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Date : 20120618

Dossier : T‑1560‑10

Référence : 2012 CF 767

Toronto (Ontario), le 18 juin 2012

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

 

ALLERGAN INC., ALLERGAN SALES INC.

et ALLERGAN, INC.

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et APOTEX INC.

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

        MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, modifié (le Règlement AC), d'une demande tendant à faire interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex Inc. à l'égard d'un produit ophtalmique topique désigné APO‑BRIMONIDINE‑TIMOP, qu'Apotex a comparé au produit d'Allergan Inc. appelé COMBIGAN, jusqu'à l'expiration du brevet canadien no 2440764 (le brevet 764), soit jusqu'au 9 avril 2023. Pour des motifs de courtoisie judiciaire, cette demande est accueillie.

 

[2]               Voici, pour la commodité du lecteur, la table des matières des présents motifs :

 

TABLE

TITRES

PARAGR.

LES PARTIES

3 à 6

LE MÉDICAMENT

7 et 8

LE BREVET 764

9 à 28

LA PREUVE

29 à 33

LA DÉCISION ANTÉRIEURE DE LA COUR FÉDÉRALE CONCERNANT

LE BREVET 764

 

34 à 36

LA DÉCISION AMÉRICAINE ANTÉRIEURE

37 à 39

LES QUESTIONS À TRANCHER

40 à 186

QUESTION NO 1 : Sur qui pèse la charge de la preuve?

42

QUESTION NO 2 : L'effet de la décision antérieure de la Cour fédérale

43 à 82

a)  La décision

43 à 65

b)  La courtoisie judiciaire

66 à 68

c)  La jurisprudence

69 à 80

d)  Conclusion sur l'effet de la décision antérieure de la Cour fédérale

 

81 et 82

QUESTION NO 3 : L'effet de la décision américaine (juge Ward)

 

83 à 100

QUESTION NO 4 : Comment se définit la personne versée dans l'art?

101 à 108

QUESTION NO 5 : L'interprétation des revendications

109 à 114

QUESTIONS NO 6 : Les revendications sont-elles évidentes?

116 à 188

L'ANTÉRIORITÉ ET L'ÉVIDENCE

116 à 188

A)  L'antériorité

119 à 127

B)  L'évidence

128 à 188

Qu'est‑ce que l'« idée originale »?

135 à 141

L'idée originale de la revendication 22

142 à 149

Les différences entre l'état de la technique et l'idée originale

 

150 à 154

Ces différences étaient-elles évidentes?

155

1)   Est‑il plus ou moins évident que l'essai serait fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l'art?

 

156 à 168

2)   Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis? Les essais sont-ils courants ou l'expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

169 à 176

3)   L'état antérieur de la technique fournit‑il un motif de rechercher la solution?

 

177 à 181

4)   Quelles sont les mesures concrètes ayant mené à l'invention?

 

182 à 186

5)  Le succès commercial

187 à 188

CONCLUSIONS SUR L'ÉVIDENCE

189 à 195

 

LES PARTIES

[3]               La demanderesse Allergan, Inc. (noter la virgule) est le titulaire du brevet 764. La demanderesse Allergan Inc. (sans virgule) est le fabricant pharmaceutique canadien qui vend le produit COMBIGAN au Canada. Quant à Allergan Sales Inc., elle n'a pas participé activement à la présente instance. Les demanderesses seront désignées collectivement « Allergan » dans les présents motifs.

[4]               Le défendeur ministre de la Santé compte parmi ses attributions la délivrance d'avis de conformité aux entreprises qui souhaitent distribuer au Canada des médicaments tels que ceux qui sont ici en litige. Il a reçu avis de la présente instance mais n'y a pas participé activement.

 

[5]               La défenderesse Apotex Inc. est une société canadienne qui fabrique et distribue des médicaments génériques au Canada. Dans la présente espèce, elle souhaite fabriquer et vendre une drogue ophtalmique appelée APO‑BRIMONIDINE‑TIMOP, version générique du produit COMBIGAN d'Allergan.

 

[6]               Selon la terminologie du Règlement AC, Allergan est la « première personne », et Apotex, la « seconde personne ».

