Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date: 20120717

Dossier: T-110-12

Référence: 2012 CF 893

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2012

En présence de monsieur le juge Simon Noël 

 

ENTRE :

 

DANIEL TURP

 

 

partie demanderesse

 

et

 

 

MINISTRE DE LA JUSTICE ET

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

partie défenderesse

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du gouvernement du Canada de se retirer du Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques [le « Protocole »], telle que communiquée au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies [l’ONU] le 15 décembre 2011.

I.          Le contexte

[2]               La Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques [la « Convention »], adoptée lors du Sommet de la terre à Rio de Janeiro le 9 mai 1992, se voulait un premier pas vers un plan d’action international pour affronter le défi posé par les changements climatiques. La Convention établissait comme objectif « de stabiliser […] les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique […] dans un délai suffisant pour que les écosystèmes puissent s’adapter naturellement aux changements climatiques, que la production alimentaire ne soit pas menacée et que le développement économique puisse se poursuivre d’une manière durable » (article 2 de la Convention). Le premier principe de la Convention demandait aux pays développés parties à la Convention, dont le Canada, « […] d’être à l’avant-garde de la lutte contre les changements climatiques et leurs effets néfastes » (paragraphe 3(1) de la Convention).

[3]               La Convention ne contenait toutefois pas de cibles spécifiques ni de mesures contraignantes, d’où la raison d’être du Protocole. Adopté le 11 décembre 1997 après deux ans et demi de négociation, le Protocole précisait les premières cibles officielles de réduction d’émission de gaz à effet de serre au plan international. Durant la période d’engagement de 2008 à 2012, les pays industrialisés devaient réduire leurs émissions d’au moins 5 % par rapport aux niveaux de 1990 (article 3 du Protocole).

[4]               Le gouvernement du Canada a signé le Protocole le 29 avril 1998, s’engageant à réduire ses propres émissions de 6 % de ses niveaux de 1990 (annexe B du Protocole). Avant de ratifier le Protocole, le gouvernement a choisi de présenter la motion non contraignante suivante à la Chambre des communes: « Que la chambre demande au gouvernement de ratifier le Protocole de Kyoto sur les changements climatiques ». Le 10 décembre 2002, par un vote de 196 voix pour et 77 voix contre (l’Alliance canadienne et le Parti conservateur étant les partis à s’y opposer), la chambre s’est prononcée en faveur de la motion. Armé de cet appui politique, le gouvernement canadien a ratifié le Protocole le 17 décembre 2002.

[5]               Le Protocole n’est toutefois entré en vigueur que le 16 février 2005 après avoir été ratifié par la Fédération de la Russie. En 2006, le Parti conservateur prit le pouvoir au sein d’un gouvernement minoritaire. Ayant déjà déclaré précédemment que le Canada ne se conformerait pas aux cibles du Protocole, le gouvernement publia un plan en 2007 qui établissait une nouvelle cible de réduction des gaz à effet de serre de 34 % plus élevée que celle visée par le Protocole.

[6]               Pour tenter de forcer la main du gouvernement, le député libéral Pablo Rodriguez, membre du comité permanent de l’Environnement et développement durable, présenta le projet de loi privé C-288: « Loi visant à assurer le respect des engagements du Canada en matière de changements climatiques en vertu du Protocole de Kyoto ». Sans l’appui du gouvernement, ce projet de loi ne pouvait toutefois entraîner des dépenses de fonds publics, tel que prescrit à l’article 54 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, c 3 [Loi constitutionnelle de 1867]. Néanmoins, avec l’appui des partis d’oppositions, le projet de loi a été adopté par la Chambre des Communes le 14 février 2007 et la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto, LC 2007, c 30 [LMOPK] est entrée en vigueur le 22 juin 2007.

