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Date : 20121116

Dossier : IMM-610-12

Référence : 2012 CF 1222

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

ADEL BENHMUDA, AISHA BENMATUG, ET MUAWIYA BENHMUDA, MOHAMED BENHMUDA, OMAR BENHMUDA ET ADAM BENHMUDA (représentés par leurs tuteurs à l’instance ADEL BENHMUDA ET AISHA BENMATUG)

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS MODIFIÉS DE JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs forment une famille de six personnes, soit le père, Adel Benhmuda, la mère, Aisha Benmatug, et leurs quatre fils. M. Benhmuda, Mme Benmatug et leurs deux fils aînés, Muawiya et Mohamed, sont citoyens de la Libye. Leurs deux plus jeunes enfants sont citoyens canadiens, étant nés au Canada en 2000 et 2002. La famille réside maintenant à Malte et le statut de réfugié leur a été accordé dans ce pays en 2010. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, elle cherche à faire annuler la décision du 8 novembre 2011 de la première secrétaire (Immigration) de l’ambassade canadienne à Rome, qui a refusé leur demande de visas de résidents permanents déposée à titre de membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, et qui a de plus rejeté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

 

[2]               Bien que les demandeurs fassent valoir plusieurs moyens à l’appui de leur demande de contrôle judiciaire, un seul convient d’être considéré en l’espèce, à savoir leur prétention portant que la décision de la première secrétaire devrait être annulée en raison d’une crainte raisonnable de partialité de sa part. Pour les motifs énoncés ci-dessous, j’ai déterminé que cette prétention n’est pas sans mérite, de sorte que la décision sera annulée et qu’un redressement personnalisé sera accordé pour veiller à ce que les renseignements offensants contenus dans le dossier du défendeur en soient retranchés et que l’affaire soit renvoyée à un autre décideur qui n’aura pas été influencé par les circonstances ayant donné lieu à la crainte de partialité. De plus, j’estime pertinent d’adjuger des dépens aux demandeurs dans cette affaire, parce que le défendeur a indûment prolongé les procédures en ne consentant pas à jugement après le dépôt du dossier certifié du tribunal [DCT]. Un examen même superficiel du DCT aurait dû indiquer que les demandeurs avaient de bonnes chances de voir accueillir leurs allégations de partialité, étant donné la similitude frappante entre cette affaire et l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39 [Baker] de la Cour suprême du Canada.

 

[3]               Étant donné que ma décision repose sur les faits – notamment les nombreux démêlés des demandeurs avec l’immigration –, je les aborde en détail ci-dessous.


Contexte

[4]               Les antécédents des demandeurs en matière d’immigration couvrent une période de plus d’une décennie et comportent plusieurs chapitres malheureux.

 

[5]               En 2000, M. Benhmuda, Mme Benmatug et leurs deux fils aînés, Muawiya et Mohamed, ont fui la Lybie pour se rendre au Canada et ont demandé l’asile à leur arrivée. Les demandes avaient pour fondement les activités du frère de M. Benhmuda, un opposant au régime Kadhafi. Bien que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et la Section de la protection des réfugiés (SPR) aient reconnu que le frère de M. Benhmuda était un activiste anti-Kadhafi, elle n’a pas accepté l’argument selon lequel ce fait exposait M. Benhmuda ou sa famille à un risque et a rejeté la preuve de M. Benhmuda au motif qu’elle n’était pas crédible. En janvier 2003, la SPR a donc rejeté leurs demandes d’asile. Une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR a été déposée, sans toutefois être mise en état. La demande a donc été rejetée par cette Cour le 13 juin 2003.

 

[6]               La famille s’est installée à Toronto, où M. Benhmuda s’est trouvé un emploi en tant qu’assistant de laboratoire d’un opticien. (Il avait travaillé dans l’entreprise d’optométrie de son père en Lybie.) La famille s’est intégrée peu à peu à sa collectivité locale. L’aîné des fils, Muawiya,  a reçu un diagnostic de dystrophie musculaire qui induisait un trouble d’apprentissage. Muawiya a bénéficié de mesures d’adaptation et de soutien à l’école de même que de traitements médicaux. Les autres garçons de la famille réussissaient bien à l’école.

 

[7]               Aucune tentative n’a été faite de renvoyer les demandeurs en Lybie jusqu’en 2008, lorsque la possibilité leur a été accordée de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], ce qu’ils ont fait le 23 janvier 2008. À l’appui de la demande d’ERAR, M. Benhmuda a versé au dossier une lettre de son père resté à Tripoli, confirmant que la police libyenne était à la recherche de M. Benhmuda, qu’une sommation de police avait été délivrée et qu’un rapport sur la détention de son frère par les autorités libyennes avait été établi. Dans une décision datée du 10 juin 2008, un agent d’ERAR a refusé la demande d’ERAR de la famille, en concluant que, comme la sommation n’indiquait pas pour quel motif les autorités étaient à la recherche de M. Benhmuda, elle n’établissait pas qu’il s’exposerait à un risque s’il retournait en Lybie. L’agent d’ERAR n’a accordé aucun poids à la preuve relative au frère de M. Benhumda et peu d’importance à la lettre émanant du père du demandeur. Pendant qu’ils étaient au Canada, les demandeurs n’ont ni demandé un contrôle judiciaire de la décision rendue à l’égard de leur demande d’ERAR, ni déposé une demande pour des considérations d’ordre humanitaire.

