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Date : 20130312

Dossier : T‑1407‑09

Référence : 2013 CF 192

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

ENTRE :

 

APOTEX INC.

 

demanderesse

 

et

 

H. LUNDBECK A/S

 

défenderesse

 

ET ENTRE :

 

H. LUNDBECK A/S

 

demanderesse
reconventionnelle

 

et

 

APOTEX INC. et
APOTEX PHARMACHEM INC.

 

défenderesses
reconventionnelles

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT

(Motifs confidentiels du jugement rendus le 26 février 2013)

 

LE JUGE HARRINGTON

 

[1]               La présente action en invalidation d’un brevet d’invention et la demande reconventionnelle en contrefaçon portent sur le composé appelé escitalopram ou (+)‑citalopram. Ce composé appartient à la classe des ISRS (inhibiteurs sélectifs du recaptage de la sérotonine ou inhibiteurs du recaptage de la 5‑HT). Il s’est révélé utile dans le traitement de la dépression clinique. Ce produit est vendu sous le nom de Cipralex au Canada, de Lexapro aux États‑Unis et de Cipramil au Royaume‑Uni. Il a été inventé au Danemark en 1988 et a été breveté au Canada et dans de nombreux autres pays. Le brevet revendique le (+)‑citalopram lui‑même, ainsi que des méthodes pour le fabriquer, et ses sels non toxiques.

 

[2]               Apotex Inc. voulait commercialiser sa version générique du (+)‑citalopram depuis un certain temps. Ses projets ont d’abord été contrecarrés par Lundbeck qui a obtenu une ordonnance de la Cour fondée sur le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) [Règlement MB (AC)] et interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité. Cet avis aurait permis à Apotex d’entrer sur le marché. Cependant, l’ordonnance n’était pas censée statuer sur la validité du brevet.

 

[3]               Dans la présente action, Apotex cherche à obtenir une déclaration portant que le brevet canadien no 1 339 452 (brevet 452) est et a toujours été invalide. De son côté, Lundbeck a introduit une demande reconventionnelle dans le cadre de laquelle elle a soutenu qu’Apotex et une société connexe, Apotex Pharmachem Inc., ont contrefait le brevet. Elle réclame entre autres choses la restitution des profits. Apotex reconnaît avoir contrefait le brevet, pour autant que celui‑ci soit valide, en tout ou en partie. Apotex Pharmachem Inc. a produit le (+)‑citalopram grâce à une méthode qui n’est pas visée par le brevet. Elle n’aura donc contrefait le brevet que si la revendication de Lundbeck concernant le composé (+)‑citalopram est elle‑même jugée valide.

 

[4]               Une invention doit avoir le caractère de la nouveauté. Apotex soutient que le (+)‑citalopram n’est pas nouveau et donc que Lundbeck n’a rien inventé du tout. Elle prétend que le (+)‑citalopram était antériorisé par les publications précédentes et qu’il était évident pour les personnes à qui le brevet s’adressait.

 

[5]               Pour être brevetable, une invention doit également être utile. Dans une demande de brevet ultérieure, Lundbeck a indiqué que le sel résultant de l’addition d’acide pamoïque au (+)‑citalopram était toxique. Comme ce sel est mentionné dans les revendications relatives au composé lui‑même, le brevet serait invalide pour cause d’inutilité.

 

[6]               Enfin, l’objet doit être brevetable (Harvard College c Canada (Commissaire aux brevets), 2002 CSC 76, [2002] 4 RCS 45, [2002] ACS no 77 (QL); Monsanto Canada Inc c Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 RCS 902, [2004] ACS no 29 (QL)). Cependant, cet aspect n’est pas contesté en l’espèce.

 

[7]               Un brevet est un marché conclu entre l’inventeur et l’État. En échange du monopole qu’il se voit accorder, l’inventeur doit divulguer l’invention de manière adéquate et complète de telle sorte que d’autres puissent reproduire le produit ou le procédé en cause sans difficulté indue lorsque le monopole prend fin. La Loi sur les brevets exige que le demandeur fournisse un mémoire descriptif qui divulgue la nature de l’invention et la manière de la reproduire. Le mémoire descriptif se termine par une revendication ou une série de revendications à l’égard desquelles un monopole est demandé. D’après Apotex, le mémoire descriptif présente des vices fatals.

 

[8]               À ce qu’elle prétend, une des revendications du brevet, la revendication no 7, qui se rapporte à première vue à une méthode ou à un procédé de préparation du (+)‑citalopram, n’a pas fait l’objet d’une divulgation suffisante et ne repose pas sur des techniques courantes qui auraient été connues de la personne versée dans l’art en 1988. Les autres réclamations liées au procédé sont également invalides, car elles dépendent de la revendication no 7.

 

[9]               D’autre part, le brevet serait inadéquat, car il indique que [traduction] « les résultats de l’administration à des êtres humains ont été très satisfaisants ». En fait, au moment de la demande, aucun essai n’avait été effectué chez l’humain; la divulgation de l’invention est par conséquent incomplète.

 

[10]           Il n’est pas nécessaire que les énoncés ou les promesses figurant dans le mémoire descriptif s’appuient sur une preuve irréfutable. L’énoncé peut reposer sur une prédiction, pour autant qu’il s’agisse d’une prédiction valable. Comme nous le verrons, le (+)‑citalopram est un énantiomère du racémate citalopram, lequel, avec d’autres précurseurs, est visé par des brevets antérieurs. En 1988, le citalopram s’était révélé efficace dans le traitement de la dépression. D’après Apotex, le brevet 452 prête au (+)‑citalopram une efficacité thérapeutique supérieure à celle du citalopram. Cette prédiction était sans fondement valable puisque le (+)‑citalopram n’avait pas encore été testé chez l’humain. Le fait que la prédiction s’est ensuite avérée exacte est sans pertinence.

 

[11]           Je me propose d’examiner les questions de l’invalidité et de la contrefaçon. Comme je l’ai noté durant le procès, quelle que soit ma conclusion sur la validité, je statuerai sur la contrefaçon. Si je déclarais le brevet invalide et que ma décision était infirmée en appel, l’affaire me serait probablement renvoyée pour que je statue sur la demande reconventionnelle touchant la contrefaçon. Il est donc préférable d’aborder d’un seul coup tous les aspects du litige.

 

[12]           Les présents motifs se divisent comme suit :

 

PARAGRAPHES

 

I. INTERPRÉTATION DES BREVETS

 

13‑19

II. LA PERSONNE VERSÉE DANS L’ART

 

20‑23

III. INTRODUCTION À LA CHIMIE ORGANIQUE

 

24‑33

IV. LES EXPERTS

34‑52

 

V. LE BREVET 452

 

53‑59

VI. HISTORIQUE DES PROCÉDURES

 

60‑68

VII. INVALIDITÉ

 

A.       Antériorité______________________________

B.       Évidence_______________________________

i.        Motivation_________________________

ii.      Dédoublement______________________

iii.    CLHP chirale_______________________

iv.    Les expériences_____________________

v.      Les efforts de Lundbeck______________

vi.    Mosaïque d’antériorités_______________

C.       Inutilité________________________________

D.       Divulgation insuffisante___________________

E.        Prédiction valable________________________

 

69‑254

 

69‑78

79‑218

99‑119

120‑161

162‑195

196‑202

203‑207

208‑218

219‑224

225‑240

241‑254

VIII. CONTREFAÇON

 

A.       Dommages‑intérêts punitifs________________

B.       Restitution des profits_____________________

C.       Les profits______________________________

D.       Remise ou destruction_____________________

E.        Injonction permanente_____________________

F.        Intérêts________________________________

 

255‑311

 

257‑266

267‑272

273‑304

305

306

307‑311

IX. DÉPENS

 

312

X. CONFIDENTIALITÉ

 

313‑314

XI. RÉDACTION DU JUGEMENT

315

 

I. INTERPRÉTATION DES BREVETS

[13]           Le point de départ de toute enquête concernant l’invalidité ou la contrefaçon est le libellé et le sens du brevet dans le contexte de la Loi sur les brevets (Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024, 9 CPR (4th) 168, [2000] ACS no 67 (QL); Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067, 9 CPR (4th) 129, [2000] ACS no 68 (QL)).

 

[14]           Les brevets sont une création de la loi, en l’occurrence la Loi sur les brevets en vigueur juste avant le 1er octobre 1989.

 

[15]           L’article 34 de la Loi sur les brevets exigeait que la demande de brevet renferme un mémoire descriptif se terminant par une ou plusieurs revendications « définissant distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif ». Le mémoire descriptif doit être rédigé en des termes complets, clairs, concis et exacts « qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention ».

 

[16]           Les revendications doivent être interprétées de façon éclairée et en fonction de l’objet pour assurer le respect de l’équité et la prévisibilité, et pour cerner les limites du monopole. Une manière d’y parvenir consiste à séparer l’essentiel de ce qui ne l’est pas. Comme le déclarait le juge Binnie dans Whirlpool, au paragraphe 45 :

L’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments « essentiels » de son invention.

 

[17]           Cependant, en dernière analyse, il ne revient pas au lecteur versé dans l’art de dicter à la Cour le sens du brevet; c’est la Cour qui doit en révéler le sens aux parties. Un brevet n’est pas un document ordinaire. Il s’agit d’un « règlement » au sens de la Loi d’interprétation, qui doit être lu de manière à garantir la réalisation de ses objets. « [L]’interprétation des revendications est une question de droit qu’il appartient au juge de trancher, et celui‑ci avait parfaitement le droit de donner aux revendications une interprétation différente de celle préconisée par les parties. » (Whirlpool, au paragraphe 61)

 

[18]           En vertu de l’article 27 de la Loi sur les brevets, tel qu’il existait à l’époque, un inventeur ou son représentant juridique pouvait obtenir un brevet relativement à :

[…] une invention qui

 

a) n’était pas connue ou utilisée par une autre personne avant que lui‑même l’ait faite,

 

b) n’était pas décrite dans quelque brevet ou dans quelque publication imprimée au Canada ou dans tout autre pays plus de deux ans avant la présentation de la pétition ci‑après mentionnée, et

 

c) n’était pas en usage public ou en vente au Canada plus de deux ans avant le dépôt de sa demande au Canada

 

…an invention that was

 

(a) not known or used by any other person before he invented it,

 

 

(b) not described in any patent or in any publication printed in Canada or in any other country more than two years before presentation of the petition hereunder mentioned, and

 

(c) not in public use or on sale in Canada for more than two years prior to his application in Canada

 

[19]           L’article 2 définissait l’invention en ces termes :

[…] Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

[…] any new and useful art, process, machine, manufacture or composition of matter, or any new and useful improvement in any art, process, machine, manufacture or composition of matter

 

II. LA PERSONNE VERSÉE DANS L’ART

[20]           Selon l’abrégé dans le mémoire descriptif, l’invention porte sur deux nouveaux énantiomères du citalopram et sur leur utilisation comme composés antidépresseurs, de même que sur leur utilisation possible en gériatrie ou dans le traitement de l’obésité et de l’alcoolisme.

 

[21]           Le citalopram y est présenté comme étant le 1‑(3‑diméthylaminopropyl)‑1,‑(4’‑fluorophényl)‑1,3‑dihydroisobenzofuran‑5‑carbonitrile, et sa formule chimique est représentée par un diagramme.

 

[22]           Il va sans dire que le brevet ne s’adresse pas à la Cour tel qu’elle est présentement constituée. La Cour a besoin que des experts l’aident à en saisir les aspects techniques. Le brevet s’adresse théoriquement à une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, et doit recevoir l’interprétation que cette personne lui aurait donnée lorsqu’il a été rendu public pour la première fois, soit en juin 1988. Les parties ont fait appel à un large éventail d’experts pour assister la Cour à ce chapitre. L’identité de la personne fictive versée dans l’art ne soulève pas de grand désaccord. Il s’agit d’un chimiste médicinal, probablement titulaire d’un doctorat, ayant travaillé au moins quelques années dans un laboratoire. La personne versée dans l’art appartenait à une équipe, ou pouvait consulter une telle équipe, constituée notamment de chimistes analytiques rompus aux principes de la chimie organique et aux techniques de l’époque permettant de séparer les mélanges racémiques en deux énantiomères, de même que de pharmacologues, psychiatres et formulateurs de médicaments.

 

[23]           Nous nous étendrons davantage sur cette personne versée dans l’art lorsqu’il sera question de l’évidence.

 

III. INTRODUCTION À LA CHIMIE ORGANIQUE

[24]           Il est ici question de l’élément « carbone », essentiel à la vie humaine. Le carbone est en effet l’élément de base de la chimie organique. Il n’y a pas de désaccord entre les experts concernant les principes fondamentaux en cause.

 

[25]           Selon l’opinion de M. Martin Semmelhack, professeur de chimie à l’Université Princeton, appelé à témoigner par Apotex, la chimie organique concerne l’étude de molécules contenant des atomes de carbone. Les molécules sont constituées d’un assemblage d’atomes enchaînés dans un ordre précis. Les atomes de carbone peuvent former des liaisons avec d’autres atomes de carbone et d’autres atomes. Ces liaisons peuvent prendre la forme de longues chaînes ou de structures cycliques. Ces molécules sont tridimensionnelles.

 

[26]           Les atomes se lient les uns aux autres de diverses manières. Les liaisons covalentes existent entre les atomes qui mettent en commun des électrons, tandis que les liaisons ioniques (fréquentes dans les sels) se forment entre des ions chargés.

 

[27]           Sous l’angle de la stéréochimie, les isomères sont des molécules qui ont la même formule moléculaire, mais qui diffèrent par l’enchaînement des atomes (isomères de constitution), ou qui ont le même enchaînement des atomes, mais diffèrent par l’agencement spatial de leurs atomes (stéréoisomères).

 

[28]           Les stéréoisomères sont des molécules qui ont une composition atomique identique, possèdent les mêmes liaisons chimiques, mais dont l’organisation spatiale des atomes est différente. On distingue deux catégories de stéréoisomères : les énantiomères et les diastéréoisomères. Les énantiomères sont des images spéculaires l’une de l’autre, non superposables. Le terme « chiral » (du mot grec signifiant main) est souvent utilisé parce que la main gauche d’une personne est l’image spéculaire de la main droite et vice versa, et qu’on ne peut pas superposer les deux mains. Les diastéréoisomères sont des stéréoisomères qui ne sont pas des énantiomères.

 

[29]           Les énantiomères ont les mêmes caractéristiques physiques et chimiques (point d’ébullition, point de fusion et solubilité).

 

[30]           Étant donné que les enzymes et les récepteurs protéiques présents dans l’organisme ont une structure chirale, ils peuvent réagir différemment avec l’un ou l’autre énantiomère du même composé.

 

[31]           Lorsque des substances naturelles sont recréées en laboratoire, le résultat obtenu est souvent un mélange de deux énantiomères en proportion égale (50/50). Ce mélange est dit « mélange racémique ». On peut distinguer les deux énantiomères selon qu’ils provoquent une rotation du plan de lumière polarisée vers la droite, énantiomère (+), ou vers la gauche, énantiomère (‑). On peut également les distinguer en fonction de la taille des atomes fixés au centre carboné, conformément à ce que l’on appelle les règles de Cahn‑Ingold‑Prelog. Dans une molécule ayant un seul centre stéréogène, un énantiomère sera appelé énantiomère S, et l’autre, énantiomère R. Il n’y a pas de corrélation directe entre les nomenclatures (+) et (‑), et R et S. Le citalopram est S et (+).

 

[32]           Étant donné que les énantiomères présentent des caractéristiques physiques et chimiques identiques, il peut s’avérer difficile, voire impossible, de les distinguer. Toutefois, contrairement aux énantiomères, les diastéréoisomères ont des propriétés chimiques et physiques différentes; ainsi, leur solubilité et leur point de fusion diffèrent. Cette différence a une influence déterminante sur les techniques pouvant être utilisées pour dédoubler un mélange racémique dans le but d’isoler les énantiomères. Il s’agit là de l’un des principaux défis en l’espèce.

 

[33]           Tous conviennent qu’il faisait partie des connaissances générales courantes, en 1988, que les racémiques pouvaient facilement être identifiés par leur structure chimique et qu’il pouvait fort bien exister des différences entre les deux énantiomères ainsi qu’entre chacun des énantiomères et le racémique. Dans le domaine médical, il faisait également partie des connaissances générales courantes qu’un énantiomère pouvait mieux réagir qu’un autre aux enzymes et aux récepteurs protéiques présents dans l’organisme et, par conséquent, avoir davantage d’effet thérapeutique qu’un autre. Il se pouvait même que l’autre énantiomère ait davantage d’effets secondaires fâcheux. Cela étant dit, la connaissance des caractéristiques des énantiomères ne pouvait être obtenue que par le dédoublement du mélange racémique en quantité suffisante pour permettre les analyses.

 

IV. LES EXPERTS

[34]           Dans le cadre de son action en invalidation, Apotex a appelé MM. Martin F. Semmelhack, Rick Lane Dannheiser, Peter Jenner, Thomas Beesley, John Caldwell et René Levy. Les témoins factuels d’Apotex étaient également des experts à part entière. Sauf ordonnance à l’effet contraire, les parties ont droit à cinq experts. Cependant, j’ai ordonné, sous réserve de leur consentement, que les deux parties soient autorisées à appeler plus de cinq témoins experts.

 

[35]           De son côté, Lundbeck a appelé MM. Stephen Graham Davies, Daniel Wayne Armstrong et Peter Myers ainsi que les Drs Pierre Blier et Gerd Bode. Ces témoins factuels étaient également des experts à part entière.

 

[36]           En réponse au témoignage de M. Davies, Apotex a appelé Sir Jack Baldwin et rappelé M. Dannheiser.

 

[37]           Chaque partie a appelé un témoin expert relativement au calcul des profits liés à l’éventuelle contrefaçon.

 

M. Martin Semmelhack

[38]           M. Semmelhack occupe actuellement le poste de directeur adjoint du département de chimie à l’Université Princeton. Les premières études qu’il a menées de manière indépendante à la fin des années 1960, à l’Université Cornell, portaient sur la synthèse organique. Chimiste organicien, il a de solides connaissances dans le domaine de la stéréochimie, des mélanges racémiques et des énantiomères. Depuis les années 1970, il enseigne des notions telles que le dédoublement des mélanges racémiques et l’incidence de la stéréochimie sur les systèmes biologiques. Il jouit de la considération du milieu universitaire et est un auteur reconnu. Sa carrière s’est essentiellement déroulée dans le milieu universitaire, sauf en 1988 et 1989, années où il a occupé les postes de chef du département de chimie médicale puis de directeur‑conseil à la division de la recherche médicale d’American Cyanamid. Il a été reconnu comme expert en chimie organique et en synthèse organique. Son témoignage est axé sur les moyens qui pourraient être utilisés pour séparer le citalopram, ou un précurseur de ce dernier, en ses deux énantiomères, à la lumière des connaissances générales courantes, de la littérature et des techniques facilement disponibles pour le destinataire du brevet 452 en 1988.

 

M. Rick Lane Dannheiser

[39]           M. Dannheiser a obtenu un doctorat en chimie organique à l’Université Harvard en 1978. La même année, il s’est joint au Massachusetts Institute of Technology, où il occupe le poste de professeur de chimie Arthur C. Cope. Son laboratoire s’emploie actuellement à mettre au point de nouvelles stratégies pour la synthèse de molécules complexes. Il est l’auteur de nombreux articles et est un expert reconnu en chimie organique et en chimie organique de synthèse. Comme M. Semmelhack, son témoignage portait sur les moyens d’obtenir le (+)‑citalopram, sans avoir recours au brevet 452.

 

M. Thomas Beesley

[40]           M. Beesley est titulaire d’une maîtrise ès sciences de l’Université de St. John. Il a fait carrière dans l’industrie. Il a été au premier rang de la mise au point de certains des outils analytiques pour la séparation des mélanges racémiques, notamment la chromatographie liquide haute performance (CLHP), qui était une technologie de pointe dans les années 1980. En 1983, il a rencontré M. Armstrong, appelé à témoigner par Lundbeck. M. Armstrong donnait des conférences dans lesquelles il faisait la promotion de molécules, les cyclodextrines, susceptibles de faciliter la séparation de divers isomères. Dans ce dessein, les deux hommes se sont associés pour créer la société Advanced Separation Technologies Inc (Astec). M. Beesly est un expert reconnu dans le domaine de la chromatographie, l’une des techniques disponibles pour séparer des mélanges racémiques, et, en particulier, de l’utilisation de la CLHP chirale.

 

M. Peter Jenner

[41]           M. Jenner est professeur émérite en pharmacologie au King’s College de Londres. Après une formation initiale de pharmacien, il a obtenu un doctorat à l’Université de Londres dans le domaine du métabolisme des médicaments et de la pharmacocinétique. Tout au long de sa carrière, il a collaboré avec des chimistes médicaux, des neurologues cliniciens et des psychiatres. Il est un expert reconnu dans les domaines de la pharmacologie, du métabolisme des médicaments et de la pharmacocinétique, plus particulièrement en ce qui concerne les médicaments agissant sur le système nerveux central utilisés dans le traitement des troubles psychiatriques et neurologiques. Son témoignage ne porte pas sur les moyens de séparer les mélanges racémiques, mais plutôt sur les raisons de les séparer. Autrement dit, il s’intéresse aux facteurs qui pourraient avoir incité, à l’époque, le destinataire versé dans l’art à obtenir le (+)‑citalopram.