 

LE MÉDICAMENT

[7]               COMBIGAN est une solution ophtalmique topique utilisée dans le traitement de la pression intraoculaire (PIO) élevée chez les personnes atteintes de glaucome chronique. Autrement dit, il s’agit de gouttes oculaires utilisées pour traiter le glaucome.

 

[8]               Plus précisément, COMBIGAN est une solution liquide qui contient deux principes actifs, 0,2 % de brimonidine (poids/volume) et 0,5 % de timolol (poids/volume), ainsi que d’autres ingrédients pharmaceutiquement acceptables (excipients), dont un stabilisateur connu sous le nom de BAK.

 

LE BREVET 764

[9]               Le brevet canadien no 2,440,764 (le brevet 764), intitulé Combinaison de brimonidine et de timolol pour utilisation topique ophtalmique, a été délivré à la demanderesse, Allergan, Inc., le 25 octobre 2005.

 

[10]           La demande de ce brevet a été déposée sous le régime du Traité de coopération en matière de brevets (PCT), la date effective de dépôt au Canada étant le 9 avril 2003. La demande aussi bien que le brevet sont régis par ce qu'on appelle parfois la « nouvelle » Loi sur les brevets, c'est‑à‑dire la version applicable après le 1er octobre 1989 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c. P‑4. Le brevet 764 expirera 20 ans après la date effective de dépôt au Canada de la demande correspondante, soit le 9 avril 2023.

 

[11]           Le brevet 764 revendique comme date de priorité le 19 avril 2002, date à laquelle une demande similaire a été déposée à l'United States Patent Office. Cette date est celle par rapport à laquelle les questions de l'évidence et de l'antériorité doivent être examinées.

 

[12]           La demande du brevet 764 a été mise à la disposition du public pour inspection, sous le régime du Traité de coopération en matière de brevets, le 19 octobre 2003. C'est en fonction de cette date que le brevet doit s'interpréter.

 

[13]           Avant d’examiner le brevet en détail, il serait bon d’expliquer quelques termes utilisés dans le brevet et dans la preuve sur lesquels les parties se sont entendues. Il a été admis que l’art antérieur comprend l’administration de gouttes dans l’œil pour réduire la pression dans le globe oculaire (pression intraoculaire [PIO]) afin de traiter ou de maîtriser le glaucome. Les principes actifs connus sont le timolol et la brimonidine. Le patient s’administrait souvent les gouttes lui‑même. L’administration deux fois par jour est désignée par l’abréviation b.i.d., tandis que l’administration trois fois par jour est désignée par l’abréviation t.i.d. La dérivation précise de ces termes n’est pas claire dans le dossier, mais la lettre « b » signifierait « bis » et la lettre « t », « ter ». À l’occasion, les gouttes d’un premier médicament sont administrées peu avant (habituellement cinq minutes, environ) les gouttes du deuxième médicament. L’administration de ce type est parfois qualifiée de séquentielle ou adjuvante. À l’occasion, un témoin peut utiliser pour ce type d’administration le terme « administration concomitante », qu’il ne faut pas confondre avec l’administration de deux médicaments combinés dans une même bouteille. On parle alors de l’administration d’une association médicamenteuse.

 

[14]           Le brevet 764 commence, à la page 1, par un énoncé concernant la technique antérieure et l’utilité de l’invention. On y reconnaît que deux principes actifs, la brimonidine et le timolol, sont connus et sont utilisés pour traiter le glaucome, y compris le fait qu’ils sont utilisés de façon séquentielle (l’un après l’autre). Il importe de souligner, d’après le brevet, en quoi consiste le besoin et, relativement aux conclusions de la page 16, dont il sera question plus loin, en quoi consiste l’invention, c’est-à-dire a) une composition renfermant de la brimonidine et du timolol qui est b) efficace et c) sûre, d) dont la stabilité est accrue et e) dont la concentration efficace nécessaire de l’agent de conservation est plus faible que si les médicaments (brimonidine et timolol) étaient administrés séparément. On peut y lire ce qui suit :

 

TECHNIQUE ANTÉRIEURE

 