 

[8]               Après le rejet de la demande d’ERAR des demandeurs, l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] a procuré aux demandeurs adultes les formulaires requis pour renouveler leur passeport libyen. Les demandeurs adultes se sont montrés réticents à signer les formulaires, car ils craignaient que, si l’ASFC renouvelait les passeports, les autorités libyennes apprennent qu’ils étaient des demandeurs d’asile déboutés et les détiennent à leur arrivée en Lybie. Ils ont plutôt demandé et obtenu la possibilité de renouveler eux-mêmes leur passeport libyen. C’est ce qu’ils ont fait auprès de l’ambassade libyenne; la famille a par la suite été expulsée à Tripoli en partance de Toronto le 12 août 2008.

 

[9]               Les demandeurs avaient espéré s’embarquer à bord de l’avion au Canada avec leur passeport en main, mais l’ASFC, conformément à sa procédure habituelle, a saisi les passeports et les a remis au personnel de vol qui, à son tour, les a remis aux autorités frontalières libyennes à l’atterrissage à Tripoli. À l’aéroport, la famille a été détenue et interrogée pendant plusieurs heures par les autorités libyennes, qui ont retenu le passeport de M. Benhmuda. Mme Benmatug et les enfants ont été relâchés, mais M. Benhmuda a été emmené à la prison d’Aïn Zara, où il a été détenu pendant plusieurs mois. M. Benhmuda a déposé en preuve un affidavit indiquant qu’il avait fait l’objet de tortures répétées pendant son incarcération et que ses geôliers avaient cherché à savoir quels étaient ses liens avec les opposants au régime de Kadhafi au Canada. (M. Benhmuda déclare n’avoir eu aucune information à ce sujet.)

 

[10]           M. Benhmuda a été remis en liberté à la fin de décembre 2008. Il a été incapable de se trouver un emploi en Lybie et la famille a résidé chez différents parents, déménageant d’un endroit à l’autre. Parlant très peu l’arabe, les enfants n’ont pas pu fréquenter l’école quand les fonds affectés à l’école privée ont été épuisés. Muawiya n’a pas pu recevoir de soins médicaux pour soigner sa dystrophie musculaire en Lybie.

 

[11]           En juin 2009, les autorités libyennes ont arrêté une fois de plus M. Benhmuda et l’ont détenu pendant deux autres mois au cours desquels il a déclaré dans son affidavit avoir été de nouveau interrogé et torturé. Après sa remise en liberté, il a appris que la police de sécurité était de nouveau à sa recherche. Il a donc versé un pot-de-vin, obtenu son passeport et des visas Schengen (délivrés par Malte) pour sa famille, ce qui permettait à celle-ci de se rendre dans l’Union européenne et d’y circuler librement. Le 20 janvier 2010, la famille a pris un vol pour la Suède, où elle a fait une autre demande d’asile à son arrivée. Toutefois, le 10 mai 2010, la famille a été renvoyée de la Suède à Malte, parce que c’est Malte qui leur avait délivré des visas et qu’en vertu de ce qu’on appelle le « Règlement Dublin II », le Règlement (CE) no 343/2003 du Conseil de l’Union européenne – la réglementation de l’UE applicable aux demandeurs d’asile –, la recevabilité de leur demande d’asile devait être déterminée par l’État ayant délivré les visas.

 

[12]           À Malte, la famille a résidé pendant près d’un an dans un camp en plein air, le centre ouvert du village de tentes de Hal Far, où elle a habité dans un conteneur d’expédition, sans eau courante ni installations pour faire la cuisine. Le petit nombre de sanitaires (pour plus de 600 réfugiés) étaient utilisés collectivement, et Mme Benmatug et les jeunes enfants ne pouvaient les utiliser la nuit en raison des agressions qui s’y produisaient. Le Service jésuite des réfugiés, dans une lettre rédigée au nom des demandeurs, a décrit les conditions de vie dans le camp comme étant [traduction] « … très en deçà des normes de vie acceptables » (dossier certifié du tribunal [DCT], p. 175).

 

[13]           Compte tenu des conditions de vie dans le camp, de la torture subie par M. Benhmuda et l’attachement de la famille pour le Canada, le procureur de la famille a cherché à obtenir l’intervention du défendeur, et a demandé un permis de séjour temporaire ou une réinstallation accélérée au Canada à titre de réfugiés parrainés par le gouvernement ou pour des considérations d’ordre humanitaire. Les représentants du défendeur à Ottawa ont indiqué qu’ils considéreraient une demande de réinstallation à condition qu’elle émane du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCR].

 

[14]           Le 17 décembre 2012, un fonctionnaire du bureau de Malte du HCR chargé de la réinstallation a envoyé un courriel à l’ambassade du défendeur à Rome pour solliciter une rencontre afin de discuter de la situation des demandeurs. À peine dix-huit minutes plus tard, Laurent Beaulieu, un agent d’immigration à l’ambassade qui agissait temporairement à titre de gestionnaire de section ce jour-là, a répondu par courriel qu’il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire, et que les demandeurs avaient été déboutés comme demandeurs d’asile au Canada [traduction] « après un processus exhaustif ». L’agent Beaulieu concluait son courriel en laissant entendre que le HCR devrait peut-être [traduction] « envisager d’autres options » (DCT, p. 222).

 

[15]           Le HCR a répondu qu’il avait été informé par des représentants du défendeur à Ottawa que la réinstallation serait considérée si une demande formelle était déposée en ce sens et s’est enquis des coordonnées de la personne à contacter pour cette demande. Le défendeur a finalement répondu que l’agent Beaulieu serait chargé de traiter la demande du HCR.

