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Date : 20120621

Dossier : T‑1931‑11

Référence : 2012 CF 799

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 juin 2012

En présence de madame la juge Simpson

 

 

ENTRE :

 

ULTIMA FOODS INC.,

DANONE INC. et

AGROPUR COOPÉRATIVE

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, MINISTRE DU COMMERCE INTERNATIONAL et AGRO‑FARMA CANADA INC.

 

 

 

défendeurs

 

 

VERSION PUBLIQUE

DES MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT CONFIDENTIELS


TABLE DES MATIÈRES

 

 

Paragraphe

La demande

1

Les requêtes

2

Les parties

3

Le contexte

 

Intervenants de l’industrie laitière

9

Le yogourt grec

13

Prix du lait aux États‑Unis

17

Gestion de l’offre

18

-               Contrôle des prix

20

-               Contrôle de la production

21

-               Contrôles à l’importation

22

Les lignes directrices

31

Les permis de Danone (2009)

35

La demande relative au yogourt Chobani

38

Lettres au ministre

40

Lettre adressée au ministre le 26 mai 2011 par Pierre Nadeau

41

Lettre adressée au ministre le 30 mai 2011 par Yves Leroux

42

Lettre adressée au ministre le 30 mai 2011 par Louis Frenette

43

Lettre adressée au ministre le 31 mai 2011 par Gerry Doutre

44

Lettre adressée au ministre le 15 juin 2011 par Don Jarvis

46

Résumé des lettres

47

Réponses du ministre

49

Caractère unique du procédé de fabrication du yogourt Chobani

50

Documents soumis au ministre

56

Notes de suivi du sous‑ministre du Commerce international

57

Notes de service de la conseillère en politique du ministre

68

Résumé des renseignements soumis au ministre

71

Décision du ministre

72

Thèse des parties

 

Ultima et Agropur

73

Danone

78

Le Procureur général

80

Agro‑Farma

83

Questions en litige

86

1.                  La décision du ministre était‑elle raisonnable?

87

2.                  Y a‑t‑il eu manquement à l’obligation d’équité procédurale?

97

3.                  Les demanderesses ont‑elles qualité pour agir directement?

100

4.                  Devrait‑on radier certains affidavits?

119

5.                  En quoi devrait consister l’ordonnance relative aux dépens?

121

 

 

Jugement

 

 


LA DEMANDE

 

[1]               Dans les deux demandes ayant été révisées aux termes de l’ordonnance rendue par le juge Beaudry, le 13 janvier 2012, et qui ont été instruites ensemble comme si elles constituaient une seule demande [la demande], les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision en date du 17 octobre 2011 par laquelle le ministre du Commerce international [le ministre] a délivré des permis d’importation supplémentaires autorisant Agro‑Farma Canada Inc. [Agro‑Farma] à importer jusqu’à [omis] kilogrammes de son yogourt grec de marque Chobani [le yogourt Chobani]. De cette quantité, [omis] kilogrammes devaient être utilisés à des fins de commercialisation expérimentale dans la région du Grand Toronto [région du Grand Toronto] au cours de la période trois mois comprise entre le 7 novembre 2011 et le 6 février 2012 [le permis expérimental]. L’importation et la vente dans la région du Grand Toronto d’une quantité maximale de [omis] kilogrammes ont été autorisées pour la période de 12 mois comprise entre le 7 février 2012 et le  février 2013 [le permis transitoire] à la condition qu’Agro‑Farma investisse [omis] dans des installations de production en Ontario et crée [omis] nouveaux emplois. Les permis d’importation en question sont désignés dans les présents motifs par l’expression « permis relatifs au yogourt Chobani » et la délivrance des permis relatifs au yogourt Chobani est qualifiée de « décision ».

 

LES REQUÊTES

 

[2]               Deux requêtes ont été présentées dans le cadre de la présente demande. La première a été présentée par le Procureur général du Canada et le ministre. Elle vise à faire radier certaines parties des affidavits des demanderesses. La seconde requête a été présentée par tous les défendeurs et elle vise à obtenir la radiation de la demande au motif que les demanderesses n’ont pas qualité pour agir. Ces requêtes seront analysées après l’examen au fond de la demande.

 

LES PARTIES

 

[3]               La demanderesse Aliments Ultima Inc. [Ultima] est un important procormateur laitier au Canada. Elle fabrique et commercialise le « Yoplait », un yogourt traditionnel. On entend par « yogourt traditionnel » tout yogourt autre qu’un yogourt grec [le yogourt grec]. La filiale d’Ultima, Olympic Dairy Products Ltd, produit deux marques de yogourt grec.

 

[4]               La demanderesse, Agropur coopérative [Agropur], est une coopérative laitière regroupant 3 459 producteurs laitiers du Québec. Elle est une des propriétaires d’Ultima et l’un des plus grands transformateurs laitiers au Canada. Agropur fabrique du yogourt traditionnel sous la marque de commerce « Island Farms ». Agropur a été constituée partie demanderesse à la présente instance aux termes de l’ordonnance prononcée le 2 février 2012 par la juge Bédard.

 

[5]               La demanderesse Danone Inc. [Danone] est le plus important producteur de yogourt traditionnel au Canada. Depuis 2010, Danone vend également du yogourt grec Oikos et du yogourt grec Oikos biologique dont le conditionnement à forfait est effectué en Ontario par Gay Lea Foods Co‑Operative Ltd. Danone est présentement en train d’installer dans son usine de Boucherville (Québec) des équipements d’une valeur de 21 millions de dollars pour produire le yogourt grec Oikos.

 

[6]               Ultima, Agropur et Danone seront désignées collectivement dans la présente instance comme les « demanderesses ».

 

[7]               L’intimée Agro‑Farma est la filiale canadienne d’un transformateur laitier américain. L’entreprise américaine a commencé à produire le yogourt Chobani en 2007 et il n’a fallu que quatre ans à ce dernier pour se hisser au sommet des ventes de yogourt aux États‑Unis. Agro‑Farma commercialise le yogourt Chobani dans la région du Grand Toronto depuis le 7 novembre 2011 en vertu des permis relatifs au yogourt Chobani. Agro‑Farma a été constituée défenderesse dans la présente instance aux termes de l’ordonnance de réunion d’instances prononcée par le juge Beaudry le 13 janvier 2012.

 

[8]               Le ministre des Affaires étrangères est investi d’un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de délivrer des permis d’importation supplémentaires relativement aux marchandises énumérées dans la Liste des marchandises d’importation contrôlée, CRC, c 604, en vertu du paragraphe 8.3(3) de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation, LRC 1985, c E‑19 [la LLEI] et le décret 1983‑3832, Gazette du Canada 1983, partie II. En pratique toutefois, ce pouvoir est exercé par le ministre au nom du ministre du Commerce international (le ministre) au nom du ministre des Affaires étrangères.

 

CONTEXTE

 

            Intervenants de l’industrie laitière

 

[9]               La Commission canadienne du lait [la CCL] est une société d’État qui administre le système de gestion de l’offre du lait [la gestion de l’offre]. Elle est chargée de fixer le prix du lait industriel et d’établir les quotas de production nationaux de lait en collaboration avec les offices de commercialisation provinciaux du lait.

 

[10]           La Dairy Farmers of Ontario [DFO] est l’organisme chargé de la mise en marché du lait en Ontario. Tous les producteurs laitiers ontariens sont tenus de vendre leur lait à la DFO qui, à son tour, vend le lait aux membres de l’industrie de transformation du lait (y compris les fabricants de yogourt comme les demanderesses) au nom des producteurs (DFO Milk General Regulation, 04/12 (Loi sur le lait, LRO 1990), art 3). La DFO est la propriété d’environ 4 200 familles de producteurs laitiers ontariens qui assurent l’exploitation et le financement.

 

[11]           Agriculture et Agroalimentaire Canada [AAC] est le ministère fédéral qui offre des services de renseignements, de recherche et de technologie et qui établit des politiques et des programmes visant à bâtir un secteur compétitif et innovateur pour les produits agricoles, agroalimentaires et agro‑industriels.

 

[12]           Le ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales de l’Ontario s’occupe de la gestion de l’offre en Ontario, par le biais de la Commission de commercialisation des produits agricoles de l’Ontario. Il a délégué certains pouvoirs à cet égard à la DFO en vertu de la Loi sur le lait de l’Ontario, LRO 1990, c M‑12.

 

            Le yogourt grec

 

[13]           Le yogourt grec est un yogourt qui, comparativement au yogourt traditionnel, a une texture plus épaisse, une plus faible teneur en glucides et une teneur plus élevée en protéines. Les caractéristiques spéciales du yogourt grec s’obtiennent en modifiant la quantité de lactosérum, soit en l’enlevant soit en rééquilibrant les ingrédients. Il est nécessaire d’utiliser environ trois fois plus de lait industriel pour produire un yogourt grec que pour produire un yogourt ordinaire.

 

[14]           Il existe présentement au Canada cinq transformateurs laitiers qui fabriquent du yogourt grec, à savoir : Liberté, Parmalat, Danone, Olympic et Skotidakis.

 

[15]           Agro‑Farma soutient que le Chobani est un yogourt grec « de première qualité » parce qu’il est plus ferme que les autres yogourts grecs, qu’il retient mieux le lactosérum sans besoin de recourir à des stabilisateurs ajoutés et qu’il a une plus longue durée de vie que les autres yogourts grecs. Suivant Agro‑Farma, le yogourt grec Chobani se distingue également par le fait qu’il est fabriqué selon un procédé unique et qu’il peut être produit avec du lait écrémé.

 

[16]           Le yogourt Chobani coûte plus cher que les autres yogourts grecs. Il est rarement vendu au rabais aux États‑Unis et Agro‑Farma explique qu’au Canada, elle entend adopter une politique de vente au détail semblable.