 

M. John Caldwell

[42]           M. Caldwell a été doyen de la faculté de médecine de l’Université de Liverpool de 2002 à 2010 et pro‑vice‑recteur à cette même université de 2007 jusqu’à sa retraite (l’année dernière). Il est actuellement professeur émérite. Titulaire d’un doctorat en biochimie de la St Mary’s Hospital Medical School, il a obtenu un doctorat ès sciences en pharmacologie de l’Université de Londres pour s’être distingué dans le domaine du métabolisme des médicaments. Ses travaux ont porté, notamment, sur l’importance de la stéréochimie dans la mise au point des médicaments. Il est auteur et directeur de publication et siège ou a siégé au comité de rédaction de plusieurs publications scientifiques. Il a été le cofondateur, en 1989, de la revue Chirality, qui aborde une gamme de sujets ayant trait à la stéréochimie, notamment la mise au point de médicaments, la pharmacologie, la synthèse et l’analyse. Il a agi à titre d’expert‑conseil auprès d’organismes gouvernementaux de réglementation et de l’industrie. Il a donc les compétences voulues pour donner des conseils d’expert en tant que pharmacologue en ce qui a trait au métabolisme des médicaments et à la pharmacocinétique, ainsi qu’à l’importance de la stéréochimie dans la mise au point de médicaments, y compris les politiques et les pratiques en matière de réglementation s’y rapportant. Il a témoigné de l’importance de la stéréochimie pour les sociétés pharmaceutiques et les organismes gouvernementaux de réglementation dans les années 1980.

 

M. René Levy

[43]           M. Levy est professeur émérite au département de pharmacologie de l’Université de Washington, et expert‑conseil auprès de la Metabolism and Transport Drug Interaction Database, qu’il a créée en 2002. Il a obtenu un doctorat en chimie pharmaceutique à l’Université de Californie en 1970. En 1977, il a été nommé professeur titulaire en sciences pharmaceutiques et professeur auxiliaire de chirurgie neurologique à l’Université de Washington, où il a été chef du département de pharmacologie de la School of Pharmacy, de 1980 (année de sa création) à 2006. Il s’est spécialisé dans le métabolisme des médicaments et, comme les autres experts, il est un auteur éminent. Il a été reconnu comme expert dans les domaines du métabolisme, de la pharmacocinétique et de la pharmacodynamie des produits médicamenteux et de leurs métabolites, notamment en ce qui a trait aux conséquences de la stéréosélectivité à cet égard. Il s’est intéressé aux déclarations, ou aux implications, dans le brevet qui ont trait à l’utilisation du (+)‑citalopram comme antidépresseur chez les humains, à la question de savoir s’il était possible de prévoir que ce composé aurait des bienfaits thérapeutiques supérieurs à ceux du citalopram lui‑même et si une telle prédiction avait un fondement factuel.

 

M. Stephen Graham Davies

[44]           Lundbeck a, quant à elle, appelé M. Davies comme témoin. Ce dernier enseigne à l’Université d’Oxford depuis 1980, où il occupe le poste de professeur Waynflete de chimie. Entre 2006 et 2011, il a également été directeur du département de chimie. Il a obtenu un doctorat en chimie à l’Université d’Oxford en 1975 ainsi qu’un doctorat ès sciences en chimie à l’Université de Paris en 1980. En 1989, il a fondé Tetrahedron Asymmetry, dont il est toujours le rédacteur en chef, revue qui fait état des percées dans le domaine de la stéréochimie. En 1991, il a fondé la société Oxford Asymmetry International PLC, dont il est le directeur. Il a reçu nombre de prix et a agi comme expert‑conseil auprès de plusieurs sociétés pharmaceutiques. Il a témoigné sous forme d’affidavit ou de vive voix au nom de Lundbeck dans plusieurs pays où l’invention relative au (+)‑citalopram a été contestée.

 

[45]           La question de savoir s’il devrait être reconnu, comme le propose Lundbeck, comme un expert en chimie médicinale a suscité des débats. En fin de compte, je l’ai considéré comme un expert en chimie médicinale et en chimie organique, y compris en ce qui a trait aux techniques de séparation, et en stéréochimie. Son témoignage a porté sur un vaste éventail de sujets, notamment sur l’évidence et l’insuffisance. Il a également formulé des commentaires sur les rapports d’experts de MM. Semmelhack, Dannheiser, Caldwell et Jenner.

 

M. Daniel Armstrong

[46]           M. Armstrong est professeur Robert A. Welch de chimie à l’Université du Texas à Arlington. Il enseigne les sciences de la séparation et dirige la recherche au premier cycle et aux cycles supérieurs dans les domaines de la chimie bioanalytique, des sciences de la séparation, de la science des colloïdes ainsi que de la chimie organique. Il a des compétences spécialisées en séparation des mélanges racémiques au moyen de diverses méthodes, notamment la recristallisation fractionnée, la résolution cinétique, la cristallisation directe des énantiomères et la CLHP chirale. Il est un inventeur nommé dans 14 brevets américains, portant principalement sur la séparation des mélanges racémiques par CLHP et au moyen d’autres techniques de séparation. Comme il est mentionné plus haut, il a participé, avec M. Beesley, à la création d’Astec, entreprise spécialisée dans la séparation énantiomérique, principalement par CLHP chirale sur colonnes de cyclodextrine. Des scientifiques et des clients lui ont fréquemment demandé de tenter de séparer des énantiomères et il a souvent agi comme expert‑conseil aussi bien auprès de fabricants de médicaments d’origine que de médicaments génériques sur des questions liées au dédoublement des énantiomères. Dans ce cas également, comme les autres experts, ses titres de compétences, son expertise, ses publications et son rôle au sein de comités de rédaction forcent l’admiration. Il est reconnu comme un expert en techniques de dédoublement, y compris la CLHP chirale.

 

M. Peter Myers

[47]           M. Myers enseigne les sciences de la séparation au département de chimie de l’Université de Liverpool. Sa carrière s’est déroulée à la fois en milieu industriel et en milieu universitaire. Il a joué un rôle très important dans l’étude et la synthèse de microparticules de silice pour la CLHP. Il s’est joint en 1979 à une entreprise du Royaume‑Uni, Phase Separations, qui s’occupe de la fabrication et de la distribution de produits de chromatographie. Après l’achat de cette entreprise par Waters Corporation, une société américaine, en 1995, il est demeuré en poste comme expert‑conseil. Il a participé à la mise au point de produits de silice, y compris les produits utilisés par Astec, l’entreprise mise sur pied par MM. Amstrong et Beesley. Il est reconnu comme un expert en sciences de la séparation, y compris la chromatographie et la fabrication de silice chromatographique. Il a témoigné relativement à la faisabilité, en 1988, d’obtenir le (+)‑citalopram par chromatographie.

 

Dr Pierre Blier

[48]           Le Dr Blier est actuellement professeur titulaire aux départements de psychiatrie et de médecine cellulaire et moléculaire de la faculté de médecine de l’Université d’Ottawa; il est aussi professeur auxiliaire au département de psychiatrie de l’Université McGill, professeur auxiliaire au département de neurosciences de l’Université Carleton et directeur du programme de recherche sur les troubles de l’humeur à l’Institut de recherche en santé mentale de l’Université d’Ottawa. Il a obtenu son doctorat en neurosciences à l’Université de Montréal en 1985. Il a reçu de nombreuses subventions de recherche attribuées à la suite d’un examen par des pairs et a un grand nombre de publications à son actif. Il est reconnu comme un expert en neuropsychologie, notamment en pharmacocinétique et en pharmacodynamie, plus précisément en ce qui concerne les ISRS. Il est en outre un médecin spécialisé dans le traitement des maladies mentales, en particulier la dépression. Son témoignage a porté sur les bienfaits thérapeutiques du (+)‑citalopram et sur les promesses, le cas échéant, du brevet, quant aux bienfaits de cette substance dans le traitement de la dépression chez les humains par comparaison avec le citalopram.

 

Dr Gerd Bode

[49]           Le rapport d’expert du Dr Bode a été considéré comme ayant été lu. Le Dr Brode n’a pas été contre‑interrogé par Apotex. Titulaire d’un doctorat en médecine et d’un Ph. D., il est un expert dans les domaines de l’anatomopathologie, de la neuropathologie, de la pharmacologie et de la toxicologie. Son témoignage portait sur la toxicité alléguée du pamoate de (+)‑citalopram.

 

Sir Jack Baldwin

[50]           Apotex a appelé comme témoin Sir Jack Baldwin afin que ce dernier réponde aux propos de M. Davies concernant les règles dites de Baldwin, élaborées dans les années 1970. Sir Baldwin avait été le prédécesseur de M. Davies au poste de professeur Waynflete de chimie à l’Université d’Oxford, et il a reçu de nombreux prix. Il a été fait chevalier en 1997 pour ses réalisations en chimie organique. Il est reconnu comme un expert en chimie organique, synthétique et biologique. À l’instar de M. Davies, il a témoigné dans d’autres pays concernant le (+)‑citalopram, mais toujours du côté soutenant que le brevet devait être tenu pour invalide.

 

[51]           Finalement, M. Dannheiser a été rappelé pour contester certaines des opinions du professeur Davies.

 

[52]           Je dirai sans hésitation que ces témoins étaient non seulement admirablement qualifiés pour offrir leur avis d’expert à la Cour, mais qu’ils étaient même tous surqualifiés. Ce ne sont pas des chimistes médicinaux ordinaires, des chimistes analytiques ordinaires, des pharmacologues ordinaires, etc. Chacun d’eux est une superstar. Le problème, pour eux comme pour la Cour, était de savoir s’ils avaient réussi à abaisser en quelque sorte leur expertise au niveau de la personne versée dans l’art en 1988.

 

V. LE BREVET 452

[53]           La demande a été déposée le 13 juin 1989. Le brevet, délivré le 9 septembre 1997, était valide pour 17 ans. Il est déclaré que sa date de priorité est le 14 juin 1988, date à laquelle la première demande de brevet a été déposée au Royaume‑Uni. Lundbeck a proposé que la date de priorité soit fixée en avril, au motif que le (+)‑citalopram a été inventé ce mois‑là. Toutefois, il n’a pas présenté cet argument avec vigueur et, quoi qu’il en soit, les experts conviennent que la situation n’a pas changé entre avril et juin 1988.

 

[54]           Les inventeurs étaient deux employés de Lundbeck : M. Klaus Peter Bøgesø et M. Jens Perregaard.

 

[55]           Pour expliciter l’abrégé, selon M. Jenner, le brevet s’adresse à des chimistes et à des pharmacologues ayant une connaissance des antidépresseurs. Il porte sur les énantiomères du citalopram et sur leur utilisation dans le traitement de la dépression chez les humains. Il porte également sur les méthodes d’obtention de ces énantiomères.

 

[56]           Les revendications 1 à 5 portent sur le (+)‑citalopram lui‑même, y compris ses sels et sa composition, tandis que les revendications 6 à 11 portent sur un composé intermédiaire et les méthodes d’utilisation de ce composé pour fabriquer le (+)‑citalopram. Ces commentaires ne suscitent pas la controverse. Ce qui est plus controversé, c’est l’avis de certains selon lequel il est permis de prévoir que le (+)‑citalopram est plus puissant chez les humains que le citalopram.

 

[57]           M. Davies signale que, selon le mémoire descriptif, il s’était avéré possible à ce moment‑là (en 1988) de séparer le diol intermédiaire du citalopram en ses énantiomères et, de manière stéréosélective, de convertir ces énantiomères en énantiomères correspondants du citalopram. Un « diol » est un alcool présentant deux groupes hydroxyles par molécule.

 

[58]           Le brevet expose ensuite deux méthodes de séparation, appelées « A », « B » et « C », décrites en fonction des mécanismes de réaction chimique. Ces réactions comprennent la séparation du diol intermédiaire, ou d’un ester de celui‑ci, suivie de la conversion des précurseurs ainsi obtenus en énantiomères du citalopram au moyen de conditions et de réactifs spécifiques. J’en traiterai plus en détail plus loin.

 

[59]           Le mémoire descriptif se termine par 11 revendications :

i.                    La revendication 1 porte sur le citalopram et ses sels d’addition acides non toxiques.

ii.                  La revendication 2 porte sur le sel d’acide pamoïque du (+)‑citalopram.

iii.                La revendication 3 porte sur une composition pharmaceutique utile comme antidépresseur, qui contient une quantité efficace de (+)‑citalopram, ainsi qu’un diluant ou un adjuvant pharmaceutiquement acceptable.

iv.                La revendication 4 est identique à la revendication 3, à l’exception du fait que le sel d’acide pamoïque du (+)‑citalopram est l’ingrédient actif de la composition.

v.                  La revendication 5 dépend des revendications 3 et 4, et porte sur une composition présentée sous une forme pharmaceutique unitaire.

vi.                La revendication 6 porte sur l’énantiomère (‑) du diol intermédiaire, et sur un ester de ce dernier.

vii.              La revendication 7 porte sur une méthode de production du (+)‑citalopram.

viii.            Les revendications 8 à 11 portent sur des méthodes qui dépendent de la revendication 7.

 

VI. HISTORIQUE DES PROCÉDURES

[60]           Tout a commencé avec le Règlement MB (AC). Celui‑ci a fait l’objet de nombreuses décisions, y compris d’arrêts de la Cour suprême : Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1998] 2 RCS 193, 80 CPR (3d) 368, [1998] ACS no 58 (QL); Bristol‑Myers Squibb Co c Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 RCS 533, [2005] ACS no 26 (QL), aux paragraphes 5 à 24; et Apotex Inc c Sanofi‑Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265, [2008] ACS no 63 (QL) (Plavix), aux paragraphes 7 et 12 à 17.

 

[61]           En avril 2007, Apotex a signifié, conformément au Règlement, un avis d’allégation à Lundbeck Canada Inc., la titulaire de licence du brevet dans lequel elle affirmait que le brevet 452 était invalide pour divers motifs. Celui qui se rapportait à l’invalidité du brevet de sélection n’a pas été débattu dans le cadre du présent procès. À son tour, Lundbeck a déposé le mois suivant un avis de demande devant la Cour, dans le dossier de la Cour no T‑991‑07, en vue d’obtenir, conformément au Règlement, une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité avant l’expiration du brevet.

 

[62]           En février 2009, dans la décision Lundbeck Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2009 CF 146, 343 FTR 53, [2009] ACF no 249 (QL), j’ai fait droit à cette demande et interdit au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex. Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel fédérale, 2010 CAF 320, 88 CPR (4th) 325, [2010] ACF no 1504 (QL). La demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême a été rejetée (voir Renseignements sur les dossiers de la Cour, no de dossier 34066).

 

[63]           En théorie, le Règlement MB (AC) est sommaire de par sa nature. Il n’était pas censé être contraignant pour les parties en ce qui a trait à la validité ou à la contrefaçon. La question était simplement de savoir s’il fallait interdire au ministre d’accorder effectivement une licence à Apotex. Les parties ont le droit de plaider l’invalidité et la contrefaçon dans le cadre d’une action plutôt que d’une demande. Lundbeck devait simplement répondre aux allégations contenues dans l’avis d’allégation, dans lequel l’absence de contrefaçon n’était même pas invoquée.

 

[64]           Comme je l’ai fait remarquer dans le cadre de cette instance, un procès est bien plus souhaitable du point de vue du juge, comme d’ailleurs de celui des parties. Contrairement aux actions, les demandes ne donnent pas lieu à une divulgation complète de documents ni à des interrogatoires préalables. Aucun témoignage n’est entendu en cour. La preuve se limite à des affidavits et aux contre‑interrogatoires qui s’y rapportent. La Cour ne peut pas demander des clarifications aux témoins experts. Dans le cadre du présent procès, la plupart des experts sont nouveaux et une grande partie de la preuve est inédite.

 

[65]           Il n’est pas rare du tout qu’un brevet soit jugé invalide lors du procès, même si le ministre était précédemment sous le coup d’une interdiction de délivrer un avis de conformité. Dans l’arrêt Plavix, précité, la Cour suprême a maintenu l’ordonnance d’interdiction rendue par la présente Cour. Cependant, le brevet a ensuite été jugé invalide lors du procès sur le fond (Apotex Inc c Sanofi‑Aventis, 2011 CF 1486, 101 CPR (4th) 1, [2011] ACF no 1813 (QL), actuellement en appel).

 

[66]           La Cour a pris l’habitude, lorsque c’est possible, de charger le juge qui a entendu la demande d’avis de conformité d’instruire le procès. L’idée maîtresse est qu’il est difficile de se familiariser avec ces brevets pharmaceutiques, et qu’il est donc préférable d’affecter au procès le juge qui a déjà examiné le brevet. Ce seul élément ne suscite pas de conflit d’intérêts ni de crainte de partialité (Sanofi‑Aventis Canada Inc c Apotex Inc, 2008 CAF 394, [2008] ACF no 1692 (QL)).

 

[67]           J’ai soulevé ce point assez rapidement lors de la conférence de gestion de l’instruction. Les parties ont consenti à que je sois le juge du procès. En fait, ces dernières, et Apotex en particulier, ont composé leur preuve de manière à répondre à l’une de mes préoccupations, à savoir que les experts avaient du recul et n’envisageaient pas le (+)‑citalopram d’après l’état des connaissances en 1988.

 

[68]           Je me pencherai à présent sur les allégations d’invalidité.

 

VII. INVALIDITÉ

A. Anticipation

 

[69]           L’arrêt de principe canadien est Plavix, précité, de la Cour suprême. L’article 27 de la Loi sur les brevets, dans sa version à la date pertinente, exigeait notamment que l’invention visée par le brevet ne soit pas « décrite dans quelque brevet ou dans quelque publication imprimée au Canada ou dans tout autre pays plus de deux ans avant la présentation de la pétition ci‑après mentionnée […] ».

 

[70]           D’après Apotex, les revendications visant le (+)‑citalopram lui‑même comme composé, à savoir les revendications 1 à 5, sont invalides parce qu’elles sont antériorisées par la divulgation antérieure du (+)‑citalopram comme composant du citalopram.

 

[71]           Des brevets antérieurs, délivrés plus de deux ans avant la demande, divulguaient des renseignements sur le citalopram, par exemple le brevet américain 4 136 193. Le fait que le citalopram était un racémate contenant des quantités égales de (+)‑citalopram et de (‑)‑citalopram et le fait que les énantiomères pouvaient avoir des effets thérapeutiques différents entre eux, ou par rapport au composé lui‑même, faisaient partie des connaissances générales courantes.

 

[72]           Cependant, la réalisation du brevet 193 ou la fabrication du diol intermédiaire divulgué dans le brevet américain 4 650 884 ne peuvent qu’aboutir à l’obtention d’un mélange racémique, et non à des énantiomères distincts, ce qui fait échec à la prétention d’Apotex.

 

[73]           Le critère relatif à l’antériorité a été formulé par le juge Hugessen, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, dans Beloit Canada Ltd c Valmet Oy (1986), 8 CPR (3d) 289, [1986] ACF no 87 (QL), à la page 297 :

Il faut en effet pouvoir s’en remettre à une seule publication antérieure et y trouver tous les renseignements nécessaires, en pratique, à la production de l’invention revendiquée sans l’exercice de quelque génie inventif. Les instructions contenues dans la publication antérieure doivent être d’une clarté telle qu’une personne au fait de l’art qui en prend connaissance et s’y conforme arrivera infailliblement à l’invention revendiquée.

 

[74]           Ce critère a été approuvé par la Cour suprême dans l’arrêt Free World Trust, précité.

 

[75]           Après avoir renvoyé à des décisions anglaises récentes, le juge Rothstein a établi, dans l’arrêt Plavix, que l’antériorité comportait deux volets : la divulgation antérieure et le caractère réalisable. La divulgation antérieure signifie que la réalisation du brevet entraînerait nécessairement une contrefaçon.

 

[76]           Il a estimé que la décision Beloit ne concernait que la divulgation antérieure. Il n’était pas nécessaire que le juge Hugessen se demande si cette divulgation rendait également l’invention réalisable.

 

[77]           En l’espèce, il n’y a pas eu de divulgation antérieure puisque les brevets précédents ne montraient pas comment dédoubler le citalopram, pas plus qu’ils ne divulguaient les effets thérapeutiques du (+)‑citalopram.

 

[78]           À part les brevets, D.F. Smith, de l’Unité de recherche de psychopharmacologie de l’Hôpital psychiatrique de Risskov, au Danemark, avait publié deux articles : « Stereochemical Considerations of the Actions of Some Psychotropic Drugs » en 1985 dans Pharmacopsychiat, et « The Stereoselectivity of Serotonin Uptake in Brain Tissue and Blood Platelets: the Topography of the Serotonin Uptake Area » en 1986 dans Neuroscience & Biobehavorial Reviews. Cependant, ces articles n’expliquent pas du tout comment on peut obtenir les énantiomères à partir du citalopram. Par ailleurs, l’auteur avait prédit que l’activité serait concentrée dans l’énantiomère R alors qu’il s’avère que c’est surtout l’énantiomère S qui est actif.

 

B. Évidence

 

[79]           Contrairement à l’article 28.3 de la Loi sur les brevets actuellement en vigueur, l’ancienne version de la Loi ne précisait pas que l’objet d’une revendication ne devait pas être évident « pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet […] ». Cependant, il a toujours été établi que l’article 28.3 était une disposition simplement interprétative en ce qu’une invention doit, par définition, avoir le caractère de la nouveauté (arrêt Plavix, précité, au paragraphe 51).

 

[80]           Qui est donc cette personne versée dans l’art? Dans Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067, 9 CPR (4th) 129, [2000] ACS no 68 (QL), précité, au paragraphe 42, le juge Binnie déclare, en citant Consolboard Inc c MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd, [1981] 1 RCS 504, à la page 517, que le brevet doit fournir une description de l’invention « comportant des détails assez complets et précis pour qu’un ouvrier, versé dans l’art auquel l’invention appartient, puisse construire ou exploiter l’invention après la fin du monopole ».

 

[81]           Si elle est évidente pour une telle personne, l’« invention » n’est pas brevetable.