 

[16]           Le 5 février 2011, le HCR a envoyé un formulaire d’enregistrement aux fins de la réinstallation par lequel il était demandé au Canada d’accepter les demandeurs à titre de réfugiés. Même si, à ce stade, le statut de réfugié avait déjà été accordé aux demandeurs à Malte, que ceux-ci avaient déménagé dans un véritable appartement et que les enfants fréquentaient des écoles maltaises (sauf Muawiya, qui était tout de même déjà inscrit), le HCR a néanmoins soutenu que les demandeurs n’avaient pas de solution durable à Malte, en partie à cause du nombre de réfugiés que ce petit État devait accepter et de la xénophobie que les immigrants musulmans d’Afrique du Nord suscitaient à Malte, aux dires du HCR. Dans sa demande, le HCR recommandait au Canada d’accepter la réinstallation des demandeurs en raison des liens étroits de la famille avec ce pays (notamment le fait que deux des enfants sont citoyens canadiens) (voir DCT, p. 118-134).

 

[17]           Le 4 mars 2011, le HCR a envoyé par courriel la demande de réinstallation à l’agent Beaulieu. À ce moment-là, les demandeurs n’avaient pas encore rempli une demande de réinstallation à partir de l’extérieur du Canada à titre de membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, suivant l’article 144 du  Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement]. Comme il est précisé ci-dessous, ces formulaires ont été remplis au début de juillet 2011, lorsque le défendeur a demandé aux demandeurs de les remplir.

 

[18]           Entre mars et juillet 2011, des échanges de courriel ont eu lieu entre l’agent Beaulieu et les gestionnaires du défendeur à Ottawa et à Paris, faisant apparaître des tensions entre le bureau des visas à Rome et l’administration centrale du défendeur à Ottawa. Dans l’échange de courriels, l’agent Beaulieu a aussi formulé des commentaires sur les mérites des demandes des demandeurs et a clairement indiqué qu’elles seraient rejetées. Ces commentaires ont été faits sur la foi de renseignements incomplets et inexacts, répétés dans plusieurs courriels provenant de l’agent Beaulieu et formulés avant même que les demandes ne soient remplies et que les demandeurs ne soient reçus en entrevue. Des copies des courriels échangés par l’agent Beaulieu ont été envoyées à plusieurs personnes du bureau des visas à Rome et versées au dossier que la première secrétaire a examiné pour prendre sa décision. Comme ces courriels constituent les principaux éléments à l’appui de l’allégation de partialité faite par les demandeurs, de larges extraits des échanges sont reproduits ci-dessous.

 

[19]           Dans un courriel daté du 18 mars 2011, Judy Renwick, l’une des gestionnaires du défendeur à l’administration centrale à Ottawa, a écrit ce qui suit à l’agent Beaulieu :

           

[traduction] Je vous écris pour donner suite à notre conversation téléphonique du 1er mars 2011 concernant la demande de M. Ben Hmuda [sic] et de sa famille qui, comme vous le savez, doit être envoyée à votre bureau par le HCR en vue de la réinstallation de la famille au Canada.

 

Permettez-moi d’abord de répondre à votre préoccupation et de préciser le rôle de la Direction générale du règlement des cas (DGRC) dans cette affaire. À aucun moment la DGRC n’a indiqué au procureur ou au HCR que Citoyenneté et Immigration Canada faciliterait le retour de cette famille au Canada. La DGRC a toujours soutenu que c’est le bureau des visas qui procéderait à l’évaluation de ce cas.

 

[…]

 

Nous avons été informés que le HCR renverrait le cas à votre bureau. Pourriez-vous confirmer si le renvoi a eu lieu et si un dossier a été créé?

 

[…]

 

(DCT, p. 238)

 

 

[20]           Le 21 mars 2011, l’agent Beaulieu a répondu ce qui suit:

 

[traduction] […] Je vous remercie de votre message et de ces précisions. La première fois que nous avons entendu parler de ce cas, c’est par un appel téléphonique du HCR à Malte. On nous a alors dit que quelqu’un (impossible de savoir son nom malgré nos demandes répétées) à CIC avait dit que nous accélérerions le processus et ramènerions cette famille au Canada. Le HCR à Ottawa et le procureur font pression pour que cette famille soit retournée vite fait au Canada. Je trouve étrange que le HCR intervienne pour faire une priorité du cas de cette famille réinstallée à Malte par les autorités maltaises, alors qu’il y a tant d’autres cas urgents à cause de la crise au Mag[h]reb.

 

Nous avons reçu la semaine dernière un formulaire d’enregistrement du HCR pour cette famille, mais rien d’autre. Le formulaire d’enregistrement contient des renseignements qui figuraient déjà dans leur demande d’asile initiale au Canada, et qui faisaient référence à des événements en L[iby]e qui se sont produits avant la rébellion actuelle contre le régime [Kadhafi]. Pour le moment, je voudrais examiner ce qui est présenté, mais j’ai l’impression inquiétante que cette famille a décidé qu’elle n’accepterait aucune réinstallation ailleurs qu’au Canada. J’ai aussi appris du HCR à Malte que la famille [avait été] en Suède, qu’elle avait essayé d’y entrer, mais que les autorités suédoises lui ont dit que puisqu’elle avait déjà pénétré l’espace S[c]hengen de l’Union européenne à Malte, la règle voulait que la demande soit d’abord faite au premier poste frontalier, Malte en l’occurrence […] La famille est retournée à Malte, a fait une nouvelle demande d’asile et a été acceptée. Maintenant, le Canada est de nouveau le centre de son attention et toujours selon le HCR à Malte, étant donné que sa vie à Malte n’est pas à son goût, elle tente une fois de plus d’entrer au Canada.

