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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20130219

Dossier : T-850-12

Référence : 2013 CF 168

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 février 2013

En présence de madame la juge Gagné

 

 

ENTRE :

 

JOSEPH L. R. MOREAU

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE TRIBUNAL DES ANCIENS COMBATTANTS (RÉVISION ET APPEL)

ET ANCIENS COMBATTANTS CANADA

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) [le TACRA], datée du 14 mars 2012, qui a rejeté sa demande de réexamen fondée sur la présentation de nouveaux éléments de preuve, conformément au paragraphe 32(1) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 [la Loi]. Cette disposition autorise le réexamen d’une décision « si l’auteur de la demande allègue que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées ou si de nouveaux éléments de preuve sont présentés [au comité d’appel] ».

 

Contexte

[2]               Le demandeur a servi dans les Forces armées canadiennes de 1973 à 1976 et de 1980 à 1999. On lui a diagnostiqué en 1996 une hépatite C, qu’il dit avoir contractée à la suite d’inoculations pratiquées à l’aide d’injecteurs sans aiguille à usage multiple lors de ses premières vaccinations durant son temps de service. Par suite de son état, le demandeur a aussi souffert de plusieurs troubles psychologiques réactifs secondaires et a dû être soigné pour une dépression grave.

 

[3]               Le demandeur a présenté une demande de prestations d’invalidité le 30 octobre 1996. Le 11 avril 1997, le ministère des Anciens Combattants a reconnu que l’hépatite C avait été diagnostiquée chez le demandeur durant son temps de service, mais a refusé la demande de prestations parce qu’il n’était pas prouvé que l’état dont il souffrait avait été causé, comme il le prétendait à l’époque, par une exposition à l’amiante ou autres produits chimiques.

 

[4]               Le demandeur a comparu devant un comité de révision de l’admissibilité pour contester la décision du ministère datée du 11 avril 1997. Le 8 avril 1999, le comité de révision de l’admissibilité a conclu que les avis médicaux donnaient à penser que la méthode d’inoculation par injecteur sans aiguille pouvait constituer un vecteur de transmission de l’hépatite C si l’appareil n’était pas nettoyé entre les inoculations. Cependant, le comité a refusé au demandeur le droit à des prestations car selon lui la preuve ne permettait pas d’établir que la méthode du pistolet injecteur avait été utilisée dans la série d’inoculations reçues par le demandeur ou que les consignes de nettoyage n’avaient pas été suivies.

 

[5]               Le demandeur a fait appel de cette décision devant le TACRA, faisant valoir que son état était apparu à la suite d’inoculations par injecteur sans aiguille durant son temps de service. Il a témoigné que, quand il faisait la queue pour recevoir des inoculations au moyen du pistolet injecteur, il avait remarqué que le pistolet n’était pas nettoyé entre les inoculations de différents individus. À l’appui, il a produit une preuve additionnelle, notamment des lettres de son médecin de famille, de son gastroentérologue traitant, le Dr Buchholz, et de son hématologue traitant, le Dr Peltekian.

 

[6]               Le Dr Buchholz, qui s’occupait du demandeur à Halifax, en Nouvelle-Écosse, écrivait dans sa lettre datée du 19 février 1998 que, dans 50 p. 100 des cas, les patients concernés contractent l’hépatite C pour une cause inconnue, qui peut être endémique ou qui peut résulter de contacts sexuels, précisant toutefois que la transmission sexuelle de l’hépatite C n’est pas aussi fréquente que la transmission sexuelle de l’hépatite B ou du VIH. Le Dr Buchholz ajoutait ce qui suit :

[traduction] L’hépatite C est plus généralement contractée par l’entremise de sang contaminé ou de produits sanguins contaminés, et je crois comprendre que [le demandeur] a reçu une inoculation par injecteur à haute pression utilisant la même quantité de sérum. C’était à l’occasion de ses premières vaccinations administrées aux premiers temps de son service dans les Forces. Il est tout à fait possible que la pratique des inoculations multiples ait été pour quelque chose dans la transmission de l’hépatite C.