 

[82]           La personne versée dans l’art n’existe pas dans la législation sur les brevets : elle est une création judiciaire. S’agissant d’appliquer ce concept au regard de l’évidence, le juge Hugessen a déclaré, dans l’arrêt Beloit Canada Ltd c Valmet Oy, précité, tel que rapporté par le juge Rothstein dans Plavix (Apotex Inc c Sanofi‑Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265, [2008] ACS no 63 (QL)), au paragraphe 52 :

Pour établir si une invention est évidente, il ne s’agit pas de se demander ce que des inventeurs compétents ont ou auraient fait pour solutionner le problème. Un inventeur est par définition inventif. La pierre de touche classique de l’évidence de l’invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit. Il s’agit de se demander si, compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l’invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout‑le‑monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C’est un critère auquel il est très difficile de satisfaire.

 

[83]           Un autre commentaire éclairant est formulé par le juge Laddie dans Lilly Icos LLC c Pfizer Ltd, [2000] EWHC Patents 49, au paragraphe 62 :

[traduction] La question de l’évidence doit s’apprécier du point de vue de la personne versée dans l’art mais dépourvue d’inventivité. Cette personne n’existe pas, elle est une création juridique servant de critère objectif pour déterminer si une idée particulière peut être protégée par un brevet. Elle est réputée avoir examiné et lu les documents accessibles au public et être au fait des usages notoires dont font état les antériorités. Elle comprend toutes les langues et tous les dialectes, ce qui est évident ne lui échappe jamais, et elle ne cherche pas à être inventive. Elle n’a aucune préférence ni aversion particulière, et il lui manque singulièrement d’imagination. Elle se distingue de tous les gens réels par au moins l’une de ces caractéristiques. Un travailleur réel dans le domaine peut ne jamais prendre connaissance d’un document d’art antérieur – par exemple, il pourrait ne jamais s’intéresser au contenu d’une bibliothèque publique particulière, ou être découragé parce que les ouvrages qu’elle contient sont publiés dans une langue qu’il ne connaît pas. Mais la personne fictive versée dans l’art passe pour avoir fait tout cela. Ceci reflète un des aspects de la politique qui sous‑tend le concept juridique de l’évidence. Tous les prolongements évidents d’idées publiques ne peuvent ensuite être validement protégés par un brevet même si, en pratique, peu de personnes auraient pris la peine d’écumer les antériorités ou auraient trouvé les éléments particuliers visés. Les brevets ne servent pas à protéger la découverte et la propagation d’une information publique et de ses prolongements évidents, mais seulement de nouvelles inventions. Un travailleur qui découvre ou obtient une antériorité, ou qui tombe dessus par hasard, doit réaliser qu’il ne peut se voir accorder de monopole sur ces connaissances et leurs prolongements évidents; il reçoit par ailleurs l’assurance que personne ne peut obtenir un tel monopole.

 

 

[84]           Il est bien sûr important de ne pas prendre ces mots au pied de la lettre (Hollier c Rambler Motors (AmC) Ltd, [1972] 1 All ER 399, à la page 409, [1972] 2 QB, au par. 80 et Gillespie Brothers & Co Ltd c Roy Bowles Transport Ltd [1973] 1 All ER 193 (CA)). Les passages cités ne visent pas l’interprétation d’une loi. Par exemple, dans l’arrêt Plavix, précité, le juge Rothstein a limité la fameuse déclaration du juge Hugessen touchant l’antériorité à la divulgation antérieure, en excluant le caractère réalisable.

 

[85]           Un certain nombre de questions sont soulevées :

i.                    Le (+)‑citalopram était‑il évident pour les personnes auxquelles le brevet s’adressait?

ii.                  Les techniques utilisées avec succès par Lundbeck résultaient‑elles d’un « essai allant de soi »?

iii.                Existait‑il un facteur de motivation ou un motif pour obtenir le (+)‑citalopram?

iv.                Les autres techniques satisfaisaient‑elles au critère de l’« essai allant de soi »?

v.                  Était‑il évident et manifeste que les techniques utilisées ou qui auraient pu être utilisées auraient été couronnées de succès?

vi.                Est‑ce que les résultats des expériences menées avec succès en 2012 auraient été les mêmes si celles‑ci avaient été réalisées en 1988? Ces expériences étaient‑elles courantes?

vii.              Les inventeurs ont‑ils eu la tâche facile?

 

[86]           Avant de décider si le (+)‑citalopram était évident, s’il était évident d’appliquer diverses techniques et s’il était probable que ces techniques fonctionnent, il faut comprendre ce que Lundbeck a fait. Pour résumer la preuve présentée par M. Semmelhack, le brevet décrivait trois procédés de synthèse.

 

[87]           Le premier procédé concerne :

i.                    la conversion du diol du citalopram en un ester covalent diastéréoisomère par adjonction d’un chlorure d’acide optiquement pur et d’un hydrure ou d’un ester labile dans un solvant organique inerte;

ii.                  la purification des diastéréoisomères, par chromatographie (en particulier la CLHP) ou cristallisation;

iii.                l’adjonction d’une base forte fermant le cycle et permettant ainsi d’obtenir un seul énantiomère du citalopram.

 

Cette fermeture du cycle, nécessaire pour obtenir une structure chirale, donne lieu à une grande divergence d’opinions entre les experts.

 

[88]           Le deuxième procédé concerne la séparation du diol du citalopram en ses deux énantiomères par l’adjonction d’un acide optiquement actif, dont certains exemples ont été donnés.

 

[89]           Le troisième procédé a trait à la conversion des énantiomères purs préparés selon le deuxième procédé. La synthèse comprend :

i.                    la conversion de l’alcool primaire pour former un ester labile;

ii.                  l’adjonction simultanée d’une base dans un solvant organique inerte à 0 degré Celsius.

 

[90]           Apotex soutient que ce qui a été réalisé faisait bien partie des connaissances générales courantes du destinataire versé dans l’art et de l’état de la technique en 1988. Le dédoublement était certainement la technique la plus évidente. Cette méthode comprenait le dédoublement des diastéréoisomères, aussi bien covalents qu’ioniques.

 

[91]           L’autre technique serait fondée sur la CLHP chirale. Même si Lundbeck a essayé la CLHP sans succès, le résultat souhaité aurait été obtenu en une semaine au maximum, quelle que soit la méthode.

 

[92]           La question de savoir si l’on devait partir du citalopram lui‑même ou d’un précurseur fait débat. J’estime que si l’un n’avait pas fonctionné, la personne versée dans l’art aurait essayé l’autre.

 

[93]           À mon avis, la question n’est pas tant de savoir quelle technique la personne versée dans l’art aurait pu employer pour tâcher de parvenir au (+)‑citalopram, mais plutôt si ces techniques auraient été fructueuses, compte tenu du large éventail d’agents chimiques qui pouvaient entrer dans la réaction et d’autres variables. Il s’agit en fait de savoir s’il « allait de soi » ou non d’employer certaines techniques, et si à un moment donné la frustration n’aurait pas mené à l’abandon. Le fardeau de preuve incombe à Apotex. L’arrêt Plavix, précité, qui portait également sur un racémate et des énantiomères, est particulièrement instructif. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Rothstein a écrit au paragraphe 66 :

Pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas.

 

[94]           Il a endossé l’approche en quatre étapes élaborée par le lord juge Oliver dans Windsurfing International Inc c. Tabur Marine (Great Britain) Ltd, [1985] R.P.C. (59) (C.A.), puis reformulée par le lord juge Jacob dans Pozzoli SPA c. BDMO SA, [2007] F.S.R. 37 (p. 872), [2007] EWCA Civ 588, au paragraphe 23 :

[traduction] Par conséquent, je reformulerais comme suit la démarche préconisée dans l’arrêt Windsurfing :

 

1)         a) Identifier la « personne versée dans l’art ».

 

            b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne.

 

2)         Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation.

 

3)         Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation.

 

4)         Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

 

[95]           Le juge Rothstein était d’avis que la question de l’essai « allant de soi » se poserait à la quatrième étape de l’approche énoncée dans les arrêts Windsurfing/Pozzoli.

 

[96]           Si l’application de ce critère est justifiée, poursuivait‑il au paragraphe 69 :

Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

 

1.         Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

2.         Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

3.         L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

 

[97]           On a présenté au procès une quantité considérable d’éléments de preuve en ce qui concerne les moyens qui permettaient de séparer, en 1988, les énantiomères du citalopram en quantités suffisantes pour pouvoir tester leurs caractéristiques; ces techniques seraient‑elles venues à l’esprit de la personne versée dans l’art et leur application lui aurait‑elle demandé des efforts? Des expériences ont été effectuées pour démontrer qu’il aurait été facile ou compliqué de dédoubler le citalopram, dépendamment de ceux qui les ont commanditées.

 

[98]           M. Timothy Ward, qui a réussi à dédoubler le citalopram dans les mois qui ont précédé le procès en se servant de l’une des inventions de M. Armstrong, a déclaré que la réalisation de son expérience ressemblait à plusieurs égards à la reproduction d’une recette issue d’un livre de cuisine. S’il n’y avait pas tant de jurisprudence sur ce point, j’aurais été enclin à penser que la personne susceptible d’arriver au résultat recherché, sans consulter le brevet en question, c’est‑à‑dire le livre de recettes, possédait des compétences supérieures à celles à qui le brevet était destiné. Suivre une recette est une chose, la réaliser est une tout autre histoire.

 

i.                    Motivation

[99]           La question de la motivation a pris une importance toute particulière. Apotex a déclaré que les scientifiques étaient alors extrêmement motivés par l’idée de séparer les racémates pharmaceutiques compte tenu de l’intérêt des autorités réglementaires, notamment celles des deux marchés les plus importants, à savoir les États‑Unis et le Japon. De son côté, Lundbeck a minimisé l’importance de la motivation. Cette conception de la motivation me préoccupe. Les désirs n’accouchent pas de la réalité et ne facilitent pas les choses. Un motif est ce qui pousse ou tend à pousser une personne à adopter un plan d’action particulier (Oxford Dictionary). Par ailleurs, il est possible que rien ne justifie une initiative à un moment donné. Par exemple, l’amélioration du rendement énergétique des automobiles n’a pas forcément suscité un grand intérêt dans les années 1950. L’absence d’intérêt ne donnerait pas lieu à un brevet si l’invention finale était évidente.

 

[100]       J’estime que Lundbeck avait un motif de dédoubler le citalopram. Le fait que chacun des énantiomères tridimensionnels pouvait se lier à ses récepteurs dans le corps humain de manière différente, de telle sorte que l’un soit plus bénéfique que l’autre, faisait partie des connaissances générales courantes. Comme nous l’avons déjà mentionné, on se doutait que l’autre énantiomère aurait peut‑être des effets secondaires indésirables, voire catastrophiques.

 

[101]       Il a été fait mention du thalidomide, dont on estimait qu’un énantiomère était très utile dans le traitement des nausées chez la femme enceinte, tandis que l’autre causait de terribles malformations congénitales. Il semble toutefois généralement admis, aujourd’hui, que l’énantiomère bénéfique était reconverti en mélange racémique dans l’organisme (cinquante pour cent de l’énantiomère « bénéfique » était converti par l’organisme en énantiomère « nocif »).

 

[102]       La Federal Drug Administration (FDA) américaine a commencé à manifester de l’intérêt, et a même demandé au titulaire américain de licence de Lundbeck de lui fournir des renseignements sur les énantiomères du citalopram dès qu’ils seraient disponibles. Cependant, aucune exigence réglementaire ne faisait de la décomposition des racémates une condition de leur approbation par la FDA; c’est encore le cas aujourd’hui. Ce régime réglementaire, qui prévoit des essais cliniques chez les humains, est assez différent du régime des brevets, quoiqu’il faille rajouter qu’un brevet de médicament n’est pas particulièrement utile si le médicament n’est pas commercialisable. Il n’était pas nécessaire de démontrer l’efficacité du (+)‑citalopram par des études cliniques sur les humains si le brevet divulguait un fondement rationnel permettant valablement de prédire son utilité (Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, [2002] 4 RCS 153, [2002] ACS no 78 (QL), au paragraphe 3 (AZT)).

 

[103]       Nonobstant la fierté professionnelle de M. Bøgesø, un des inventeurs à avoir témoigné, les universitaires commençaient à s’intéresser au citalopram. Lundbeck craignait que quelqu’un d’autre soit en mesure de le dédoubler avant elle, ce qui aurait empêché le brevetage du (+)‑citalopram et entraîné une diminution des profits puisque, dans le meilleur des cas, des accords de licences croisées auraient été conclus.

 

[104]       Même si la motivation rendait évidente la tentative de dédoublement du citalopram, comme le déclarait le juge Rothstein au paragraphe 65 de l’arrêt Plavix, précité : « J’estime que la notion d’“essai allant de soi” n’est applicable que lorsqu’il est très clair ou, pour reprendre les termes employés par le lord juge Jacob, qu’il est plus ou moins évident, que l’essai sera fructueux. » Cette mention du lord juge Jacob renvoie à l’arrêt Saint‑Gobain PAM SA v. Fusion Provida Ltd., [2005] EWCA Civ 177 (BAILII), au paragraphe 35 :

[traduction] La seule inclusion possible de quelque chose dans un programme de recherche dans l’optique d’en apprendre davantage et de faire une découverte ne suffit pas. S’il en allait autrement, peu d’inventions seraient brevetables. L’éventualité d’une protection ne justifierait la recherche que dans des domaines n’offrant aucune chance de découverte. La notion d’« essai allant de soi » ne s’applique vraiment que lorsqu’il est plus ou moins évident que l’essai sera fructueux.

 

[105]       Dans l’arrêt Plavix, le juge Rothstein a également cité le paragraphe 58 de la décision du juge Kennedy, qui s’exprimait au nom de la Cour suprême des États‑Unis dans KSR International Co. c. Teleflex Inc., 127 S. Ct. 1727 (2007) :

À la p. 1742, il dit clairement que le critère de l’« essai allant de soi » peut être appliqué dans le cadre de l’examen portant sur l’évidence :

 

[traduction] La même interprétation étroite a amené la Court of Appeals à conclure erronément que l’évidence de la revendication d’un brevet ne peut être établie par le seul fait que la combinaison des éléments constituait un « essai allant de soi ». […] Lorsqu’un besoin précis ou la pression du marché incite à résoudre un problème et qu’il existe un nombre limité de solutions connues et prévisibles, la personne dotée de compétences usuelles a une bonne raison d’opter pour celles qui, parmi ces solutions, sont techniquement à sa portée. Si le résultat escompté est obtenu, il est sans doute attribuable à des compétences usuelles et au bon sens, et non à l’innovation. Dans ce cas, le fait que la combinaison des éléments constituait un essai allant de soi en démontrerait peut‑être le caractère évident au sens de l’art. 103.

 

 

[106]       Les faits dans KSR étaient très différents de ceux de l’arrêt Plavix et de l’affaire dont nous sommes saisis. Il y était question de capteurs électroniques dans des pédales d’accélération automobiles. Il a été établi que le fait de monter un capteur modulaire sur un point de pivotement fixe de la pédale était une étape de conception tout à fait à la portée d’une personne ayant des compétences ordinaires dans l’art concerné. Le brevet en question reposait sur une combinaison d’éléments de l’art antérieur. Comme le déclarait le juge Kennedy à la page 1739 :

[traduction] Depuis plus d’un demi‑siècle, la Cour a affirmé qu’un brevet qui ne se rapporte qu’à une combinaison d’éléments connus sans rien changer à leurs fonctions respectives […] soumet manifestement ce qui est déjà connu à la portée de son monopole et diminue ainsi les ressources disponibles pour les hommes de métier. […] La combinaison d’éléments familiers selon des méthodes connues risque d’être évidente lorsqu’elle ne produit rien d’autre que des résultats prévisibles.

 

 

[107]       Il poursuit aux pages 1741 et 1742 :

[traduction] Pour déterminer si l’objet d’une revendication de brevet est évidente, ce n’est ni la motivation particulière ni l’objectif déclaré du breveté qui importe, mais la portée objective de la revendication. Si la revendication porte sur ce qui est évident, elle est invalide […] Un des moyens de prouver que l’objet d’un brevet est évident est de démontrer qu’il existait au moment de l’invention un problème connu appelant une solution évidente comprise dans les revendications du brevet.

 

[108]       Tout bien considéré, j’estime que la motivation est un facteur neutre. Comme l’a noté le juge Kennedy, la motivation du breveté n’a pas d’importance. Il faut atteindre un équilibre. Si ce critère invite à fournir plus d’efforts ou à envisager des approches plus variées, à un moment donné, les expériences perdent leur caractère courant et font intervenir une certaine inventivité.

 

[109]       Cette affaire repose sur les avis d’expert. Comment la Cour choisira‑t‑elle l’avis qui mérite préséance? Certainement pas en fonction des connaissances chimiques des experts, ni même de leurs connaissances à ce chapitre en 1988. Même à cette époque, ces experts surqualifiés avaient des compétences bien supérieures à celles de la personne versée dans l’art.

 

[110]       D’après Apotex, il faudrait considérer la quatrième question de l’approche Windsurfing/Pozzoli, telle que citée par le juge Rothstein dans Plavix, « [a]bstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée ». MM. Semmelhack et Dannheiser se sont simplement vu remettre la formule du citalopram, et ont été priés d’expliquer comment le chimiste hypothétique pourvu de compétences ordinaires en aurait tiré un seul énantiomère. Par ailleurs, M. Davies connaissait bien le brevet 452 et ses variantes étrangères, puisqu’il avait témoigné pour le compte de Lundbeck dans nombre d’affaires antérieures. Ce facteur n’a pas grande importance sans quoi, les experts ne pourraient témoigner qu’une seule fois en cette qualité. À un moment ou un autre, l’expert doit examiner le brevet.

 

[111]       Si le message vous déplait, tirez sur le messager. Comme Apotex ne pouvait pas contester les connaissances de M. Davies en chimie, elle m’exhorte à ne pas tenir compte de son avis parce qu’il fait partie de l’équipe de plaideurs de Lundbeck.

 

[112]       Lundbeck ne peut pas vraiment s’en étonner, puisqu’elle a soulevé le même argument dans l’instance relative à l’avis de conformité. Elle avait alors demandé avec insistance que l’avis d’un témoin expert, qui n’avait pas été appelé dans ce procès, soit écarté parce qu’il avait comparu pour Apotex à plus de trente reprises. Si M. Davies est appelé pour témoigner pour tous les brevets, c’est qu’en définitive il défend toujours le même. J’avais refusé alors de minimiser l’importance d’un avis pour ce motif, et je m’y refuse encore.

 

[113]       On a fait remarquer par exemple que M. Davies avait assisté aux déclarations préliminaires. Les experts ont le droit d’être présents tout au long du procès.

 

[114]       L’avis écrit qu’il a fourni en l’espèce et son témoignage ne correspondaient pas tout à fait à ses dépositions dans quatre autres affaires. Cependant, il faut garder à l’esprit que Lundbeck était parfois défenderesse, et parfois demanderesse. Ainsi, dans l’instance relative à l’avis de conformité, la portée des questions à trancher était circonscrite par l’avis de demande d’Apotex. Il n’était pas nécessaire que M. Davies s’exprime sur des choses qui n’avaient pas été alléguées.

 

[115]       Il a toujours affirmé qu’il existait au moins treize manières de séparer les racémates. On a laissé entendre qu’il voulait rendre le problème plus compliqué qu’il ne l’était en réalité. Il s’agit néanmoins de savoir s’il existait oui ou non treize manières différentes de procéder. Il n’a jamais été contredit. Par ailleurs, il est clair, du moins à mes yeux, eu égard à son rapport et à son témoignage, que la plupart de ces techniques seraient immédiatement écartées, par lui comme par la personne versée dans l’art qui examinerait la formule chimique du citalopram ou de l’un de ses précurseurs. La déclaration peignait simplement le contexte.

 

[116]       Quant à la technique employée avec succès par Lundbeck pour séparer les diastéréomères, il déclarait dans son rapport : [traduction] « Il faut noter qu’il se peut très bien que les différences entre les deux diastéréomères produits soient si négligeables (et elles le sont souvent), que la séparation ne puisse être obtenue par cette méthode, en particulier par la cristallisation. » Il n’a pas dit cela dans d’autres rapports. Cependant, l’important n’est pas de savoir ce qu’il a dit ou omis de dire ailleurs, mais si d’une manière générale cette déclaration est vraie. Comme il n’a jamais été contredit, je la tiens pour exacte. Ni M. Semmelhack ni M. Dannheiser n’étaient particulièrement enthousiasmés par la cristallisation.

 

[117]       M. Davies  était un témoin plutôt prudent et hésitant, ce qui n’est pas surprenant compte tenu de la vigueur du contre‑interrogatoire. Même s’il n’était pas aussi spontané que M. Dannheiser, par exemple, je ne trierai pas les experts en fonction de leur personnalité. Les avis que j’ai reçus correspondaient à ce que les experts estimaient être à la portée de la personne versée dans l’art à l’époque, ou considéraient comme les connaissances générales courantes et les recherches bibliographiques ayant pu ou ayant dû être effectuées.

 

[118]       Pour sa part, Lundbeck fait observer que je devrais préférer l’avis de M. Davies à ceux de MM. Semmelhack et Dannheiser, car ceux‑ci étaient déjà des experts éminents dans le domaine en 1988 et que leurs connaissances et aperçus étaient de loin supérieurs à ceux de la personne versée dans l’art. Cet argument a du poids.

 

[119]       Je me pencherai à présent sur les différentes techniques que la personne versée dans l’art aurait envisagées, selon les experts.

 

ii.                  Dédoublement

 

[120]       Les experts ont cité un certain nombre de méthodes par lesquelles le (+)‑citalopram pouvait être obtenu, mais seules deux d’entre elles méritent d’être examinées : le dédoublement chimique et la CLHP chirale.