 

Nous avons aussi un courriel d’Aisha Benhmuda à Andrew Brouwer dans lequel elle suggère d’en appeler aux médias pour faire pression sur CIC. Cette approche, une forme de chantage, m’inquiète.

 

Je ne vois pas quelle est l’obligation du Canada dans cette affaire. La famille a été entendue et les demandeurs ont reçu l’attention qu’ils méritaient. Une décision a été rendue, ils sont retournés en L[iby]e et ont ensuite décidé après un certain temps, de leur plein gré, de quitter de nouveau la L[iby]e pour la Suède, et ils sont maintenant à Malte.

 

L’autre problème, ce sont les quatre enfants, ou du moins l’un d’eux, qui, paraît-il, souffre d’un problème médical qui pourrait le rendre inadmissible. Les deux plus jeunes, qui sont nés au Canada, sont âgés de 10 et 8 ans. Je note que cette famille se composait initialement de 6 personnes, mais que le HCR a ajouté le reste de la famille (tous les autres parents vivant à Tripoli), soit 16 autres personnes.

 

Ce que cette famille souhaite obtenir de nous c’est une autre audition de sa demande d’asile, dans l’espoir que cette fois, elle sera accueillie. Puisque la demande a déjà été entendue au Canada, je ne vois pas par quel mécanisme nous pourrions réentendre une fois de plus la même demande. Le précédent qui en découlerait me préoccupe aussi, étant donné que les demandeurs ont été réinstallés par les autorités maltaises. Je ne vois pas pourquoi nous donnons l’impression que nous sommes disposés à prendre des réfugiés réinstallés dans des pays sûrs et à les réinstaller au Canada.

 

Pour ce qui est de votre rôle, nous ne pouvons agir sans instruction puisque ce cas provient d’Ottawa et que la DGRC est impliquée. Le bureau de Rome, [comme] vous le savez, n’a pas de cible quant au nombre de réfugiés […].

 

(DCT, p. 237)

 

 

[21]           Dans un courriel daté du 12 avril 2011, Mme Renwick écrit à l’agent Beaulieu que [traduction] « [n]ous avons noté que dans votre courriel du 21 mars 2011, vous vous inquiétiez de ce que la famille cherchait à obtenir un réexamen de la demande que la CISR avait entendue. Cependant, nous comprenons que le renvoi du HCR parle de persécutions et d’événements qui se sont produits après l’expulsion de la famille du Canada ». Mme Renwick poursuit en soulignant les [traduction] « inquiétudes » de l’agent Beaulieu au sujet du traitement de l’affaire et en lui donnant l’assurance que la décision à l’égard de la demande relève du bureau des visas à Rome et non d’Ottawa. Mme Renwick a joint à son courriel les observations qui avaient été faites par le procureur des demandeurs, y compris plusieurs documents qui n’avaient été déposés ni à la SPR, ni auprès de l’agent d’ERAR (DCT, p. 168). Fait à noter, figuraient parmi les documents une lettre émanant de l’ancien employeur de M. Benhmuda au Canada, dans laquelle il lui offrait un emploi au Canada dans l’éventualité où il y retournerait, parce qu’il était [traduction] « un de [ses] meilleurs employés » (dossier des demandeurs, p. 87), ainsi qu’une communication au ton très affirmé d’une enseignante de l’école fréquentée par les enfants, qui parlait en termes éloquents de l’intérêt supérieur des enfants et de sa connaissance de la famille (dossier des demandeurs, p. 106).

 

[22]           Le fait que les demandeurs s’appuyaient sur des faits qui n’avaient pas été présentés à la SPR et qu’ils soumettaient une demande fondée sur des considérations humanitaires semble avoir été ignoré par l’agent Beaulieu. Le 20 avril 2011, celui-ci, en transmettant une analyse du cas au bureau du défendeur à Ottawa, concluait ainsi son courriel de présentation :

[traduction] Comme nous n’avons pas en main de formulaire rempli et seulement divers résumés sur cette famille, je recommande de ne pas l’inviter à présenter une demande et d’informer le HCR à Malte que nous ne donnerons pas suite à ce cas. Malte a offert une solution et a reconnu cette famille selon les renseignements que nous avons reçus. Je comprends également que la famille aurait de beaucoup préféré venir au Canada. Toutefois, le principe bien établi demeure, à savoir qu’il ne revient pas aux demandeurs de choisir le pays de réinstallation.

 

(DCT, p. 248)

 

 

 

[23]           Dans son analyse du cas jointe à son courriel, l’agent Beaulieu écrit :

[traduction] Adel Ben-Hmuda et son épouse Aisha Ben-Matug, qui était déjà dans un état de grossesse avancé, sont venus au Canada en tant que touristes le 4 juillet 2000 en compagnie de leurs deux enfants Mohamed et Muawiya.

 

[…]

 

La demande d’asile a été rejetée par la CISR, aucun appel n’a été interjeté et toutes les autres voies de recours ouvertes aux demandeurs [ont été] rejetées. La famille a été renvoyée du Canada le 12 août 2008. Le demandeur et sa famille ont passé 8 ans au Canada aux frais de l’État.

 

                         […]                            

 

Adel Ben-Hmuda n’est pas heureux [ni] satisfait de l’asile qu’on lui a accordé à lui et à sa famille et il cherche à déménager au Canada et à présenter encore une fois une autre demande d’asile fondée sur la même demande qu’il a présentée en 2000, d’après l’information émanant du HCR à Malte.