 

 

[7]               S’agissant plus précisément du cas du demandeur, le Dr Buchholz ajoutait :

[traduction] L’hépatite C ne pouvait pas être dépistée avant 1992, mais manifestement [le demandeur] s’était trouvé dans des régions qui auraient pu accroître ses facteurs de risque. Je crois comprendre qu’il est séparé de son épouse et qu’il n’a pas eu d’autres liaisons ni n’a reçu d’autres inoculations en dehors des Forces armées canadiennes. Cela tendrait à exclure les autres facteurs de risque pouvant conduire à l’hépatite C tant qu’il se trouvait au Canada. Par conséquent, je suis d’avis qu’il a probablement contracté l’hépatite C durant son temps de service au sein des Forces armées canadiennes, en particulier quand il était à bord de navires et qu’il servait à l’étranger.

 

 

[8]               Cette opinion a été confirmée par le Dr Faida Hermiz, médecin généraliste, dans une lettre datée du 7 septembre 2000 et adressée à M. Pruden, directeur de district des services juridiques, Anciens combattants Canada, où le Dr Hermiz écrivait ce qui suit :

[traduction] Compte tenu de toutes les données existantes, il n’y a encore aucun moyen de confirmer ou d’exclure la méthode des injecteurs sans aiguille comme cause de contamination dans le cas [du demandeur]. Au vu de l’ensemble de la preuve, j’inclinerais à privilégier son interprétation de la situation, plutôt qu’à la récuser.

 

[9]               Le 23 novembre 2000, le TACRA confirmait la décision du comité de révision de l’admissibilité, affirmant que [traduction] « la preuve n’a pas été apportée au Tribunal que l’hépatite C peut être causée par la méthode des injections sans aiguille. Après examen des pièces soumises, le Tribunal ne croit pas que la preuve de ce fait est suffisante. Bien qu’il compatisse à la situation de l’appelant, le Tribunal croit que l’affection prétendue n’était pas consécutive à son service militaire en temps de paix, et qu’elle n’y est pas rattachée directement. » Cependant, le TACRA n’excluait pas qu’une inoculation par injecteur sans aiguille puisse être un vecteur de transmission de l’hépatite C. Il citait même la réponse suivante donnée par le commandant F. J. Maggio sur le sujet :

[traduction] D’après l’information présentée, la fiabilité de l’appareil dépendait semble-t-il de l’expérience de l’opérateur. Si le patient bougeait, le jet à haute pression pouvait dévier et causer une éraflure sur la peau, suivie d’un saignement. Il n’est pas impossible non plus qu’il y ait eu retour de jet contaminé par du sang (cependant, il nous est impossible de le confirmer). Dans un tel cas, alors je dois admettre que, si un patient porteur de l’hépatite C a subi une coupure après inoculation, alors son sang a pu être transmis aux patients qui se trouvaient après lui […]

 

[10]           Le 12 décembre 2001, le demandeur a prié le TACRA de réexaminer sa décision, sur la base d’une autre preuve médicale produite par le Dr Peltekian, en date du 30 septembre 2001. Le Dr Peltekian écrivait ce qui suit :

[traduction] D’après les affirmations catégoriques du patient, ce patient ne présentait aucun autre facteur de risque s’agissant de maladie du foie ou d’hépatite virale. Il se souvenait d’avoir reçu des injections pour se faire vacciner alors qu’il était dans les Forces armées, et c’est la seule chose à laquelle nous ayons pensé comme cause possible. Pour ce qui concerne la date de l’exposition au virus, je suppose que, puisque la biopsie du foie montrait une maladie au stade 1, l’exposition au virus a pu se produire au cours des dix années antérieures à cette biopsie.

 

 

[11]           Après réexamen, le TACRA a conclu, le 19 mars 2002, que le rapport médical du Dr Peltekian ne faisait que répéter ce qui avait été soumis auparavant au comité de révision de l’admissibilité et que ce rapport n’apportait pas de nouveaux éléments de preuve susceptibles de conduire à une conclusion différente.

 

[12]           La décision du 23 novembre 2000 du TACRA n’a pas été contestée devant la Cour, non plus que sa décision après réexamen datée du 19 mars 2002.

 

[13]           En janvier 2012, le demandeur a présenté au TACRA une deuxième demande de réexamen de la décision du comité de révision de l’admissibilité, en se fondant sur de nouveaux éléments qui confirmaient qu’[traduction] « il est possible que [le demandeur] ait contracté l’hépatite C à la suite de traitements ou de tests (vaccination, tests allergologiques cutanés, désensibilisation aux allergies, chirurgie mineure de la peau, gastroscopie et biopsie œsophagienne) qu[’il a] subis en tant que militaire actif entre 1973 et 1995 ». Cette preuve nouvelle était produite par le Dr H. W. Jung, médecin-chef, commandant du groupe des services de santé des Forces canadiennes, dans une lettre adressée au demandeur en date du 3 novembre 2011.