 

Prix du lait aux États‑Unis

 

[17]           Les États‑Unis n’ont pas de système de gestion de l’offre comparable à celui qui existe au Canada. Le gouvernement américain verse plutôt des subventions directes aux producteurs laitiers pour soutenir leurs revenus. Le prix du lait est par conséquent beaucoup moins élevé aux États‑Unis qu’au Canada. Par exemple, le type de lait utilisé pour la production du yogourt est 79 p. 100 plus cher au Québec que dans l’État de New York.

 

Gestion de l’offre

 

[18]           L’industrie laitière canadienne est assujettie à un système de gestion de l’offre dont les deux objectifs sont énoncés à l’article 8 de la Loi sur la Commission canadienne du lait, LRC 1985, c C‑15 [la Loi sur la CCL] :

8. La Commission a pour mission, d’une part, de permettre aux producteurs de lait et de crème dont l’entreprise est efficace d’obtenir une juste rétribution de leur travail et de leur investissement et, d’autre part, d’assurer aux consommateurs un approvisionnement continu et suffisant de produits laitiers de qualité.

8. The objects of the Commission are to provide efficient producers of milk and cream with the opportunity of obtaining a fair return for their labour and investment and to provide consumers of dairy products with a continuous and adequate supply of dairy products of high quality.

 

[19]           Le système de gestion de l’offre atteint ces objectifs par des mécanismes de contrôle portant sur : (i)  l’établissement des prix sur le marché national; (ii) le volume de lait produit; (iii) le volume de produits laitiers importés. La CCL s’occupe des deux premiers mécanismes de contrôle, tandis que le troisième relève de la LLEI. Les trois mécanismes sont nécessaires pour que le système de gestion de l’offre fonctionne efficacement. Je vais les examiner à tour de rôle.

 

(i)         Contrôle des prix

[20]           La CCL fixe des prix cibles pour le lait industriel en collaboration avec les offices provinciaux de mise en marché du lait. Les prix cibles tiennent notamment compte des coûts de production, de la demande des consommateurs et les produits concurrents offerts sur le marché. Les prix sont calculés en fonction de l’utilisation finale du lait et ne font l’objet d’aucune négociation avec les producteurs ou les transformateurs.

 

(ii)               Contrôle de la production

[21]           La CCL met en application ses prix cibles en limitant la production intérieure de lait suivant son Plan national de commercialisation du lait dans le cadre duquel elle établit une cible de production nationale ou « quota de mise en marché » [le QMM]. Cette cible fait l’objet d’une surveillance constante et est périodiquement rajustée pour tenir compte des fluctuations de la demande. Le QQM est réparti entre les provinces. Chaque province répartit à son tour sa part du QQM parmi ses producteurs locaux en fonction de ses propres priorités. Les producteurs laitiers de l’Ontario, du Québec, du Nouveau‑Brunswick, de l’Île‑du‑Prince‑Édouard et de la Nouvelle‑Écosse se sont entendus pour mettre en commun les revenus du lait et pour harmoniser certains aspects de la production du lait [l’entente sur la mise en commun]. Les transformateurs, comme les demanderesses, achètent du lait industriel par l’entremise des offices provinciaux de mise en marché.

 

(iii)       Contrôles à l’importation

[22]           L’article 5 de la LLEI autorise la création d’une liste des marchandises d’importation contrôlée. Voici un extrait de cet article :

5. (1) Le gouverneur en conseil peut dresser la liste des marchandises d’importation contrôlée comprenant les articles dont, à son avis, il est nécessaire de contrôler l’importation pour l’une des fins suivantes :

 

 

d) mettre à exécution toute mesure d’application de la Loi sur les programmes de commercialisation agricole ou de la Loi sur la Commission canadienne du lait dont l’objet ou l’effet est de soutenir le prix de l’article;

 

e) mettre en œuvre un accord ou un engagement intergouvernemental; …

 

5. (1) The Governor in Council may establish a list of goods, to be called an Import Control List, including therein any article the import of which the Governor in Council deems it necessary to control for any of the following purposes:

...

 

(d) to implement an action taken under the Agricultural Marketing Programs Act or the Canadian Dairy Commission Act, with the object or effect of supporting the price of the article;

 

(e) to implement an intergovernmental arrangement or commitment; or …

 

[23]           Le yogourt a été inscrit sur la Liste des marchandises d’importation contrôlée pour la première fois en 1998 conformément à l’alinéa 5(1)d) de la LLEI. Par ailleurs, lorsque la liste a été modifiée en décembre 1994, le yogourt a également été inscrit en vertu de l’alinéa 5(1)e) de la LLEI pour donner suite aux engagements pris par le Canada aux termes de l’Accord sur l’agriculture de l’Organisation mondiale du commerce (15 avril 1994) et de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation Mondiale du Commerce, Annexe 1A, 1867 RTNU 410 [l’Accord sur l’OMC] (DORS/95‑32, art 158).

 

[24]           Je passe maintenant à la question des exceptions à la Liste des marchandises d’importation contrôlée. Le paragraphe 8.3(3) de la LIPR confère au ministre le pouvoir de délivrer des permis d’importation de marchandises en quantité additionnelle [les permis] dans les cas où il a déterminé la quantité de marchandises bénéficiant du « régime d’accès ». Les permis relatifs au yogourt Chobani ont été délivrés en vertu de ce paragraphe, qui dispose :

8.3 (3) Malgré le paragraphe 8(1) et les paragraphes (1) et (2), en cas d’inscription de marchandises sur la liste des marchandises d’importation contrôlée, s’il a déterminé la quantité de marchandises bénéficiant du régime d’accès en application du paragraphe 6.2(1), le ministre peut délivrer à tout résident du Canada qui en fait la demande une licence pour l’importation des marchandises en quantité additionnelle ou aux résidents du Canada une licence de portée générale autorisant leur importation en quantité additionnelle, sous réserve des conditions prévues dans la licence ou les règlements.

 

8.3 (3) Notwithstanding subsection 8(1) and subsections (1) and (2) of this section, where goods have been included on the Import Control List and the Minister has determined an import access quantity for the goods pursuant to subsection 6.2(1), the Minister may issue

(a) a permit to import those goods in a supplemental quantity to any resident of Canada who applies for the permit, or

(b) generally to all residents of Canada a general permit to import those goods in a supplemental quantity, subject to such terms and conditions as are described in the permit or in the regulations.

 

[25]           Je signale au passage que le paragraphe 8.3(3) ne donne aucune indication au ministre quant aux circonstances dans lesquelles un permis devrait être délivré. Il en va de même en ce qui concerne le Règlement sur les licences d’importation, DORS/79‑5, qui précise seulement les renseignements à inclure dans la demande de permis.

 

[26]           La « quantité de marchandises bénéficiant du régime d’accès » dont il est question au paragraphe 8.3(3) est également appelée contingent tarifaire. Le ministre a fixé le contingent tarifaire du yogourt en vertu du paragraphe 6.2(1) de la LLEI. Ce volume de marchandises peut être importé en franchise de droits par les résidents canadiens, auxquels un quota a été attribué. Bien qu’il n’existe pas de critères législatifs permettant de déterminer la quantité globale du contingent tarifaire, le ministre est tenu, aux termes de l’alinéa 6b) du Règlement sur les autorisations d’importation DORS/95‑36 de tenir compte des répercussions possibles de la délivrance ou du transfert de l’autorisation d’importation sur le secteur agro‑industriel canadien visé avant de décider d’attribuer un contingent tarifaire à des résidents canadiens.

 

[27]           Les importations de yogourt qui excèdent le contingent tarifaire de 332 000 kilogrammes sont considérées « au‑dessus de l’engagement d’accès » et sont frappées de droits de 237,5 p. 100. Ces droits prohibitifs font effectivement obstacle à l’importation du yogourt.

 

[28]           Deux des arguments des demanderesses reposent sur l’existence du contingent tarifaire. En premier lieu, elles s’opposent au volume de yogourt qu’Agro‑Farma est autorisée à importer en vertu des permis relatifs au yogourt Chobani ([omis] kilogrammes) en faisant valoir que, bien qu’il soit qualifié de volume supplémentaire, ce volume dépasse de loin le contingent tarifaire de 332 000 kilogrammes. J’estime toutefois que le volume de contingent tarifaire n’a aucune incidence en l’espèce étant donné qu’il a été établi dans un but entièrement différent dans le contexte de l’Accord sur l’OMC.

 

[29]           Les demanderesses affirment également que le contingent tarifaire est pertinent parce que, lorsqu’il décide de l’octroyer, le ministre doit tenir compte de ses répercussions possibles sur le secteur agro‑industriel visé. Les demanderesses affirment que si cette exigence s’applique dans le cas de l’importation d’un contingent tarifaire de yogourt relativement modeste, elle devrait, par analogie, être considérée comme une exigence lorsque les quantités plus importantes visées par les permis relatifs au yogourt Chobani ont été examinées. Les demanderesses soutiennent que les permis relatifs au yogourt Chobani les privent de toute possibilité de livrer concurrence, nuisent aux investissements et entraîneront des pertes d’emploi. Elles soutiennent que si l’on avait tenu compte de ces conséquences, les permis relatifs au yogourt Chobani n’auraient pas été délivrés.

 

[30]           Cet argument pose problème du fait que l’obligation de tenir compte des répercussions possibles de l’octroi d’un contingent sur le secteur agro‑industriel ne s’applique que lorsque le ministre décide d’accorder une autorisation d’importation ou d’en autoriser le transfert en vertu de l’alinéa 6.2(2)b) de la LLEI. Cette obligation ne s’applique pas lorsque le ministre établit les quantités de marchandises visées par un contingent tarifaire ou qu’il délivre un permis. En réalité, il n’existe aucune exigence législative ou réglementaire associée à l’établissement des contingents tarifaires ou aux permis. Pour ces motifs, rien ne justifie l’analogie proposée par les demanderesses.