[traduction] L’invention vise l’utilisation ophtalmique topique de la brimonidine en association avec le timolol lorsque cette association est indiquée dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire. De telles associations ou formulations sont offertes pour un usage distinct dans l’art ophtalmique et ont été combinées pour une application séquentielle dans le traitement du glaucome. Cependant, des préoccupations et des réserves ont été exprimées par les membres du milieu ophtalmologique au sujet de l’observance du traitement lorsque le patient doit s’administrer des médicaments distincts pour traiter une seule maladie comme le glaucome. Par ailleurs, il existe depuis longtemps un besoin de disposer d’une composition pharmaceutique ophtalmique topique renfermant de la brimonidine et du timolol qui soit sûre et efficace, dont la stabilité soit accrue et qui exige une moins forte concentration efficace d’agent de conservation que lorsque ces deux agents sont utilisés seuls. Pour finir, il est nécessaire d’accroître l’efficacité de nombreux agents ophtalmiques topiques sans augmenter la concentration générale de ces agents, car il est bien connu que nombre d’agents ophtalmiques topiques peuvent avoir des effets secondaires généraux, comme de la somnolence, des effets sur le cœur et autres. Contre toute attente, il s’est avéré que la brimonidine associée au timolol répondait à ces critères.

 

            La brimonidine est divulguée dans le brevet américain n3,890,319. L’utilisation de la brimonidine à des fins de protection du nerf optique est divulguée dans les brevets américains nos 5,856,329; 6,194,415; et 6,248,741.

 

            Le timolol, à titre de médicament ophtalmique, est divulgué dans les brevets américains nos 4,195,085 et 4,861,760.

 

[15]           Les pages 2 et 3 décrivent la formule chimique de la brimonidine et celle du timolol, que je ne reproduirai pas, et donnent des indications concernant l’endroit où se procurer ces produits. Deux paragraphes à la page 3 donnent plus de détails sur les doses, mais il faut toutefois noter que même s’il est recommandé d’administrer une goutte deux fois par jour, le schéma posologique précis est laissé à la discrétion du clinicien :

 

[traduction] Les compositions de la présente invention s’administrent par voie topique. La dose est de 0,001 à 1,0, p. ex., mg/par œil b.i.d.; où les valeurs de masse citées représentent la somme des deux composants, la brimonidine et le timolol. Les compositions de la présente invention peuvent être administrées sous forme de solutions dans un véhicule ophtalmique convenable.

 

Lors de la formation des compositions pour administration topique, les mélanges sont formulés de préférence à une concentration de 0,01 à 0,5 pour cent par poids de brimonidine et de 0,1 à 1,0 pour cent par poids de timolol en solution dans l’eau à un pH de 4,5 à 8,0, p. ex. d’environ 6,9. Bien que le schéma posologique soit laissé à la discrétion du clinicien, il est recommandé d’administrer la solution par voie topique en déposant une goutte dans chaque œil deux fois par jour. Les autres ingrédients qu’il pourrait être souhaitable d’utiliser dans les préparations ophtalmiques de la présente invention sont des agents de conservation, des cosolvants et des agents de viscosité.

 

 

 

[16]           Au bas de la page 3 et au haut de la page 4, la description traite des agents de conservation utilisés pour prévenir la contamination microbienne. On y reconnaît que le chlorure de benzalkonium (désigné par l’acronyme BAK en l’espèce) est l’un des agents de conservation connus, on y décrit en particulier certaines concentrations de BAK (de 0,001 % à moins de 0,01 %, p. ex. de 0,001 % à 0,008 %, de préférence de 0,005 % par poids) et posologies (deux fois par jour) de l’association médicamenteuse qui sont avantageuses, et on y explique qu’on peut obtenir une réduction adéquate de la pression intraoculaire en administrant l’association médicamenteuse deux fois par jour, comparativement à l’administration séquentielle d’Alphagan (brimonidine) et de Timoptic (timolol) trois fois par jour :

 

[traduction]

Agents de conservation antimicrobiens

 