[7]               Cette Cour a déjà examiné la LMOPK une première fois en 2008, dans le cadre de trois demandes de contrôle judiciaire déposées par l’organisation à but non lucratif Les Ami(e)s de la Terre – Friends of the Earth. L’organisation alléguait que le ministre de l’Environnement et le gouverneur en conseil ne s’étaient pas conformés à leurs obligations prévues aux articles 5, 7, 8 et 9 de la LMOPK. La Cour a alors examiné si ces articles imposaient en effet des obligations dont on pouvait saisir les tribunaux (Ami(e)s de la Terre c Canada (Gouverneur en conseil), 2008 CF 1183 aux paras 27, 28 et 31, [2008] ACF 1464 [Ami(e)s de la Terre]):

27        La question soulevée par la première demande de FOTE est de savoir si, selon l’article 5 de la LMOPK, le ministre est autorisé en droit à présenter un Plan sur les changements climatiques qui, à première vue, ne s’accorde pas avec les engagements du Canada aux termes du Protocole de Kyoto. Autrement dit, la LMOPK envisage-t-elle un contrôle judiciaire dans un cas comme celui-ci, où le gouvernement déclare au Parlement et à la population canadienne que, pour des raisons de politique générale, il n'atteindra pas, ou ne tentera pas d’atteindre, les cibles de réduction établies dans le Protocole de Kyoto.

28        La question posée par les deuxième et troisième demandes de FOTE concerne le droit de la Cour de s’interposer dans les activités de réglementation exercées par la branche exécutive du gouvernement.

[…]

31        La justiciabilité de toutes ces questions relève de l’exercice d’interprétation des lois, un exercice dont l’objet est de définir l’intention du législateur : plus précisément, le législateur voulait-il que les obligations imposées au ministre et au gouverneur en conseil par la LMOPK soient soumises à l’examen des tribunaux et à des recours judiciaires?

[Nous soulignons.]

 

[8]               Mon collègue le juge Robert Barnes a procédé à un examen des articles pertinents de la LMOPK avant de conclure comme suit (Ami(e)s de la Terre, précité, aux paras 42, 44 et 46):

42        La question de la justiciabilité doit également être appréciée dans le contexte des autres mécanismes adoptés par la Loi pour assurer le respect du Protocole de Kyoto. En l’espèce, la Loi établit des mécanismes assez détaillés de notification et d’examen à l’intérieur de la sphère parlementaire. Sur ce point, je me range à l’avis des avocats des défendeurs pour qui, s’agissant des questions de conformité de fond au Protocole de Kyoto, la Loi envisage clairement une responsabilité envers le Parlement et envers le public. Un tel régime ne privera pas toujours la Cour de son rôle d’exécution, mais, dans le contexte général de la présente affaire, je crois que tel est le résultat. Si le Parlement avait voulu imposer au gouvernement une obligation, dont on peut saisir les tribunaux, de respecter les engagements pris par le Canada dans le Protocole de Kyoto, il lui aurait été facile de le dire en des mots clairs et simples.

[…]

44        Compte tenu de la portée des mécanismes d’examen établis par la Loi, ce à quoi s’ajoutent les questions susmentionnées d’interprétation des lois, le texte législatif doit être interprété d’une manière qui exclut tout contrôle judiciaire sur les questions touchant le respect du Protocole de Kyoto, y compris sur la fonction de réglementation. En promulguant la LMOPK, le Parlement a établi un système détaillé de responsabilité devant le public et devant le Parlement, un système qui remplace le contrôle judiciaire. L’importance pratique de la surveillance parlementaire et de la responsabilité politique ne devrait pas cependant être sous-estimée, en particulier dans le contexte d’un gouvernement minoritaire : voir l’arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), précité, paragraphe 71.

[…]

46        Je suis arrivé à la conclusion que la Cour n’a pas à se demander si la réponse du gouvernement aux engagements du Canada selon le Protocole de Kyoto est ou non raisonnable dans le cadre de la LMOPK. Sans doute la Cour est-elle investie d’un certain rôle pour ce qui concerne l’application des dispositions clairement impératives de la Loi, par exemple celles qui imposent la préparation et la publication de Plans sur les changements climatiques, de déclarations et de rapports, mais ce ne sont pas là des aspects qui sont en cause dans les présentes demandes.

[Nous soulignons.]