 

            Les Lignes directrices

 

[31]           Le ministre a publié une série d’« Avis aux importateurs » dans lesquels il précise les critères dont il tient compte lorsqu’il exerce son pouvoir discrétionnaire de délivrer des permis en vertu du paragraphe 8.3(3) de la LLEI. L’avis aux importateurs no 783 daté du 2 novembre 2010 [les Lignes directrices] porte sur les produits laitiers; il s’agit de la version qui s’applique à la présente demande.

 

[32]           Il ressort des Lignes directrices que le ministre peut délivrer des permis pour des produits (comme le yogourt grec) qui sont déjà produits au Canada, s’ils sont fabriqués au moyen d’un procédé « unique » et qu’un investissement est prévu. Les Lignes directrices obligent le demandeur à soumettre un plan détaillé de la création d’emplois et de l’investissement en capital minimums associés à la mise en place d’installations de production canadiennes. Le ministre a donc choisi, à titre de politique générale, de permettre que des critères non liés à la gestion de l’offre soient pris en compte lors de l’examen des demandes de permis.

 

[33]           Voici les extraits pertinents des Lignes directrices :

5.4 Importation de produits laitiers pour commercialisation à titre expérimental

 

Une autorisation d’importation supplémentaire peut être accordée afin de faciliter la commercialisation à titre expérimental de nouveaux produits sur le marché canadien,  qui sont, par exemple, uniques en leur genre ou produits au moyen de procédés uniques et dont la production nécessite un investissement en capital considérable.

 

[…]

 

c) Les demandes doivent être présentées sur le papier à en‑tête de l’entreprise et comprendre les renseignements suivants :

 

         i.           une description du produit et des procédés de production afférents ainsi que les caractéristiques uniques de ces derniers;

 

       ii.           une description du programme de commercialisation à titre expérimental proposé qui définit les marchés‑tests, les circuits de commercialisation, le calendrier, les plans de promotion, les coûts de commercialisation, les quantités de produits nécessaires pour réaliser le programme proposé et une analyse indiquant les résultats minimums qui doivent être obtenus auprès des marchés‑tests pour approuver l’investissement en capital;

 

     iii.           un plan détaillé de la création d’emplois et de l’investissement en capital minimums, le financement proposé pour la production du produit, c.‑à‑d. les installations, l’équipement, la capacité de production et le temps qu’il faut pour rendre ces installations fonctionnelles à partir du moment où le MAECI approuve le programme de commercialisation à titre expérimental.

 

d) Après avoir réussi le programme de commercialisation à titre expérimental, les entreprises sont tenues de commencer la production au Canada dès que possible.

 

[…]

 

f) Une fois que les quantités sont épuisées ou que la période est écoulée, une autre autorisation d’importation supplémentaire peut être accordée pour le même produit seulement, en quantités suffisantes pour continuer de servir les marchés‑tests pour une période raisonnable nécessaire à la construction des installations de production nationales. Une fois ces installations construites, aucune autre autorisation d’importation supplémentaire ne sera accordée pour le produit faisant l’objet d’une commercialisation à titre expérimental ou pour les matières premières requises. Un demandeur ne peut présenter qu’une seule demande de commercialisation à titre expérimental pour un produit en particulier.

 

[…]

5.4 To import dairy products for the purpose of test marketing.

 

An authorization for supplementary imports may be issued to facilitate test marketing in the Canadian market of new products that are, for example, unique or are produced with unique processes and require a substantial capital investment for their production.

 

[…]

 

 

 

c) Applications made on company letterhead should contain the following information:

 

 

         i.           A description of the product and related production processes, indicating the unique features of same;

 

 

       ii.           A description of a proposed test marketing program, identifying test market areas, market channels, timing, promotion plans and marketing costs, product quantities required for the proposed test marketing program, and an analysis showing the minimum test market results required to decide in favour of the capital investment in Canadian production facilities; and

 

 

 

     iii.           A detailed outline of the resulting minimum capital investment and job creation; proposed financing required to produce the product (e.g., facilities, equipment, production capacity); and the time required to bring such facilities on line from the time a DFAIT decision to approve a test marketing program is made.

 

 

d) Companies are required to commence production in Canada as soon as is feasible after the successful completion of the test marketing program.

 

[…]

 

f) Once these quantities or the period have been exhausted, a further authorization for supplementary imports may be issued only for the same product, in quantities sufficient to continue serving the test marketing areas during a period reasonably required for the construction of the domestic production facilities.  Once such facilities have been established, no further authorization for supplementary imports will be issued for either the test marketed product or for required raw materials.  An applicant may submit only one test marketing application for a given product.

 

[…]

 

 

[34]           Comme nous le verrons plus loin, bien que les demanderesses reconnaissent que les Lignes directrices ne lient pas le ministre, elles invoquent notamment le fait que le yogourt Chobani ne soit pas – selon elles – fabriqué au moyen d’un procédé unique, contrairement à ce qu’exigent les Lignes directrices, pour contester la délivrance des permis relatifs au yogourt Chobani.

 

Les permis de Danone (2009)

 

[35]           « DanActive » est une boisson que Danone produisait aux États‑Unis en 2006. À l’époque, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] avait publié une décision anticipée dans laquelle elle avait classifié DanActive comme une « boisson contenant du lait » plutôt que comme un « yogourt », ce qui signifiait que Danone pouvait importer le produit DanActive au Canada sans avoir à payer de droits prohibitifs. Fort de cette décision, elle a commencé à importer ce produit.

 

[36]           Toutefois, en 2008, après que Danone se soit engagée à construire une usine au Canada pour y produire le DanActive, l’ASFC a rendu une décision dans laquelle elle reclassait le DanActive comme un yogourt, de sorte que toutes les importations de DanActive étaient assujetties à des droits prohibitifs.

 

[37]           À la suite de ce nouveau classement, Danone a intenté un procès qu’elle a toutefois abandonné après que le ministre lui eut délivré des permis lui permettant d’importer une quantité de [omis] de DanActive sur une période de vingt mois [les permis de Danone]. Il ressort de la preuve que [omis] kilogrammes de DanActive ont été importés en vertu des permis de Danone.

 

LA DEMANDE DE CHOBANI

 

[38]           Le 29 avril 2011, Agro‑Farma a présenté une demande de permis expérimental en vue de pouvoir importer du yogourt Chobani en franchise et de le vendre dans la région du Grand Toronto pendant trois mois pour en faire la commercialisation à titre expérimental. À la fin de cette phase expérimentale, Agro‑Farma se proposait, si le programme de commercialisation à titre expérimental était concluant, d’investir [omis] millions de dollars dans une usine de fabrication en Ontario et de créer [omis] nouveaux emplois. Agro‑Farma a également demandé un permis transitoire d’une durée de 12 mois de façon à ce qu’elle puisse continuer à approvisionner sa clientèle de la région du Grand Toronto pendant la durée des travaux de construction de son usine de fabrication. Agro‑Farma avait au départ demandé des permis lui permettant d’importer au total [omis] kilogrammes de yogourt, mais elle avait par la suite augmenté à [omis] kilogrammes la quantité visée par les demandes relatives aux deux permis. Grâce à ces permis, Agro‑Farma pouvait, pendant quinze mois, produire du yogourt Chobani pour la région du Grand Toronto en utilisant le lait à bas prix provenant des États‑Unis.

 

[39]           Agro‑Farma a soumis la version définitive de sa demande en juin 2011 [la demande relative au yogourt Chobani]. Cette demande ne comportait pas de description du procédé de fabrication du yogourt Chobani parce que, à l’instar des demanderesses, Agro‑Farma considère que son procédé de fabrication est un secret commercial. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, les représentants d’Agro‑Farma ont fourni verbalement des précisions quant au présumé caractère unique de ce procédé.

 

LETTRES AU MINISTRE

 

[40]           En principe, les demandes de permis sont confidentielles. Toutefois, les demanderesses et d’autres intervenants ont d’une quelconque manière été mis au courant de la demande relative au yogourt Chobani et ont écrit au ministre en mai et en juin 2011. Voici un résumé de la correspondance échangée. Il importe de signaler que le ministre avait toutes ces lettres en main lorsqu’il a pris sa décision.

 

Lettre adressée au ministre le 26 mai 2011 par Pierre Nadeau, président du Conseil des industriels laitiers du Québec Inc.

 

[41]           Cette lettre ne mentionne pas expressément la demande relative au yogourt Chobani mais s’oppose à toute demande portant sur le yogourt grec et provenant des États‑Unis au motif que : (i) cinq marques de yogourt grec dont la teneur en matière grasse varie entre 0 et 10 p. 100, vendues sous forme de yogourt biologique et de yogourt cacher, sont déjà produites au Canada; (ii) les permis conféreraient un avantage concurrentiel injustifié compte tenu du fait que le lait vendu aux États‑Unis est beaucoup moins cher. La lettre concluait en expliquant que l’importation de yogourt grec mettrait en péril des emplois et des entreprises canadiennes, ce qui aurait des répercussions importantes sur les investissements dans le domaine de la transformation des produits laitiers.