 

Décision contestée

[14]           Une formation du TACRA s’est constituée le 22 février 2012 pour examiner la demande en réexamen déposée par le demandeur. Appliquant le critère à quatre volets des nouveaux éléments de preuve énoncé par la Cour dans la décision MacKay c Canada (1997), 129 FTR 286, [1997] ACF n° 495 [MacKay], et dans la décision Canada (Avocat-conseil en chef des pensions) c Canada (Procureur général), 2006 CF 1317, [2006] ACF n° 1646 [Avocat-conseil en chef des pensions], confirmée : 2007 CAF 298, le TACRA a conclu que les nouveaux éléments de preuve ne remplissaient pas les conditions d’un réexamen, à savoir : i) on ne devrait généralement pas admettre une déposition qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès, à condition de ne pas appliquer ce principe général de manière aussi stricte dans les affaires criminelles que dans les affaires civiles; ii) la déposition doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès; iii) la déposition doit être plausible, en ce sens qu’on puisse raisonnablement y ajouter foi; iv) elle doit être telle que si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat (décision Avocat-conseil en chef des pensions, précitée, au paragraphe 6).

 

[15]           Plus précisément, le TACRA a conclu que la lettre du Dr Jung ne renfermait pas de nouvelles révélations et que l’on n’avait pas expliqué pourquoi cette preuve n’avait pas été invoquée plus tôt à l’un des divers niveaux antérieurs de décision. Le TACRA reconnaissait toutefois que, selon la jurisprudence, il ne devrait pas accorder trop d’importance au premier volet du critère (décision Avocat-conseil en chef des pensions, précitée, au paragraphe 35).

 

[16]           Le TACRA a pris acte de la qualification et des vastes connaissances du Dr Jung, eu égard à ses 20 années de service dans diverses affectations au sein des Forces canadiennes, mais, selon lui, on pouvait se demander si le Dr Jung avait fait l’observation ci-dessus parce qu’il donnait son avis de médecin sur l’hypothèse d’une possible transmission de l’hépatite C, ou parce qu’il connaissait bien l’administration médicale des Forces canadiennes. Qui plus est, selon le TACRA, l’observation du Dr Jung confirmait qu’un examen du dossier médical du demandeur conservé par les Forces canadiennes montrait la possibilité d’un lien de causalité, et cela parce qu’on ne pouvait exclure ce lien de causalité. Le Dr Jung ne disait rien des témoignages de médecins experts produits en 1999 selon lesquels « 50 p. 100 des Canadiens contractent l’hépatite C pour une raison inconnue ».

 

[17]           Le TACRA a conclu que, puisqu’il accordait peu de crédit à la lettre du Dr Jung, il mettait aussi en doute l’intérêt de l’observation du Dr Jung pour la question déterminante soulevée ici, à savoir la probabilité pour que le demandeur ait été contaminé au cours d’une vaccination ou autre procédure médicale quand il était militaire actif.

 

[18]           Quant à la question de savoir si la preuve nouvelle pouvait modifier le résultat, le TACRA a rappelé que la lettre du Dr Jung évoque simplement le possible bien-fondé de la version du demandeur et qu’elle ne saurait donc modifier le résultat de la décision soumise à réexamen, selon laquelle la possibilité d’une transmission de l’hépatite C par pistolet injecteur n’avait jamais été démontrée.

 

[19]           La demande de réexamen présentée par le demandeur a donc été rejetée le 14 mars 2012. D’où la présente demande de contrôle judiciaire.

 

Points litigieux et norme de contrôle

[20]           Selon le demandeur, la décision faisant l’objet du présent contrôle devrait être annulée parce que le TACRA i) a commis une erreur de droit en méconnaissant l’article 3 de la Loi au moment d’examiner la preuve et a rendu sa décision sans tenir compte de la preuve qui lui avait été soumise; ii) a commis une erreur de droit en s’abstenant de tirer des inférences favorables de la preuve médicale produite par le Dr H. W. Jung, le Dr Frida Hermiz et le Dr M.C. Buchholz, ainsi que de l’affidavit de Roger Moreau, contrairement à l’article 39 de la Loi; et iii) a exposé des motifs insuffisants, au mépris des règles de la justice naturelle.