 

[9]               Dans un jugement unanime rendu oralement, la Cour d’appel fédérale a maintenu cette décision du juge Barnes (Ami(e)s de la terre c Canada (Gouverneur en conseil), 2009 CAF 297, [2009] ACF 1307) et une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême a été rejetée avec dépens (Les Ami(e)s de la Terre c Canada (Ministre de l’Environnement), [2009] CSCR 497).

[10]           Le 6 décembre 2011, pendant que la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques se tenait à Durban en Afrique du Sud, conformément à l’article 27 du Protocole (voir para 11 ci-après pour le texte de l’article) le gouverneur en conseil prenait le décret C.P. 2011-1524 (Dossier du demandeur aux pp 101-102):

Sur recommandation du ministre des Affaires étrangères, Son Excellence le Gouverneur général en conseil autorise celui-ci à prendre les mesures nécessaires pour dénoncer, au nom du Canada, le Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques.

 

[11]           Le 15 décembre 2011, le ministre des Affaires étrangères écrivait au Secrétaire général de l’ONU, en sa qualité de dépositaire du Protocole, afin de notifier la décision du gouvernement canadien de dénoncer le Protocole (Dossier du demandeur à la p 105). Dans une réponse datée le 16 décembre 2011 (Dossier du demandeur à la p 108), le Secrétaire général confirma réception de la notification et indiqua que le retrait du Canada prendrait effet le 15 décembre 2012, le tout en conformité avec l’article 27 du Protocole:

Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques

Article 27

1.      À l’expiration d’un délai de trois ans à compter de la date d’entrée en vigueur du présent Protocole à l’égard d’une Partie, cette Partie peut, à tout moment, le dénoncer par notification écrite adressée au Dépositaire.

2.      Cette dénonciation prend effet à l’expiration d’un délai d’un an à compter de la date à laquelle le Dépositaire en reçoit notification ou à toute autre date ultérieure spécifiée dans ladite notification.

3.      Toute Partie qui dénonce la Convention est réputée dénoncer également le présent Protocole.

 

[12]           Opposé à la décision du gouvernement de se retirer du Protocole, le demandeur déposa la présente demande de contrôle judiciaire le 13 janvier 2012 et une audience a eu lieu à Montréal le 6 juin 2012. Depuis, la LMOPK a été abrogée le 29 juin 2012, lorsque le projet de loi C-38 reçut la sanction royale.

II.        La position des parties

[13]           Le demandeur affirme que la dénonciation du Protocole est illégale, nulle et sans effets comme étant en violation de la LMOPK, du principe de la primauté du droit, du principe de la séparation des pouvoirs et du principe démocratique. Pour ce qui est des deux derniers principes, le demandeur est d’avis qu’ils obligeaient le gouvernement à consulter la Chambre des communes et les provinces avant de pouvoir dénoncer le Protocole.

[14]           En réplique, le procureur général du Canada [le procureur] souligne que la conduite des affaires étrangères, dont la décision de conclure ou de se retirer d’un traité international, relève de la prérogative royale et donc de la branche exécutive du gouvernement. Le procureur rejette la notion que la LMOPK aurait retiré le pouvoir de l’Exécutif de dénoncer le Protocole, un pouvoir prévu à l’article 27 du Protocole. Le procureur conteste également l’idée que des principes constitutionnels non écrits forçaient l’Exécutif à consulter la Chambre des communes et les provinces avant d’envoyer la dénonciation au Secrétaire général de l’ONU. Le procureur rappelle que la conduite des affaires étrangères et la Loi constitutionnelle de 1867 coexistent depuis près de 135 ans et qu’il n’a jamais été question auparavant que l’exercice de la prérogative soit assujetti à une obligation de consulter préalablement le Parlement ou les provinces.

III.       Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[15]           Les questions soulevées par le demandeur peuvent se résumer ainsi:

1.      La dénonciation du Protocole contrevient-elle à la LMOPK et donc au principe de la primauté du droit?

2.      La dénonciation du Protocole contrevient-elle au principe de la séparation des pouvoirs?

3.      La dénonciation du Protocole contrevient-elle au principe démocratique?

 

[16]           Lorsqu’il est question de déterminer si le gouvernement a agi en conformité avec une loi, la norme de contrôle est celle de la décision correcte (Friends of the Canadian Wheat Board v Canada (Attorney General), 2012 FCA 183, [2012] FCJ 706) et cette même norme s’applique aux questions constitutionnelles soulevées par le demandeur (Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7 au para 26, [2011] 1 RCS 160).

