à la présente partie dans le cas où la présente loi, ses règlements ou les consignes du commissaire ne prévoient aucune autre procédure pour corriger ce préjudice.

 

[Je souligne]

 

[…] any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Force in respect of which no other process for redress is provided by this Act, the regulations or the Commissioner’s standing orders […]

 

[Emphasis added]

 

[26]           Le sergent d’état‑major Boogaard avait le droit de présenter un grief par suite du rejet de sa plainte de harcèlement. Ce qu’il a fait sur le fondement d’arguments semblables à ceux soulevés dans le présent contrôle judiciaire. Le processus de grief est actuellement en cours et, si elle estime qu’il s’agit là d’un recours adéquat, la Cour refusera d’accorder réparation.

 

[27]           En l’espèce, l’élément crucial de la plainte du sergent d’état‑major Boogaard est qu’une occasion importante de promotion lui a été refusée sur la foi de rumeurs non fondées et sur le fait que ces rumeurs ont été alimentées par un commentaire du surintendant Reid selon lequel l’affaire semblait plus grave qu’elle ne le paraissait à première vue. La réparation prévue dans un tel cas serait une nomination au poste ou au grade visé. Or, il s’agit d’une réparation que la Cour ne peut accorder. Le défendeur reconnaît qu’il pourrait être nommé au grade en question à l’issue du processus de grief. Ainsi, et compte tenu de l’importance de l’enjeu pour le sergent d’état‑major Boogaard, le processus de grief constitue un recours adéquat.

 

[28]           Le caractère adéquat d’un recours subsidiaire repose non seulement sur la nature de la réparation offerte, mais aussi sur le fait qu’elle est accordée au moment opportun. En ce qui concerne la plainte de harcèlement, la chronologie des événements laisse une impression très négative de ce qui devrait pourtant être un processus efficace et rapide de règlement des conflits en milieu de travail. En effet, la plainte de harcèlement a été déposée en avril 2010, et la décision finale a été rendue par le commissaire adjoint McNeil le 31 octobre 2011, soit dix‑huit mois plus tard.

 

[29]           L’affaire était loin d’être complexe. Trois témoins étaient concernés et les éléments importants de leurs témoignages font trois pages des présents motifs. Je n’accepte pas que le défendeur tente de faire porter au demandeur la responsabilité du retard. Le demandeur était en poste à l’étranger, dans le cadre de ses fonctions habituelles, et cette affectation s’inscrivait sans doute dans une perspective de saine gestion de la GRC. Cette affectation ne saurait justifier le retard dans le traitement de la plainte ni tenir lieu de consentement implicite à un tel retard. Par ailleurs, il est étonnant de constater que la GRC invoque des problèmes de communication, et des retards à cet égard, avec un agent en poste à l’étranger, avec qui il est vraisemblablement important de demeurer en contact.

 

[30]           S’agissant du grief déposé le 18 novembre 2011 à l’encontre de la décision sur le harcèlement, quelque quatorze mois se sont écoulés. Les faits sous‑jacents à cette affaire sont simples, de sorte qu’il est très difficile de comprendre pourquoi il a fallu quatre mois pour transmettre le dossier à un arbitre de niveau I ni pourquoi, un an plus tard, ce dernier n’a toujours pas rendu sa décision.

 

[31]           Les procédures de règlement des griefs et des plaintes pour harcèlement sont censées être expéditives. Selon la politique sur le harcèlement, les plaintes doivent être réglées rapidement. Le caractère sommaire de ces procédures favorise l’objectif d’un milieu de travail harmonieux et efficace. Lorsque le processus de règlement des griefs traîne en longueur, les problèmes peuvent s’envenimer, l’incertitude plane sur le milieu de travail et l’inefficacité s’installe.

 

[32]           Les retards en question repoussent les limites à l’intérieur desquelles les procédures de règlement des griefs et des plaintes pour harcèlement peuvent être considérées comme un recours subsidiaire adéquat au contrôle judiciaire. Or, pour qu’un recours soit adéquat, il doit pouvoir aboutir rapidement. La rapidité, quant à elle, dépend des objectifs du processus et des intérêts en cause. Il est important de rappeler que le grief relatif à la décision sur le harcèlement a été déposé le 18 novembre 2011. Nous sommes en 2013 et aucune décision n’est en vue.