 

[21]           Les dispositions susdites sont reproduites ci-après :

 Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

 



[…]

 

 Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

 

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci;

 

 

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

 

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

 

 The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

 

[...]

 

 In all proceedings under this Act, the Board shall

 

 

 

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

 

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

 

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.

 

 

 

[22]           Les points soulevés dans la présente demande de contrôle judiciaire sont donc les suivants :

1)      Le TACRA a-t-il commis une erreur de droit dans sa manière d’évaluer la preuve du demandeur et dans sa manière d’appliquer les articles 3 et 39 de la Loi?

2)      Les motifs exposés par le TACRA au soutien de sa décision sont-ils suffisants?

 

[23]           L’article 31 de la Loi dispose que les décisions du TACRA sont définitives et exécutoires. Cependant, le paragraphe 32(1) et l’article 111 autorisent le TACRA à réexaminer sa décision dans certains cas. Selon une jurisprudence constante, l’effet combiné de ces dispositions signale un niveau élevé de retenue.

 (1) Par dérogation à l’article 31, le comité d’appel peut, de son propre chef, réexaminer une décision rendue en vertu du paragraphe 29(1) ou du présent article et soit la confirmer, soit l’annuler ou la modifier s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées; il peut aussi le faire sur demande si l’auteur de la demande allègue que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées ou si de nouveaux éléments de preuve lui sont présentés.


[…]

 Le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) est habilité à réexaminer toute décision du Tribunal d’appel des anciens combattants, du Conseil de révision des pensions, de la Commission des allocations aux anciens combattants ou d’un comité d’évaluation ou d’examen, au sens de l’article 79 de la Loi sur les pensions, et soit à la confirmer, soit à l’annuler ou à la modifier comme s’il avait lui-même rendu la décision en cause s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées; s’agissant d’une décision du Tribunal d’appel, du Conseil ou de la Commission, il peut aussi le faire sur demande si de nouveaux éléments de preuve lui sont présentés.

[Non souligné dans l’original.]

 (1) Notwithstanding section 31, an appeal panel may, on its own motion, reconsider a decision made by it under subsection 29(1) or this section and may either confirm the decision or amend or rescind the decision if it determines that an error was made with respect to any finding of fact or the interpretation of any law, or may do so on application if the person making the application alleges that an error was made with respect to any finding of fact or the interpretation of any law or if new evidence is presented to the appeal panel.

[…]

 The Veterans Review and Appeal Board may, on its own motion, reconsider any decision of the Veterans Appeal Board, the Pension Review Board, the War Veterans Allowance Board, or an Assessment Board or an Entitlement Board as defined in section 79 of the Pension Act, and may either confirm the decision or amend or rescind the decision if it determines that an error was made with respect to any finding of fact or the interpretation of any law, or may, in the case of any decision of the Veterans Appeal Board, the Pension Review Board or the War Veterans Allowance Board, do so on application if new evidence is presented to it.

 

 

[Emphasis added]

 

 

[24]           Les parties s’accordent pour dire que c’est la norme de la décision raisonnable qui devrait s’appliquer à la manière dont le TACRA a évalué la preuve médicale du demandeur dans la décision issue du réexamen, ainsi qu’à la manière dont il a appliqué les dispositions invoquées de la Loi (Sloane c Canada (Procureur général), 2012 CF 567, au paragraphe 29, [2012] ACF n° 784 [Sloane]; Beauchene c Canada (Procureur général), 2010 CF 980, au paragraphe 21, [2010] ACF n° 1222; Rioux c Canada (Procureur général), 2008 CF 991, au paragraphe 17, [2008] ACF n° 1231; MacDonald c Canada (Procureur général), 2007 CF 809, au paragraphe 57, [2007] ACF n° 1064 [MacDonald]). Pour savoir si une décision est raisonnable ou non, il faut considérer la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[25]           La norme de la décision raisonnable est également applicable lorsque c’est la qualité des motifs de la décision issue du réexamen qui est mise en doute puisque, selon la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada, l’insuffisance des motifs ne permet plus à elle seule de fonder un manquement à l’équité procédurale (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708; Sloane, précitée, aux paragraphes 26 à 28; Lapalme c Canada (Procureur général), 2012 CF 820, aux paragraphes 17 à 21, [2012] ACF n° 949).