 

IV.      L’analyse

[17]           À titre préliminaire, le défendeur prend position que cette Cour n’a pas compétence pour déclarer sans effet la dénonciation du Protocole. En conséquence, il affirme qu’elle doit refuser de se prononcer sur l’affaire car la seule ordonnance qu’elle pourrait rendre – une déclaration d’illégalité – n’aurait pas d’effet utile. Cette Cour ne partage pas l’opinion du procureur et est d’avis que dans les cas où il est démontré que le gouvernement a enfreint la loi, une déclaration d’illégalité n’est pas inutile, mais répond au contraire à l’intérêt public que la loi soit respectée par tous.

 

A.  La dénonciation du Protocole contrevient-elle à la LMOPK et donc au principe de la primauté du droit?

[18]           En vertu de la prérogative royale, la conduite des affaires étrangères et des relations internationales, dont le pouvoir de conclure ou de se retirer d’un traité, relève en exclusivité de la branche exécutive du gouvernement (A. E. Gotlieb, Canadian Treaty-Making, Toronto, Butterworths, 1968 aux pp 4 et 14; John H. Currie, Craig Forcese et Valerie Oosterveld, International Law: Doctrine, Practice, and Theory, Toronto, Irwin Law, 2007 aux pp 54 à 56 [International Law: Doctrine, Practice, and Theory]). En l’absence d’une contestation fondée sur la Charte, il semblerait qu’une décision prise en vertu d’une prérogative royale n’est pas justiciable (Operation Dismantle Inc c Canada, [1985] 1 RCS 441 [Operation Dismantle]; Blanco c Canada, 2003 CFPI 263 au para 15, [2003] ACF 355 [Blanco]; Turp c Canada (Premier Ministre), 2003 CFPI 301 aux paras 19-21, [2003] ACF 423 [Turp]; Turp c Chrétien, [2003] JQ 7019 au para 11 [Chrétien]).

[19]           Cela étant dit, le demandeur affirme que l’adoption de la LMOPK a eu pour effet de limiter la prérogative royale et d’empêcher le gouvernement de dénoncer unilatéralement le Protocole. Le demandeur s’appuie à ce titre sur la décision Attorney General (on behalf of His Majesty) v De Keyser’s Royal Hotel Ltd, [1920] AC 580 (HL), où il a été reconnu qu’un pouvoir de prérogative royale peut être aboli ou restreint par une disposition législative. Ayant examiné la jurisprudence soumise par les parties, cette Cour reconnaît la possibilité que la LMOPK puisse abolir ou restreindre le pouvoir de l’Exécutif de se retirer du Protocole, mais il reste à déterminer si tel a été le cas.

[20]           Dans ses soumissions écrites, le demandeur a suggéré que la prérogative royale a été limitée par implication nécessaire (Mémoire du demandeur au para 27). Le demandeur a été invité à préciser lors de l’audience de quelle manière ou par quelles dispositions la LMOPK venait limiter la prérogative royale. Essentiellement, il argumente que la LMOPK est venue occuper tout le champ lié au Protocole et qu’elle a ainsi retiré la prérogative royale de manière implicite. Il a tout d’abord souligné les articles 3 et 4, le premier précisant l’objet de la LMOPK et l’autre confirmant que la loi lie le gouvernement:

Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto,
LC 2007, c 30

OBJET

3. La présente loi a pour objet d’assurer la prise de mesures efficaces et rapides par le Canada afin qu’il honore ses engagements dans le cadre du Protocole de Kyoto et aide à combattre le problème des changements climatiques mondiaux.