 

[…]

 

Toutefois, Adel Ben-Hmuda et son épouse Aisha Ben-Matug ont eu deux autres enfants pendant qu’ils [étaient] au Canada : Omar et Adam. Ces deux enfants sont citoyens canadiens de naissance. La famille espère obtenir l’entrée au Canada en utilisant la citoyenneté canadienne de ces deux enfants mineurs qui, en raison de leur citoyenneté, ne peuvent être considérés comme des demandeurs d’asile.

 

Ce qui est également intéressant dans cette affaire, c’est que le HCR nous présente ce cas comme si la famille entière était constituée de réfugiés, alors qu’en fait, deux membres sont Canadiens et que les quatre autres ont été réinstallés à Malte.

 

L’unique argument avancé par la famille est qu’elle préférerait habiter au Canada. Mais si on suit son itinéraire, nous voyons que la Suède était aussi un choix possible pour elle, jusqu’à ce qu’on l’informe qu’elle devait faire une demande d’asile à Malte.

 

Je note aussi qu’Adel Ben-Hmuda déclare souffrir de diabète et qu’un de ses fils souffre de dystrophie musculaire. Il est probable que cette famille aura besoin d’aide sociale et d’autres services sociaux.

 

[…]

 

Il devrait être expliqué à cette famille qu’on ne peut pas choisir un pays d’asile et qu’une fois que l’asile a été accordé, on ne peut pas présenter une autre demande d’asile ailleurs.

 

Je recommande de ne pas donner suite à ce cas étant donné qu’il a été réglé par Malte. Il n’y a pas pour nous de demande à traiter.

 

[Je souligne.]

 

(DCT, p. 249 et 250)

 

 

 

[24]           Plusieurs des faits de cette analyse sont inexacts. Compte tenu de l’offre d’emploi et du fait que M. Benhmuda avait occupé un emploi la majeure partie de la durée de la résidence de sa famille au Canada, rien ne pouvait amener l’agent Beaulieu à conclure que la famille aurait probablement besoin d’aide sociale si elle retournait au Canada, ni qu’elle y avait résidé pendant huit ans aux frais de l’État. Dans le même ordre d’idées, la famille ne s’est pas prévalue de tous les recours qui s’offraient à elle pendant qu’elle était au Canada. Notamment, elle n’a déposé ni demande de contrôle judiciaire, ni surtout de demande d’asile pour des considérations d’ordre humanitaire. De plus, l’agent Beaulieu a ignoré le fait que la famille s’appuyait sur des circonstances qui n’avaient pas été prises en considération par la SPR et l’agent d’ERAR, notamment l’incarcération et la torture de M. Benhmuda par les autorités libyennes. L’analyse passe également sous silence la demande de prise en compte de considérations d’ordre humanitaire, la situation à Malte, les liens de la famille au Canada et l’intérêt supérieur des enfants. Elle contient aussi des commentaires gratuits, comme la mention selon laquelle Mme Benmatug [traduction] « était déjà dans un état de grossesse avancé » la première fois que la famille avait demandé l’asile au Canada.

 

[25]           Mme Renwick a répondu le lendemain; elle a demandé à l’agent Beaulieu s’il avait consulté son gestionnaire au sujet du cas. L’agent Beaulieu a répondu quelques minutes plus tard, indiquant qu’ils [traduction] « étaient justement en train de s’entretenir du cas » au moment où le courriel de Mme Renwick était arrivé et que [traduction] « le consensus à Rome [était] qu’[ils] écri[raient] au chef du HCR pour l’informer qu’[ils] ne donner[aient] pas suite à ce cas ». [Je souligne.] Dans son courriel du 21 avril 2011, l’agent Beaulieu poursuit :

[traduction] Nous n’avons pas de demande en main pour le moment. Ce que nous avons, c’est une série de documents qui expliquent le cas. À la lecture de ces documents, il est clair qu’il n’y a pas de nouvelle demande à examiner, et que ce que nous avons a été examiné au Canada il y a des années et a fait l’objet d’une décision. Il est intéressant de noter que le HCR à Malte ne nous a approchés qu’après avoir été informé par le HCR à Ottawa que CIC reconsidérerait le cas et était bien disposé envers la famille. La façon dont ils sont arrivés à cette conclusion n’a jamais été précisée. Nous sommes aussi au courant que le demandeur a un avocat à Ottawa. Toutefois, cela ne nous a pas influencés.

 

En fait, Malte, signataire de la Convention et État membre de l’Union européenne, a accepté le cas et réinstalle la famille sur son territoire. Nous ne devons pas non plus oublier que la famille avait d’abord tenté de présenter une demande d’asile à la Suède. La guerre civile en cours en L[iby]e et le soutien qu’apporte l’UE à la rébellion et aux frappes de l’OTAN indiquent clairement que la fin du régime de [Kadhafi] est proche.

 

Ce qui demeure, c’est le fait que M. Adel Ben Hmuda a déclaré qu’il préférerait vivre dans un autre pays que Malte. Ce fait en soi ne suffit pas à justifier une réinstallation prioritaire au Canada. Il a deux enfants nés au Canada et 2 nés en L[iby]e. L’argument selon lequel il devrait être réinstallé au Canada à cause de [ses] 2 enfants canadiens n’est pas un facteur déterminant. C’est le seul facteur, dans ce cas, qu’il a présenté, car pour ce qui est de ses problèmes de santé et de ceux d’un autre enfant, Malte dispose d’installations modernes comme n’importe quel autre pays d’Europe de l’Ouest. Si ces facteurs avaient été déterminants au départ, la famille n’aurait pas été renvoyée du Canada initialement.

 

Par conséquent, vu ces faits, nous informerons le HCR par lettre que nous refusons de traiter ce cas, conformément à la recommandation que j’ai formulée dans mon analyse.