 

Analyse

[26]           Le demandeur conteste pour l’essentiel la manière dont le TACRA a interprété la preuve médicale. Plusieurs médecins experts ont, dit-il, exprimé l’avis qu’il est très possible qu’il ait été contaminé durant son service dans les Forces armées canadiennes, et selon lui il faut ajouter foi à l’avis en ce sens du Dr Jung, dont l’expérience et la crédibilité sont hors de doute.

 

[27]           Cependant, si on lit attentivement la lettre du Dr Jung du 3 novembre 2011, il semble qu’il ne donnait pas au demandeur un nouvel avis sur la cause de sa pathologie, mais qu’il résumait plutôt, comme l’en avait prié le demandeur, la teneur de son dossier médical au sein des Forces armées canadiennes, ainsi que les conclusions de mai 1999 du colonel Cameron concernant son grief. Dans ce contexte, le Dr Jung ajoute que [traduction] « il est possible que vous ayez contracté l’hépatite C à la suite de traitements ou de tests (vaccination, tests allergologiques cutanés, désensibilisation aux allergies, chirurgie mineure de la peau, gastroscopie et biopsie œsophagienne) que vous avez subis en tant que militaire actif entre 1973 et 1995 ». En somme, après lecture des divers rapports médicaux produits par le demandeur depuis sa demande initiale de prestations d’invalidité, je suis d’avis que les nouveaux éléments de preuve sont à la fois plus généraux et moins affirmatifs, et qu’ils sont par conséquent moins convaincants.

 

[28]           Durant l’audience tenue devant la Cour, le demandeur a soutenu avec force que le TACRA n’avait pas bien interprété et appliqué les articles 3 et 39 de la Loi et qu’il n’avait pas bien apprécié la preuve qu’il lui avait soumise. Il se fonde sur une décision de la Cour, Martel c Canada (Procureur général), 2004 CF 1287, au paragraphe 41, [2004] ACF n° 1559 [Martel], citant la décision Wood c Canada (Procureur général), [2001] ACF n° 52 (1re inst.), où l’on peut lire ce qui suit :

Si la preuve n’est pas contredite et si elle est jugée crédible, le Tribunal doit l’accepter. Ce point a été confirmé par le juge MacKay dans la décision Wood, au paragraphe 28 :

 

Le Tribunal peut rejeter la preuve soumise par le demandeur lorsquil dispose dune preuve médicale contradictoire. Toutefois, même sil nexiste peut-être pas de preuve sous la forme de documents médicaux précis au sujet de la blessure en cause, le Tribunal commet une erreur qui touche la compétence... lorsqu’il n’existe pas de preuve contradictoire et que le Tribunal n’accepte pas la preuve présentée par le demandeur, et ce, sans donner d’explications à ce sujet. Une décision dans laquelle le Tribunal commet une erreur dans l’exercice de sa compétence est déraisonnable et justifie l’intervention de la Cour. À mon avis, la norme relative à la décision manifestement déraisonnable ne s’applique pas si l’erreur se rapporte à l’exercice par le Tribunal de sa compétence.

 

 

[29]           Se fondant sur la preuve produite, la Cour avait jugé dans la décision Martel que la manière dont le TACRA avait traité les nouveaux éléments de preuve était au cœur de l’affaire dont elle était saisie. Au paragraphe 123 de sa décision, elle arrivait à la conclusion que le TACRA n’avait pas tenu compte des prescriptions de l’article 39 de la Loi parce que le dossier ne renfermait pas de preuves contradictoires suffisantes :