SA MAJESTÉ

Obligation de Sa Majesté

4. La présente loi lie Sa Majesté du chef du Canada.

Kyoto Protocol Implementation Act, SC 2007, c 30


PURPOSE

3. The purpose of this Act is to ensure that Canada takes effective and timely action to meet its obligations under the Kyoto Protocol and help address the problem of global climate change.



HER MAJESTY

Binding on Her Majesty

4. This Act is binding on Her Majesty in Right of Canada.

 

[21]           Les obligations pertinentes imposées au gouvernement en vertu de la LMOPK se retrouvent aux articles 5, 7 et 9. Le gouvernement doit établir et publier un plan sur les changements climatiques (article 5 de la LMOPK), prendre, modifier ou abroger les règlements appropriés pour honorer les engagements que le Canada a pris en vertu du paragraphe 3(1) du Protocole, soit la cible de réduction de 6 % (article 7 de la LMOPK) et le gouvernement doit déclarer les réductions d’émissions de gaz à effet de serre auxquelles il est raisonnable de s’attendre chaque année au cours de la période se terminant en 2012 (article 9 de la LMOPK).

[22]           Cependant, comme nous l’avons vu, il a été jugé que la LMOPK devait être interprétée « d’une manière qui exclut tout contrôle judiciaire sur les questions touchant le respect du Protocole de Kyoto » et que cette Cour « n’a pas à se demander si la réponse du gouvernement aux engagements du Canada selon le Protocole de Kyoto est ou non raisonnable dans le cadre de la LMOPK » (Ami(e)s de la Terre, précité, aux paras 44 et 46). Au plus, on reconnaissait un certain rôle pour la Cour lorsqu’il était question de dispositions clairement impératives, mais le demandeur n’a pas argumenté en l’espèce que la prérogative royale a été limitée ou retirée de manière expresse et la Cour ne peut identifier aucune disposition impérative qui aurait retiré ou restreint la prérogative ou empêché autrement le gouvernement de se retirer du Protocole.

[23]           Pour revenir à la possibilité d’une restriction implicite de la prérogative royale, à titre d’exemple de l’analyse à effectuer, la Cour suprême a examiné si une disposition législative venait restreindre la prérogative royale de créer des réserves dans Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816 [Ross River]. Le juge LeBel a livré les propos suivants quant à cette possibilité (Ross River au para 54):

54        […] Il est possible, au moyen d’une loi, d’abolir la prérogative ou de restreindre la portée de celle-ci : [TRADUCTION] "dès qu’une loi régit un domaine qui relevait jusque-là d’une prérogative, l’État est tenu de se conformer à ses dispositions". (Voir P. W. Hogg et P. J. Monahan, Liability of the Crown (3e éd. 2000), p. 17; voir aussi Hogg, op. cit., p. 1:15-1:16; P. Lordon, c.r., La Couronne en droit canadien (1992), p. 75-76). Dans l’arrêt Attorney-General c. De Keyser’s Royal Hotel, Ltd., [1920] A.C. 508 (H.L.), lord Dunedin a décrit ainsi l’interaction de la prérogative royale et des textes de loi, à la p. 526 :

[TRADUCTION] Dans la mesure où la Couronne est partie à chaque loi fédérale, il est logique d’affirmer que, dans les cas où la loi porte sur quelque chose qui, avant cette loi, pouvait être effectué au moyen de la prérogative, et qu’elle a particulièrement pour effet d’habiliter la Couronne à accomplir la même chose, sous réserve de certaines conditions, la Couronne consent à cette situation et, par cette loi, à ce que la prérogative soit restreinte.

Lord Parmoor a ajouté, à la p. 568, que [TRADUCTION] "[l]a prérogative royale est nécessairement réduite de façon graduelle, au fur et à [page845] mesure qu’une règle de droit bien établie remplace un pouvoir discrétionnaire administratif de nature arbitraire et incertaine". En résumé, donc, à mesure que le droit d’origine législative s’élargit et empiète sur la prérogative, celle-ci se contracte de façon correspondante. Toutefois, un tel remplacement ne se produit que lorsque la loi le dit explicitement ou lorsque ce remplacement ressort de celle-ci par implication nécessaire : voir Loi

d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, art. 17; Hogg et Monahan, op. cit., p. 17; Lordon, op. cit., p. 75-76.