 

Lettre adressée au ministre le 30 mai 2011 par Yves Leroux de Parmalat Canada (relations avec le gouvernement et l’industrie)

 

[42]           Parmalat a bien précisé qu’elle savait qu’une demande de permis d’importation de yogourt grec en provenance des États‑Unis avait été présentée. Parmalat n’a toutefois pas mentionné le yogourt grec Chobani, se contentant de faire observer qu’il existait cinq marques de yogourt grec au Canada et que le marché était en pleine expansion et qu’il était très compétitif. La lettre soulignait l’avantage concurrentiel dont jouirait l’importateur et faisait remarquer que les ventes des importateurs « cannibaliseraient » les ventes de yogourt grec des transformateurs canadiens. Parmalat exprimait également dans cette lettre ses sérieuses préoccupations quant aux répercussions négatives que l’importation de yogourt grec des États‑Unis aurait sur les emplois et les investissements dans le secteur de la transformation du yogourt au Canada.

 

Lettre adressée au ministre le 30 mai 2011 par Louis Frenette, président et PDG de Danone

 

[43]           À la date de la lettre, Danone n’avait pas encore commencé à produire du yogourt grec. Elle a néanmoins écrit au ministre pour lui expliquer qu’elle croyait comprendre qu’Agro‑Farma [traduction] « avait peut‑être » demandé un permis expérimental. Dans sa lettre, Danone alléguait également que le produit n’était pas nouveau et elle énumérait les marques canadiennes de yogourt grec. Danone affirmait qu’il existait une capacité suffisante pour faire face à la demande actuelle et à venir. Danone a demandé au ministre de consulter tous les intervenants avant de prendre sa décision.

 

Lettre adressée au ministre le 31 mai 2011 par Gerry Doutre, président et PDG d’Ultima

 

[44]           Ultima expliquait qu’elle [traduction] « croyait comprendre » que des permis étaient demandés pour le yogourt Chobani, expliquant qu’elle [traduction] « souhait[ait] exprimer son opposition catégorique à ce projet ». Ultima se disait également d’avis qu’il n’y avait [traduction] « rien de nouveau ou d’unique dans le yogourt grec ou son procédé de fabrication ». Ultima a été, par ces propos, la seule entreprise à soulever auprès du ministre la question du caractère unique du procédé de fabrication d’Agro‑Farma. Ultima fournissait en outre une liste des marques canadiennes de yogourt grec ainsi que les saveurs associées à chacune de ces marques.

 

[45]           Ultima affirmait également que la délivrance des permis demandés permettrait aux concurrents américains de tirer profit de l’importante différence de prix entre le lait canadien et le lait américain pour acquérir une part du marché aux dépens des transformateurs canadiens. Ultima terminait sa lettre en sollicitant une rencontre avec le ministre.

 

Lettre adressée au ministre le 15 juin 2011 par Don Jarvis, président et PDG de l’Association des transformateurs laitiers du Canada

 

[46]           Cette lettre révélait que l’Association était sous l’impression que la commercialisation expérimentale était déjà commencée. Elle décrivait les marques canadiennes de yogourt grec et précisait que [traduction] « l’Association des transformateurs laitiers canadiens sollicitera bientôt une rencontre avec vos fonctionnaires pour examiner la situation ».

 

Résumé des lettres

 

[47]           À mon avis, prises ensemble, les lettres en question informaient le ministre de ce qui suit :

(i)                 Le yogourt grec n’est pas un produit nouveau au Canada;

(ii)               Les importations de yogourt grec en vertu des permis relatifs au yogourt Chobani nuiraient :

a)                  à la compétitivité des transformateurs;

b)                  aux emplois dans les usines de transformation;

c)                  aux investissements dans les usines de traitement.

(iii)             Le marché du yogourt au Canada est en pleine croissance et il est concurrentiel;

(iv)             Les ventes de yogourt Chobani « cannibaliseraient » les ventes de yogourt grec des transformateurs canadiens;

(v)               Chobani n’est pas fabriqué selon un procédé unique.

 

[48]           Comme on y affirme que le yogourt grec n’est pas un nouveau produit et qu’il n’est pas fabriqué selon un procédé unique, le ministre aurait compris que les auteurs de ces lettres affirmaient que les permis ne devaient pas être délivrés parce que les Lignes directrices ne s’appliquaient pas.

 

Réponse du ministre

 

[49]           Le ministre a répondu à M. Doutre d’Ultima le 6 juillet 2011. Il a refusé de le rencontrer, mais l’a assuré que [traduction] « le point de vue exposé par Ultima dans sa correspondance, ainsi que celui des autres intervenants, sera attentivement examiné si on nous demande d’autoriser un quota supplémentaire d’importation de yogourt grec à des fins de commercialisation expérimentale », [non souligné dans l’original]. Le ministre a répondu à M. Jarvis, de l’Association des transformateurs laitiers du Canada, par lettre datée du 21 septembre 2011 dans laquelle il reprenait les mêmes propos. Les demanderesses affirment – et je suis du même avis – que ces lettres donnent à tort à penser que le ministre n’avait pas reçu la demande relative au yogourt Chobani. Je vais revenir plus loin dans les présents motifs sur la question de savoir si, en raison ce ces lettres, il y a eu manquement à l’obligation d’équité envers les demanderesses.

 

CARACTÈRE UNIQUE DU PROCÉDÉ DE FABRICATION DU YOGOURT CHOBANI

 

[50]           Comme nous l’avons déjà expliqué, la demande relative au yogourt Chobani ne fait aucune mention du caractère unique du procédé de fabrication du yogourt Chobani. Par conséquent, le MAECI a convoqué Agro‑Farma à une rencontre le 3 juin 2011 pour discuter du procédé.

 

[51]           La veille de la rencontre, Gaëtan Paquette, de la CCL, a adressé à Katharine Funtek du MAECI et à d’autres personnes un courriel dans lequel il s’opposait à la délivrance d’un permis pour le yogourt Chobani en faisant valoir surtout que le yogourt grec n’était pas un nouveau produit au Canada. Voici un extrait de ce courriel :

[traduction]

La CCL a hâte d’entendre ce qu’Agro‑Farma a à dire au sujet du caractère novateur de son produit et de son procédé de fabrication lors de la rencontre de demain.

 

Comme vous le savez, la CCL s’oppose à la demande de permis supplémentaire (que ce soit pour le développement du marché ou pour la phase transitoire) d’Agro‑Farma principalement au motif que, compte tenu de ce que nous savons de leurs produits et de ceux qui existent déjà sur le marché, il n’existe pas suffisamment de différences entre les produits Chabani (sic) pour justifier d’accorder un avantage commercial à cette entreprise.

 

[…]

 

Ceci étant dit, la CCL est intéressée à connaître les renseignements que peut fournir Agro‑Farma et elle réexaminera sa position si elle le juge à propos à la lumière des renseignements fournis.

 

[52]           Des représentants du MAEI, d’AAC, de la CCL et d’Agro‑Farma se sont rencontrés le 3 juin 2011 pour discuter du procédé de fabrication du yogourt Chobani. Agro‑Farma a fourni aux personnes présentes lors de cette rencontre des précisions concernant son procédé de fabrication, mais, comme ce procédé est un secret commercial, aucun document n’a été fourni.

 

[53]           À la fin de la rencontre, les représentants du MAEI et d’AAC se sont dits convaincus que le procédé satisfaisait aux exigences des Lignes directrices concernant le caractère unique du procédé. De plus, Mark Lalonde, de la CCL, s’est dit [traduction] « favorablement impressionné » par l’exposé d’Agro‑Farm et par l’originalité du procédé de fabrication du yogourt Chobani.

 

[54]           Malgré les propos de M. Mark Lalonde, M. Gaëtan Paquette a envoyé le 23 juin 2011 au MAEI un courriel dans lequel il expliquait que les produits d’Agro‑Farma n’étaient pas « suffisamment innovateurs » et qu’il était impossible de vérifier le procédé de production. La CCL a reconnu que, comme les transformateurs ne divulguaient pas leur procédé de fabrication, il était difficile de savoir si le procédé utilisé pour fabriquer le yogourt Chobani était unique. La CCL a toutefois expliqué que Skotidakis l’avait informée qu’elle avait entrepris des pourparlers en vue d’effectuer le conditionnement à forfait du yogourt Chobani et qu’elle savait par conséquent que le procédé employé pour fabriquer le yogourt Chobani était « semblable » à celui utilisé par Skotidakis. La CCL a également déclaré qu’elle s’attendait à ce que le taux de « cannibalisation » soit de 100 p. 100. Il y a cannibalisation lorsque le lancement d’un nouveau produit (en l’occurrence le yogourt Chobani) se fait au détriment de produits déjà existants (le yogourt traditionnel canadien et le yogourt grec canadien).

 

[55]           Malgré ces commentaires, la CCL a appuyé sans réserve la délivrance du permis expérimental d’Agro‑Farma. En ce qui concerne le permis transitoire, la CCL s’est dite d’avis qu’il ne devrait pas être délivré tant que le ministre ne serait pas certain qu’Agro‑Farma investirait effectivement dans une usine de fabrication. Il vaut la peine de signaler que la seule préoccupation qu’avait la CCL portait sur le moment de la délivrance du permis transitoire. Elle n’a jamais laissé entendre que ce permis devait être refusé parce qu’il nuirait à la gestion de l’offre.

 

DOCUMENTS SOUMIS AU MINISTRE

 

[56]           Les documents dont le ministre disposait lorsqu’il a rendu sa décision se trouvent dans un dossier certifié conforme en application de l’article 318 des Règles sur les Cours fédérales, DORS/98‑106 [le dossier]. On y trouve notamment les Lignes directrices, deux notes de suivi rédigées le 19 août et le 1er septembre 2011 par Louis Lévesque, sous‑ministre au Commerce international (le sous‑ministre), deux notes de service rédigées les 18 et 26 août 2011 par Lise‑Ann Jackson, conseillère en politiques du ministre [les notes de service], ainsi que la correspondance échangée entre les transformateurs laitiers canadiens et les intervenants de l’industrie dont il a déjà été question.