À mon avis, le Tribunal n’avait devant lui aucune preuve médicale concernant le lien entre les deux blessures, si ce n’est l’avis du Dr Petit. Le Tribunal n’a nulle part mis en doute la crédibilité du rapport du Dr Petit. Il a alors demandé que des preuves contradictoires soient produites, pour finalement rejeter le rapport du Dr Petit. Je suis donc d’avis que, en rejetant ainsi le rapport du Dr Petit, le Tribunal a commis une erreur dans sa manière d’appliquer l’article 39 de la LTAC et a manqué à ses obligations énoncées dans cet article. Cela constitue à mon avis une erreur de compétence qui entache l’intégralité de sa décision. Voir le jugement Rivard c. Canada (Procureur général), [2001] A.C.F. no 1072 (1re inst.), 2001 CFPI 704, aux paragraphes 43 et 44.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[30]           Il ressort clairement de la jurisprudence que « [l]’article 39 est une disposition fondamentale de la loi qui, aux termes de l’article 3, doit être interprétée de façon large dans l’intérêt des personnes admissibles » (décision Avocat-conseil en chef des pensions, précitée, au paragraphe 34), et que cette disposition est censée aider les prestataires dans leur tâche de prouver leur droit à une pension (Metcalfe c Canada, [1999] ACF n° 22, 160 FTR 281). Dans plusieurs cas postérieurs à la décision Martel, la Cour n’a donc pas hésité à dire que le TACRA avait commis une erreur dans l’application des règles de preuve énoncées dans l’article 39 de la Loi en imposant une norme de preuve plus contraignante que la norme de la prépondérance des probabilités, ou en faisant fi de la lettre et de l’esprit des articles 3 et 39 de la Loi (voir Thériault c Canada (Procureur général), 2006 CF 1070, au paragraphe 51, [2006] ACF n° 1354; MacDonald c Canada (Procureur général), précitée, au paragraphe 70; Zielke c Canada (Procureur général), 2009 CF 1183, au paragraphe 53, [2009] ACF n° 1481).

 

[31]           La jurisprudence reconnaît aussi qu’il est fautif pour le TACRA d’exiger un « avis médical définitif » (Smith c Canada (Procureur général), 2001 CFPI 857, au paragraphe 29, [2001] ACF n° 1225). Le principe établi dans la décision Hall c Canada (Procureur général), 2011 CF 1431, [2011] ACF n° 1806, ne s’applique pas directement à la présente affaire, mais je garde à l’esprit que la jurisprudence rejette la nécessité d’un lien direct de cause à effet entre l’affection prétendue et l’affection ouvrant droit à pension, précisant que les mots « être consécutif à », dans l’alinéa 21(2)b) de la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P-6, sont plus larges que les mots « être causé par » et doivent être interprétés d’une manière plus libérale.

 

[32]           Dans la présente affaire, je suis convaincue que le TACRA n’a pas, au moment d’évaluer les nouveaux éléments de preuve du demandeur, méconnu les dispositions de la Loi qui concernent le bénéfice du doute, mais a simplement estimé que l’avis du Dr Jung n’était pas plus concluant que les avis précédents versés dans le dossier du demandeur. Il est clair qu’il n’existait aucune pièce médicale définitive sur la question dont était saisi le TACRA. L’absence d’un avis définitif ne devrait pas être déterminante, mais je suis d’avis que le TACRA a raisonnablement conclu que l’avis du Dr Jung n’était pas apte à modifier le résultat de la décision issue du réexamen. Au reste, bien qu’il ait aussi mis en doute l’intérêt et la crédibilité de la lettre du Dr Jung, en se demandant si l’observation du Dr Jung devrait être vue comme un avis médical ou comme une remarque décrivant l’administration médicale des Forces canadiennes, le TACRA a jugé fondamentalement qu’il n’y avait aucune raison pour que l’observation du Dr Jung puisse finalement modifier le résultat. Selon moi, cette conclusion est raisonnable. Comme je l’écrivais plus haut, les nouveaux éléments de preuve sont en réalité moins convaincants, tant sur la question du lien de causalité que sur celle des traitements ou tests qui auraient pu être à l’origine de la contamination du demandeur.

[33]           Dans la décision Martel, précitée, aux paragraphes 29 et 30, le juge Russel rappelait ce qui suit aux parties :

Selon l’article 31 de la LTAC, la décision du comité d’appel est définitive et exécutoire. Cependant, le comité d’appel est autorisé à réexaminer sa décision en application du paragraphe 32(1) de la LTAC, si l’appelant a des preuves nouvelles à produire, ou si le comité constate, de son propre chef ou à la requête de quiconque, qu’une erreur a été commise dans une conclusion factuelle ou dans l’interprétation du droit. Après réexamen, le comité d’appel peut confirmer, modifier ou annuler sa décision initiale.