 

[….]

 

[Je souligne.]

 

(DCT, p. 246)

 

 

 

[26]           Là encore, ce courriel contient des inexactitudes factuelles en ce qu’il omet de reconnaître l’existence de plusieurs faits nouveaux et la nouvelle demande de prise en compte de considérations humanitaires que les demandeurs souhaitaient présenter, laquelle n’avait pas fait l’objet d’une décision auparavant.

 

[27]           Les tractations entre Ottawa et le bureau des visas à Rome ont continué. Le 11 mai 2011, dans un courriel à l’agent Beaulieu, Mme Renwick a noté que des représentants à Ottawa avaient rencontré des représentants du défendeur dans la Région internationale la semaine précédente et avaient [traduction] « déterminé que la famille de Ben Humda [sic] répond aux critères de recommandation de réinstallation du HCR en ce que la famille n’a pas de solution durable dans l’UE et qu’elle a un lien avec le Canada ». Mme Renwick a ajouté que la famille répondait aussi aux exigences de l’alinéa 150(1)a) du Règlement et demandé à l’agent Beaulieu d’ouvrir un dossier et  de traiter la demande. Elle a rappelé que le procureur des demandeurs était resté en contact avec le bureau du défendeur à Ottawa pour réitérer la demande de prise en compte de considérations humanitaires, à supposer que la famille ne réponde pas aux exigences de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières; elle a indiqué que des cibles pour accepter des réfugiés parrainés par le gouvernement pourraient être allouées à Rome, si cela était nécessaire pour faciliter le traitement de la demande. Elle a conclu son courriel en demandant à l’agent Beaulieu de l’informer du numéro du dossier qu’il ouvrirait pour traiter les demandes de la famille (DCT, p. 245).

 

[28]           Le 16 juin 2011, le procureur des demandeurs a écrit au bureau des visas à Rome pour s’informer du numéro et de l’état d’avancement du dossier. Il a également indiqué qu’il avait appris du bureau du défendeur à Ottawa que le bureau des visas à Rome avait acheminé les formulaires directement aux demandeurs adultes, afin qu’ils les remplissent (DCT, p. 151). Les formulaires en question ont été signés par les demandeurs et transmis au bureau des visas à Rome par le procureur des demandeurs le 1er juillet 2011.

 

[29]           Après que l’affaire eut retenu l’attention des médias au Canada, le bureau du défendeur à  Paris (auquel le bureau des visas à Rome semble avoir fait rapport) s’en est mêlé, et le gestionnaire du bureau a écrit à l’agent Beaulieu pour lui demander des détails sur le cas. Le 6 juillet 2011, quelques jours après avoir reçu les formulaires de demande des demandeurs, l’agent Beaulieu a écrit au gestionnaire du bureau du défendeur à Paris pour l’informer qu’il avait déjà expliqué à Mme Renwick qu’il s’apprêtait à refuser le cas et qu’il ne comprenait pas tout ce va-et-vient entre le défendeur à Ottawa et le HCR à Malte. Le gestionnaire du bureau de Paris a répondu à l’agent Beaulieu que celui-ci était tenu de considérer les nouveaux faits mis de l’avant par les demandeurs, de même que les divers motifs d’admissibilité qu’ils invoquaient, et a enjoint l’agent Beaulieu de veiller à ce que des entrevues en profondeur soient réalisées, vu leur absolue nécessité (DCT, p. 278 et 279).

 

[30]           L’agent Beaulieu, muté, a quitté Rome à la fin de juillet, et le cas a été transféré à la première secrétaire. Celle-ci venait tout juste d’être nommée au bureau des visas à Rome. L’ensemble du dossier, y compris les analyses et les courriels de l’agent Beaulieu, a été soumis à son examen pour décision. Elle s’est rendue à Malte et a réalisé une entrevue approfondie des demandeurs avant de rédiger sa décision.

 

[31]           Dans sa décision du 8 novembre 2011, la première secrétaire a rejeté la demande de réinstallation des demandeurs au motif que la qualité de réfugié leur avait été accordée à Malte et a conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas qu’on leur accorde une exemption. L’essentiel de son argumentation faisait écho aux commentaires faits par l’agent Beaulieu dans ses divers courriels. Elle a notamment estimé que :

  • la famille avait eu [traduction] « un accès complet aux avantages et aux processus du système d’octroi de l’asile du Canada »;
  • les demandeurs étaient à la recherche du meilleur pays d’asile et fondaient leur demande sur le fait qu’ils préféraient les conditions de vie au Canada à celles de Malte;
  • les demandeurs pouvaient retourner en toute sécurité en Libye à la suite du renversement du régime Kadhafi.

 

Enjeux

[32]           À la lumière de ce qui précède, trois questions se dégagent de la présente affaire :

1.      Les demandeurs ont-ils des motifs raisonnables de craindre que la première secrétaire ait fait preuve de partialité au vu des documents versés au dossier qui lui étaient présentés?

2.      Dans l’affirmative, quel est le redressement approprié?

3.      Les demandeurs devraient-ils se voir adjuger des dépens, ce qui est inhabituel dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire en matière d’immigration?

 

Crainte raisonnable de partialité

[33]           Les demandeurs soutiennent que le critère de la crainte raisonnable de partialité est défini dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, où le juge de Grandpré dit qu’il consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?» (au paragraphe 44). Les demandeurs soutiennent de plus que, comme dans l’arrêt Baker (précité au paragraphe 2), il y a en l’espèce une crainte raisonnable de partialité, compte tenu, d’une part, des commentaires formulés dans les notes de l’agent Beaulieu, lesquelles contiennent de multiples indications que l’agent Beaulieu avait préjugé de l’affaire sur la base de renseignements inexacts et inadéquats et, d’autre part, du fait que ces notes ont été mises à la disposition de la première secrétaire.