 

[33]           La présente plainte traîne dans le système depuis beaucoup plus de temps qu’il n’en faut habituellement à la Cour pour statuer sur des contrôles judiciaires et des procès complexes. Pour cette raison, on peut se demander sérieusement si les objectifs que visent les procédures de règlement des griefs et des plaintes pour harcèlement sont atteints. Ces observations sont particulièrement importantes dans le contexte de la présente affaire où c’est la promotion à un poste supérieur à partir d’un bassin de candidats qui est en cause. En effet, les officiers peuvent n’avoir qu’un nombre limité d’années d’admissibilité à ces promotions avant leur retraite.

 

[34]           La question de savoir s’il existe un recours subsidiaire adéquat dépend du contexte, c.‑à‑d. du fond de la plainte et des conséquences du comportement reproché pour le plaignant. Puisqu’en l’espèce il est question d’un préjudice lié à une occasion de promotion à un stade avancé d’une carrière, la procédure de grief pourrait être considérée comme n’étant pas un recours adéquat.

 

[35]           Même si j’estime que les retards qu’accusent les procédures de règlement de la plainte pour harcèlement et du grief repoussent les limites de la tolérance, il n’en demeure pas moins que la Cour ne peut accorder une réparation qui règlerait les problèmes en cause. Il importe également de rappeler qu’en l’espèce une procédure parallèle de grief résultant du défaut de nommer le demandeur à un certain poste est en cours (19 avril 2010). Encore là, il semblerait que cette procédure se soit elle aussi perdue dans les dédales du système.

 

Équité procédurale

[36]           Si la Cour avait le pouvoir d’accorder une réparation efficace, elle exercerait son pouvoir discrétionnaire en faveur du demandeur.

 

[37]           Le défendeur justifie les contraintes imposées à la divulgation de renseignements dans le cadre du processus relatif à la plainte pour harcèlement par l’obligation de favoriser le traitement rapide des plaintes. Il semblerait cependant, du moins selon les faits de l’espèce, que cet objectif ne soit pas atteint. La GRC et ses membres ont le pire de deux mondes : une procédure qui limite le droit à l’équité procédurale au nom de l’efficacité et de l’harmonie en milieu de travail, mais qui n’assure ni l’une ni l’autre.

 

[38]           La Cour a souligné « qu’une décision suite à une allégation de harcèlement ou d’abus de pouvoir est susceptible d’entraîner des conséquences importantes pour toutes les personnes visées, ce qui augmente le niveau d’équité procédurale requis » : Potvin c Canada (Procureur général), 2005 CF 391, au paragraphe 19. Dans la décision Potvin, la juge Tremblay‑Lamer concluait que l’équité procédurale exigeait que le rapport préliminaire soit communiqué à la plaignante et au défendeur. Cette affaire portait sur une politique établie par un autre ministère et prévoyant des procédures différentes.

 

[39]           En l’espèce, le sergent d’état‑major Boogaard conteste non seulement le caractère raisonnable et le bien‑fondé de la décision sous‑jacente de rejeter la plainte pour harcèlement, mais aussi l’équité du processus suivi pour y parvenir. Il s’ensuit nécessairement qu’il conteste la procédure prévue par la politique sur le harcèlement elle‑même.

 

[40]           La politique sur le harcèlement ne prévoit pas la divulgation des éléments de preuve recueillis par l’enquêteur. Le sergent d’état‑major Boogaard avait demandé qu’on lui permette d’examiner ces éléments de preuve et le rapport d’enquête. Conformément à la politique sur le harcèlement, sa demande a été rejetée. La GRC est libre, dans des limites raisonnables, d’établir ses propres procédures. Celles‑ci peuvent varier selon la nature de l’enquête et les circonstances de l’affaire : Kane c Cons. d’administration de l’UCB [1980] 1 RCS 1105, p. 1112. Mentionnons toutefois que la politique de la GRC est incompatible avec la directive figurant à l’article 2.1de la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement du Conseil du Trésor, que voici :

2.1 La présente politique s’applique à l’administration publique centrale, dont les organismes nommés à l’annexe I et aux autres secteurs de l’administration publique fédérale nommés à l’annexe IV de la Loi sur la gestion des finances publiques, sauf s’ils en sont exclus en vertu d’une loi, d’un règlement ou d’un décret particulier.