 

Notes de suivi du sous‑ministre du Commerce international

 

[57]           Sauf pour ce qui est du volume de yogourt Chobani qu’Agro‑Farma voulait importer en vertu des permis, les deux notes de suivi sont identiques. Pris ensemble, il ressort de ces notes qu’Agro‑Farma avait au départ demandé [omis] kilogrammes, puis [omis] kilogrammes et finalement [omis] kilogrammes pour le permis expérimental. En ce qui concerne le permis transitoire, Agro‑Farma avait tout d’abord demandé [omis] kilogrammes pour ensuite porter le volume visé dans sa demande à [omis] kilogrammes.

 

[58]           Les notes de suivi ont permis au ministre d’être informé des mesures de contrôle à l’importation applicable au yogourt, y compris les contingents tarifaires. Elles l’informaient également du projet de commercialisation à titre expérimental et des investissements de [omis] prévus et de la création de [omis] emplois. Le sous‑ministre recommandait la délivrance des permis pour les volumes initialement réclamés par Agro‑Farma. Il craignait que des volumes plus élevés permettent à Agro‑Farma d’accroître de façon irrégulière ses ventes de yogourt Chobani à l’extérieur du marché du grand Toronto.

 

[59]           Le sous‑ministre s’est également dit d’avis que le yogourt Chobani [traduction] « est produit grâce à un procédé de fabrication unique, spécialement conçu, qui n’existe pas présentement au Canada ». Il a souligné que le MEAI et AAC s’étaient tous les deux entendus pour conclure que le procédé de fabrication du yogourt Chobani répondait aux exigences des politiques en matière de commercialisation à titre expérimental (en d’autres termes, il satisfaisait aux exigences des lignes directrices pour être considéré comme un procédé unique). Le sous‑ministre a également informé le ministre que la CCL était d’avis que le procédé de fabrication n’était pas « suffisamment unique ». Il ressort toutefois de mon examen du courriel du 23 juin 2011 de la CCL que le sous‑ministre a mal lu ce courriel et a mal exposé la position du CCL au ministre. Lorsqu’elle parlait dans son courriel du caractère suffisamment insuffisamment unique, il s’agissait du produit (c.‑à‑d. du yogourt Chobani) et non du procédé de fabrication. Enfin, la note de suivi indique au ministre que la CCL n’appuyait que la demande de permis expérimental, ce qui est également inexact étant donné que, comme nous l’avons déjà signalé, la seule objection qu’a formulée la CCL en ce qui concerne le permis provisoire concernait le moment où il serait délivré.

 

[60]           Pour ce qui est d’AAC, le sous‑ministre s’est dit d’avis que le marché du yogourt canadien affichait une croissance de 6 p. 100 par année et qu’il pourrait s’accommoder du lancement du yogourt Chobani [traduction] « avec un effet minimal sur la concurrence ». De plus – et cela est encore plus important –, AAC a informé le ministre que l’on s’attendait à ce que la production de yogourt Chobani par Agro‑Farma en Ontario ait pour effet d’augmenter la demande de lait canadien de 80 millions de litres d’ici la fin de la quatrième année du projet.

 

[61]           Le sous‑ministre a également expliqué au ministre que le ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales de l’Ontario et la DFO avaient communiqué avec le bureau du ministre pour exprimer leur appui à ce projet. Fait important à signaler, ils ont également informé le ministre qu’ils avaient assuré Agro‑Farma qu’elle aurait accès au lait dont elle avait besoin pour fabriquer du yogourt Chobani en Ontario.

 

[62]           Le sous‑ministre a également fait observer que bien qu’ils soient au courant de la demande de permis, les Producteurs laitiers du Canada, une association internationale représentant les producteurs laitiers canadiens, n’avaient pas communiqué avec le bureau du ministre. Ce fait avait vraisemblablement été signalé pour laisser entendre au ministre que les Producteurs laitiers du Canada ne s’opposaient pas au permis relatif au yogourt Chobani.

 

[63]           Les notes de suivi du sous‑ministre traitaient de la possibilité de refuser le permis et, dans ce contexte, exposaient la position des transformateurs laitiers concurrents, y compris les demanderesses, qui, comme nous l’avons déjà expliqué, avaient écrit des lettres pour s’opposer aux permis relatifs au yogourt grec. Voici ce que le sous‑ministre disait :

[traduction]

[Les transformateurs] affirment que les autres yogourts grecs semblables fabriqués au Canada occupent déjà une bonne part du marché. Ils ajoutent que, s’ils étaient approuvés, les permis d’importation supplémentaires permettraient à Chobani de s’accaparer une part de marché et de donner de la notoriété à sa marque au Canada au cours de la phase de commercialisation à titre expérimental et de la phase transitoire.

 

Il s’agit d’un résumé très bref des vues des transformateurs, mais cela s’explique du fait que leurs lettres avaient été versées au dossier.

 

[64]           Le sous‑ministre a également mis en garde le ministre contre la possibilité de refuser les permis. Il craignait qu’un tel refus [traduction] « envoie un message négatif aux agriculteurs étrangers » et compromette les investissements qu’Agro‑Farma se proposait de faire.

 

[65]           En ce qui concerne les permis de Danone, le sous‑ministre a expliqué que les volumes envisagés dans le cas d’Agro‑Farma étaient beaucoup plus modestes que ceux que Danone avait été autorisée à vendre dans le cas du DanActive. De plus, les permis de Danone avaient été accordés pour une période plus longue que celle proposée dans le cas d’Agro‑Farma. Enfin, Danone avait obtenu des permis plus généreux et de plus longue durée, et ce, même si elle prévoyait moins d’investissements et de création d’emplois qu’Agro‑Farma. Le sous‑ministre indiquait ainsi clairement que les permis accordés par le yogourt Chobani n’étaient pas excessifs par rapport à ceux accordés à Danone.

 

[66]           Les Lignes directrices et un résumé des données de consommation de yogourt dans la région du Grand Toronto ont été annexés aux notes de suivi.

 

[67]           Le sous‑ministre a conclu en recommandant : (i) la délivrance d’un permis expérimental de trois mois pour la région du Grand Toronto permettant l’importation de [omis] kilogrammes de yogourt Chobani à cette fin, et (ii) la délivrance d’un permis provisoire autorisant la vente de [omis] kilogrammes de yogourt Chobani dans la région du Grand Toronto pour une période ne devant pas excéder un an pendant les travaux de construction de l’usine d’Agro‑Farma.

 

Notes de service de la conseillère en politiques du ministre

 

[68]           À la différence du sous‑ministre, Lise‑Ann Jackson a recommandé l’approbation des permis pour les volumes les plus importants réclamés par Agro‑Farma. Elle craignait que des volumes moins élevés ne constituent pas un incitatif suffisant pour amener Agro‑Farma à concrétiser ses projets d’investissement. Elle suggérait toutefois au ministre d’obliger Agro‑Farma à communiquer des renseignements complémentaires au sujet de ses projets d’investissement avant de lui accorder un permis transitoire. À mon avis, cette suggestion a été faite pour répondre au fait que la CCL se montrait réticente à l’idée qu’un permis provisoire soit délivré avant qu’on comprenne mieux la teneur des engagements en matière d’investissement.

 

[69]           Mme Jackson a également souligné le fait que la transformation du yogourt au Canada s’effectue principalement au Québec, ajoutant que les installations de production projetées d’Agro‑Farma seraient situées en Ontario, ce qui offrirait [traduction] « des avantages économiques plus larges ».

 

[70]           Mme Jackson a repris l’observation du sous‑ministre suivant laquelle les permis de Danone autorisaient des volumes plus élevés malgré un niveau d’investissement et de création d’emplois moins important.

 

Résumé des renseignements soumis au ministre

 

[71]           À mon avis, prises ensemble, les notes de suivi et les notes de service portaient à l’attention du ministre, outre les renseignements susmentionnés que contenaient les lettres écrites par les transformateurs et les intervenants, les éléments suivants :

(i)                 l’existence de mesures de contrôle à l’importation du yogourt et d’un contingent tarifaire de 332 000 kilogrammes;

(ii)               les Lignes directrices;

(iii)             le fait que AAC et le MAECI avaient conclu que le procédé de fabrication du yogourt Chobani était unique et – à tort – que la CCL craignait que le procédé ne soit pas suffisamment unique;

(iv)             le fait que la CCL avait approuvé le permis expérimental;

(v)               l’ampleur de l’investissement en capital projeté par Agro‑Farma et de la création d’emplois qui en résulterait;

(vi)             les limites imposées par le permis en matière de volume, de durée et de territoire géographique;

(vii)           les prévisions de croissance d’AAC pour le marché canadien du yogourt (6 p. 100) et le fait que, selon ce ministère, cette croissance permettrait d’absorber toute répercussion que le lancement du yogourt Chobani sur le marché pourrait avoir sur la concurrence;

(viii)         l’augmentation projetée de la consommation globale du lait par suite du projet à la fin d’une période de quatre ans (80 millions de litres);

(ix)             la garantie du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales de l’Ontario et de la DFO qu’Agro‑Farma aurait accès au lait dont elle avait besoin pour fabriquer le yogourt Chobani;

(x)               la concentration des entreprises de fabrication de yogourt au Québec et la possibilité d’élargir ce secteur d’activité en Ontario;

(xi)             l’opposition des concurrents à la demande d’Agro‑Farma au motif que les permis relatifs au yogourt Chobani permettraient à Agro‑Farma d’acquérir une part du marché tout en bénéficiant du prix moins élevé du lait et du fait que les transformateurs existants servaient déjà bien le marché et procédaient à de nouveaux investissements;

(xii)           une comparaison entre la demande de permis pour le yogourt Chobani et les permis de Danone démontrait que la durée de validité de ces derniers était plus longue, qu’ils autorisaient des volumes plus importants et que les investissements et la création d’emplois s’y rattachant étaient moindres.