[Nous soulignons.]

 

[24]           La Cour suprême n’était toutefois pas unanime quant au concept de l’implication nécessaire (Ross River, précité, au para 4):

4          Il ne fait aucun doute qu’une prérogative royale peut être abolie ou restreinte par une disposition législative claire ou explicite : voir R. c. Operation Dismantle Inc., [1983] 1 C.F. 745, p. 780, conf. par [1985] 1 R.C.S. 441, p. 464. Il est toutefois moins certain que, au Canada, la prérogative puisse être abolie ou restreinte par implication nécessaire. Bien que cette doctrine semble bien établie dans la jurisprudence britannique (voir Attorney-General c. De Keyser’s Royal Hotel, Ltd., [1920] A.C. 508 (H.L.)), notre Cour a mis en doute son application en tant qu’exception à l’immunité de la Couronne (voir R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551, p. 558; Sparling c. Québec (Caisse de dépôt et placement du Québec), [1988] 2 R.C.S. 1015, p. 1022-1023). En supposant que les pouvoirs de prérogative puissent être éliminés ou réduits par implication nécessaire, qu’entend-on par "implication nécessaire"? Voici comment H. V. Evatt explique cette doctrine :

[TRADUCTION] Lorsque le Parlement précise dans une loi que l’exercice de pouvoirs relevant jusque-là de la prérogative est assujetti aux conditions et restrictions prévues par cette loi, il entend implicitement que ces pouvoirs ne puissent être exercés qu’en conformité avec la loi. "Sinon", comme l’affirme le maître des rôles Swinfen-Eady, "quelle serait l’utilité d’imposer des restrictions, si la Couronne pouvait en faire fi à son gré et continuer d’avoir recours à la prérogative?"

(H. V. Evatt, The Royal Prerogative (1987), p. 44)

[Nous soulignons.]

Reprenant les mots employés par H. V. Evatt, les juges Bastarache, McLachlin et L’Heureux-Dubé n’étaient pas d’avis que le Parlement avait précisé que l’exercice de pouvoirs relevant jusque-là de la prérogative était maintenant assujetti aux conditions et restrictions prévues par la loi en question. Toutefois, les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Binnie, Arbour et LeBel ont conclu autrement, un désaccord qui reflète d’ailleurs les difficultés que peut entraîner ce type d’analyse.

 

[25]           Néanmoins, en appliquant l’analyse au cas en l’espèce, cette Cour est d’avis que la LMOPK ne contient aucune disposition, condition ou restriction qui viendrait limiter la prérogative royale du gouvernement de se retirer du Protocole. Le demandeur s’est appuyé particulièrement sur le titre et l’objet de la LMOPK: « Loi visant à assurer le respect des engagements du Canada en matière de changements climatiques en vertu du Protocole de Kyoto [Nous soulignons] » et « d’assurer la prise de mesures efficaces et rapides par le Canada afin qu’il honore ses engagements dans le cadre du Protocole de Kyoto [Nous soulignons] ». Toutefois, la décision du gouvernement de dénoncer le Protocole est justement prévue par ce même Protocole à l’article 27 et le gouvernement a ainsi agi conformément à ce dernier.

[26]           Quant à savoir si cette décision était conforme à la LMOPK, pour reprendre en partie les mots du juge Barnes dans Ami(e)s de la Terre, précité, au para 42, si le Parlement avait voulu imposer au gouvernement une obligation, dont on peut saisir les tribunaux, de restreindre la prérogative royale de l’Exécutif de se retirer du Protocole, il lui aurait été facile de le dire en des mots clairs et simples. Il ne l’a pas fait. Cette Cour est d’avis que la LMOPK ne modifie pas la prérogative royale de manière expresse et qu’aucune disposition ou condition de la loi ne vient le faire par implication nécessaire. Pour cette raison, la décision du gouvernement de dénoncer le Protocole de Kyoto n’a pas enfreint la LMOPK ni le principe de la primauté du droit.