[34]           De son côté, le défendeur , citant en cela Au c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 202 FTR 57, [2001] ACF  no 435 [Au] et Horvat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 262, [2003] ACF no 354, soutient que, s’agissant des agents des visas, le critère de la crainte raisonnable de partialité se borne à exiger d’eux l’absence de tout conflit d’intérêts et un « esprit perméable ». Le défendeur prétend que l’application de ce critère permet d’affirmer que la première secrétaire n’a pas fait preuve de partialité, car elle a reçu les demandeurs en entrevue et qu’aucune preuve n’indique qu’elle (contrairement à l’agent Beaulieu) avait préjugé de l’affaire.

 

[35]           Je suis d’avis que la présente espèce correspond en tout point à l’arrêt Baker et qu’il a, de fait, une similitude remarquable avec bien des faits de cette affaire. Dans Baker, un agent, qui n’était pas celui qui avait rendu la décision concernant la demande de Mme Baker fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, a compilé des notes que le décideur a examinées avant de rendre sa décision. Ces notes concluaient que Mme Baker serait un « fardeau excessif » pour le système d’aide sociale canadien pour le reste de sa vie et mentionnait ses troubles psychiatriques, son éducation et ses compétences limitées, ainsi que le nombre d’enfants qu’elle avait, en soulignant plusieurs éléments par l’emploi de majuscules. La conclusion se démarquait nettement du document déposé en preuve par Mme Baker, où son psychiatre traitant indiquait qu’elle se remettait de sa maladie et qu’elle pourrait éventuellement travailler un jour. La juge L’Heureux-Dubé a conclu que l’obligation d’agir équitablement et d’une façon qui ne donne pas lieu à une crainte raisonnable de partialité s’applique à tous les agents d’immigration qui jouent un rôle significatif dans la prise de décision. Ainsi, les notes de l’agent qui avaient été prises en considération pouvaient susciter – et l’ont fait –une crainte raisonnable de partialité. La juge L’Heureux-Dubé a estimé que les membres bien informés de la communauté percevraient la partialité dans les notes de l’agent dans cette affaire, notes qui semblaient établir un lien entre les troubles mentaux de Mme Baker, sa formation comme domestique, le fait qu’elle avait plusieurs enfants, et la conclusion qu’elle serait probablement un fardeau pour le régime d’aide sociale. Comme cette conclusion a été contredite par l’ensemble de la preuve, la juge a estimé qu’il y avait là une crainte raisonnable de partialité.

[36]           Il convient de tirer une conclusion identique dans la présente affaire. Ici, l’agent Beaulieu a clairement préjugé des allégations du demandeur et sauté aux conclusions avant même d’avoir reçu une demande officielle. De plus, ses conclusions reposaient sur des renseignements inexacts. Ainsi, son manque d’objectivité est encore plus frappant que dans le cas de l’auteur des notes dans l’affaire Baker. En outre, dans ses courriels, l’agent Beaulieu adopte le même genre de ton inquiétant et de manque d’objectivité, comme en témoignent, par exemple, ses commentaires superflus sur la grossesse de Mme Benmatug et ses remarques sur le nombre de membres de la famille élargie des demandeurs qui se trouvent en Libye. Qui plus est, tout comme dans l’affaire Baker, les documents rédigés par l’agent Beaulieu ont été pris en considération par la décideure. De fait, dans un de ses courriels répréhensibles, il indique que tous les fonctionnaires du bureau des visas à Rome sont parvenus à la conclusion que la demande devait être rejetée, avant même qu’elle ait été présentée. Comme dans l’arrêt Baker, je suis d’avis qu’un membre raisonnable et bien informé de la communauté percevrait de la partialité à la lecture des courriels de l’agent Beaulieu et aurait donc des motifs raisonnables de craindre que la première secrétaire ne soit pas dans un état d’esprit perméable, pour utiliser la terminologie des décisions Au et Horvat. Cette crainte ne s’annule pas du fait que la première secrétaire a reçu les demandeurs en entrevue. Une personne sensée croirait plutôt que la première secrétaire avait préjugé de l’affaire, par sa lecture du dossier et les conclusions qu’elle a tirées, dont plusieurs sont très semblables à celles auxquelles était parvenu l’agent Beaulieu. La preuve a donc été faite qu’une crainte raisonnable de partialité existe, et la décision de la première secrétaire doit être annulée.

 

Recours

[37]           Les demandeurs demandent que, dans l’éventualité où je souscrirais à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité, j’ordonne que toutes les notes de l’agent Beaulieu, les courriels dans lesquels il exprime une opinion et les autres analyses semblables soient supprimés du dossier et que l’affaire soit renvoyée à un bureau des visas autre que celui de Rome, afin qu’elle soit réexaminée par des personnes qui n’ont pas déjà participé au traitement du dossier. Les demandeurs me demandent également, compte tenu du temps écoulé, de la nature de la demande et des événements qu’ils ont subis, d’ordonner que le réexamen soit effectué dans les 90 jours ou d’assurer de quelque autre manière une supervision constante du réexamen par la Cour afin d’en assurer le traitement expéditif.