Les produits ophtalmiques sont généralement conditionnés en format multidoses. Des agents de conservation sont donc nécessaires pour prévenir la contamination microbienne pendant l’usage. Les agents de conservation adéquats sont les suivants : chlorure de benzalkonium, thimérosal, chlorobutanol, parabène de méthyle, parabène de propyle, alcool phényléthylique, EDTA disodique, acide sorbique, Onamer M et autres agents connus des personnes versées dans l’art. Dans les produits ophtalmiques de l’art antérieur, les concentrations d’agents de conservation employées varient généralement de 0,004 % à 0,02 %. Dans les compositions de la présente demande, la concentration de l’agent de conservation, de préférence le chlorure de benzalkonium, peut varier de 0,001 % à moins de 0,01 %, p. ex. de 0,001 % à 0,008 %, et est de préférence d’environ 0,005 % par poids. Il s’est avéré qu’une concentration de chlorure de benzalkonium de 0,005 % était suffisante pour prévenir la contamination microbienne des compositions de la présente invention. Cette concentration peut être avantageuse par rapport à la concentration de 0,01 % de chlorure de benzalkonium requise pour conserver le timolol dans les produits ophtalmiques individuels offerts sur le marché. De plus, il s’est avéré que la pression intraoculaire pouvait être abaissée à un niveau satisfaisant en administrant les compositions de l’invention deux fois par jour au lieu du schéma approuvé par la FDA, dans lequel la solution ophtalmique de brimonidine, c.‑à-d. la solution ophtalmique Alphagan®, est administrée trois fois par jour et la solution ophtalmique de timolol, c.à-d. la solution ophtalmique Timoptic®, est administrée deux fois par jour. Ainsi, avec les compositions de l’invention, le patient est exposé à 67 % et 50 % de la quantité de chlorure de benzalkonium contenue dans Alphagan® et Timoptic®, respectivement. Dans le traitement séquentiel approuvé par la FDA, dans lequel Alphagan® et Timoptic® sont administrés l’un après l’autre, le patient est exposé à presque trois fois plus de chlorure de benzalkonium qu’avec les compositions de l’invention administrées deux fois par jour. (À noter qu’il est généralement admis que le chlorure de benzalkonium à forte concentration est cytotoxique. Par conséquent, il est clairement souhaitable de réduire au minimum l’exposition des patients à ce produit, tout en maintenant ses effets de conservation.)

 

 

[17]           Aux pages 4 et 5, on traite des cosolvants et des agents de viscosité. Cette description n’est pas pertinente en l’espèce.

 

[18]           L’exemple I, aux pages 5 et 6, décrit une préparation contenant 0,20 % de brimonidine (poids/volume), 0,68 % de maléate de timolol (poids/volume, ce qui équivaut à 0,50 % de timolol [poids/volume]), et 0,005 % de BAK (poids/volume), en plus d’autres excipients.

 

[19]           L’exemple II, qui commence à la page 6 et se poursuit jusqu’à la fin de la partie descriptive du brevet, à la page 16, donne une foule de renseignements sur l’essai clinique de l’association décrite à l’exemple I administrée deux fois par jour, comparativement à une solution contenant uniquement de la brimonidine administrée trois fois par jour et à une solution contenant uniquement du timolol administrée deux fois par jour.

 

[20]           Les objectifs de l’essai décrit à l’exemple II sont indiqués à la page 6 :

 

[traduction] Comparer l’innocuité et l’efficacité d’une solution ophtalmique administrée deux fois par jour consistant en une association de 0,2 % de tartrate de brimonidine et de 0,5 % de timolol (ci-après appelée l’association) à celles d’une solution ophtalmique renfermant 0,5 % de timolol administrée deux fois par jour (ci-après appelée timolol) et d’ALPHAGAN® administré trois fois par jour (solution ophtalmique renfermant 0,2 % de tartrate de brimonidine, ci-après appelée brimonidine), tous ces produits étant administrés pendant trois mois (plus une phase d’extension à l’insu de 9 mois) à des patients atteints de glaucome ou d’hypertension oculaire.

 

 

[21]           La pression intraoculaire (PIO) des patients participants qui recevaient chacune de ces doses était mesurée régulièrement. Aux pages 9 à 11, le brevet indique les valeurs mesurées et leur signification statistique sur le plan de l’efficacité :

 

[traduction]

Efficacité

 

En conditions basales, les valeurs moyennes de la PIO diurne variaient de 22,2 mm Hg à 24,9 mm Hg dans le groupe ayant reçu l’association, de 22,5 mm Hg à 25,0 mm Hg dans le groupe ayant reçu la brimonidine et de 22,3 mm Hg à 24,8 mm Hg dans le groupe ayant reçu le timolol. Aucune différence statistiquement significative n’a été notée entre les groupes de traitement.