 

[121]       MM. Semmelhack, Dannheiser et Davies étaient les principaux experts en ce qui a trait au dédoublement chimique. Sir Jack Baldwin a été appelé lorsqu’il a été question des règles de Baldwin; M. Armstrong, qui s’est exprimé au sujet de la CLHP chirale, a été appelé à commenter les techniques de dédoublement durant son contre‑interrogatoire.

 

[122]       La question n’est pas tant de savoir comment aborder le problème d’un point de vue théorique, mais plutôt si certaines techniques auraient paru évidentes au chimiste médicinal « ordinaire » et à son équipe en 1988, et si elles auraient fonctionné. MM. Semmelhack et Dannheiser ont chacun proposé une méthode de dédoublement sans même consulter le brevet, et elles ressemblaient beaucoup à celle qu’il contient. Apotex prétend que comme ils y sont parvenus en se mettant dans la peau du chimiste médicinal « ordinaire », la méthode était donc évidente pour ceux à qui le brevet s’adressait. Pour Lundbeck, cela prouve simplement qu’elle avait raison, c’est‑à‑dire que les deux scientifiques sont trop qualifiés pour se mettre à la place du chimiste médicinal « ordinaire » en 1988. Je suis d’accord avec cette position.

 

[123]       M. Semmelhack a estimé qu’un chimiste versé dans l’art se serait attendu à obtenir un seul énantiomère en ayant recours à quatre méthodes :

i.                    la production de sels diastéréoisomères du citalopram, qui pourraient ensuite être séparés par cristallisation fractionnée;

ii.                  la production d’un diastéréoisomère covalent d’un diol précurseur, qui pourrait ensuite être séparé par cristallisation fractionnée ou par chromatographie;

iii.                la production d’un sel diastéréoisomère d’un diol précurseur du citalopram, qui pourrait ensuite être séparé par cristallisation fractionnée;

iv.                la chromatographie chirale. Toutefois, n’étant pas un expert dans le domaine, il ne pouvait pas faire de commentaires à ce sujet.

 

[124]       Le chimiste versé dans l’art travaillerait à partir du diol décrit dans le brevet américain 4650884, délivré en 1987, mais fondé sur une date de priorité anglaise de 1984.

 

[125]       Le citalopram lui‑même est décrit dans le brevet américain 4136193, accordé en 1979, et reposant sur une date de priorité anglaise de 1976.

 

[126]       Il a expliqué que la différence entre l’état de la technique et le concept d’innovation tenait au fait que l’état de la technique [traduction] « ne contient aucune énonciation explicite de la préparation du (+)‑citalopram par séparation du diol du (‑)‑citalopram et fermeture du cycle qui permet d’éviter la racémisation au niveau du centre stéréogène clé ». Il a toutefois estimé que le chimiste versé dans l’art n’aurait pas eu à faire montre d’un esprit inventif parce que les procédés chimiques exposés dans le brevet 452 étaient fondés sur des principes fondamentaux de synthèse organique et étaient bien connus.

 

[127]       À son avis, M. Bøgesø, l’un des inventeurs, contrairement au destinataire théorique, avait des idées préconçues à l’égard de la voie du diol. Il n’a pas tenu compte du fait que la fermeture du cycle pourrait être effectuée dans des conditions basiques. La voie du diol serait privilégiée parce qu’elle permettrait le dédoublement par chromatographie, dont la réussite serait presque certaine.

 

[128]       À l’époque, le chimiste versé dans l’art aurait eu recours à des techniques ordinaires pour purifier, ou séparer, une substance donnée. La cristallisation fractionnée et la chromatographie exploitent toutes deux les différences de propriétés physiques et chimiques des divers composants d’un mélange donné.

 

[129]       Le chimiste versé dans l’art aurait eu recours à la cristallisation fractionnée pour exploiter les différences de solubilité entre les composants d’un mélange et dans la manière dont ils cristallisent. Il aurait produit un sel du composé en question. Si ce dernier avait été un acide, une base aurait été ajoutée. S’il avait été une base, un acide aurait été ajouté. La réaction acide‑base se produirait dans une solution, qui serait ensuite refroidie dans l’espoir que les substances se cristallisent. La substance la moins soluble est généralement présente en plus grande quantité dans la substance ou le précipité cristallisé, étant donné que la substance la plus soluble préfère demeurer en solution. La technique peut être répétée à maintes reprises et a été utilisée pendant un certain nombre d’années. Cela étant, il avertit toutefois que les cristaux ne se forment pas toujours facilement et qu’il n’est pas certain que les composants du mélange auront une solubilité suffisamment différente pour permettre la purification. Dans le cas de la chromatographie, cependant, une telle incertitude n’existe pas.

 

[130]       La chromatographie (CLHP non chirale) consiste à :

i.                    remplir un tube ou une colonne d’une poudre absorbante appelée phase stationnaire;

ii.                  appliquer la molécule devant être purifiée sur cette phase;

iii.                verser la phase mobile ou le solvant à travers la colonne;

iv.                recueillir les composants qui ont été entraînés. La vitesse de séparation des différentes substances variera parce que les divers composants du mélange réalisent des interactions d’intensité différente avec la phase stationnaire.

 

[131]       En ce qui concerne le dépouillement d’ouvrages spécialisés, la personne versée dans l’art n’en avait pas besoin personnellement, mais elle pouvait consulter certains ouvrages généraux et d’autres portant spécifiquement sur la stéréochimie, notamment ceux de Jacques, Collet et Wilen : Enantiomers, Racemates and Resolutions, 1981, et d’Eliel : Stereochemistry of Carbon Compounds, 1962. Le chimiste versé dans l’art se serait également reporté à un certain nombre de publications de chimie bien connues, comme le Journal of American Chemical Society, Angewante Chemie, le Journal of Organic Chemistry, le Journal of Medicinal Chemistry, Tetrahedron, Tetrahedron Letters, le Journal of the Royal Chemical Society (Chemical Communications, Perkin Series) et Synthesis.

 

[132]       On utilisait le Chemical Abstracts pour rechercher les brevets et les articles de revues. Il s’agissait d’un système non informatisé fonctionnant à l’aide de mots‑clés.

 

[133]       Le chimiste versé dans l’art rejetterait certaines méthodes, comme la synthèse à partir d’un « réservoir chiral » (chiral pool) ou la synthèse asymétrique. La séparation des diastéréoisomères serait la meilleure façon d’obtenir des quantités de l’ordre du gramme. Le chimiste versé dans l’art reconnaîtrait que le diol possède des groupes fonctionnels ou « points d’ancrage » qui rendent évidente et facile à réaliser la formation d’un diastéréoisomère covalent. Le risque que la fermeture du cycle ne se fasse pas serait presque inexistant.

 

[134]       À son avis, un chimiste versé dans l’art, à l’époque, aurait été en mesure de concevoir un mécanisme en se fondant uniquement sur les connaissances générales, sans avoir à consulter la littérature. Une recherche aurait toutefois permis de découvrir les Rules for Ring Closure (règles de fermeture de cycle), 1976, de Baldwin. Ces règles auraient révélé que le fait qu’un nucléophile et un groupe partant du même composé soient séparés par quatre carbones favorise la fermeture de cycle dans des conditions appropriées. Le diol serait donc privilégié. Des liaisons simples, doubles ou triples peuvent exister entre les atomes. Si tous les atomes dans un composé établissent des liaisons simples, le composé est dit complètement saturé. S’il existe des liaisons doubles ou triples entre certains atomes, le composé est dit non saturé. Même si les diagrammes dans l’article de Baldwin ne présentent pas de systèmes non saturés, le chimiste versé dans l’art – mais il appert que ce n’est pas le cas de M. Davies – ne conclurait pas que les règles s’appliquent uniquement aux systèmes complètement saturés.

 

[135]       Il y aurait une réaction SN2. Au paragraphe 172 de son rapport, il affirme [traduction] : « Le choix d’un groupe partant approprié et l’établissement de conditions basiques pour les réactions de déprotonation font partie du travail courant du chimiste versé dans l’art, ils ne demandent pas beaucoup de temps et ne sont pas non plus complexes. » Il a eu la possibilité d’examiner les notes de laboratoire de Lundbeck et a constaté que le réactif de Mosher (chlorure d’acide) était utilisé pour former des esters diastéréoisomères covalents du citalopram. Il n’a pas pensé que ce procédé était particulièrement inhabituel, puisqu’il existe une référence s’y rapportant dans l’un des articles de spécialistes de renom : Enantiomers, Racemates and Resolutions, 1981, par Jacques, Collet et Wilen.

 

[136]       M. Dannheiser était également d’avis que le dédoublement chimique serait la méthode privilégiée pour obtenir les énantiomères du citalopram. De ce fait, il a rejeté les autres procédés, tels que la synthèse asymétrique, la méthode du « réservoir chiral » et la séparation cinétique.

 

[137]       En 1988, le destinataire versé dans l’art aurait produit des diastéréosiomères covalents du diol précurseur, puis les aurait séparés les uns des autres par chromatographie. Une fois séparés, les diastéréoisomères auraient facilement pu être convertis en énantiomères du citalopram. À son avis, il s’agissait là d’un procédé chimique relativement aisé. Même si une séparation pouvait être réalisée par cristallisation, la chromatographie aurait mieux convenu, parce qu’elle aurait tiré davantage profit des différences entre les composés.

 

[138]       Le dédoublement chimique serait la méthode privilégiée, parce qu’un examen du citalopram montre que le composé présente un centre stéréogène. Il contient un cycle aromatique à six chaînons avec un fluor et une chaîne à trois atomes de carbone se terminant par un groupe diméthylamine. On reconnaîtrait que le composé contient les groupes fonctionnels suivants :

i.                    un groupe nitrate nitrile (c.‑à‑d. cyano);

ii.                  un groupe amine tertiaire;

iii.                deux cycles aromatiques;

iv.                un éther cyclique à cinq chaînons.

On constaterait que le composé contient un noyau phtalane ou dihydroisobenzofurane.

 

[139]       Le destinataire versé dans l’art aurait eu de fortes chances de succès en formant des diastéréoisomères du précurseur 1,4‑diol par chromatographie ordinaire pour séparer ces diastéréoisomères puis les convertir en énantiomères du citalopram. Le diol serait retenu parce qu’il présente un groupe hydroxyle primaire pour la préparation de diastéréoisomères covalents et qu’il s’agit du principal groupe utilisé pour la formation des sels. La construction de l’éther cyclique à cinq chaînons avec un atome de carbone quaternaire (entièrement substitué) fixé à l’atome d’oxygène constituerait le principal défi.

 

[140]       La méthode la plus courante pour la synthèse de ces éthers fait appel à une réaction appelée « substitution nucléophile », dans laquelle un alcool joue le rôle du partenaire nucléophile. Au cours de cette réaction, le nucléophile remplace un groupe partant. Le groupe partant est un atome ou un groupe d’atomes, capable d’accepter la densité électronique de la liaison qui se brise durant une réaction de substitution ou d’élimination. Dans des conditions basiques, le chimiste versé dans l’art saurait qu’il est nécessaire de convertir un groupe hydroxyle en un groupe partant pour obtenir la cyclisation.

 

[141]       Une fois que les esters diastéréoisomériques auraient été séparés, on procéderait au clivage de l’ester pour obtenir les énantiomères diol. Cela n’aurait pas pour effet de compromettre le centre stéréogène et, par conséquent, il n’y aurait pas de racémisation. On peut avoir recours à diverses méthodes pour ce faire, notamment la saponification avec une base aqueuse ou la réduction au moyen d’un agent réducteur.

 

[142]       Le chimiste pourrait choisir parmi un éventail d’acides chiraux qui sont décrits dans la littérature et dont il est fait mention dans le livre de Jacques et autres. L’acide tartrique serait du nombre. Le chimiste choisirait des solvants tels que des alcools et se concentrerait sur les combinaisons d’acide chiral et de solvant qui ont permis d’obtenir des sels cristallins avec l’amine et il varierait les concentrations, la température et les quantités.

 

[143]       M. Davies avait une opinion divergente. Il a reconnu qu’il existait des différences plus ou moins prononcées entre les diastéréosomères sur le plan des propriétés physiques, et que ces composés pouvaient éventuellement être séparés par distillation, cristallisation ou chromatographie.

 

[144]       Il a décrit comme suit le citalopram : le centre de la molécule est un noyau dihydroisobenzofurane (aussi appelé structure phtalane). Fixé à ce noyau est le groupe –C≡N, qui est appelé nitrile ou cyano selon le contexte. Il y a aussi un cycle aromatique (benzène) avec un atome de fluor et, finalement, une chaîne de trois atomes de carbone se terminant par une amine tertiaire. Cela signifie que l’atome d’azote est lié aux trois atomes de carbone sans atome d’hydrogène. Il a ensuite examiné les éthers cycliques à cinq atomes et la conformation. Les paires d’électrons se repoussent, de sorte que la forme idéale des molécules plus complexes en est une qui réduit au minimum l’interaction des paires d’électrons sur les atomes adjacents ainsi qu’autour de tous les atomes individuels.

 

[145]       Il a ensuite abordé la question des nucléophiles et des électrophiles. Les nucléophiles sont riches en électrons et caractérisés par une seule paire d’électrons, c’est le cas par exemple de l’eau (H2O) et de l’ammoniac (NH3). Les électrophiles sont pauvres en électrons et ils sont aptes à former une nouvelle liaison covalente en utilisant une paire d’électrons qui leur est fournie par un autre atome ou une autre molécule. Ils sont porteurs soit d’une charge positive, soit d’une charge positive partielle. Une nouvelle liaison peut être formée lorsqu’un réactif nucléophile approche un réactif électrophile. À titre d’exemple, lorsque l’ammoniac et le chlorure d’hydrogène (HCl), deux gaz, entrent en réaction, on obtient du chlorure d’ammonium, un sel solide.

 

[146]       Il analyse ensuite les réactions de substitution nucléophile. Lorsqu’un nucléophile réagit avec un atome de carbone, une charge positive partielle se développe en raison de la liaison avec un atome ou un groupe d’atomes plus électronégatif. Il en résulte que l’atome électronégatif est perdu (groupe partant) et il est remplacé par le nucléophile. Il existe deux principaux mécanismes, appelés SN1 et SN2, qui jouent tous les deux un rôle dans les réactions de fermeture de cycle. SN1 est un processus en deux étapes. Au cours de la première étape, un groupe, le groupe partant, est perdu, ce qui donne un intermédiaire chargé positivement. Au cours de la deuxième étape, le nucléophile attaque l’intermédiaire d’un côté ou de l’autre, de sorte que si un seul énantiomère du produit de départ est utilisé, le remplacement par ce processus SN1 entraînera généralement la formation d’un mélange racémique.

 

[147]       La substitution SN2 est un processus qui ne compte qu’une seule étape. Le nucléophile doit attaquer l’atome de carbone central à un angle de 180 degrés par rapport au groupe partant, au même moment que celui‑ci se détache. Lorsqu’on utilise un seul énantiomère de la matière de départ, la réaction SN2 forme un seul énantiomère du produit. Si l’on utilise un seul énantiomère d’un nucléophile chiral dans la réaction de substitution avec une matière de départ non chirale, le processus engendrera un seul énantiomère du produit, peu importe que la réaction suive un mécanisme SN1 ou SN2. Dans le cas d’une réaction SN2, la forme et l’orientation moléculaires sont importantes, car les diverses parties réactives doivent s’aligner correctement.

 

[148]       Selon lui, la différence entre les systèmes saturés et les systèmes non saturés est de la plus haute importance. Un système saturé en est un qui ne contient aucune liaison double carbone‑carbone, tandis qu’un système non saturé contient de telles liaisons; les deux extrémités ne peuvent s’approcher facilement en raison de la rigidité de la forme entourant la liaison double.

 

[149]       La molécule de citalopram est une base, car elle contient un groupe amino. Cette base libre peut donc former un sel avec un acide.

 

[150]       À son avis, le fait d’effectuer une recension de la littérature en 1988 n’aurait pas été aussi usuel que l’ont laissé entendre MM. Semmelhack et Dannheiser, lesquels n’ont dans les faits pas effectué de recherches comme si l’on était en 1988. Si, aujourd’hui, on utiliserait un moteur de recherche sur Internet, comme SciFinder, à l’époque, on aurait plutôt utilisé des copies papier de Chemical Abstract. Dans le cas du citalopram, on aurait cherché des brevets et utilisé des mots clés comme « citalopram », « phtalane » et « isobenzofurane ». L’utilisation de termes plus généraux aurait ciblé beaucoup trop de documents, dont la majorité n’aurait pas été pertinente. La personne versée dans l’art chercherait également des méthodes de dédoublement précises, en utilisant des mots clés comme « énantiomères », « diastéréoisomères », « agents de dédoublement » et « CLHP chirale ». Ces recherches auraient exigé beaucoup de temps, et il aurait fallu se trouver dans une bibliothèque ou commander des documents d’autres bibliothèques. Pour effectuer une recherche exhaustive, il aurait fallu se rendre plusieurs fois dans une bibliothèque, ce qui se serait échelonné dans bien des cas sur plusieurs semaines.

 

[151]       En ce qui concerne les connaissances générales courantes, il était d’avis que l’on aurait eu recours à l’un des ouvrages de chimie les plus importants, à savoir la 5e édition de Organic Chemistry de Morrison et Boyd. Il a également mentionné trois ouvrages spécialisés, qu’il ne croyait pas qu’une personne versée dans l’art aurait eus à portée de la main. L’un de ces ouvrages est un livre de Jacques, Collet et Wilen, qu’il considérait comme étant très avancé. Il était surpris que M. Bøgesø l’ait consulté.

 

[152]       Il était d’avis que le dédoublement était un processus obscur et qu’il s’agissait d’une activité spéciale pour laquelle il fallait adopter une approche spéciale, comme le mentionnaient Morrison et Boyd.

 

[153]       La différence entre le concept d’innovation et l’état de la technique est que le brevet 452 vise une nouvelle substance utilisée comme antidépresseur. Les documents de l’art antérieur ne divulguaient pas cet énantiomère du citalopram et n’en permettaient pas la fabrication. En fait, cet énantiomère n’avait jamais été fabriqué auparavant. Ses propriétés n’avaient jamais été établies; elles étaient inconnues et inattendues. Le procédé divulgué était nouveau et original.

 

[154]       Contrairement à MM. Semmelhack et Dannheiser, il était d’avis que la personne versée dans l’art aurait d’abord tenté de dédoubler le citalopram, plutôt qu’un précurseur ou un dérivé de cette molécule, dont il y en avait plusieurs. Cependant, comme je l’ai mentionné précédemment, je crois qu’une personne voulant obtenir les énantiomères du citalopram aurait utilisé un composé donné et, en cas d’échec, en aurait utilisé un autre. Il est vrai, toutefois, que l’utilisation du diol implique une étape chimique additionnelle. La conversion du diol en citalopram nécessitait la fermeture du cycle de façon à produire un cycle phtalane à cinq chaînons contenant de l’oxygène, ce qui met en cause les mécanismes SN1 et SN2 ainsi que la réaction chimique à 180 degrés. Il existe certaines différences entre les systèmes saturés et les systèmes non saturés, ce qui l’a amené à discuter des règles de Baldwin.

 

[155]       En commentant le rapport de M. Dannheiser, il affirme que l’analyse en fonction des règles de Baldwin avait été fondée sur des systèmes saturés et ne tenait pas compte des difficultés d’ordre stéréoélectronique associées à l’état de transition observé dans des systèmes non saturés, comme dans le cas du citalopram. À son avis, les règles auraient pu faire l’objet d’un débat entre universitaires, mais elles n’auraient pas guidé une personne versée dans l’art en 1988. Il fait valoir que, selon lui, les règles de Baldwin ne s’appliquent qu’aux systèmes saturés, et qu’un lecteur averti n’en tiendrait pas compte étant donné que la fermeture du diol intermédiaire survenait dans un système non saturé, dont le citalopram est un exemple. Le diol de citalopram présentait une liaison double non saturée dans la chaîne de liaison et, par conséquent, ne faisait pas partie des molécules « préférentielles » citées par M. Baldwin.

 

[156]       La société Apotex a ainsi appelé Sir Jack Baldwin en réplique. Lundbeck a d’abord tenté de faire rejeter son rapport au motif qu’Apotex tentait d’entraver le processus. Je ne crois pas que c’était le cas. Quoi qu’il en soit, j’ai permis à Lundbeck, en guise de compromis, de rappeler M. Davies en surréplique, ce qu’elle n’a pas fait.

 

[157]       M. Baldwin a déclaré que, bien que les exemples utilisés dans ses règles aient été des systèmes saturés, une personne versée dans l’art saurait qu’elles s’appliquent également à des systèmes non saturés. Au cours des 25 années pendant lesquelles ils ont travaillé ensemble, M. Davies n’a jamais exprimé l’opinion qu’il a donnée en l’espèce. Mais surtout, au cours de ces 25 années, ni l’un ni l’autre n’a discuté ne serait‑ce qu’une seule fois des règles de Baldwin! À mon avis, si des professeurs d’université peuvent discuter de ces règles en sirotant une tasse de thé, elles n’auraient en revanche pas traversé l’esprit d’un chimiste ordinaire et ne lui auraient pas permis de conclure que telle ou telle réaction allait de soi.

 

[158]       En effet, pour montrer que ses règles s’appliqueraient à la fois aux systèmes saturés et aux systèmes non saturés, M. Baldwin cite un article paru en 1989 qui portait sur le houblon du Japon. Il ne m’importe pas de savoir dans quelle mesure un chimiste médicinal « ordinaire », qui travaillait dans un laboratoire pharmaceutique après 1988, était lu. Bien que l’état postérieur de la technique puisse simplement confirmer une évidence, je ne conviens pas qu’une telle personne serait tombée sur cet article et que cela lui aurait donné l’idée, sans imagination, d’effectuer une réaction chimique plutôt qu’une autre.