 

Le paragraphe 32(1) de la LTAC établit un recours extraordinaire. Il ne s’agit pas simplement d’un autre niveau d’appel. Ce pouvoir de réexamen autorise le comité d’appel à revoir sa propre décision et à se demander, à la lumière de preuves nouvelles ou d’arguments juridiques nouveaux, si sa décision initiale aurait été différente compte tenu des preuves et arguments en question.

 

 

[34]           Le demandeur n’a pas prié le TACRA de réexaminer sa décision antérieure au motif qu’une erreur entachait une conclusion de fait ou l’interprétation du droit. Dans sa demande de réexamen présentée le 9 janvier 2012, il disait clairement qu’il n’y avait aucune erreur de fait ou de droit. Il ne prétendait pas que le TACRA aurait dû constater, de son propre chef, qu’une erreur avait été commise dans une conclusion factuelle ou dans l’interprétation d’une disposition de la Loi. La demande de réexamen avait pour seul fondement l’existence d’une nouvelle preuve, à savoir la correspondance du médecin-chef H.W. Jung (pages 111 à 113 du dossier du Tribunal). C’est également en invoquant ce moyen que le demandeur a déposé la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[35]           Il me semble que, même si la totalité de la preuve soumise au TACRA (preuves médicales et autres) avait pu suffire à appuyer au départ (et pas nécessairement en conséquence de la nouvelle preuve) la demande de prestations d’invalidité, ce n’est pas un motif de réexamen qui fut avancé devant le TACRA. Dans ces conditions, la Cour est d’avis que la décision issue du réexamen comptait parmi les issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Ainsi que l’écrivait le juge Near dans la décision Hunt c Canada (Procureur général), 2009 CF 1218, au paragraphe 25, [2009] ACF n° 1508 :

Les décisions du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) sont définitives et exécutoires. En vertu du paragraphe 32(1), le Tribunal peut réexaminer une décision antérieure s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées ou si de nouveaux éléments de preuve lui sont présentés. Il est important de souligner que, suivant les dispositions législatives, chaque procédure de contrôle, à l’exception du réexamen, est menée en reprenant l’affaire depuis le début, avec la possibilité de présenter des éléments de preuve et des arguments nouveaux. Comme l’a dit le juge von Finkenstein au paragraphe 20 de la décision Nolan, précitée, le demandeur doit se préparer à utiliser la procédure d’appel en tant que dernier moyen pour lui de soulever tous les arguments et griefs d’appel possibles. Procéder à un réexamen toutes les fois qu’une preuve quelconque est produite après la communication d’une décision définitive et exécutoire rendue en appel, ce n’est pas respecter le principe de la stabilité des décisions, et ce n’est pas encourager le bon emploi des ressources d’un tribunal.

 

[36]           Je suis donc d’avis que, vu l’absence d’une nouvelle preuve, il était loisible au TACRA de maintenir sa décision antérieure.

 

[37]           S’agissant de la question des motifs insuffisants, le TACRA a clairement indiqué le fondement qui l’a conduit à sa conclusion. Il a aussi exposé des motifs détaillés, intelligibles et transparents au soutien de ses principales conclusions et il a répondu, en appliquant le critère exposé dans la décision MacKay, à tous les arguments avancés par le demandeur. La Cour n’a eu aucune difficulté à effectuer le contrôle judiciaire de la décision du TACRA et le demandeur n’a eu aucune difficulté à exposer ses doutes concernant le caractère raisonnable de ladite décision (Ralph c Canada (Procureur général), 2010 CAF 256, [2010] ACF n° 1532). Je suis donc d’avis que les arguments avancés par le demandeur ne suffisent pas à justifier sur ce moyen l’annulation de la décision.

 

[38]           Pour tous les motifs susmentionnés, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les dépens suivront le sort du principal.


JUGEMENT

LE JUGEMENT DE LA COUR est le suivant : La demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-850-12

 

INTITULÉ :                                      JOSEPH L.R. MOREAU c. LE TRIBUNAL DES ANCIENS COMBATTANTS (RÉVISION ET APPEL) ET ANCIENS COMBATTANTS CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Fredericton (Nouveau-Brunswick)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 14 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge Gagné

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 19 février 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Brian F.P. Murphy

 

POUR LE DEMANDEUR

W. Dean Smith

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Groupe Murphy Group

Moncton (N.-B.)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Halifax (N.-É.)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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