 

Les variations moyennes par rapport à la PIO diurne en conditions basales à 2 semaines, 6 semaines et 3 mois étaient les suivantes :

 

de -5,2 à -7,9 mm Hg dans le groupe ayant reçu l’association

de -3,5 à -5,7 mm Hg dans le groupe ayant reçu la brimonidine

de -4,5 à -6,4 mm Hg dans le groupe ayant reçu le timolol

 

Les baisses moyennes par rapport à la PIO diurne en conditions basales étaient statistiquement significatives à l’intérieur de chaque groupe de traitement à chaque rendez-vous de suivi (p < 0,001).

 

La baisse moyenne par rapport à la PIO diurne en conditions basales était significativement plus grande sur le plan statistique dans le groupe de l’association que dans le groupe de la brimonidine à 0, 2 et 7 heures à tous les rendez-vous de suivi (p < 0,001). De plus, des différences à la baisse cliniquement significatives de plus de 1,5 mm Hg en ce qui concerne la variation moyenne par rapport à la PIO en conditions basales dans le groupe de l’association par rapport au groupe de la brimonidine ont été observées à 0, 2 et 7 heures à tous les rendez-vous de suivi. À 9 heures, la baisse par rapport à la PIO diurne en conditions basales était plus importante à tous les rendez-vous de suivi dans le groupe recevant l’association que dans le groupe recevant de la brimonidine, mais les différences n’étaient pas statistiquement significatives (p ≥ 0,104).

 

La baisse moyenne par rapport à la PIO diurne en conditions basales était significativement plus grande sur le plan statistique dans le groupe de l’association que dans le groupe du timolol à 0, 2, 7 et 9 heures à tous les rendez-vous de suivi (p ≤ 0,041). De plus, des différences à la baisse cliniquement significatives de plus de 1,5 mm Hg en ce qui concerne la variation moyenne par rapport à la PIO en conditions basales dans le groupe de l’association par rapport au groupe du timolol ont été observées à 2 semaines (0, 2 et 7 heures), 6 semaines (2 et 7 heures) et 3 mois (0 et 2 heures).

 

Les valeurs moyennes de la PIO diurne à 2 semaines, 6 semaines et 3 mois variaient :

 

de 15,9 à 18,1 mm Hg dans le groupe de l’association

de 17,4 à 21,5 mm Hg dans le groupe de la brimonidine

de 17,5 à 18,9 mm Hg dans le groupe du timolol

 

Les valeurs moyennes de la PIO diurne étaient significativement plus basses sur le plan statistique dans le groupe de l’association que dans le groupe de la brimonidine à 0, 2 et 7 heures à tous les rendez‑vous de suivi (p < 0,001) et à 9 heures (6 semaines et 3 mois; p ≤ 0,011). Les valeurs moyennes de la PIO à 9 heures la 2e semaine étaient plus basses dans le groupe de l’association que dans le groupe de la brimonidine, mais la différence n’était pas statistiquement significative (p = 0,205). De plus, des différences à la baisse cliniquement significatives de plus de 1,5 mm Hg en ce qui concerne la PIO moyenne dans le groupe de l’association par rapport au groupe de la brimonidine ont été observées à 0, 2 et 7 heures à tous les rendez‑vous de suivi et à 9 heures (3 mois).

 

Les valeurs moyennes de la PIO diurne étaient significativement plus basses sur le plan statistique dans le groupe de l’association que dans le groupe du timolol à 0 heure (2 semaines et 3 mois) et à 2, 7 et 9 heures à tous les rendez-vous de suivi (p ≤ 0,050). Les valeurs moyennes de la PIO à 0 heure la 6e semaine étaient plus basses dans le groupe de l’association que dans le groupe du timolol, mais la différence n’était pas statistiquement significative (p = 0,102). De plus, des différences à la baisse cliniquement significatives de plus de 1,5 mm Hg en ce qui concerne la PIO moyenne dans le groupe de l’association par rapport au groupe du timolol ont été observées à 2 semaines (0, 2 et 7 heures), 6 semaines (2, 7 et 9 heures) et 3 mois (2 et 9 heures).