 

[159]       Le « différend » entre MM. Dannheiser et Davies constitue un autre exemple du fait que les experts discutent à un niveau qui se situe bien au‑delà de celui du destinataire du brevet versé dans l’art sans imagination, qui, bien sûr, ne l’aurait pas lu. Contrairement à M. Davies, M. Dannheiser était d’avis qu’un chimiste ordinaire aurait considéré, en 1988, qu’une fermeture de cycle de type SN2 aurait été une étape raisonnable dans la synthèse d’un énantiomère du citalopram.

 

[160]       À l’opposé, M. Davies croyait qu’un tel chimiste aurait connu les principes de la stéréochimie et aurait effectué une analyse conformationnelle, ce qui ne l’aurait pas amené à envisager une fermeture de cycle de type SN2. Dans son rapport en réplique, M. Dannheiser doute que ce destinataire versé dans l’art aurait eu une connaissance suffisamment avancée des principes de stéréochimie pour effectuer l’analyse mentionnée par M. Davies. Cependant, si ce chimiste avait eu ces connaissances, il aurait aussi envisagé ce que l’on appelle le principe de Curtain‑Amath.

 

[161]       Cela a amené Lundbeck à proposer que M. Davies soit rappelé en surréplique. J’ai rejeté cette demande, car Lundbeck avait pleinement la possibilité de contre‑interroger M. Dannheiser. Les propos que j’ai tenus dans mon ordonnance du 7 décembre 2013 demeurent vrais pour l’affaire dans son ensemble : [traduction] « Ainsi, la question clé est en fait de savoir ce que deux experts surqualifiés auraient pensé, en 2012, qu’un chimiste pharmaceutique ordinaire aurait pensé faire en 1988. »

 

iii.                CLHP chirale

 

[162]       Les trois experts appelés sur ce point étaient MM. Beesley, Armstrong et Myers.

 

[163]       M. Myers a présenté un excellent aperçu de la chromatographie liquide haute performance (CLHP), tant de base (ou achirale) que chirale. La chromatographie liquide a été élaborée il y a un siècle par le botaniste russe Mikhail S. Tswett. Celui‑ci avait séparé des composés formant les pigments présents dans les feuilles de plantes en utilisant un solvant dans une colonne remplie de particules, à savoir de la poudre de craie et de l’oxyde d’aluminium. Il a d’abord versé un extrait homogénéisé de feuilles de plantes dans la colonne, puis a ajouté un solvant pur. Au fur et à mesure que l’échantillon se déplaçait dans la colonne, des bandes de différentes couleurs se formaient, lesquelles correspondaient aux différents composés présents dans l’échantillon. La raison pour laquelle les composés s’étaient séparés ainsi est que les composés qui étaient davantage attirés par les particules étaient ralentis, alors que ceux qui étaient davantage attirés par le solvant se déplaçaient plus rapidement. Le terme « chromatographie » provient du grec khrôma, qui signifie couleur, et graphein, qui signifie écrire.

 

[164]       Ce que l’on appelle aujourd’hui la chromatographie liquide haute performance (CLHP) était d’abord appelé la chromatographie liquide haute pression en raison de la forte pression qu’il fallait utiliser pour générer le flux de solvant. Au début des années 1970, les pompes pouvaient produire des pressions d’environ 35 bars (atmosphères); de nos jours, les pompes les plus récentes peuvent générer des pressions atteignant 400 bars. Au fil du temps, on a continué d’améliorer les instruments, comme les injecteurs, les détecteurs et les colonnes.

 

[165]       La CLHP est une technique qui vise à séparer, à quantifier et à analyser les composants d’un mélange chimique. L’échantillon, un liquide, est injecté dans un solvant (que l’on appelle la phase mobile), lequel est poussé dans une colonne remplie de particules spécialisées (que l’on appelle la phase stationnaire) afin de permettre la séparation des composants du mélange. Les colonnes peuvent être de dimensions variables. Les pressions utilisées dépendent de la taille des particules qui se trouvent dans la colonne. De façon générale, plus les particules sont petites, plus il faut utiliser une pression élevée. L’on préfère généralement les petites particules, car elles permettent une meilleure séparation.

 

[166]       Les principales variables sont le pouvoir de séparation mécanique, tel que décrit, et le pouvoir de séparation chimique créé par un phénomène de compétition entre la phase stationnaire et la phase mobile. Quatre types d’interactions peuvent être utilisées pour effectuer une séparation par CLHP :

i.                    la polarité;

ii.                  la charge électrique;

iii.                la taille moléculaire;

iv.                la chiralité.

 

[167]       La phase mobile et la phase stationnaire ont une polarité différente. Dans le cas de l’huile et de l’eau, par exemple, l’huile est la phase stationnaire, non polaire, et l’eau est la phase mobile, polaire. Dans un tel cas, les composés polaires demeureraient dans la phase mobile (l’eau), tandis que les composés non polaires demeureraient dans la phase stationnaire (l’huile).

 

[168]       En ce qui concerne les colonnes de CLHP, y compris les colonnes de CLHP chirale, elles contenaient le plus souvent des particules de silice poreuses dans les années 1980. Depuis lors, le dimensionnement de ces particules s’est grandement amélioré, ce qui permet d’accroître la surface de la phase stationnaire. Les particules de silice sont naturellement polaires. Cependant, la forme la plus courante de CLHP est la CLHP en phase inverse, car les échantillons sont plus souvent des mélanges polaires. On se trouve à modifier la surface de la silice de façon à la rendre non polaire, par l’ajout de longues chaînes hydrocarbonées. On appelle cette modification un greffage. Les composés non polaires présents dans l’échantillon sont attirés par les chaînes hydrocarbonées greffées, ce qui les ralentit dans la colonne, tandis que les molécules polaires qui sont présentes dans l’échantillon traversent la colonne plus rapidement.

 

[169]       Selon M. Myers, la séparation chirale s’effectue par association diastéréoisomérique réversible entre un soluté énantiomérique et une phase stationnaire chirale qui est absorbée ou greffée sur une phase stationnaire.

 

[170]       En ce qui concerne M. Beesley, qui a témoigné avant M. Myers, je dois dire qu’il est un excellent vendeur.

 

[171]       Il a fait la promotion des produits d’Astec, et plus particulièrement des colonnes de cyclodextrine mises au point par M. Armstrong dans les années 1980. Il a fait des présentations pour diverses sociétés pharmaceutiques en Amérique du Nord et en Europe, ainsi que pour la FDA. Il a mis l’accent sur le fait que ces colonnes peuvent séparer les bêta‑bloquants, les vasodilatateurs, les stéroïdes et les barbituriques. Diverses entreprises ont également retenu les services de M. Beesley pour les aider à dédoubler des médicaments racémiques. À son avis, le destinataire du brevet versé dans l’art connaîtrait les principes de la chromatographie et aurait une expérience dans le domaine. Il a souligné que, outre la CLHP chirale, il y avait d’autres moyens d’obtenir des énantiomères, y compris le dédoublement du citalopram ou de l’un de ses intermédiaires par la formation de diastéréoisomères. Il s’en est toutefois tenu à son domaine d’expertise, la CLHP, tout comme MM. Semmelhack et Dannheiser, qui n’avaient aucune expertise particulière dans le domaine de la CLHP.

 

[172]       M. Beesley était d’avis qu’un chimiste pharmaceutique ordinaire aurait choisi les phases stationnaires chirales de β‑cyclodextrine et de β‑cyclodextrine acétylée vendues au commerce par la société Astec dans le cadre de la série Cyclobond 1, ainsi que la colonne Chiralcel OD vendue par Daicel et J.T. Baker. Le chimiste en question aurait choisi ces colonnes plutôt que d’autres en raison des caractéristiques structurelles du citalopram.

 

[173]       Des expériences ont été menées pour le compte d’Apotex à Jackson, au Mississippi, et à Toronto sur une colonne de β‑cyclodextrine acétylée et sur une colonne Chiralcel OD, lesquelles expériences ont été couronnées de succès; il en sera davantage question ci‑après. L’expérience menée au Mississippi l’a été par M. Timothy Ward, qui a préparé une phase stationnaire en liant de la β‑cyclodextrine acétylée à des particules de silice de 5 μm. Il est à noter que M. Ward est professeur de chimie et qu’il avait été l’un des étudiants de M. Armstrong dans les années 1980, avec qui il a corédigé divers articles; M. Ward est un expert reconnu en ce qui concerne les cyclodextrines.

 

[174]       En 1988, une société pharmaceutique aurait eu au moins une colonne chirale, et plus vraisemblablement un certain nombre de telles colonnes, et elle aurait pu consulter Astec, J.T. Baker ou Daicel, ou encore un autre fabricant de colonnes, pour obtenir de l’aide le cas advenant qu’elle se heurte à des difficultés « imprévues ».

 

[175]       Tout comme M. Armstrong, M. Ward affirme que, à l’occasion, on demandait à la société Astec de mettre au point des méthodes chirales pour les sociétés pharmaceutiques ou de dédoubler leurs médicaments racémiques.

 

[176]       À l’époque, il y avait plus de 30 phases stationnaires chirales sur le marché. Un chimiste pharmaceutique ordinaire aurait su que la plupart d’entre elles n’auraient pas été appropriées étant donné la structure du composé. En fait, il en aurait rejeté 28 d’emblée, y compris les premières colonnes mises au point par un dénommé Pirkle. Je m’arrête ici pour souligner le fait que Lundbeck a consulté M. Pirkle, et que ce dernier a dit douter que ses colonnes puissent être utilisées pour dédoubler le citalopram.

 

[177]       Pour revenir à M. Myers, bien que des colonnes analytiques aient été disponibles en 1988, et même des colonnes semi‑préparatives et des colonnes préparatives, qui auraient produit un meilleur rendement, il n’existait pas encore de pompes à haute pression et à haut débit, de sorte que la chromatographie préparative ne pouvait être réalisée qu’avec de grosses particules et qu’elle n’aurait pas permis d’obtenir des résultats intéressants en raison du faible pouvoir de séparation de ces particules.

 

[178]       En ce qui concerne le greffage avec les particules de silice, de nombreuses variables entrent en jeu, comme le type de solvant choisi, la température, le catalyseur, ainsi que le type et la fonction du groupe hydrocarboné greffé à la silice. Les fabricants ne divulguent pas les méthodes précises qu’ils utilisent pour des raisons de confidentialité.

 

[179]       Il était d’avis que la façon dont les particules de silice étaient introduites dans les colonnes en acier inoxydable était un processus obscur. Il y avait des différences quant au matériel, quant au type de colonne, quant aux solvants utilisés pour préparer la suspension et comprimer le gel dans la colonne de remplissage, quant à la pression, quant au débit et quant au solvant de lavage. Le « remplissage d’une colonne » est une tâche difficile, et il ne s’agit certainement pas d’une tâche à laquelle un chimiste ordinaire se serait adonné de façon régulière. D’importantes avancées ont été réalisées en ce qui concerne la taille des particules. Plus celles‑ci sont petites, meilleurs sont les résultats. Dans les années 1970 et 1980, ces particules mesuraient habituellement cinq ou dix microns. Vers la fin des années 1980, on est passé à des particules de trois microns, mais ces particules ne pouvaient être utilisées dans des colonnes de CLHP, car on ne disposait pas de pompes pouvant générer une pression suffisamment élevée.

 

[180]       À son avis, le dédoublement du citalopram par chromatographie chirale avant juin 1988 n’était pas un choix évident et aurait peut‑être même été impossible. En effet, la technologie évoluait si rapidement qu’il est difficile de déterminer exactement ce qui aurait pu être utilisé. Il y avait des changements dans les types de colonnes, la silice, le remplissage, les instruments, les raccords, les détecteurs, le système de pompage et les logiciels. Il est difficile de déterminer ce qui aurait été su et ce qui aurait pu être fait en juin 1988. Il met en question la raison pour laquelle M. Beesley a choisi la colonne de β‑cyclodextrine acétylée et la colonne Chiralcel OD, et suppose qu’il avait été influencé par de l’information post factum ou a posteriori. Ces deux colonnes n’étaient pas bien connues en juin 1988, et il ne comprend pas pourquoi le destinataire versé dans l’art les aurait choisies plutôt que d’autres colonnes. Bien sûr, il est possible que M. Beesley ait eu des connaissances précises sur ces colonnes, et en particulier sur les colonnes Cyclobond, car il avait participé à leur commercialisation. Si les colonnes Chiralcel OD étaient disponibles en juin 1988, ce fait n’était pas généralement connu des scientifiques.

 

[181]       M. Myers a également commenté les expériences réalisées pour le compte d’Apotex au Mississippi et à Toronto en 2012. Ces commentaires seront regroupés avec ceux des autres intervenants.

 

[182]       En ce qui concerne M. Armstrong, celui‑ci avait effectué personnellement un grand nombre d’expériences, comme M. Beesley, et il avait utilisé de nombreuses techniques pour séparer des mélanges racémiques. Des clients se sont adressés à lui de façon indépendante, et en association avec Astec, pour lui demander de séparer des mélanges racémiques à l’aide de colonnes de CLHP chirale.

 

[183]       Dans son rapport, il décrit la CLHP chirale comme suit. Une solution homogène d’un racémique est injectée à l’extrémité supérieure d’une colonne. Les composés se dirigent vers le bas à des vitesses différentes, au gré de leurs interactions avec la phase stationnaire. Les matières qui sortent de la colonne passent dans un détecteur, qui émet un signal proportionnel à la concentration mesurée dans la phase mobile. Ce signal est enregistré et est utilisé pour tracer un graphique que l’on appelle un chromatogramme.

 

[184]       Contrairement à M. Beesley, il ne croit pas qu’un chimiste ordinaire aurait pu dédoubler le citalopram en l’espace de quelques jours. Des scientifiques de diverses sociétés pharmaceutiques s’adressaient à lui pour qu’il les aide à séparer des mélanges racémiques après qu’ils eurent passé au moins un an à tenter de le faire eux‑mêmes, sans succès.

 

[185]       À son avis, il n’était pas évident d’obtenir du citalopram et des sels d’addition acide non toxiques par CLHP chirale, car le citalopram est un composé qui contient des amines chirales. On aurait d’abord tenté une réaction avec des acides chiraux pour former des sels diastéréoisomériques. Ces sels seraient plus faciles à séparer par des moyens classiques et dans des quantités préparatoires, ce que Lundbeck a tenté de faire.

 

[186]       Même s’il était possible que la CLHP chirale fonctionne, cette technique n’était pas suffisamment prometteuse pour que l’on puisse dire qu’il était évident ou apparent qu’elle le serait. Le fait que l’on s’en soit servi pour séparer d’autres racémiques ne signifie pas qu’elle pourrait être utilisée pour dédoubler le citalopram, et plus particulièrement pour obtenir les quantités nécessaires. Les colonnes chirales semi‑préparatives ou préparatives étaient rarement utilisées à l’époque et n’étaient pas souvent disponibles.

 

[187]       La β‑cyclodextrine acétylée n’était disponible qu’en des dimensions utiles à des fins analytiques, et elle n’aurait pas été retenue par un chimiste ordinaire. Il croyait également qu’il n’aurait pas été possible de se procurer la colonne Chiralcel OD dans le commerce, ou alors, s’il avait été possible de se la procurer, il se serait agi d’un produit si nouveau que ce n’aurait pas été un choix évident.

 

[188]       Malgré le fait qu’un chimiste ordinaire aurait été au fait de l’existence de colonnes de CLHP chirale et aurait su que ces colonnes pouvaient être utilisées pour séparer des composés à une échelle analytique, il aurait eu peu d’expérience, voire aucune. Lui‑même, considéré comme un expert à l’époque, n’avait jamais utilisé de colonnes chirales semi‑préparatives ou préparatives.

 

[189]       La CLHP chirale n’aurait pas été son premier choix pour le dédoublement du citalopram. Il aurait cru que la cristallisation fractionnée aurait fonctionné. Cependant, pour recourir à la CLHP chirale, il faudrait choisir le type de colonne chirale puis déterminer les conditions adéquates, comme la phase mobile, le débit, le pH, la température, etc., et l’on disposait de peu d’information à ce sujet à l’époque. En 1987, il a rédigé un article dans lequel il affirmait que le dédoublement des énantiomères était l’un des problèmes les plus difficiles de la science de la séparation, et qu’il s’agissait d’un domaine à explorer. Au moins 35 colonnes étaient disponibles à l’époque, et il aurait retenu les suivantes :

a.       colonnes à base d’α1‑glycoprotéine acide (AGB);

b.      colonnes à base de cyclodextrine;

c.       colonnes à phase stationnaire chirale avec complexe‑pi, dont celles mises au point par M. Pirkle. Il était d’avis que les probabilités de réussite n’étaient pas élevées, mais qu’il aurait été normal de les essayer, car ce sont les colonnes sur lesquelles on a le plus écrit et sur lesquelles on a écrit le plus longtemps;

d.      colonnes à phase stationnaire chirale cellulosique.

 

[190]       En fait, Lundbeck avait commandé des travaux sur une colonne à base d’α1‑glycoprotéine acide, le principal type de colonne utilisé pour séparer deux amines chirales, mais cela n’a pas fonctionné avec le citalopram.

 

[191]       Nonobstant le fait qu’il ait participé à la mise au point de la colonne à base de β‑cyclodextrine acétylée privilégiée par M. Beesley, ce type de colonne était peu connu à l’époque. Lui‑même ne savait à quoi s’attendre. La seule séparation mentionnée dans la littérature concernait un autre composé qui n’était pas une amine et qui ne présentait aucune similitude avec le citalopram.

 

[192]       On savait, en 1988, que même une infime différence dans une partie d’une molécule pouvait faire en sorte que l’on obtienne des résultats différents. On le mentionne d’ailleurs dans un rapport qu’il a corédigé avec M. Ward et d’autres collaborateurs pour la revue Analytical Chemistry, intitulé : « An Enantiomeric Resolution and Chiral Recognition of Racemic Nicotine and Nicotine Analogues by β‑Cyclodextrin Complexation. Structure‑Enantiomeric Resolution Relationships in Host‑Guest Interactions ».

 

[193]       Le manuel « Cyclobond Handbook » que mentionne M. Beesley n’avait pas encore été publié en 1987. En Effet, ce manuel ne pouvait avoir été publié avant la fin de 1988, car on y cite des articles parus vers la fin de cette année.

 

[194]       Même si les colonnes Chiralcel OD étaient disponibles en juin 1988, et il n’est pas convaincu qu’elles l’étaient avant 1989, ces colonnes auraient été si nouvelles qu’elles n’auraient pas fait partie des connaissances générales courantes d’un chimiste analytique versé dans l’art. À cette époque, ce type de colonne n’avait été utilisé que pour séparer des bêta‑bloquants et d’autres colonnes étaient également utilisées à cette fin. Ce n’est que dans les années 1990 que les colonnes Chiralcel OD ont été considérées comme étant parmi les colonnes les plus polyvalentes, et elles le sont toujours aujourd’hui. En effet, lors de la première séance de formation abrégée sur la séparation chirale, tenue à Bradford, en Angleterre, en mars 1988, il a été très peu question de la colonne Chiralcel OD.

 

[195]       Pour résumer son opinion, il n’était pas du tout évident d’employer une colonne de CLHP ni que cela produirait des résultats.

 

iv.                Les expériences

 

[196]       Apotex a invité Lundbeck à assister à l’expérience de juin 2012 à Jackson, au Mississippi. La société Apotex avait retenu les services de M. Timothy Ward pour le dédoublement du citalopram par CLHP chirale, et plus particulièrement avec de la β‑cyclodextrine acétylée. M. Ward avait fait appel à un dénommé Smuts pour le remplissage des colonnes. Les colonnes utilisées n’étaient pas celles qui existaient en 1988. En fait, il y a eu une vive controverse au sujet de la question de savoir si M. Ward s’était fondé sur un brevet de M. Armstrong déposé en 1984 ou sur un protocole élaboré par Astec après 1988. Je considère qu’il n’est pas nécessaire de s’attarder à ces questions de crédibilité, car je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’expérience, qui a été couronnée de succès, démontre que l’on serait parvenu au même résultat en 1988, ne serait‑ce que parce que le gel de silice utilisé dans la phase stationnaire n’était pas le même gel de silice qui était disponible à l’époque. Cet élément a eu un effet considérable sur l’efficacité et la sélectivité de colonne.

 

[197]       J’accepte la preuve présentée par M. Myers, qui, malgré un contre‑interrogatoire serré, n’a pas du tout été ébranlé. Le brevet de M. Armstrong mentionnait le produit Spherisorb, vendu par la société de M. Myers. Ce produit n’était pas disponible l’année passée, alors on a utilisé le produit Nucleosil. Selon M. Beesley, il s’agissait d’un produit de rechange acceptable. Or, comme l’a souligné M. Myers, ces deux types de silice ont des caractéristiques très différentes, notamment en ce qui concerne la taille des pores, le volume des pores, la surface et la teneur en sodium. Par conséquent, le greffage se fait de façon très différente. De plus, on avait utilisé un système de CLHP moderne pour l’expérience effectuée au Mississippi. Il en résulte donc que l’efficacité du dédoublement serait accrue.

 

[198]       M. Armstrong précise également que le type de silice utilisé était différent de celui dont on se serait servi en 1988 et que M. Ward n’avait pas effectué la synthèse de la façon dont elle était décrite dans son brevet et de la façon dont elle aurait été effectuée en 1988. La cyclodextrine préparée par M. Ward n’aurait pas eu la même stabilité et la même sélectivité que la version qui était offerte sur le marché en 1988.