2.1 This policy applies to the core public administration which includes the organizations named in Schedule I and the other portions of the federal public administration named in Schedule IV of the Financial Administration Act unless excluded by specific acts, regulations or Orders in Council.

 

[41]           Si la plainte atteint l’étape de l’enquête, les lignes directrices du Conseil du Trésor relatives au processus de traitement des plaintes prévoient ce qui suit :

Les plaignants, les mis en cause et les témoins doivent avoir l’occasion de revoir leurs déclarations, et les plaignants et les mis en cause, de revoir l’ébauche du rapport de l’enquêteur pour en confirmer l’exactitude, sous réserve des dispositions de la Loi sur l’accès à l’information et de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Vous devriez aussi demander à votre spécialiste des ressources humaines ou au coordonnateur responsable des questions de harcèlement d’examiner le rapport, de manière à vous assurer que ce dernier soit conforme aux principes d’équité procédurale ainsi que pour en contrôler la qualité. Si vous n’êtes pas satisfait du rapport, vous pouvez le renvoyer à l’enquêteur pour qu’il l’améliore. L’enquêteur vous remet ensuite son rapport final indiquant si la plainte est fondée ou non. Avant de remettre le rapport aux parties, vous devriez aussi faire appel au coordonnateur de l’Accès à l’information et protection des renseignements personnels (AIPRP) qui vérifiera que les exigences de l’AIPRP ont été respectées.

Complainants and respondents must also be provided with the opportunity to review the draft investigator’s report to confirm its accuracy, subject to the requirements of the Access to Information Act and the Privacy Act. You should involve your human resources specialist or coordinator responsible for harassment issues in reviewing the report, to ensure that it meets the test of procedural fairness and to examine the quality of the report. You can return the report to the investigator for further work if you are not satisfied. The investigator then provides you with the final report concluding whether the complaint is founded or not. Before providing the parties with the report you should also involve your Access to Information and Privacy (ATIP) coordinator to ensure that ATIP requirements are respected.

 

[42]           Le sergent d’état‑major Boogaard a pu obtenir en l’espèce, grâce à une demande d’accès à l’information, une copie du rapport final d’enquête. Il ne l’a cependant obtenu qu’une fois l’enquête terminée. On peut comprendre que le demandeur aurait préféré une divulgation plus complète, plus rapide, mais les exigences de l’équité procédurale ne s’appliquent pas pleinement dans toutes les circonstances. Les politiques sur le harcèlement se veulent efficaces et non accusatoires. Elles visent à régler les conflits en milieu de travail dans le respect de l’équité et des principes établis, ce qui ne veut pas dire qu’elles doivent revêtir le formalisme des tribunaux judiciaires ou les caractéristiques du processus accusatoire. Pourvu qu’il soit satisfait à certaines exigences minimales, le défendeur doit pouvoir disposer d’une certaine marge de manœuvre dans le déroulement du processus.

 

[43]           Il n’est cependant pas possible de dire qu’il y a eu manquement aux principes de l’équité procédurale.

 

Décision en cause

[44]           Le demandeur allègue de plus que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable. Il importe de souligner que Mme Gallo a reconnu le caractère déplacé des questions posées par l’inspecteur Gaudet. Le changement marqué et soudain observé dans l’attitude de ce dernier au sujet de la promotion du demandeur, et le fait que ce changement soit survenu en même temps que ses demandes de renseignements à Mme Gallo n’ont pas été pris en compte dans la décision sur la plainte de harcèlement. Le décideur n’a fait aucun effort pour analyser ou comprendre le lien de causalité tout à fait évident entre la question posée par l’inspecteur Gaudet au surintendant Reid, la réponse de ce dernier, l’appel à Mme Gallo et les conséquences subies par le sergent d’état‑major Boogaard. En résumé, cette question n’a pas du tout été abordée dans la décision.

 

[45]           La décision de rejeter la plainte repose sur des facteurs non pertinents. Le commissaire adjoint a décidé que le fait que l’inspecteur Gaudet avait déjà eu vent de la rumeur venait en quelque sorte effacer ou justifier le comportement du surintendant Reid, qui avait dit à l’inspecteur Gaudet qu’il pourrait apprendre quelque chose d’intéressant et lui avait suggéré d’appeler Mme Gallo. L’inspecteur Gaudet pouvait fort bien avoir déjà eu vent de la rumeur, mais rappelons qu’[traduction] « il ne pouvait pas se souvenir qui lui en avait parlé, ni quand ». Là n’est pas la question : ce n’est pas la connaissance des faits qu’avait l’inspecteur Gaudet qui fait l’objet de la plainte, mais bien le comportement du surintendant Reid. En tant que président du comité d’arbitrage, le surintendant Reid avait un rôle particulier à jouer et il était raisonnable pour l’inspecteur Gaudet de conclure que, si le surintendant Reid pensait qu’il y avait de la fumée, il y avait probablement aussi du feu.