 

[38]           Le défendeur ne conteste pas l’opportunité de retrancher du dossier les documents en cause avant le réexamen (si celui-ci est ordonné), mais il soutient qu’il n’est pas nécessaire de renvoyer le dossier à un autre bureau des visas que celui de Rome, affirmant qu’il mute souvent ses effectifs d’un bureau des visas à l’autre et que, si je devais ordonner un transfert du dossier à un bureau des visas différent, il n’est pas inconcevable que l’agent Beaulieu puisse être impliqué dans le réexamen. Pour ce qui est de la demande de fixer un délai d’exécution pour le réexamen, l’avocate du défendeur s’est opposée à cette demande au motif qu’elle n’était pas en mesure de préciser ce qui constitue un délai raisonnablement nécessaire à un réexamen.

[39]           Étant donné que dans un de ses courriels, l’agent Beaulieu a noté que tout le bureau des visas à Rome avait conclu qu’il y avait lieu de refuser les demandes (bien avant qu’elles soient effectivement produites) et que des copies de ses courriels ont été transmises à plusieurs autres personnes du bureau des visas à Rome, j’estime que, pour assurer un réexamen équitable, le dossier doit être renvoyé à un bureau des visas autre que celui de Rome pour un nouvel examen. Il est possible de répondre aux préoccupations du défendeur à savoir que l’agent Beaulieu risque de participer par inadvertance à l’examen du dossier en veillant ne pas confier celui-ci au bureau des visas où l’agent Beaulieu a été muté.

 

[40]           Pour ce qui est du réexamen accéléré de la demande dans un délai prescrit, la procureure du défendeur aurait dû se préparer à y répondre durant la présente audition, puisque cette demande de recours est clairement énoncée par les demandeurs dans leur mémoire additionnel des faits et du droit. Par conséquent, l’incapacité de la procureure à fournir à la Cour de l’information sur le délai nécessaire au défendeur pour effectuer un réexamen ne justifie aucunement un refus d’accéder à cette demande. En l’absence de preuve ou d’argument de la part du défendeur concernant le caractère raisonnable du délai de 90 jours, j’ai ordonné que le nouvel examen se fasse à l’intérieur de ce délai, en laissant au défendeur la possibilité de demander une prorogation à la Cour dans l’éventualité où il lui serait impossible de respecter un délai de 90 jours.

 

Dépens

[41]           Suivant l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, il doit exister des raisons spéciales pour que la Cour adjuge des dépens s’agissant d’une demande de contrôle judiciaire en matière d’immigration. D’après la jurisprudence, on peut conclure à des raisons spéciales si une partie a, de façon déraisonnable, prolongé l’instance ou qu’elle a agi d’une manière oppressive, inappropriée ou de mauvaise foi (Johnson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262, au paragraphe 26 [Johnson]; Ndererehe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 880, au paragraphe 29). Le défendeur s’appuie sur la décision Johnson pour arguer qu’il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens contre lui. Dans cette décision, la juge Dawson a refusé d’adjuger les dépens au motif que bien que la décision de la SPR ait été inique, le défendeur avait consenti à l’annulation de la décision « en temps opportun », après le dépôt du dossier du tribunal. Le défendeur aurait été bien avisé d’adopter une approche semblable en l’espèce, puisque, à mon avis, la conclusion était inévitable, étant donné la similitude frappante entre elle et l’affaire Baker. De plus, bien qu’il n’y ait pas mauvaise foi manifeste de la part du défendeur, l’agent Beaulieu s’est effectivement comporté de façon inappropriée en préjugeant de la demande des demandeurs et en fondant ses recommandations sur une méprise fondamentale quant aux faits qui lui étaient présentés. Par conséquent, des dépens d’un montant total de 5 000 $ seront adjugés au demandeur, montant que j’estime raisonnable eu égard à ceux qui ont été adjugés dans des circonstances assez semblables dans la décision Ndererehe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 880.


JUGEMENT

 

 

LA COUR STATUE que

 

1.                  la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la première secrétaire (Immigration) à Rome, rendue le 8 novembre 2011, est annulée;

2.                  le défendeur retranchera sans délai de ses dossiers tous les courriels et analyses de l’agent Beaulieu dans lesquels celui-ci exprime une opinion sur le bien-fondé de la demande des demandeurs, toute analyse ou expression d’opinion similaire contenue dans les dossiers des demandeurs, ainsi que la décision datée du 8 novembre 2011 de la première secrétaire;

3.                  les demandes de visas de résident permanent des demandeurs en qualité de membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et pour des considérations d’ordre humanitaire seront remises à un bureau des visas, autre que celui de Rome, où l’agent Beaulieu n’est pas employé. L’agent à qui les demandes seront remises aux fins d’un nouvel examen ne devra pas avoir participé antérieurement au traitement des dossiers des demandeurs;

4.                  il est accordé aux demandeurs la possibilité de verser au dossier des preuves additionnelles et de faire des observations supplémentaires à prendre en considération lors du réexamen, relativement à toute question ayant pu survenir depuis juillet 2011;

5.                  le défendeur procédera au réexamen dans les meilleurs délais possible et, en tout état de cause, dans les 90 jours suivant la date de la présente décision. S’il est impossible au défendeur de s’exécuter, il pourra demander à cette Cour la prorogation de ce délai;

6.                  aucune question grave de portée générale n’est certifiée. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et aucune n’est soulevée en l’espèce puisque ma décision est étroitement liée aux faits;

7.                  le défendeur est condamné à verser au demandeur des dépens fixés à 5 000 $, frais, débours et TVH compris.

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-610-12

 

INTITULÉ :                                      Adel Benhmuda et al c le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 13 septembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 16 novembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS

 

Andrew J. Brouwer

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Neeta Logsetty

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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