 

[199]       La société Apotex a commandé une deuxième expérience, laquelle a été réalisée à Toronto par M. Mark Taylor en juillet 2012, avec une colonne Chiralcel OD. L’expérience a été couronnée de succès, mais je considère toujours que, selon la prépondérance des probabilités, cela ne reflète pas fidèlement les résultats d’une expérience qui aurait été menée à l’aide d’une telle colonne, en supposant qu’elle eut été disponible, avant juin 1988.

 

[200]       La provenance de la colonne est très insatisfaisante. La colonne avait été fournie aux avocats d’Apotex par M. William John Lough de l’Université de Sunderland. Ce dernier a comparu en qualité de témoin des faits. Il a travaillé à la société Beecham Pharmaceuticals de 1980 à 1988. Il a ensuite décidé de faire carrière dans le milieu universitaire et occupe un poste à l’Université de Sunderland depuis ce moment. Il a cependant gardé contact avec la société Beecham, et il dirigeait un programme de placement industriel destiné aux étudiants. L’un de ces étudiants, Amjad Khan, s’est joint à l’entité qui portait à l’époque le nom de SmithKline Beecham. À un certain moment, peut‑être vers 2001, M. Khan lui a remis une colonne Chiralcel OD. L’étiquette métallique apposée sur la colonne portait la mention « Été 1992 ». M. Lough ne peut préciser ce que contenait la colonne, et nul ne le sait puisqu’elle n’a jamais été désassemblée. Elle est demeurée dans un tiroir pendant de nombreuses années.

 

[201]       Outre le fait que M. Taylor a obtenu de meilleurs résultats que ceux publiés en 1995 par M. Rochat, l’un des plus éminents chercheurs dans le domaine, les colonnes de CLHP, comme le mentionne M. Myers, vieillissent mal. Des vides se créent au fil du temps et, même si elles sont habituellement conservées dans un solvant adéquat, celui‑ci finit par s’évaporer, ce qui provoque l’assèchement de la couche de silice et cause un certain déplacement, qui, à son tour, accentue la formation de vides et réduit l’efficacité des colonnes.

 

[202]       Si l’on suppose que les colonnes Chiralcel OD ont été fabriquées en 1992, étant donné que nous ne disposons d’aucun élément de preuve relativement à la date de leur fabrication, celles‑ci ont connu d’importants changements entre 1988 et 1992, selon M. Armstrong. Les particules de silice, les prétraitements auxquels étaient soumises les particules de silice, les agents chiraux et les additifs étaient constamment améliorés. La sélectivité des colonnes Chiralcel OD enduites varie souvent en fonction du temps ou de l’utilisation qui en est faite, peut‑être en raison de l’altération de la structure secondaire du polymère chiral et/ou en raison de la dégradation du sélecteur chiral dont elles sont enduites au fil du temps. Qui plus est, les conditions utilisées par M. Taylor avaient été publiées dans un article rédigé par M. Krstulovic en octobre 1988, c’est‑à‑dire après l’invention.

 

v.                  Les efforts de Lundbeck

 

[203]       Lundbeck a été soumise à un interrogatoire préalable approfondi, et a appelé un certain nombre de témoins au procès. La difficulté ou la facilité avec laquelle les inventeurs ont obtenu le résultat recherché n’est qu’un facteur secondaire lorsqu’il s’agit d’établir si la prétendue invention était ou non évidente.

 

[204]       L’un des inventeurs, M. Bøgesø, a expliqué dans le détail les épreuves que Lundbeck a rencontrées pendant huit ans. Il s’agissait toutefois de travaux intermittents puisque Lundbeck avait d’autres projets à mener. Divers procédés et produits chimiques ont été appliqués au citalopram et à son diol avant d’arriver à accomplir la séparation. La CLHP chirale a également été utilisée sans succès. Des consultants externes ont été appelés à la rescousse.

 

[205]       M. Bøgesø est seulement l’un des deux inventeurs nommés dans le brevet. L’autre est Jens Perregaard. Bien que ses notes de laboratoire aient été produites, il n’a pas été appelé comme témoin. Apotex prétend qu’il faut en tirer une inférence défavorable, et que sa déposition n’aurait pas aidé la cause de Lundbeck.

 

[206]       Je ne suis pas disposé à faire cette inférence. D’après la preuve, M. Perregaard a quitté Lundbeck il y a des années et ne se rapporte plus à cette compagnie. Du reste, même si l’on peut affirmer qu’il a dédoublé le citalopram sans difficulté, cela ne prouve pas que la démarche aurait été évidente pour la personne versée dans l’art. Comme le faisait remarquer le juge Hugessen dans Beloit : les inventeurs sont, par nature, inventifs.

 

[207]       Comme l’ont estimé les tribunaux, les tentatives de Lundbeck ne sont qu’un facteur secondaire, dont le poids est neutre en l’espèce. Certains prétendent que le (+)‑citalopram aurait été obtenu plus tôt n’eût été un préjugé de M. Bøgesø à l’encontre du précurseur. Quand bien même il en serait ainsi, peu importe la date de sa réalisation, l’invention était alors évidente ou ne l’était pas. Si elle avait pu être réalisée plus tôt, cette invention aurait été antérieure aux avancées en matière de CLHP chirale invoquées par Apotex.

 

vi.                Mosaïque d’antériorités

 

[208]       Beaucoup de temps et d’efforts ont été consacrés à la recherche de publications. Aucun chimiste en 1988 n’aurait eu la motivation d’écumer ce qu’une douzaine d’avocats et de para‑juristes armés d’ordinateurs ont produit tout au long du procès; des centaines d’articles, littéralement, ont été présentés en vue d’établir que le (+)‑citalopram était évident ou ne l’était pas.

 

[209]       Même en admettant qu’elle ait tout lu, la personne versée dans l’art devait encore en saisir le contenu.

 

[210]       Comme l’a déclaré la juge Snider dans Laboratoire Servier c Apotex Inc, 2008 CF 825, 67 CPR (4th) 241, [2008] ACF no 1094 (QL), au paragraphe 254 :

Comme l’a reconnu Servier, il est possible de réunir une mosaïque de réalisations antérieures afin de faire en sorte qu’une revendication soit évidente. On suppose que même des techniciens non inventifs versés dans l’art lisent différentes revues professionnelles, participent à différents congrès et appliquent les enseignements tirés d’une source à un autre contexte ou qu’ils combineraient même les sources. Toutefois, ce faisant, la partie faisant valoir l’évidence doit être en mesure de montrer non seulement l’existence de réalisations antérieures, mais aussi la manière dont la personne normalement versée dans l’art aurait été amenée à combiner les éléments pertinents provenant de la mosaïque des réalisations antérieures. La présente affaire est un bon exemple. Apotex demande à la Cour de conclure qu’une personne normalement versée dans l’art, sans esprit inventif ou original, pourrait colliger une quantité relativement importante de connaissances précises provenant d’une longue liste de réalisations antérieures sur les inhibiteurs de l’ECA (et même certaines sources à l’extérieur du domaine de l’inhibition de l’ECA), formuler certains postulats fondamentaux et combiner ces connaissances pour arriver à une molécule de perindopril.

 

[211]       Comme l’a  ensuite fait observer le juge Kelen dans Biovail Corp c Canada (Ministre de la Santé), 2010 CF 46, 361 FTR 158, [2010] ACF no 46 (QL), au paragraphe 84, la partie revendiquant l’évidence doit être en mesure de démontrer non seulement l’existence des antériorités, mais aussi comment la personne versée dans l’art aurait été amenée à combiner les éléments pertinents de cette mosaïque. Voir également la décision de la juge Gauthier, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans Eli Lilly and Co c Apotex Inc, 2009 CF 991, 80 CPR (4th) 1, [2009] ACF no 1229 (QL), à partir du paragraphe 416.

 

[212]       Je suis arrivé à la conclusion que l’invention n’était pas évidente. Pour reprendre l’approche adoptée par la Cour suprême dans Plavix, la personne fictive versée dans l’art de même que ses connaissances usuelles courantes ont été décrites tout au long des présents motifs. Le concept innovateur de la revendication était une substance efficace comme antidépresseur, le (+)‑citalopram, qui jusque‑là n’avait jamais été créée. Les antériorités n’expliquaient pas comment l’obtenir et ne divulguaient pas les caractéristiques des deux énantiomères. Ces différences constituaient des étapes qui n’auraient pas été évidentes pour la personne versée dans l’art puisqu’elles nécessitaient un certain degré d’invention. Il n’allait pas plus ou moins de soi que les tentatives seraient fructueuses.

 

[213]       Le dédoublement chimique donnait lieu à beaucoup trop de permutations et de combinaisons. Le problème clé était le maintien de la chiralité. Le cycle devait être rompu puis reformé avec des composantes différentes. Cela a donné lieu à un vif débat sur la fermeture de cycles par une réaction de type SN1 et par une réaction de type SN2. Il est une chose de théoriser, comme l’ont fait MM. Semmelhack et Dannheiser, et d’avancer que les travaux pouvaient se faire facilement, mais il en est une autre de mener à bien ce type d’expérience en laboratoire. Par exemple, en ce qui concerne la cristallisation fractionnée – un procédé qui a suscité un certain doute chez MM. Semmelhack et Dannheiser mais qui a été la première technique qui soit venue à l’esprit de M. Armstrong –, MM. Semmehack, Davies et Bøgesø ont tous fait valoir qu’une simple égratignure sur la paroi du flacon dans lequel se produisait la réaction pouvait engendrer des résultats différents. M. Semmelhack a également indiqué qu’il était possible de réduire la température, de faire évaporer le solvant, d’utiliser un solvant moins puissant pour réduire la solubilité ou de changer le pH.

 

[214]       Dans Plavix (Apotex Inc c Sanofi‑Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265, [2008] ACS no 63 (QL)), au paragraphe 65, le juge Rothstein déclarait : « J’estime que la notion d’“essai allant de soi” n’est applicable que lorsqu’il est très clair ou, pour reprendre les termes employés par le lord juge Jacob, qu’il est plus ou moins évident, que l’essai sera fructueux. » Je suis d’avis qu’il n’allait pas de soi qu’une réaction chimique particulière fonctionnerait.

 

[215]       En ce qui concerne la CLHP chirale, je crois que le choix d’une colonne de β‑cyclodextrine acétylée ou d’une colonne Chiralcel OD par M. Beesley dépassait les connaissances générales courantes de l’époque. Qui plus est, compte tenu du grand nombre de variables évoquées dans la preuve présentée par MM. Armstrong et Myers, il n’était pas évident que l’expérience aurait porté fruit si l’on avait utilisé une colonne de CLHP.

 

[216]       Le Oxford English Dictionary définit le terme « obvious » (« évident »), tiré du latin ob via, ou [traduction] « sur le chemin », notamment comme suit : [traduction] « qui vient ou se présente naturellement à l’œil ou l’esprit, qui est clairement perceptible, parfaitement évident ou manifeste; tangible. » [traduction] « [L’]évidence » est [traduction] « la qualité ou le caractère de qui est exposé ou donné (aux sens), ce qui est clairement perceptible. »

 

[217]       À mon avis, un rassemblement de publications qui auraient pu, et j’insiste sur « auraient pu », aboutir au (+)‑citalopram, supposait un degré considérable d’inventivité.

 

[218]       Après réflexion, l’extrait suivant du rapport de M. Davies me paraît refléter fidèlement ma propre opinion (paragraphe 364) :

[traduction] Par conséquent, je ne crois pas que la personne versée dans l’art qui aurait essayé de produire les énantiomères individuels du citalopram en 1988 aurait réussi. Un grand nombre d’expériences, beaucoup de travail et pas mal de chance auraient été nécessaires. Ni les différentes techniques que cette personne pouvait employer, ni celles qui ont effectivement permis d’obtenir le (+)‑citalopram n’étaient très claires ou très courantes. Il n’allait certainement pas de soi que l’une de ces techniques fonctionnerait. Je pense que le seul nombre d’avenues possibles et la découverte finale d’une voie inattendue montrent clairement que l’invention n’était pas évidente. Échafauder à rebours, en s’aidant d’éléments disparates de concepts connus, revient à tomber dans le piège familier de la rétrospection. […]

 

C. Inutilité

[219]       Apotex allègue que le sel résultant de l’addition d’acide pamoïque au (+)‑citalopram est toxique. Comme telles, les revendications 1 à 5 englobent toutes ce sel. Par conséquent, il s’ensuit que le brevet est invalidé pour cause d’inutilité.

 

[220]       Le fondement sur lequel repose l’allégation d’Apotex est une demande de brevet internationale déposée par Lundbeck en 2004, portant le numéro de publication international WO 2004/05671 A 1. Cette demande, qui concerne l’hydrobromure de (+)‑citalopram ainsi qu’une méthode de préparation, mentionnait notamment ce qui suit :

[traduction] La présente demande décrit également la base libre de l’escitalopram sous forme d’huile, le sel d’acide oxalique, ainsi que le sel résultant de l’addition d’acide pamoïque et de l’addition d’acide L‑« + » tartrique à l’escitalopram. Étant donné la toxicité des sels formés par l’addition d’acide pamoïque, il ne convient pas de s’en servir dans des préparations pharmaceutiques.

 

[221]       Apotex soutient qu’il s’agit là d’une admission contraignante. À mon avis, la question n’est pas de savoir ce que Lundbeck a affirmé en 2004, mais plutôt de savoir si le sel d’acide pamoïque du (+)‑citalopram est toxique ou non.

 

[222]       Apotex n’a pour ainsi dire présenté aucune preuve à cet effet. M. Jenner a mentionné la demande de 2004 dans son rapport, mais il a admis qu’il ne savait pas si le sel d’acide pamoïque du (+)‑citalopram était toxique. Étonnement, Mme Helle Northeved, toxicologue chez Lundbeck, a affirmé que la société n’avait jamais testé ce sel jusqu’au présent litige.

 

[223]       Lundbeck a déposé le rapport d’expert du Dr Gerd Bode. Son rapport est accepté tel que lu, sans contre‑interrogatoire. Selon ce rapport, le sel en question n’est pas toxique chez le rat. De plus, le rapport de M. Davies indique que plusieurs médicaments approuvés par Santé Canada et la FDA contiennent des sels d’acide pamoïque.

 

[224]       La preuve produite par Lundbeck n’est pas parfaite, mais elle est supérieure à celle d’Apotex, qui est inexistante. Comme l’a indiqué la Cour suprême dans Whirlpool (Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067, 9 CPR (4th) 129, [2000] ACS no 68 (QL)), il n’est pas déraisonnable qu’un tribunal accepte la preuve sommaire d’une partie lorsque l’autre n’en a aucune à présenter. Presque tous les excès sont nocifs. L’allégation est rejetée.

 

D. Divulgation insuffisante

 

[225]       Le mémoire descriptif révèle que [traduction] « les résultats de l’administration à des êtres humains ont été très satisfaisants ». Cette déclaration est inexacte puisque les énantiomères n’ont été testés sur les humains qu’après le dépôt de la demande de brevet en juin 1989. Apotex soutient que le brevet doit donc être déclaré nul. Le paragraphe 27(3) de la Loi, dans sa version alors en vigueur, prévoyait que « Le mémoire descriptif doit : a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur […] ».

 

[226]       Cette disposition doit être mise en opposition avec le paragraphe 53(1) qui prévoyait qu’un brevet était frappé de nullité si « quelque allégation importante […] n’est pas conforme à la vérité […] et […] l’omission ou l’addition est volontairement faite pour induire en erreur. »

 

[227]       Apotex a invoqué les deux dispositions dans l’instance relative à l’avis de conformité. Réflexion faite, je les ai regroupées puisque j’ai dit au paragraphe 147 que « je considère que la phrase précitée n’a induit personne en erreur. En outre, il n’y a aucune preuve d’une tentative d’induire en erreur. »

 

[228]       Le juge Noël a déclaré en appel, aux paragraphes 117 et 188 :

[117]    Apotex fait également valoir que les renseignements divulgués dans le brevet 452 sont insuffisants, parce que l’énoncé suivant conduit à une fausse piste (Motifs, paragraphe 147) : [traduction« les résultats de l’administration à des êtres humains ont été très satisfaisants ». Le juge de première instance a convenu que cet énoncé était faux, car, à l’époque pertinente, l’escitalopram n’avait pas encore été administré à des êtres humains. Cependant, il a décidé que (ibidem) : « compte tenu que le brevet comporte deux pages entières d’évaluation de l’escitalopram chez des rongeurs ainsi qu’un tableau de résultats d’essais pharmacologiques, je considère que la phrase précitée n’a induit personne en erreur. En outre, il n’y a aucune preuve d’une tentative d’induire en erreur ». Je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion.

[118]    Apotex réplique néanmoins que cette conclusion ne règle pas son allégation selon laquelle l’invention n’a pas été décrite correctement, de sorte qu’elle va à l’encontre de l’article 4 de la Loi sur les brevets. À mon humble avis, il était loisible au juge de première instance de conclure que, étant donné que personne n’a été induit en erreur, l’invention a été décrite correctement.

 

[229]       Dans la présente action, Apotex n’invoque pas l’article 53 mais plaide de nouveau une divulgation insuffisante au titre de l’article 27. L’instance relative à l’avis de conformité doit être réexaminée à la lumière de l’arrêt Teva Canada Ltée c Pfizer Canada Inc, 2012 CSC 60, [2012] ACS no 60 (QL), rendu en novembre dernier, dans lequel la Cour suprême a déclaré que les articles 27 et 53 étaient distincts. Le brevet de Pfizer lié au Viagra a été frappé de nullité pour divulgation insuffisante, bien que l’article 53 n’ait pas été invoqué, comme dans notre affaire. Néanmoins, la divulgation était lacunaire et le brevet a été annulé. Apotex soutient que je dois en faire autant dans la présente affaire.

 

[230]       Les deux experts appelés par Apotex pour s’exprimer sur ce point n’ont certainement pas été induits en erreur. M. Jenner a estimé qu’un pharmacologue comprendrait que toutes les expériences étaient décrites dans le brevet 452. Comme aucune ne concernait l’humain, il a estimé que l’affirmation relevait de la prédiction plutôt que des faits.

 

[231]       M. Levy s’est montré plus précis. À son avis, compte tenu des renseignements divulgués dans le brevet, la personne versée dans l’art aurait compris que la puissance optimale du (+)‑citalopram n’avait pas été démontrée mais seulement prédite. Il s’est demandé si la prédiction impliquait que le (+)‑citalopram était plus puissant que le citalopram, ce qu’il ne considérait pas comme une prédiction valable. J’aborderai son opinion lorsqu’il sera question de la prédiction valable.

 

[232]       À mon avis, l’arrêt Teva ne s’applique pas en l’espèce. Pfizer a revendiqué 260 trillions (1018) de composés pour le traitement du dysfonctionnement érectile chez les hommes impuissants. Le projet ne divulguait pas que le composé qui présentait une activité réelle était le sildénafil et que les autres composés ne présentaient aucune efficacité. Il s’agissait d’une affaire de type « aiguille dans une botte de foin ».

 

[233]       Après l’examen de la contrepartie donnée en échange du brevet, et en considérant qu’une divulgation adéquate est une précondition à l’obtention d’un brevet, le juge Lebel a affirmé, au paragraphe 72, que « […] l’invention consiste dans l’utilisation du sildénafil pour le traitement de la DÉ, ce qu’il faut divulguer pour satisfaire aux exigences du par. 27(3) de la Loi », et au paragraphe 76, que « Pfizer disposait des données nécessaires pour préciser quel était le composé efficace, mais elle s’en est abstenue ».

 

[234]       Malgré des revendications en cascades qui se résumaient à dévoiler le sildénafil comme l’un des deux composés, le juge Lebel a ajouté, au paragraphe 80 :

En l’espèce, toutefois, il y a atteinte au droit du public à une divulgation suffisante, car deux composés individuels sont revendiqués en dernier lieu, ce qui brouille l’identité véritable de l’invention. La divulgation ne précise pas en termes clairs quelle est l’invention. Pfizer obtient l’avantage prévu par la Loi – le monopole – sans s’acquitter de l’obligation de divulgation que lui impose la Loi. On ne saurait ni au plan des principes ni sous l’angle de la juste interprétation des lois permettre au breveté de se « jouer » ainsi du régime légal. Là réside à mon sens la question fondamentale que soulève le présent pourvoi, et celle‑ci doit être tranchée au détriment de Pfizer.

 

Il a déclaré le brevet nul, même si l’appel se rapportait à une demande relevant du Règlement MB (AC). On avait supposé que la seule question soulevée par ces demandes était de déterminer s’il fallait interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité. Pfizer a demandé à la Cour suprême de réexaminer la question.

 

[235]       En l’espèce, l’invention, le (+)‑citalopram et la manière de l’obtenir, ont fait l’objet d’une divulgation adéquate. En fait, nonobstant sa divulgation, le (‑)‑citalopram n’a pas été revendiqué. Il me semble que l’interprétation du brevet nous donne la réponse. Comme l’enseignent des arrêts tels que Free World Trust, précité, l’interprétation doit être téléologique et éclairée. Il s’agit notamment de séparer l’essentiel de ce qui ne l’est pas. Même si la personne versée dans l’art est utile pour le déchiffrer (Whirlpool, au paragraphe 45), le brevet doit néanmoins satisfaire à la définition du « règlement » prévue par la Loi d’interprétation et se lire de manière à ce que ses objets puissent être réalisés. Comme je l’ai déjà indiqué, « l’interprétation des revendications est une question de droit qu’il appartient au juge de trancher, et celui‑ci avait parfaitement le droit de donner aux revendications une interprétation différente de celle préconisée par les parties » (Whirlpool, au paragraphe 61).

 

[236]       Bien que la Cour ait besoin de la personne versée dans l’art pour appréhender les notions de racémates et d’énantiomères, et pour comprendre ce qu’est réellement le citalopram, son utilité a ses limites.