 

[46]           De nombreuses questions se posent, notamment celle de savoir pour quelles raisons, si l’inspecteur Gaudet avait eu vent de la rumeur auparavant, il n’a pas agi en conséquence et pour quelles raisons, selon le rapport d’enquête, l’inspecteur Gaudet n’a fait le lien qu’au moment où il a parlé au surintendant Reid.

 

[47]           En ce qui concerne la pertinence, le fait qu’une rumeur courait déjà n’est qu’un élément non pertinent qui nous distrait de la question centrale, soit celle de savoir si les intérêts du sergent d’état‑major Boogaard avaient été lésés; or, cette question n’a jamais été abordée. Le surintendant Reid a dit à l’inspecteur Gaudet que l’affaire semblait plus grave qu’elle ne le paraissait à première vue et il lui a suggéré de communiquer avec Mme Gallo. Moins d’un mois plus tard, l’inspecteur Gaudet communiquait avec Mme Gallo et le sergent d’état‑major Boogaard remarquait l’attitude très distante de l’inspecteur Gaudet.

 

[48]           La note de Mme Gallo, qui semble être le seul élément de preuve documentaire sur les événements centraux de l’affaire, a été rejetée parce qu’elle contient des éléments de ouï‑dire. Or, la note de Mme Gallo est dans les faits un élément de preuve objectif contemporain des événements en cause qui démontre l’existence des conversations importantes en l’espèce. La rejeter en tant que ouï‑dire dans le cadre d’une procédure informelle en matière de harcèlement est déraisonnable. Cela est d’autant plus vrai étant donné l’incertitude et le flou qui ont caractérisé une bonne partie des éléments de preuve recueillis au cours de l’enquête. Deuxièmement, l’analyse est incorrecte. On y isole le comportement du surintendant Reid en disant que c’est l’inspecteur Gaudet qui a abordé le surintendant. Encore une fois, il s’agit là d’une considération non pertinente. Ce qui importe en l’espèce, c’est ce que le surintendant Reid a dit et ce qu’il a fait en tant que président d’un comité d’arbitrage. Le fait que le surintendant Reid a dit qu’il avait déjà entendu parler d’une rumeur semblable aurait pu n’avoir aucune conséquence; cependant, ce commentaire ne peut être dissocié, comme il l’a été, du poste important qu’occupait alors le surintendant Reid, celui de président d’un comité d’arbitrage. Le fait qu’il a admis être au courant de la rumeur, son rôle de président et la suggestion qu’il a faite à l’inspecteur Gaudet de s’adresser à Mme Gallo devaient être considérés globalement, et non isolément ou du point de vue de l’inspecteur Gaudet qui posait les questions.

 

[49]           En conclusion, la décision sur la plainte de harcèlement ne satisfait pas aux critères de l’intelligibilité, de la justification et de la transparence : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. Le fond de la plainte n’est pas abordé; la décision repose sur des considérations non pertinentes et ne tient pas compte des faits essentiels. Les retards accumulés à ce jour rendent presque inefficace le recours subsidiaire. Par ailleurs, la procédure de grief prévoit une réparation très efficace qui ne peut être accordée dans le cadre d’un contrôle judiciaire : la nomination du sergent d’état‑major Boogaard à un rang supérieur. Le défendeur le reconnaît.

 

[50]           Tout bien considéré, je conclus que la Cour devrait refuser d’accorder une réparation qui pourrait être autrement accordée. Annuler la décision pourrait n’avoir comme seul effet que de retarder encore plus les choses.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑2038‑11

 

 

INTITULÉ :  LE SERGENT D’ÉTAT‑MAJOR WALTER BOOGAARD c Procureur général du Canada

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 19 décembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 13 mars 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul Champ

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Tatiana Sandler

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Champ & Associates
Avocats
Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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