B.  La dénonciation du Protocole contrevient-elle au principe de la séparation des pouvoirs?

[27]           Le demandeur avance que le gouvernement a violé le principe de la séparation des pouvoirs en dénonçant de sa propre initiative le Protocole sans tenir compte de la LMOPK. Il accuse l’Exécutif de s’être ainsi immiscé dans les compétences du Parlement et de s’être accaparé unilatéralement le pouvoir d’abroger implicitement la LMOPK.

[28]           Ayant conclu que la décision du gouvernement de dénoncer le Protocole n’avait pas été restreinte par la LMOPK, la Cour se doit de rejeter cet argument. L’Exécutif détient toujours la prérogative de se retirer du Protocole, cette application de la prérogative n’est pas justiciable (Operation Dismantle, précité; Blanco, précité, au para 15; Turp, précité, aux paras 19-21; Chrétien, précité, au para 11) ni le sont d’ailleurs les questions touchant le respect du Protocole (Ami(e)s de la Terre, précité, au para 44). De plus, il est à noter que la LMOPK a maintenant été abrogée par le Parlement ce 29 juin dernier.

C.  La dénonciation du Protocole contrevient-elle au principe démocratique?

[29]           Le demandeur s’appuie sur le principe de la démocratie identifié par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217 aux paras 61-69, [1998] ACS 61. Il est d’avis que ce principe comprend « une obligation de favoriser la discussion publique sur toute question d’intérêt public et de consulter la Chambre des communes qui constitue un élément essentiel du système de gouvernement représentatif » (Mémoire du demandeur au para 48) et affirme que la dénonciation du Protocole est illégale en raison de l’absence de consultation de la Chambre des communes et des provinces.

[30]           Sur la question d’un besoin de consulter la Chambre des communes, le demandeur souligne que la ratification du Protocole a donné lieu à une discussion publique à la Chambre des communes, culminant en l’adoption d’une motion en faveur de la ratification. Il argumente que dans une telle circonstance, le gouvernement se doit de consulter la Chambre des communes à nouveau avant d’agir dans le sens inverse.

[31]           La motion adoptée par la Chambre des communes était non contraignante et reconnaissait par son contenu même que le pouvoir de conclure ou de dénoncer ce traité appartenait toujours à l’Exécutif. La motion ne faisait que demander au gouvernement de ratifier le Protocole et ce vote ne pouvait l’obliger à ratifier le Protocole ni le lier autrement (voir les commentaires concernant les résolutions parlementaires des auteurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2008 à la p 36). Il suit que le gouvernement n’était pas obligé de consulter la Chambre des communes avant de pouvoir dénoncer ce même Protocole. Comme le soulignent les auteurs Currie, Forcese et Oosterveld, il revient au Parlement d’édicter une loi qui forcerait la consultation de la Chambre des communes avant de pouvoir ratifier ou dénoncer un traité, mais cela n’a jamais été fait (International Law: Doctrine, Practice, and Theory, précité, aux pp 55-56).

[32]           Pour ce qui est d’un besoin de consulter les provinces, cette Cour partage l’avis du défendeur selon lequel les provinces auraient été les mieux placées pour avancer cet argument et que le demandeur ne peut donc le faire pour eux dans le cadre de ce recours d’intérêt public.

[33]           Étant donné que la question en jeu est d’intérêt public, qu’elle soulevait des questions de droit importantes et tenant compte de la discrétion accordée au juge de l’audition selon la Règle 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, les dépens ne seront pas accordés.

[34]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire de la décision du gouvernement de dénoncer le Protocole de Kyoto est rejetée sans dépens.

 

                                                                                                              « Simon Noël »

                                                                                                __________________________

                                                                                                                        Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-110-12

 

INTITULÉ :                                      DANIEL TURP c MINISTRE DE LA JUSTICE ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 6 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SIMON NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 17 juillet 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Julius Grey

Me Isabelle Turgeon

PARTIE DEMANDERESSE

 

Me Bernard Letarte

Me Michèle Lavergne

PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Grey Casgrain, s.e.n.c.

Montréal (Québec)

PARTIE DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.