 

DÉCISION DU MINISTRE

 

[72]           Par lettre datée du 17 octobre 2011, le ministre a délivré à Agro‑Farma, pour les volumes demandés les plus élevés, le permis expérimental et le permis transitoire qu’elle sollicitait. La durée de validité du permis expérimental était de trois mois (entre le 7 novembre 2011 et le 6 février 2012), tandis que le permis provisoire devait être valide pour un an à compter du 7 février 2012 jusqu’au 6 février 2013 ou jusqu’à ce que l’usine de fabrication d’Agro‑Farma soit en activité. Le permis provisoire était conditionnel à l’engagement d’Agro‑Farma de construire une usine de fabrication en Ontario au plus tard en février 2013.

 

THÈSE DES PARTIES

 

            Ultima et Agropur

 

[73]           Les avocats d’Ultima et d’Agropur affirment dans leur plaidoyer que les permis relatifs au yogourt Chobani sont [traduction] « dangereux » parce qu’ils « nuisent » à la gestion de l’offre, en ce sens qu’ils ont été délivrés principalement pour encourager les investissements et la création d’emplois sans tenir suffisamment compte du fait que les ventes du yogourt Chobani se feraient aux dépens de celles du yogourt déjà vendu au Canada. Suivant Ultima et Agropur, si la décision sert de précédent et qu’il est permis au ministre de prendre des décisions en se fondant sur des objectifs non pertinents – tels que les investissements et les emplois – en ignorant les répercussions négatives de ses décisions sur les concurrents canadiens, la gestion de l’offre ne [traduction] « tiendra plus qu’à un fil ».

 

[74]           Ultima et Agropur affirment que la délivrance des permis pour le yogourt Chobani nuira aux ventes des transformateurs et que la demande de lait canadien s’en trouvera d’autant réduite, ce qui entraînera une baisse des revenus des agriculteurs. Ultima et Agropur affirment que tout permis qui cause un préjudice aux transformateurs a pour effet de compromettre le régime législatif qui confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de délivrer les permis en question.

 

[75]           Ultima et Agropur affirment également aux paragraphes 87 et 81 de leur mémoire des faits et du droit que le pouvoir discrétionnaire du ministre de délivrer des permis ne devrait être exercé que de manière à appuyer la gestion de l’offre et que [traduction] « le fait de délivrer un permis supplémentaire dans un but ou de façon à entraîner un effet contraire à celui que vise le système de gestion de l’offre constitue une mesure qui n’est pas autorisée par la LLEI ».

 

[76]           Le préjudice que subiraient les transformateurs canadiens est de deux ordres : ils perdraient des ventes et ils ne seraient pas en mesure de bénéficier de ce qui constitue en fait une subvention accordée à un concurrent. En ce qui concerne les ventes perdues, il ressort de la preuve que la CCL a estimé que les ventes de yogourt Chobani qu’Agro‑Farma pourrait réaliser dans la région du Grand Toronto grâce aux permis relatifs au yogourt Chobani se traduiraient par un taux de cannibalisation de 100 p. 100. En revanche, Agro‑Farma a estimé le taux de cannibalisation à environ 50 p. 100.

 

[77]           En ce qui concerne la subvention, Ultima et Agropur affirment que les permis relatifs au yogourt Chobani font en sorte que, pendant une période de quinze mois, Agro‑Farma vendra du yogourt Chobani fabriqué avec du lait beaucoup moins cher provenant des États‑Unis. Il s’ensuit que, même en tenant compte des coûts d’importation du yogourt Chobani des États‑Unis, les ventes de yogourt Chobani qu’Agro‑Farma réalisera seront beaucoup plus rentables que celles effectuées par les transformateurs canadiens, parce que ces derniers doivent utiliser du lait canadien, qui coûte beaucoup plus cher, pour fabriquer leur yogourt.

 

Danone

 

[78]           Selon Danone, le ministre doit exercer son pouvoir en matière de délivrance de permis de manière à appuyer la gestion de l’offre. Danone affirme que les restrictions à l’importation constituent un aspect fondamental de la gestion de l’offre parce que ces mesures ont pour effet de protéger les prix en empêchant une offre excédentaire de produits laitiers américains moins chers qui aurait pour effet de réduire les ventes de produits fabriqués avec du lait canadien plus coûteux.

 

[79]           Danone affirme également que le pouvoir discrétionnaire conféré dans le contexte de la gestion de l’offre ne saurait être utilisé en vue de servir des objectifs complètement étrangers à ce régime, notamment favoriser les investissements étrangers, créer de nouveaux emplois et rétablir l’équilibre entre l’Ontario et le Québec dans le secteur de la transformation.

 

Le procureur général

 

[80]           Le procureur général adopte un point de vue différent. Dans son mémoire des faits et du droit, il affirme que les objectifs de la gestion de l’offre et les répercussions des permis sur l’industrie laitière canadienne sont des facteurs dont le ministre tient habituellement compte, mais qu’après l’avoir fait, il peut tenir compte d’autres objectifs stratégiques y compris la création d’emplois et les investissements étrangers. En d’autres termes, le pouvoir du ministre ne se limite pas à délivrer des permis qui appuient la gestion de l’offre.

 

[81]           Dans ses observations, l’avocat a expliqué que le procureur général reconnaît que le pouvoir du ministre n’est pas un pouvoir discrétionnaire absolu, ajoutant que ce dernier doit tenir compte des objectifs de la gestion de l’offre. Il a toutefois fait observer que la protection des transformateurs contre la concurrence n’est pas un des objectifs déclarés du système de gestion de l’offre et que, en tout état de cause, les demanderesses n’avaient présenté aucun élément de preuve tendant à démontrer qu’elles avaient effectivement subi un préjudice sur le plan financier ou perdu une part de marché, et ce, même si le yogourt Chobani est vendu dans la région du Grand Toronto depuis le 7 novembre 2011. Rien ne permet non plus de penser que la gestion de l’offre a été de quelque manière compromise.

 

[82]           Enfin, le procureur général affirme que le ministre était au courant du fait que la demande de lait augmenterait de 80 millions de litres après quatre ans et que cela, ajouté à la perspective d’un important investissement dans le secteur manufacturier, constituait un des principaux motifs ayant influé sur sa décision.

 

Agro‑Farma

 

[83]           Au paragraphe 85 de son mémoire des faits et du droit, Agro‑Farma affirme que le ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire [traduction] « en vue de la réalisation » a) des objets de la CCL et; b) des objectifs généraux du ministre, qui consistent notamment à établir les grandes orientations dans la plupart des domaines impliquant l’accès au marché et les politiques commerciales.

 

[84]           Dans ses observations, Agro‑Farma explique que tous les permis [traduction] « perturberont » la gestion de l’offre à moins que le taux de cannibalisation soit égal à zéro. Agro‑Farma affirme également que les permis sont intrinsèquement discriminatoires parce qu’ils sont susceptibles de conférer à leur titulaire un avantage sur le plan des coûts par rapport aux entreprises canadiennes devant composer avec des coûts d’intrants supérieurs. Toutefois, comme la délivrance des permis est autorisée par la LLEI, le simple fait qu’ils soient discriminatoires ne les rend pas problématiques.

 

[85]           Agro‑Farma affirme par conséquent que la décision n’est pas déraisonnable du simple fait qu’elle perturbe la gestion de l’offre ou que les permis accordés relativement au yogourt Chobani ont un effet discriminatoire.

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[86]           On peut formuler de la manière suivante les questions soulevées en l’espèce :

1.                  La décision du ministre était‑elle raisonnable?

2.                  Existait‑il une obligation d’équité procédurale et y a‑t‑il eu manquement à cette obligation?

3.                  Les demanderesses ont‑elles qualité pour agir directement et Danone a‑t‑elle qualité pour agir dans l’intérêt public?

4.                  Devrait‑on radier certains affidavits?

5.                  En quoi devrait consister l’ordonnance relative aux dépens?

 

Question 1      La décision du ministre était‑elle raisonnable?

 

[87]           Toutes les parties s’entendent pour dire qu’il n’existe pas de pouvoir discrétionnaire absolu. J’estime toutefois que le pouvoir de délivrer des permis dans le cas qui nous occupe est un pouvoir discrétionnaire qui se situe à l’extrémité supérieure du continuum, et ce, parce que le législateur n’a donné au ministre aucun critère pour le guider lorsqu’il exerce son pouvoir discrétionnaire de délivrer un permis.

 

[88]           L’argument des demanderesses suivant lequel le ministre ne peut accorder que des permis qui « appuient » la gestion de l’offre ne m’a pas convaincue. Je crois qu’il est inévitable qu’à court terme, les permis relatifs à des produits laitiers fabriqués avec du lait américain moins cher perturbent dans une certaine mesure la gestion de l’offre. J’arrive à cette conclusion parce que si des importations dans un premier temps interdites pour appuyer la gestion de l’offre sont par la suite autorisées de façon générale, le soutien offert grâce à l’interdiction sera dès lors réduit dans une certaine mesure. L’argument des demanderesses n’est donc pas raisonnable parce que, si le ministre ne pouvait délivrer que des permis qui appuient la gestion de l’offre, de tels permis ne pourraient jamais être délivrés.