 

[237]       La phrase : [traduction] « Les résultats de l’administration à des êtres humains ont été très satisfaisants » n’est pas technique. Je conclus sans hésiter qu’elle n’est pas essentielle, et que le brevet peut être maintenu. Quoi qu’il en soit, si j’avais besoin d’aide, ni M. Jenner ni M. Levy n’ont déduit à la lecture du brevet que les énantiomères avaient réellement été testés chez l’humain.

 

[238]       Dépendamment de l’issue de la demande présentée par Pfizer visant à faire la Cour suprême du Canada réexaminer Teva, il est fort possible qu’Apotex ne puisse même pas soulever cet argument précis. Plus récemment, dans Apotex Inc c Pfizer Ireland Pharmaceuticals, 2012 CF 1301, 105 CPR (4th) 81, [2012] ACF no 1426 (QL), une action en invalidation concernant le même brevet lié au Viagra, le juge Zinn a fait droit à la requête d’Apotex visant à obtenir un jugement sommaire, sur la foi de l’arrêt Teva de la Cour suprême. Cette décision est actuellement examinée en appel. L’interprétation des brevets est une question de droit, il se peut donc très bien qu’Apotex soit liée par l’interprétation que j’ai donnée du brevet 452, et qui a été confirmée par la Cour d’appel.

 

Revendication no 7 du brevet

[239]       L’autre allégation de divulgation insuffisante concerne la revendication no 7 du brevet, rédigée comme suit :

[traduction] Une méthode pour la préparation de (+)‑1‑(3‑diméthylaminopropyl)‑1‑(4’‑fluorophényl)‑1,3‑dihydroisobenzofurane‑5‑carbonitrile, laquelle comprend une étape consistant à dédoubler les deux énantiomères d’un composé de la formule générale suivante :

 

où R’ est un atome d’hydrogène ou un groupement ester labile, auquel cas on obtient l’énantiomère (+)‑1‑(3‑diméthylaminopropyl)‑1‑(4’‑fluorophényl)‑1,3‑dihydroisobenzofurane‑5‑carbonitrile, lequel énantiomère est ensuite cyclisé après traitement avec une base, ou, si R’ est un atome d’hydrogène, avec une base en présence d’un dérivé acide permettant de produire un ester labile, puis en isolant le (+)‑1‑(3‑diméthylaminopropyl)‑1‑(4’‑fluorophényl)‑1,3‑dihydroisobenzo‑furane‑5‑carbonitrile comme tel, ou sous la forme d’un sel d’addition acide non toxique.

 

 

[240]       Apotex allègue que le procédé décrit à la revendication no 7 n’indique pas de manière précise lequel des énantiomères dédoublés produit le (+)‑citalopram, ni les étapes à suivre pour obtenir l’énantiomère qui produit le (+)‑citalopram. Apotex allègue que Lundbeck est prise à son propre piège. S’il faut effectuer certains essais pour réaliser l’invention, ces mêmes essais auraient permis au destinataire versé dans l’art d’obtenir du (+)‑citalopram. Cependant, à mon avis, il existe une importante différence entre le fait d’effectuer des essais en ayant le brevet en main et le fait d’effectuer des essais sans l’avoir en main. Comme l’a souligné M. Davies, l’un des énantiomères produisant le (+)‑citalopram est utilisé dans le reste de la méthode décrite. Une personne versée dans l’art saurait que l’ester pourrait être la forme (+) ou la forme (‑). Je juge que la revendication no 7 n’est pas frappée d’invalidité pour divulgation insuffisante.

 

E. Prédiction valable

[241]       L’arrêt Apotex c Wellcome (AZT), précité, portait sur la possibilité de prédire valablement que quelque chose allait marcher, et non celle de le démontrer réellement. La règle de la prédiction valable comporte trois éléments :

i.                    la prédiction doit avoir un fondement factuel;

ii.                  l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et « valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité;

iii.                il doit y avoir divulgation suffisante (paragraphe 70).

 

[242]       Lundbeck dispose d’un fondement valable pour prédire que le (+)‑citalopram serait utile dans le traitement de la dépression chez l’humain. Le racémique s’était déjà révélé utile, et les mêmes essais in vivo et in vitro auxquels le citalopram avait été soumis ont été menés sur le (+)‑citalopram et ont révélé que le (+)‑citalopram présentait une meilleure activité que le citalopram lui‑même.

 

[243]       Cependant, Apotex soutient que Lundbeck promet dans la divulgation que le (+)‑citalopram est plus efficace sur le plan thérapeutique que le citalopram. Comme cette promesse ne pouvait être démontrée que par des essais chez l’humain, le brevet est invalide si cette promesse ne repose pas sur un fondement valable. J’admets que si elle a été faite, une telle promesse ne s’appuie pas sur une prédiction valable. Cependant, la véritable question est de savoir si Lundbeck l’a bel et bien formulée. J’estime que ce n’est pas le cas.

 

[244]       Apotex déduit cette promesse d’une déclaration de la divulgation selon laquelle [traduction] « la quasi‑totalité de l’activité d’inhibition du captage de la 5‑HT était attribuable à l’énantiomère (+)‑citalopram », et d’un tableau présentant les résultats d’essais pharmacologiques in vivo et in vitro réalisés sur des rats et des souris. Voici le tableau en question :

RÉSULTATS DES ESSAIS PHARMACOLOGIQUES

 

Composé

Activité 5‑http
DE50 μmol/kg

Inhibition du captage de la 5‑HT
CI50 (nM)

(+)‑citalopram

2,0

1,1

(‑)‑citalopram

120

150

(+)‑citalopram

3,3

1,8

Plus le nombre est faible, meilleur est le résultat. Selon le tableau, le (+)‑citalopram présente une activité de loin supérieure à celle des autres composés, étant environ 60 fois plus actif que le (‑)‑citalopram et environ 1,6 fois plus actif que le citalopram même.

 

[245]       Cependant, les experts, y compris M. Blier à la fin de son contre‑interrogatoire, étaient d’accord pour dire que les essais menés sur les rongeurs ne constituent pas un fondement factuel approprié pour prédire que l’efficacité thérapeutique du (+)‑citalopram serait supérieure à celle du citalopram. Les différences entre les espèces sont trop importantes.

 

[246]       J’accepte l’opinion de M. Jenner selon laquelle, en avril 1988, un pharmacologue se serait attendu à ce que les deux énantiomères du citalopram aient une certaine efficacité comme antidépresseurs chez les humains et à ce que l’un des énantiomères soit plus puissant que l’autre. Cependant, il n’a pas expliqué en quoi, d’après lui, le brevet promettait que le (+)‑citalopram serait plus efficace chez l’humain que le racémate. M. Levy, un témoin des plus éminents appelé par Apotex, estimait que le brevet 452 s’adressait aux pharmacologues, aux chimistes et aux médecins intéressés par le traitement de la dépression. À son avis, cette personne versée dans l’art aurait compris que le brevet 452 promettait que le (+)‑citalopram serait un antidépresseur plus puissant chez l’humain que le citalopram racémique. Cette puissance supérieure n’a pourtant pas été démontrée et aucun fondement factuel ni raisonnement divulgués n’autorisait les inventeurs à faire cette prédiction.

 

[247]       J’accepte ces éléments de preuve sans hésitation, y compris les notions fondamentales qu’il a présentées sur la pharmacologie et le métabolisme, sur la biodisponibilité et sur les différences relatives au métabolisme qui existent entre les espèces, et je considère qu’il n’y avait aucun fondement approprié pour prédire que le (+)‑citalopram serait plus efficace que le citalopram dans le traitement de la dépression chez l’humain, nonobstant le fait que cela se soit avéré par la suite.

 

[248]       Il a souligné que, selon le brevet, la quasi‑totalité de l’activité inhibitrice du recaptage de la 5‑HT était associée au (+)‑citalopram. Il a également ajouté que : [traduction] « un pharmacologue comprendrait de cet énoncé que la quasi‑totalité de l’activité inhibitrice du recaptage de la 5‑HT associée au citalopram chez l’humain serait due au (+)‑citalopram » et, par déduction, que le (‑)‑citalopram présenterait une activité inhibitrice relativement faible pour ce qui concerne le recaptage de la 5‑HT chez l’humain. Je souscris à ce raisonnement.

 

[249]       Il a toutefois ajouté : [traduction] « Le pharmacologue aurait compris que le brevet 452 promettait que le (+)‑citalopram serait un antidépresseur plus puissant que le citalopram chez l’humain. »

 

[250]       Le Dr Blier, appelé par Lundbeck, a estimé que le brevet 452 promettait que le (+)‑citalopram serait efficace dans le traitement de la dépression, sans garantir de résultat comparatif précis.

 

[251]       Apotex soutient que la preuve présentée par MM. Jenner et Levy doit l’emporter. Le Dr Blier a précisé qu’il avait travaillé pour Lundbeck, mais n’a pas révélé qu’il avait aussi travaillé chez Forest Laboratories, l’entreprise qui a commercialisé le (+)‑citalopram aux États‑Unis. Il avait également un parti pris contre les médicaments génériques. Je ne suis pas d’accord sur ce dernier point. Il ne souscrit pas à certaines des normes de Santé Canada en matière de bioéquivalence. Il n’est pas hostile aux génériques en tant que tels.

 

[252]       Encore une fois, comme le déclarait le juge Binnie dans l’arrêt Whirlpool, précité, au paragraphe 61 : « l’interprétation des revendications est une question de droit qu’il appartient au juge de trancher, et celui‑ci avait parfaitement le droit de donner aux revendications une interprétation différente de celle préconisée par les parties. »

 

[253]       Bien que la Cour ait besoin de l’avis des experts pour saisir les notions chimiques du brevet, les connaissances générales courantes et les attributs de la personne versée dans l’art, les points en litige n’ont rien de scientifique. MM. Jenner et Levy n’expliquent pas pourquoi la personne versée dans l’art visée par le brevet aurait inféré que le (+)‑citalopram promettait d’être supérieur. La divulgation ou les revendications ne contiennent aucune déclaration explicite en ce sens. La partie du mémoire descriptif contenant les revendications prévaut sur la partie consacrée à la divulgation, c’est‑à‑dire qu’on se servira de la divulgation pour comprendre le sens d’un mot employé dans les revendications « mais non pour élargir ou restreindre la portée de la revendication telle qu’elle [est] écrite et, ainsi, interprétée » (Whirlpool, au paragraphe 52). Il est fatal de revendiquer plus que nécessaire. Le tableau montrait que c’est l’énantiomère (+) qui avait l’essentiel du pouvoir inhibiteur. La mention du citalopram comme point de référence ne peut passer pour une promesse. Aucune prédiction concernant la supériorité du (+)‑citalopram sur le citalopram n’a été formulée.

 

[254]       Pour résumer, le brevet 452 est valide. Le concept inventif résidait dans les deux énantiomères du citalopram et dans les méthodes servant à les obtenir. Comme l’a déclaré l’avocat de Lundbeck, le premier à inventer un chemin qui mène au trésor peut aussi prétendre au trésor. Avant les travaux de Lundbeck, les énantiomères n’avaient pas été séparés du racémate. L’état des connaissances n’indiquait pas comment y parvenir. Leurs caractéristiques n’étaient pas connues. Les mesures prises par Lundbeck n’étaient pas évidentes pour la personne versée dans l’art et supposaient aussi un certain degré d’inventivité.

 

VII. CONTREFAÇON

[255]       Ayant conclu que le brevet et que chacune de ses revendications étaient valides, j’aborderai à présent la question de la contrefaçon par Apotex et Apotex Pharmachem. L’une et l’autre ont admis que si le brevet était reconnu valide à tous égards, elles l’avaient contrefait.

 

[256]       En ce qui concerne les mesures de réparation, Lundbeck réclame non pas des dommages‑intérêts compensatoires mais une restitution des profits. Elle demande également des dommages‑intérêts punitifs, compte tenu de la conduite d’Apotex, et, comme il arrive souvent dans les actions en contrefaçon, la remise ou la destruction des quantités de médicament contrefait restantes, une injonction permanente jusqu’à la date d’expiration du brevet 452, les intérêts et les dépens. Je traiterai d’abord des dommages‑intérêts punitifs.

 

A. Dommages‑intérêts punitifs

[257]       Le fait qu’une partie demande la restitution des profits plutôt que des dommages‑intérêts compensatoires n’empêche pas la Cour d’accorder des dommages‑intérêts punitifs (Richard c Time Inc, 2012 CSC 8, [2012] 1 RCS 265, [2012] ACS no 8 (QL); de Montigny c Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 RCS 64, [2010] ACS no 51 (QL)). Des dommages‑intérêts punitifs ou exemplaires peuvent être adjugés dans le cadre d’une action en contrefaçon de brevet (Lubrizol Corp c Imperial Oil Ltd, [1996] 3 CF 40 (CAF), [1996] ACF no 454 (QL); Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Ltée, 2012 CF 113, 100 CPR (4th) 87, [2012] ACF no 107 (QL), actuellement en appel).

 

[258]       La Cour doit se demander si la conduite d’une partie est malveillante, opprimante et choque le sens de la dignité de la Cour ou si elle représente un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable (Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18, [2002] 1 RCS 595, [2002] ACS no 19 (QL); Microsoft Corporation c 9038‑3746 Québec Inc, 2006 CF 1509, 57 CPR (4th) 204, [2006] ACF no 1965 (QL)).

 

[259]       La preuve établit qu’Apotex s’est constitué des stocks de (+)‑citalopram en prévoyant que le ministre ne se verrait pas interdire de délivrer un avis de conformité. Elle s’est trompée dans sa prédiction, tant en première instance qu’en appel.

 

[260]       Comme il lui était défendu de commercialiser le (+)‑citalopram au Canada, elle a ensuite vendu une certaine quantité de ce médicament à des sociétés affiliées en République tchèque et en Australie.

 

[261]       M. Bernard Sherman, président-directeur général d’Apotex, a déclaré qu’il arrivait que celle‑ci prenne la décision commerciale de se constituer des stocks en comptant sur une issue favorable de l’instance relative à l’avis de conformité, de manière à pouvoir entrer sur le marché aussitôt que possible. Quelquefois, cette stratégie fonctionne; dans d’autres cas, comme en l’espèce, elle se retourne contre elle.

 

[262]       Je ne pense pas que la conduite d’Apotex justifie l’octroi de dommages‑intérêts punitifs.

 

[263]       M. Sherman a déclaré qu’il était immédiatement intervenu pour mettre fin aux ventes des stocks à l’étranger dès qu’il en a eu vent. Apotex n’a présenté aucun élément de preuve quant aux mesures de protection mises en place, le cas échéant, pour empêcher de telles ventes. Quoi qu’il en soit, la contrefaçon a débuté avec le stockage et non avec les ventes à l’étranger.

 

[264]       N’eût été le Règlement MB (AC) et son équivalent, le Food and Drug Regulations, il est vraisemblable que Santé Canada aurait jugé la version générique d’Apotex sûre et efficace et qu’Apotex aurait pu entrer sur le marché canadien. La question aurait alors été de savoir si Lundbeck aurait pu obtenir une injonction interlocutoire : c’est improbable puisque l’octroi de dommages‑intérêts aurait constitué une réparation convenable.

 

[265]       La conduite d’Apotex ne se compare pas à celle que décrit le juge Martineau dans l’affaire Eurocopter, précitée, dans laquelle il conclut que Bell Helicopter avait revendiqué l’invention d’Eurocopter comme la sienne.

 

[266]       Lundbeck reproche également à Apotex son attitude cavalière dans les actes de procédure précédents en ce qu’elle y niait expressément toute contrefaçon si le brevet devait être jugé valide. Il s’agit peut‑être d’une question d’interprétation des actes de procédure, qui sont assez ambigus, ou d’échec de communication entre les avocats et leurs clients. Quoi qu’il en soit, il est plus indiqué de traiter ce point sous la rubrique des dépens, dont les parties ont reconnu qu’ils devaient être mis en délibéré.

 

B. Restitution des profits

[267]       Comme pour toutes les réparations en equity, le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire de décider d’accorder ou non cette réparation. Apotex soutient qu’il faut la refuser en l’espèce : Lundbeck n’a pas droit aux profits qu’Apotex a tirés de la vente du (+)‑citalopram à l’étranger et obtiendrait un avantage inéquitable en percevant les recettes venant des marchés australien et tchèque, Lundbeck n’ayant d’ailleurs produit aucun élément de preuve qui établisse qu’elle est entrée en concurrence sur ces marchés.

 

[268]       Par ailleurs, d’après M. Sherman, Apotex a agi de bonne foi en considérant que le brevet 452 était invalide, et puis, il ignorait d’abord que le (+)‑citalopram avait été expédié aux sociétés affiliées d’Apotex pour être vendu en Australie et en République tchèque. Lorsqu’il l’a appris, il est intervenu pour y mettre fin.

 

[269]       Lundbeck rétorque que la réparation en equity demandée est visée par l’alinéa 57(1)b) de la Loi sur les brevets, et que même si la Cour n’est pas liée par le choix d’une partie, cette réparation est couramment accordée.

 

[270]       La réparation demandée est généralement acceptée à moins que certaines circonstances ne justifient de la refuser à la partie qui a gain de cause (Merck & Co c Apotex Inc (1995), 60 CPR (3d) 298, [1995] ACF no 403 (QL), conf. par (1996), 70 CPR (3d) 183 (CAF), [1996] ACF no 1385 (QL)). À mon avis, il n’y a aucune raison de priver Lundbeck de la réparation qu’elle a choisie. Comme le soulignait le juge Addy dans Teledyne Industries, Inc c Lido Industrial Products Ltd (1982), 68 CPR (2d) 204, [1982] ACF no 1024 (QL) :

Il est très important de se rappeler que les principes régissant l’attribution de dommages‑intérêts au propriétaire d’un brevet, recours habituellement choisi et qui est, bien sûr, strictement juridique, doivent nécessairement différer complètement de ceux qui sont en jeu lorsqu’on applique le pur recours de l’equity voulant que le contrefacteur rende compte de tous les bénéfices découlant de son acte illicite. Dans ce dernier cas, la situation du demandeur qui a eu gain de cause, pour autant qu’il s’agit de savoir si, oui ou non, il a subi un tort ou un dommage, est complètement sans pertinence et, par conséquent, ne doit pas être prise en considération.

 

[271]       Par conséquent, le fait que Lundbeck n’ait présenté aucun élément de preuve ayant trait à sa position sur les marchés australien et tchèque est dépourvu de pertinence. Il se peut très bien qu’elle n’y ait subi que des pertes négligeables, sinon nulles. Il n’en demeure pas moins qu’Apotex a réalisé un profit et qu’elle doit en rendre compte.

 

[272]       Par ailleurs, la bonne foi des défenderesses reconventionnelles n’est pas plus pertinente. Elles ne sont pas punies, mais elles ont usurpé les droits de Lundbeck en matière de propriété intellectuelle et doivent rendre les profits qu’elles ont réalisés. Il serait absolument déraisonnable d’accepter qu’une contrefaçon qui dure depuis plusieurs années se solde par une déclaration portant que le brevet est valide et qu’on les laisse continuer ce qu’elles n’auraient jamais dû commencer à faire.

 

C. Les profits

 

[273]       Le principe est clair. Apotex et Apotex Pharmachem doivent rendre compte des revenus générés par la vente du (+)‑citalopram. Elles ont le droit de déduire les dépenses raisonnablement engagées à cette fin. Le reste va à Lundbeck. Comme il arrive souvent, ce sont les détails qui posent problème.

 

[274]       Entre 2005 et 2010, Apotex a acheté de l’oxalate de (+)‑citalopram à deux sources en [caviardé], puis une petite quantité à Apotex Pharmachem.

 

[275]       Apotex Inc. a acheté un total de [caviardé]d’oxalate de (+)‑citalopram aux deux sociétés [caviardé], à l’exception des sociétés [caviardé]. Rien n’indique que ces sociétés soient liées à Apotex. [Caviardé] ont été retournés à l’un des vendeurs [caviardé]. Les parties reconnaissent que les quantités suivantes de (+)‑citalopram ou d’oxalate de (+)‑citalopram sont visées par l’exception liée à l’usage expérimental prévue à l’article 55.2 de la Loi :

i.                    48,919 kg de médicament en réserve destiné à la recherche et au développement;

ii.                  0,53 kg de médicament en réserve et d’échantillons en bon état conservés;

iii.                2,59 kg d’échantillons en bon état en cours de fabrication et finis.

 

[276]       Apotex reconnaît avoir réalisé des profits de 969 072,94 $ sur des ventes de [caviardé].

 

[277]       Apotex Pharmachem Inc. reconnaît avoir touché un profit de 33 568 $ sur une vente de [caviardé].

 

[278]       Lundbeck soutient qu’Apotex aurait dû vendre le (+)‑citalopram à sa société affiliée australienne à un prix bien supérieur. Elle conteste également certaines des dépenses déclarées par Apotex et Apotex Pharmachem.

 

[279]       La Cour a entendu la preuve d’expert de deux comptables agréés, Pierre St‑Laurent et Howard Rosen, appelés respectivement par Lundbeck et Apotex. Ce sont tous deux des experts comptables judiciaires expérimentés et habilités à assister la Cour. Cette remarque appelle deux mises en garde. La première est qu’ils ont cherché l’un et l’autre à expliquer, du point de vue comptable, certaines décisions, alors que c’est à la Cour qu’il appartient d’expliquer la signification de ces décisions.

 

[280]       La deuxième, comme l’a fait remarquer Lundbeck, est que le cabinet de M. Rosen a agi pendant de nombreuses années comme comptable externe d’Apotex et que celle‑ci l’a appelé personnellement comme témoin expert à de nombreuses reprises. Cet argument n’est pas vraiment étonnant si l’on pense au cas de M. Davies, même s’il est peut‑être plus bénin dans ce contexte. Cela dit, la position de Lundbeck n’est pas forcément injustifiée puisque M. Rosen a admis que certaines dépenses avaient réellement été engagées, bien qu’aucune facture n’ait été produite.