 

[89]           La perturbation des activités des transformateurs par suite de la délivrance des permis peut être de courte ou de longue durée, ainsi qu’il est allégué dans la présente affaire. À court terme, les ventes des transformateurs risquent de subir une baisse entraînant dans la foulée une réduction de leurs achats de lait auprès des producteurs de lait. Il se peut également que les transformateurs soient forcés de mettre à pied des employés et de réduire ou de reporter leurs investissements dans de nouvelles usines ou de nouveaux équipements. Il se peut également qu’à plus long terme, les transformateurs aient plus de difficultés à acquérir d’autres parts du marché.

 

[90]           Les perturbations que connaîtront les entreprises des transformateurs n’entraîneront pas nécessairement des répercussions négatives sur la gestion de l’offre. Par exemple, dans le contexte de la présente affaire, il convient de signaler que le marché du yogourt est en pleine croissance. Danone affirme que si Chobani acquiert une part du marché par suite de la délivrance des permis demandés, elle perdra la possibilité d’acquérir à l’avenir la part de marché qu’elle convoite présentement. Ce changement dans l’état de la concurrence n’a à mon avis aucune incidence sur la gestion de l’offre.

 

[91]           Je suis d’avis que, pour exercer son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable, le ministre doit tenir compte des répercussions qu’aurait la délivrance d’un permis sur la gestion de l’offre et que toute décision de délivrer un permis qui a pour effet de nuire à la gestion de l’offre à long terme est déraisonnable. Un tel préjudice va à l’encontre des objectifs du régime législatif dans le cadre duquel le ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire, ainsi qu’il ressort de l’alinéa 5(1)d) de la LLEI. Il revient au ministre de déterminer dans chaque cas si la délivrance du permis demandé nuira à long terme à la gestion de l’offre, ce qui dépend notamment de la portée géographique et de la durée des permis ainsi que des conditions du marché en ce qui concerne les produits concernés.

 

[92]           Il n’y a pas de jurisprudence qui porte directement sur les faits de la présente espèce, à savoir une décision visant à appuyer la gestion de l’offre à long terme tout en cherchant à favoriser les investissements dans le secteur de la fabrication, dans un contexte où l’intention du ministre de tenir compte de facteurs additionnels de cette nature était mentionnée dans les Lignes directrices. Je suis toutefois d’avis que, comme il existe des avantages importants à long terme sur le plan de la gestion de l’offre, le ministre peut tenir compte d’autres objectifs et politiques du gouvernement pour décider de l’opportunité de délivrer des permis.

 

[93]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada a déclaré :

Le caractère raisonnable tient principalement la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[94]           J’arrive à la conclusion que la décision est raisonnable parce que les éléments de preuve dont disposait le ministre lui permettaient de penser que les permis relatifs au yogourt Chobani ne nuiraient pas à la gestion de l’offre à long terme : les quantités en cause étaient inférieures à celles autorisées par les permis délivrés à Danone, les ventes se limitaient à la région du Grand Toronto et les importations n’étaient autorisées que pour une période de quinze mois. De plus, les éléments de preuve soumis au ministre laissaient penser que, malgré les perturbations qui seraient causées à la gestion de l’offre à court terme en raison de la cannibalisation des ventes du yogourt canadien et de la possibilité que la demande de lait s’en trouve réduite, les perspectives à long terme étaient excellentes en ce qui concerne la gestion de l’offre parce que la demande de lait augmenterait de 80 millions de litres à la fin d’une période de quatre ans.

 

[95]           Il vaut la peine de souligner que la CCL ne s’est pas opposée à la délivrance des permis. Elle a approuvé le permis expérimental et la seule question qu’elle a soulevée en ce qui concerne le permis transitoire portait sur le moment où il serait approuvé. De plus, la CCL n’a pas laissé entendre qu’il y aurait des incidences négatives sur la gestion de l’offre; elle a simplement souligné les perturbations inévitables avec lesquelles les transformateurs auraient à composer en raison de la concurrence qui résulterait de l’importation du yogourt en question. Enfin, la CCL n’a pas affirmé que le ministre ne respecterait pas ses lignes directrices s’il délivrait les permis demandés. Elle a simplement dit qu’elle craignait qu’on ne puisse déterminer si le procédé utilisé pour fabriquer le yogourt Chobani était unique. La preuve soumise au ministre démontrait toutefois que les fonctionnaires du MAECI et d’AAC avaient conclu que le procédé de fabrication du yogourt Chobani était unique et que les Lignes directrices avaient été respectées.

 

[96]           Pour tous ces motifs, pour reprendre la terminologie employée dans l’arrêt Dunsmuir, je suis convaincue que la décision appartient amplement aux issues possibles acceptables et qu’elle peut justifier au regard des faits et du droit.

 

Question 2      Y a‑t‑il eu manquement à l’obligation d’équité procédurale?

 

[97]           Les demanderesses affirment que si le ministre avait confirmé que la demande relative au yogourt Chobani avait effectivement été présentée, elle lui aurait soumis d’autres observations en ce qui concerne le caractère unique du procédé de fabrication du yogourt Chobani. Elles affirment également qu’après avoir entendu des intervenants qui appuyaient la délivrance des permis pour le yogourt Chobani, le ministre avait l’obligation d’entendre ceux qui s’y opposaient. Enfin, elles soutiennent que leurs vues n’ont pas été exposées comme elles le devaient dans les notes de suivi qui ont été envoyées au ministre.

 

[98]           À mon avis, à cet égard, le point de départ de l’analyse est que le processus d’examen des demandes de permis a toujours été privé et confidentiel. Pour cette raison, j’estime que les lettres du ministre, qui étaient trompeuses, peuvent se justifier par le fait que, même si le ministre savait que certains renseignements portant sur la demande de permis relatifs au yogourt grec avaient été divulgués à certains transformateurs, il n’était pas certain de l’ampleur de cette divulgation et ne voulait pas être accusé d’avoir violé le caractère confidentiel de la demande relative au yogourt Chobani en communiquant d’autres renseignements au public.

 

[99]           J’estime en outre que le ministre n’avait pas l’obligation d’entendre le point de vue des demanderesses, et ce, pour deux raisons. En premier lieu, le large pouvoir discrétionnaire dont jouit le ministre en matière de délivrance de permis permet de penser qu’il est, tout au plus, tenu à une obligation d’équité minimale. En second lieu, compte tenu du caractère confidentiel du processus d’examen des demandes relatives au yogourt Chobani, les demanderesses n’auraient normalement pas eu l’occasion de faire valoir leur point de vue au ministre. Il s’ensuit, à mon avis, que l’obligation minimale d’équité à laquelle le ministre était tenu n’emportait pas le droit de présenter des observations.

 

Question 3      Les demanderesses ont‑elles qualité pour agir directement et Danone a‑t‑elle qualité pour agir dans l’intérêt public?

 

[100]       Les défendeurs ont présenté une requête visant à faire radier les demandes qui ont été réunies en alléguant qu’il est évident et manifeste que les demanderesses ne peuvent obtenir gain de cause parce qu’elles n’ont pas qualité pour agir en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F‑7.

 

[101]       Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales dispose :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

[je souligne]

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[my emphasis]

 

[102]       L’auteur d’une demande de contrôle judiciaire est « directement touché » par une décision au sens du paragraphe 18.1(1) lorsque la décision touche ses droits ou ses obligations légales ou lui cause directement préjudice (Rothmans of Pall Mall Canada Ltd c Canada (Ministre du Revenu national), [1976] 2 CF 500, au paragraphe 13 (CAF); Canwest Mediaworks Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 752, 388 FTR 190, au paragraphe 13).

 

[103]       Les demanderesses ne m’ont pas persuadée que la décision de délivrer les permis relatifs au yogourt Chobani touche directement leurs droits ou leurs obligations légales de quelque façon que ce soit. Les demanderesses ne sont pas visées par les permis en question. De plus, rien ne les empêche de vendre du yogourt grec au Canada ou de demander des permis. Enfin, leurs contingents actuels de lait demeurent inchangés.

 

[104]       En ce qui concerne la question du préjudice direct, même si elles ont recueilli la plus grande partie de leurs éléments de preuve à l’appui de la présente demande après l’expiration de la période de commercialisation à l’essai de trois mois relative au yogourt Chobani, les demanderesses n’ont soumis aucun élément de preuve confirmant qu’elles avaient perdu une part de marché ou des revenus pendant cette période.

 

[105]       M. Roland Murray, vice‑président, Finances et président intérimaire de Danone, a déclaré dans son affidavit que les permis relatifs au yogourt Chobani nuiraient à Danone de quatre manières :

(i)                 Danone subira une [traduction] « perte financière permanente » de 6 687 360 $ en 2012;

(ii)               L’investissement de 23 millions de dollars de Danone dans le yogourt grec Oikos sera compromis (cette somme comprend les 21 millions investis dans l’équipement);

(iii)             L’achalandage associé à la marque Oikos sera en danger;

(iv)             Danone sera contrainte de livrer concurrence à un concurrent subventionné en vue d’obtenir une part adéquate de lait canadien.

 

[106]       Gerry Doutre, président et PDG d’Ultima, a déclaré que cette dernière subira un préjudice parce qu’elle [traduction] « sera contrainte de faire concurrence à un produit importé qui bénéficie d’un avantage concurrentiel majeur ».

 

[107]       M. Dominique Benoît, vice‑président, Affaires institutionnelles d’Agropur, prévoyait également que ses membres subiraient un préjudice tant à court terme qu’à long terme. Il a soutenu qu’à court terme, l’augmentation des ventes de yogourt produit aux États‑Unis aurait pour effet de diminuer les ventes de yogourt canadien en raison de la cannibalisation. Comme 70 p. 100 du yogourt est produit au Québec, la cannibalisation nuira de façon disproportionnée aux transformateurs québécois. De plus, toute diminution de revenus que subiraient les producteurs ontariens toucherait aussi les producteurs québécois en raison de l’entente de mise en commun. M. Benoît a spéculé qu’à long terme le projet Chobani perturberait l’équilibre politique en matière d’attribution de quotas de lait. Une augmentation de la demande de lait en Ontario se traduirait par une diminution de la quantité de lait à laquelle les transformateurs ontariens actuels auraient accès ou par l’obligation de renégocier la répartition des contingents de production de lait entre les provinces.