 

[281]       Dans l’arrêt Monsanto Canada c Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 RCS 902, [2004] ACS no 29 (QL), la juge en chef McLachlin et le juge Fish, s’exprimant au nom de la majorité, indiquent aux paragraphes 100 et suivants que le calcul des profits à restituer repose sur la méthode du « profit différentiel »; ils renvoient à un article du professeur Norman Siebrasse intitulé « A Remedial Benefit‑Based Approach to the Innocent‑User Problem in the Patenting of Higher Life Forms » (2004), 20 C.I.P.R. 79. Le professeur Siebrasse y présente la jurisprudence canadienne comme assez incohérente, et estime que la Cour suprême des États‑Unis a bien expliqué l’approche du « profit différentiel » dans l’arrêt Mowry c Whitney, 81 U.S. 620 (1871), à la page 651 :

[traduction] La question à trancher en l’espèce est de savoir quel avantage le défendeur a tiré de l’utilisation de l’invention de la plaignante par rapport aux autres procédés alors disponibles qui lui auraient permis d’obtenir un résultat tout aussi bénéfique.

 

[282]       Dans l’arrêt Monsanto, la Cour a estimé que la demanderesse ne pouvait pas solliciter des dommages‑intérêts si elle avait déjà demandé une remise des profits. M. Schmeiser n’avait tiré aucun bénéfice de son usage du brevet relatif au canola, car il pouvait parvenir au même résultat sans s’en servir.

 

[283]       Le cas d’espèce est bien différent. Le seul ingrédient actif dans le médicament d’Apotex est le (+)‑citalopram. Par conséquent, Apotex doit remettre tous les profits réalisés moins les dépenses légitimes.

 

[284]       Je commencerai par examiner les revenus, avant de traiter des dépenses.

 

[285]       Le principal témoin factuel concernant les ventes d’Apotex en République tchèque et en Australie était Gordon Fahner, son vice‑président, Opérations commerciales et financières. Il a expliqué que le système comptable de la société reposait sur un logiciel de planification des ressources de l’entreprise (PRE). Une fois les dépenses effectivement engagées, les variations entre le budget et la réalité sont enregistrées. Le système, en place depuis 2001, est remarquablement précis.

 

[286]       Les prix de transfert à des filiales étrangères dépendent jusqu’à un certain point du régime réglementaire en place. En République tchèque, le prix de gros des marchandises doit être identique au coût d’importation. Cela ne laisse aucune place aux dépenses engagées par la filiale tchèque. Cette dernière a été compensée au Canada par une société Apotex. Cependant, aucune déduction n’a été demandée et aucun crédit ne peut donc être accordé. Lundbeck accepte que le total des ventes en République tchèque s’élevait à [caviardé] et ne conteste pas le caractère raisonnable de ce montant.

 

[287]       Le marché australien était très différent. Le prix de vente était plus bas. Apotex est toujours restée sur ses gardes quant à l’éventuelle position des autorités fiscales canadiennes en matière de prix de transfert entre sociétés ayant entre elles un lien de dépendance. Voir par exemple l’arrêt récent de la Cour suprême Canada c GlaxoSmithKline Inc, 2012 CSC 52, [2012] ACS no 52 (QL). Une marge de profit de [caviardé] sur le prix de vente C.I.F. a été jugée acceptable. Cependant, pour des raisons qu’elle n’a pas vraiment expliquées, le profit de [caviardé] d’Apotex dépassait à peine [caviardé].

 

[288]       L’avocat de Lundbeck laisse toutefois entendre que le prix de vente aurait dû être supérieur à 10 000 000 $, voire s’élever à près de 13 000 000 $. Ces hypothèses reposent sur la théorie que Apotex pouvait vendre le médicament en Australie au même prix qu’en République tchèque et qu’en fait, elle [traduction] « laissait en attente » ses profits à l’étranger. M. Sherman a déclaré qu’aucune somme d’argent n’était revenue au Canada de manière indirecte par voie de dividendes ou autrement. Si Apotex avait réorganisé ses affaires de manière à éviter une comptabilité exacte, Lundbeck aurait pu avoir raison. Toutefois, ces relations commerciales existent depuis un certain temps et ne visaient pas à lui nuire. Les faits en présence sont plutôt à rapprocher avec ceux de l’affaire Mount Royal/Walsh Inc c Jensen Star (The), [1990] 1 CF 199, (1989), 99 NR 42 (CA), [1989] ACF no 450 (QL), qui concernait un navire vendu puis remis à la disposition du propriétaire initial par le biais d’un affrètement coque nue, dans le cadre d’un refinancement. Cette opération avait eu pour effet de mettre en échec une partie de l’action in rem du demandeur. La Cour a néanmoins estimé qu’en l’absence de mauvaise foi, le demandeur, un réparateur de navires, avait perdu ce recours.

 

[289]       Apotex Pharmachem n’a effectué qu’une seule vente, à Apotex elle‑même. Cette vente s’élevait à [caviardé] canadiens, ce qui correspond à [caviardé] canadiens par kilo. Le prix de vente n’a pas été contesté, contrairement aux dépenses déclarées.

 

[290]       Les experts ont abordé les dépenses légitimes d’une manière bien différente. Pour commencer avec Apotex, voici les coûts de vente qu’elle déclare :

 

Ventes

[CAVIARDÉ]

 

Coût des ventes

Matériel

Matériel d’emballage

Écarts sur matériel

 

 

Coûts de main‑d’œuvre directe

Coûts de main‑d’œuvre – préparation/nettoyage

Coûts indirects spécifiques

Coûts directs du contrôle de la qualité

Coûts indirects généraux

Coûts indirects du contrôle de la qualité

Coûts indirects fixes

Dépréciation

Loyer

 

 

 

Sous‑total

 

Arrondissement des différences

 

Total

 

Profit

 

Quantités vendues (kg)

 

 

[291]       M. St‑Laurent accepte le coût du matériel, mais ne concèderait que [caviardé] à l’égard des coûts australiens d’emballage, étant donné que les factures justificatives n’ont pas été produites. Il ne reconnaît aucune des déductions liées aux ventes réalisées dans l’un ou l’autre des pays pour ce qui est des coûts de main‑d’œuvre directe, des coûts de main‑d’œuvre –préparation/nettoyage, des coûts indirects spécifiques, des coûts directs liés au contrôle de la qualité, des coûts indirects généraux, des coûts indirects liés au contrôle de la qualité, des coûts indirects fixes, de la dépréciation et du loyer.

 

[292]       M. Rosen concèderait toutes les dépenses réclamées par Apotex.

 

[293]       M. St‑Laurent estime que ces coûts, fixes et variables, directs ou indirects, auraient été déboursés de toute façon. Les employés n’étaient pas rémunérés à la pièce, et auraient été payés, que le (+)‑citalopram fût fabriqué ou non. Il se réfère dans son rapport à son témoignage d’expert livré devant la Cour dans Beloit Canada Ltée c Valmet Oy, 78 FTR 86, 55 CPR (3d) 433, [1994] ACF no 682 (QL). Un des problèmes, en l’occurrence, venait de ce que les chiffres de vente se rapportaient à toute une machine, dont seule une partie était contrefaite. Cela avait soulevé des questions de ventilation. Sur la question de la remise des profits, le juge Rouleau avait déclaré au paragraphe 70 : « L’octroi de cette réparation vise à restituer les bénéfices réalisés à leur propriétaire légitime, soit le demandeur, de façon à éliminer tout enrichissement injuste du défendeur. »

 

[294]       Quoique M. St‑Laurent prétende que ses opinions quant aux aspects comptables ont été acceptées dans l’ensemble, le juge Rouleau s’est dit incapable de conclure que les profits réalisés par le contrefacteur découlaient de la violation du brevet de Beloit. Il a donc déclaré au paragraphe 79 : « C’est la raison pour laquelle je n’ai pas mentionné en détail la preuve des experts en comptabilité que les deux parties ont appelés. J’ai bien tenu compte de leur témoignage, mais il se rapporte fort peu à la question à trancher. ». L’appel a été accueilli en partie, 94 FTR 102, 61 CPR (3d) 271, [1995] ACF no 733 (QL), mais ne s’est pas étendu sur la manière dont le juge Rouleau a apprécié la preuve concernant les profits réalisés grâce aux parties non contrefaites de la machine.

 

[295]       Je ne vois dans cette décision aucun enseignement sous‑jacent susceptible de nous être utile.

 

[296]       M. Rosen invoque également son expérience en salle d’audience. En tant que comptable, sa méthode de prédilection est celle du coût complet, par laquelle tous les coûts d’une entreprise sont répartis proportionnellement par rapport à ceux des produits fabriqués. Cependant, le juge MacKay n’a pas entièrement souscrit à cette démarche dans Wellcome Foundation Ltd c Apotex Inc (1998), 151 FTR 250, 82 CPR (3d) 466, [1998] ACF no 1205 (QL). Voilà une autre affaire dans laquelle les ventes du contrefacteur se rapportaient à des éléments contrefaits et non contrefaits. Il a évoqué en termes favorables la méthode comptable du coût différentiel, ou progressive, envisagée par la Cour dans Teledyne Industries Inc c Lido Industrial Products Ltd (CFPI) (1982), 68 CPR (2nd) 204, [1982] ACF no 1024 (QL), et Diversified Products Corp c Tye‑Sil Corp (1990), 38 FTR 251, 32 CPR (3d) 385, [1990] ACF no 952 (QL), par laquelle les revenus sont calculés en déduisant les coûts fixes et variables qui ont contribué à gagner les sommes reçues. Aucune des dépenses qui auraient été engagées si la contrefaçon n’avait pas eu lieu ne doit être considérée comme déductible. Après avoir évoqué l’insuffisance de la preuve et s’être limité aux circonstances de l’affaire, il a autorisé les dépenses suivantes : a) le coût du matériel; b) la ventilation des coûts annuels d’Apotex liés à la main‑d’œuvre et des coûts indirects de production en fonction de la proportion d’unités du produit contrefait par rapport à la production totale de tous les produits; c) une ventilation similaire du coût annuel de vente; d) autres coûts sujets à consentement. Cette affaire non plus ne doit pas être suivie au pied de la lettre.

 

[297]       S’agissant des coûts individuels contestés, je n’autoriserai, comme M. St‑Laurent, que [caviardé] des [caviardé] relativement au coût du matériel d’emballage pour les exportations australiennes. Le fardeau de la preuve incombait à Apotex, qui n’a pas produit le moindre élément pour justifier ces coûts. M. Rosen a accepté ce montant, car les écarts après les dépenses engagées étaient autrement très mineurs, comme nous l’avons vu. Il était logique de présumer que les dépenses avaient été engagées. Cela est fort possible, mais il n’est pas établi qu’il s’agit là d’un principe comptable. C’est à la Cour de décider si cette conclusion procède de la déduction ou de l’hypothèse. À mon avis, en l’absence de documents justificatifs, le coût du matériel d’emballage est de l’ordre de la conjecture. Comme le déclarait lord MacMillan dans Jones c Great Western Railway Co (1930), 47 T.L.R 39, à la page 45 :

[traduction] Il est souvent très difficile de faire la distinction entre une hypothèse et une déduction. Une hypothèse peut être plausible, mais elle n’a aucune valeur en droit puisqu’il s’agit d’une simple supposition. Par contre, une déduction au sens juridique est une déduction tirée de la preuve et si elle est justifiée, elle pourra avoir une valeur probante.

 

Voir aussi Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c Satiacum (1989), 99 NR 171, [1989] ACF no 505 (QL).

 

[298]       Je concéderai sans difficulté les coûts de main‑d’œuvre directe, de main‑d’œuvre – préparation/nettoyage, les coûts indirects spécifiques et les coûts directs de contrôle de la qualité. Ces chiffres n’ont pas été contestés. Ce qui fait l’objet d’un litige était la question de savoir s’ils devraient être déduits de la somme des profits à restituer.

 

[299]       Abstraction faite de la décision du juge MacKay, il est bien établi qu’en l’absence de preuve précise, le demandeur qui utilise sa propre main‑d’œuvre pour réparer les dommages causés par un défendeur ne peut réaliser de profits, mais qu’il a cependant le droit de facturer le coût de la main‑d’œuvre, y compris les coûts indirects spécifiques, au motif que ses employés auraient autrement été affectés à une autre tâche productive. (Voir Société Telus Communications c Peracomo Inc, 2011 CF 494, 381 FTR 196, [2011] ACF no 602 (QL) au paragraphe 56, et la jurisprudence qui y est citée. L’appel, qui a confirmé la décision, 2012 ACF 199, 433 NR 152, [2012] FCJ no 855 (QL), n’a pas traité cette question. La Cour suprême a accordé l’autorisation d’interjeter appel.)

 

[300]       Cependant, je ne suis pas disposé à autoriser les coûts indirects généraux, les coûts indirects liés au contrôle de la qualité, les coûts indirects fixes, ainsi que les coûts liés à la dépréciation et au loyer. Cela ressemble fort à mon sens à une méthode de coûts complets. Dans la décision du juge MacKay, il n’y a pas eu de ventilation des coûts indirects généraux et spécifiques comme en l’espèce. Je m’inspire de la décision du juge en chef adjoint Thurlow dans Bentsen Line A/S c F.F. Soucy Inc, [1978] ACF no 815 (QL). Cette affaire concernait la rupture d’un contrat d’affrètement. Les dommages‑intérêts demandés correspondaient aux profits qui auraient été réalisés si le contrat avait été exécuté. Les dommages‑intérêts devaient être déterminés en calculant le fret qui aurait été gagné moins les dépenses que le transporteur aurait ce faisant engagées, compte tenu par ailleurs de l’atténuation des dommages subis. Les calculs de la demanderesse ressemblaient à ce que les comptables qualifient de méthode de coûts directs en ce qu’ils incluaient le salaire de l’équipage, l’assurance, l’entretien, les lubrifiants et la dépréciation. La défenderesse n’incluait dans ses déductions que des données afférentes aux gains relatifs à un transport particulier, comme les frais de chargement et de déchargement, de soute et les redevances portuaires, en partant du principe que les autres dépenses auraient été engagées par le propriétaire du navire, peu importe le trajet. Le juge en chef adjoint Thurlow penchait davantage du côté de la défenderesse, mais n’était tout à fait d’accord ni avec l’une ni avec l’autre partie.

 

[301]       Il me semble que les coûts indirects généraux, les coûts indirects liés au contrôle de la qualité, les coûts indirects fixes, les coûts liés à la dépréciation et au loyer sont trop éloignés pour être attribuables à la fabrication du (+)‑citalopram, et c’est pourquoi je les rejette.

 

[302]       Par conséquent, je fixe le profit d’Apotex à 1 410 906,21 $, sur la base de ventes de [caviardé], moins [caviardé] de dépenses ([caviardé] pour le matériel, [caviardé] pour l’emballage, [caviardé] pour les coûts de main‑d’œuvre directe, [caviardé] pour les coûts de main‑d’œuvre – préparation/nettoyage, [caviardé] pour les coûts indirects spécifiques et [caviardé] pour les coûts directs de contrôle de la qualité).

 

[303]       Pour ce qui est d’Apotex Pharmachem, M. St‑Laurent estime que les dépenses déclarées sont bien trop élevées. Cependant, c’était la première fois que cette société fabriquait le (+)‑citalopram. Le coût du premier produit à sortir de la chaîne de montage est toujours plus élevé que si le coût de lancement avait été réparti sur une production beaucoup plus importante. Sur les [caviardé] de dépenses déclarées, il ne concèderait que [caviardé]. Sur la foi des mêmes principes que j’ai appliqués à Apotex, je ne rejetterais que les [caviardé] de coûts indirects fixes d’Apotex Pharmachem, tels qu’ils ont été calculés par M. Rosen.

 

[304]       Par conséquent, Apotex Pharmachem doit restituer des profits de 304 177,38 $, sur la base du montant de sa seule vente, soit [caviardé], moins les dépenses [caviardé].

 

D. Remise ou destruction

 

[305]       L’article 57 de la Loi sur les brevets, dans sa version antérieure et actuelle, prévoit que la Cour peut rendre l’ordonnance qu’elle juge à propos de rendre à l’égard des agissements d’une partie et, d’une façon générale, quant aux procédures de l’action. Il est admis que la Cour peut ordonner la remise ou la destruction du produit contrefait à titre de réparation. En l’espèce, Apotex a encore en sa possession 8,34 kilos de (+)‑citalopram. Elle a fait valoir qu’elle devrait être en mesure de négocier un protocole acceptable avec Lundbeck, au cas où il serait établi qu’elle avait contrefait le médicament. Cette proposition est raisonnable, et je laisse donc les parties en établir les conditions.

 

E. Injonction permanente

 

[306]       Lundbeck est en droit d’obtenir une ordonnance interdisant aux défenderesses, directement ou indirectement, ainsi qu’à leurs agents et administrateurs, préposés, employés ou agents de l’une d’elles, ou à toute personne, société ou entité agissant sur leurs instructions ou sous leur contrôle, de fabriquer, vendre, distribuer, annoncer, exposer pour la vente, offrir à la vente, stocker ou posséder, aux fins susmentionnées ou pour importer au Canada le (+)‑citalopram avant l’expiration du brevet 1 339 452 le 9 septembre 2014.

 

F. Intérêts

 

[307]       L’octroi des intérêts avant et après jugement est régi par les articles 36 et 27 de la Loi sur les Cours fédérales. Une distinction s’impose entre les causes d’action surgissant à l’intérieur d’une province, et celles qui se présentent à l’extérieur d’une province ou dans plus d’une province. Lundbeck soutient que la cause d’action a surgi en Ontario, ce que reconnaît Apotex. Loin de moi l’idée contraire, d’autant que la Cour aurait eu le pouvoir discrétionnaire d’ordonner un taux d’intérêt plus élevé si la cause d’action avait surgi dans plus d’une province.

 

[308]       Dans les circonstances, la Loi sur les Cours fédérales intègre le droit ontarien, et en particulier les articles 127 et suivants de la Loi sur les tribunaux judiciaires, LRO 1990, c C43. Les intérêts avant jugement doivent être calculés à partir de la date à laquelle la cause d’action a surgi, au taux minimal de la Banque du Canada sur les avances à court terme consenties aux banques énumérées à l’annexe I de la Loi sur les banques. Les intérêts après jugement correspondent à ce taux plus un pour cent.

 

[309]       Bien que la cause d’action découle d’un stockage contraire à la Loi sur les brevets, les réparations se seraient limitées à une injonction, à une ordonnance de remise ou de destruction et aux dépens s’il n’y avait pas eu de vente. Aucun intérêt n’aurait été accordé. Les intérêts adjugés reposent sur les ventes. D’après les dossiers d’Apotex, les ventes ont débuté le 8 juin 2009 et ont pris fin le 20 août 2010. La seule vente ayant dépassé 200 000 $, celle du 23 décembre 2009, représente une valeur médiane approximative. Calculer les intérêts sur chaque vente serait intolérable. Je fixe le point de départ de calcul des intérêts avant jugement sur les ventes d’Apotex au 1er janvier 2010.

 

[310]       Apotex Pharmachem n’a effectué qu’une seule vente, à Apotex elle‑même. Cette vente a été réalisée le 22 juin 2010, date à partir de laquelle les intérêts avant jugement commenceront à courir.

 

[311]       Nonobstant le fait qu’il reste à rendre un jugement formel, les intérêts après jugement commencent à courir à partir de la date des présents motifs.

 

IX. DÉPENS

 

[312]       À la demande des parties, une ordonnance ou des directives concernant les dépens sont mises en délibéré.

 

X. CONFIDENTIALITÉ

 

[313]       Comme une grande partie de la preuve et des témoignages étaient visés par diverses ordonnances de confidentialité et de mise sous scellé, les parties disposeront de dix (10) jours à partir de la date des présents motifs pour indiquer à la Cour, en étant d’accord espérons‑le, les passages qui devraient être supprimés ou modifiés dans la version publique, et pour fournir des suggestions en ce sens.

 

[314]       Par souci du bon ordre, toutes les objections soulevées durant le procès et n’ayant pas été tranchées sont rejetées.

 

XI. RÉDACTION DU JUGEMENT

 

[315]       Conformément à l’article 394 des Règles des Cours fédérales, j’ordonne à l’avocat de Lundbeck de rédiger un projet de jugement donnant effet aux présents motifs, dont la forme et le contenu devront être approuvés par Apotex. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre, elles doivent en informer la Cour dans un délai de dix (10) jours à compter de la date des présents motifs, et Lundbeck devra présenter une requête écrite en jugement, conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

Ottawa (Ontario).

Le 12 mars 2013

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1407‑09

 

INTITULÉ :                                                  APOTEX INC c H. LUNDBECK A/S

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         5‑9 NOVEMBRE 2012

                                                                        13‑16 NOVEMBRE 2012

                                                                        19‑23 NOVEMBRE 2012

                                                                        26‑29 NOVEMBRE 2012

                                                                        3‑7 DÉCEMBRE 2012

                                                                        12‑14 DÉCEMBRE 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS

CONFIDENTIELS DU JUGEMENT :     Le 26 février 2013

 

DATE DES MOTIFS

PUBLICS DU JUGEMENT :                     Le 12 mars 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Harry B. Radomski

Richard Naiberg

Sandon Shogilev

Jordan Scopa

 

POUR LA DEMANDERESSE ET
LES DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

 

Julie Desrosiers

Marie Lafleur

Christian Leblanc

Hilal El Ayoubi

Silviu Bursanescu

Alain Leclerc

 

POUR LA DÉFENDERESSE ET
LA DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE ET
LES DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

 

Fasken Martineau DuMoulin SENCRL, s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE ET
LA DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

 

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