 

[108]       Je ne suis pas convaincue que les demanderesses subiront un préjudice direct si les permis sont délivrés pour le yogourt Chobani. Roland Murray, de Danone, a admis lors de son contre‑interrogatoire, que la perte financière estimée de 6 687 360 $ correspond aux bénéfices que Danone réaliserait si elle pouvait également accéder au lait américain moins cher pour produire son yogourt. En d’autres termes, ainsi que l’a fait observer l’avocat du procureur général, il s’agit des gains que ferait Danone si elle était titulaire des permis. À mon avis, cette prétendue « perte » est fantaisiste et ne constitue pas un préjudice direct.

 

[109]       Il ressort également du dossier que, contrairement à ce qu’elles ont prétendu, les demanderesses s’attendaient à livrer avec succès concurrence sur le marché du yogourt grec au Canada, qui est en pleine croissance. Roland Murray a déclaré lors de son contre‑interrogatoire qu’il s’attendait à ce que la consommation de yogourt augmente au Canada et il a admis que le yogourt grec représente un créneau commercial en pleine expansion. M. Murray s’est également dit [traduction] « très confiant » que le yogourt grec Danone se vende bien en 2012. Il a également déclaré ce qui suit lors de son contre‑interrogatoire :

[traduction]

Me Armstrong [avocat d’Agro‑Farma] : Est‑ce que vous croyez que vous allez perdre une part de marché parce que le yogourt Chobani va être lancé au Canada à titre expérimental?

 

M. Murray : Nous n’obtiendrons pas la part de marché que nous voudrions avoir.

 

Je ne dis pas que nous allons perdre, mais le fait que vous [Chobani] soyez présent signifie que vous allez acquérir une part du marché que nous n’obtiendrons pas.

 

[110]       Enfin, M. Murray a admis lors de son contre‑interrogatoire que Danone avait entrepris d’agrandir ses installations au Québec et que les travaux étaient censés être complétés d’ici septembre 2012. Environ 21 millions des 23 millions investis devaient servir à l’achat de nouveaux équipements pour permettre à Danone de produire et d’emballer du yogourt grec Oikos dans l’usine qu’elle possède actuellement à Boucherville.

 

[111]       Il ressort à l’évidence de la preuve que les demanderesses craignent d’être désavantagées sur le plan concurrentiel par suite de la délivrance de permis pour le yogourt Chobani, mais qu’elles sont néanmoins confiantes en ce qui concerne les perspectives de ventes de leur propre yogourt grec. Ainsi que l’avocat du procureur général l’a fait observer, si les demanderesses craignaient effectivement que leur entreprise subisse un préjudice direct, on s’attendrait à ce qu’il existe des documents internes faisant état de prévisions de pertes de ventes, de pertes de parts de marché, d’atteinte à la réputation et de préoccupations quant à la capacité de se voir attribuer un quota suffisant de lait canadien. À défaut de tels éléments de preuve et compte tenu des éléments de preuve contraires déjà mentionnés, je conclus que les permis délivrés pour le yogourt Chobani ne causeront aucun préjudice direct aux demanderesses. Tout au plus, il se peut que l’on assiste à une brève période de perturbation au cours de laquelle les demanderesses devront faire face à la concurrence pour développer leur part de marché au fur et à mesure que les ventes de yogourt grec augmentent.

 

[112]       Je tiens également à signaler que, pour le moment, les préoccupations exprimées par M. Benoît au sujet des répercussions des permis relatifs au yogourt Chobani sur l’attribution de contingents de production de lait en Ontario ou entre les provinces sont purement spéculatives. Suivant les éléments de preuve présentés au ministre, Agro‑Farma s’était vue garantir un accès à des approvisionnements suffisants de lait ontarien pour la production du yogourt Chobani. Ces éléments de preuve n’ont pas été remis en question.

 

[113]       Les demanderesses affirment également qu’elles sont directement touchées par la décision parce que celle‑ci menace le système de gestion de l’offre auquel elles participent. Elles invoquent à cet égard les arrêts Friends of the Canadian Wheat Board et autres c Canada (Procureur général), 2011 CAF 101; et Moresby Explorers Ltd c Canada (Procureur général), 2006 CAF 144.

 

[114]       Toutefois, suivant la preuve, la production de yogourt Chobani au Canada se traduira par des revenus plus élevés pour les producteurs laitiers. AAC a informé le ministre que la production de yogourt Chobani augmenterait la consommation de lait canadien de 80 millions de litres en quatre ans. Une consommation accrue de lait en vue de la production de yogourt se traduit par des revenus plus élevés pour les producteurs laitiers ontariens. Ces gains sont ensuite répartis entre les producteurs du Québec et des Maritimes en vertu de l’entente sur la mise en commun. Les pertes de revenu que subiraient les producteurs canadiens par suite de l’utilisation de lait américain pour la production du yogourt Chobani ne seraient donc que de courte durée c’est‑à‑dire pour la période de 15 mois prévue par les permis.

 

[115]       Le préjudice que subiraient les demanderesses découle du fait que les permis autorisent un nouveau transformateur à faire son entrée sur le marché, ce qui signifie que les transformateurs existants devront se livrer concurrence pour s’accaparer des parts d’un marché qui s’élargit avec l’arrivée du nouveau venu et que les parts de marché qu’elles sont susceptibles d’obtenir à l’avenir ne seront peut‑être pas aussi importantes qu’elles l’auraient été si les permis n’avaient pas été délivrés à Agro‑Farma. Rien ne permet de penser que ce changement dans le contexte concurrentiel aura une incidence sur la gestion de l’offre.

 

[116]       Pour tous ces motifs, je suis arrivée à la conclusion qu’aucune des demanderesses n’a directement qualité pour agir en l’espèce.

 

[117]       Danone a affirmé, à titre subsidiaire, avoir qualité pour agir dans l’intérêt public. Pour se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public, le demandeur doit satisfaire à chacun trois volets du critère suivant en démontrant : (i) qu’une question sérieuse a été soulevée; (ii) qu’il a un intérêt authentique ou direct en ce qui concerne l’issue du litige; (iii) qu’il n’y a aucune autre façon raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour (Conseil canadien des églises c Canada, [1992] 1 RCS 236.

 

[118]       À mon avis, Danone ne peut satisfaire au troisième volet du critère. La CCL ou des groupes de producteurs laitiers sont bien placés pour présenter une demande de contrôle judiciaire.

 

Question 4      La Cour devrait‑elle radier certains affidavits?

 

[119]       Le procureur général du Canada et le ministre ont présenté une requête en vue de faire radier : (i) certains extraits des affidavits et des annexes connexes déposés par les demanderesses au motif qu’on y trouve des preuves sous forme d’opinions non pertinentes et de nouveaux éléments de preuve qui n’étaient pas au dossier lorsque le ministre a pris sa décision; (ii) les paragraphes 62 et 86 du mémoire des faits et du droit déposé par Ultima et Agropur parce qu’ils renverraient à des documents qui n’ont pas été régulièrement annexés à l’affidavit [la requête].

 

[120]       La requête n’a pas été débattue à l’audience parce que toutes les parties souhaitaient que les deux jours d’audience prévus devaient être consacrés au fond de la demande. Par conséquent, il a été convenu que, si j’estimais nécessaire de mentionner des passages des éléments de preuve contestés, j’en aviserais les parties pour leur permettre de débattre de l’admissibilité de ces éléments de preuve. J’ai effectivement avisé les parties en ce sens dans une directive datée du 6 juin 2012 et on m’a informée que personne ne s’opposait à ce que j’utilise les éléments de preuve contestés visés par l’avis que j’ai donné. Toutefois, les affidavits en litige demeurent au dossier de la Cour de sorte que l’examen de la requête sera ajourné sine die pour que, si elles reçoivent des instructions en ce sens, les requérantes puissent rendre la requête présentable devant la Cour d’appel.

 

Question 5      En quoi devrait consister l’ordonnance relative aux dépens?

 

[121]       Les dépens sont adjugés aux défendeurs. La question de l’échelle des dépens est mise en délibéré et le greffe peut être contacté pour que j’entende des observations à ce sujet par voie de conférence téléphonique. Par la suite, je vais demander aux défendeurs de soumettre des mémoires de dépens et, si les parties n’arrivent pas à s’entendre sur un montant forfaitaire, je vais entendre leurs observations par conférence téléphonique et je fixerai une somme globale.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que les demandes sont rejetées avec dépens en faveur des défendeurs au motif que les demanderesses n’ont pas qualité pour agir et, à titre subsidiaire, parce que la décision est raisonnable. La question des dépens, soit l’échelle applicable et la détermination de leur montant, est reportée à plus tard ainsi qu’il est expliqué au paragraphe 121 des motifs.

 

 

« Sandra J. Simpson »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1931‑11

 

INTITULÉ :                                                  ULTIMA FOODS INC. ET AUTRES c
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 24 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 21 juin 2012

 

 

ONT COMPARU :

 

Peter Kirby

René Cadieux

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Simon Potter

Brenda Swick

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Alexander Pless

Michelle Kellam

Geneviève Bourbonnais

 

POUR LE DÉFENDEUR

Robert Armstrong

Scott Kugler

Paul Seaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Fasken Martineau DuMoulin SRL

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

McCarthy Tetrault

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

Gowlings

Région du grand Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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