 

Les valeurs moyennes de la PIO diurne étaient significativement plus basses sur le plan statistique dans le groupe de l’association que dans le groupe de la brimonidine à 0, 2 et 7 heures à tous les rendez‑vous de suivi (p < 0,001) et à 9 heures (6 semaines et 3 mois, p ≤ 0,011). Les valeurs moyennes de la PIO à 9 heures la 2e semaine étaient plus basses dans le groupe de l’association que dans le groupe de la brimonidine, mais la différence n’était pas statistiquement significative (p = 0,205). De plus, des différences à la baisse cliniquement significatives de plus de 1,5 mm Hg en ce qui concerne la PIO moyenne dans le groupe de l’association par rapport au groupe de la brimonidine ont été observées à 0, 2 et 7 heures à tous les rendez-vous de suivi et à 9 heures le 3e mois.

 

Les valeurs moyennes de la PIO diurne étaient significativement plus basses sur le plan statistique dans le groupe de l’association que dans le groupe du timolol à 0 heure la 2e semaine et le 3e mois et à 2, 7 et 9 heures à tous les rendez-vous de suivi (p ≤ 0,050). Les valeurs moyennes de la PIO à 0 heure la 6e semaine étaient plus basses dans le groupe de l’association que dans le groupe du timolol, mais la différence n’était pas statistiquement significative (p = 0,102). De plus, des différences à la baisse cliniquement significatives de plus de 1,5 mm Hg en ce qui concerne la PIO moyenne dans le groupe de l’association par rapport au groupe du timolol ont été observées à 2 semaines (0, 2 et 7 heures), 6 semaines (2, 7 et 9 heures) et 3 mois (2 et 9 heures).

 

 

[22]           Aux pages 12 à 14 du brevet, on analyse l’expérience du point de vue de l’innocuité. Voici ce qui figure à la page 12 :

 

[traduction]

Innocuité :

 

Au 3e mois de l’étude, 53,4 % (103/193) des patients du groupe de l’association, 61,7 % (121/196) de ceux du groupe de la brimonidine et 50,8 % (100/197) de ceux du groupe du timolol avaient vécu un ou plusieurs événements indésirables, quelle qu’en soit la cause. L’incidence de la sécheresse buccale, du prurit oculaire, de la sensation de corps étranger et de la folliculose conjonctivale était significativement plus basse sur le plan statistique dans le groupe de l’association que dans celui de la brimonidine (p ≤ 0,034), alors que les sensations de brûlure et de picotement étaient significativement plus fréquentes sur le plan statistique dans le groupe de l’association que dans celui de la brimonidine (p ≤ 0,028). Il n’existait aucune différence statistiquement significative en ce qui concerne les événements indésirables entre le groupe de l’association et celui du timolol, à l’exception d’une incidence plus élevée, statistiquement significative, des écoulements de l’œil avec l’association (2,6 %, 5/193) comparativement au timolol (0 %, 0/197; = 0,029).

 

[23]           À partir de la page 14 du brevet, et jusqu’à la page 16, les inventeurs traitent de l’analyse pharmacocinétique réalisée dans le cadre de l’essai. Je ne m’y attarderai pas étant donné qu’aucune des parties n’en a fait mention dans sa plaidoirie.

 

[24]            Les conclusions sont présentées à la page 16. On peut y lire que l’association brimonidine- timolol administrée deux fois par jour (b.i.d.) est plus efficace que le timolol seul administré deux fois par jour (b.i.d.) et que la brimonidine seule administrée trois fois par jour (t.i.d.) pour abaisser la pression intraoculaire (PIO) et présente un profil d’innocuité comparable à celui du timolol b.i.d. et supérieur à celui de la brimonidine t.i.d. :

[traduction]

Conclusions

 

Le traitement d’association (0,2 % de tartrate de brimonidine et 0,5 % de timolol) administré b.i.d. pendant 3 mois était plus efficace que le timolol (0,5 % de timolol) b.i.d. et la brimonidine (0,2 % de tartrate de brimonidine) t.i.d. pour abaisser la PIO élevée des patients atteints de glaucome ou d’hypertension oculaire. L’association administrée b.i.d. présentait un profil d’innocuité favorable qui était comparable à celui du timolol b.i.d. et supérieur à celui de la brimonidine t.i.d. en ce qui concerne l’incidence des événements indésirables et l’interruption du traitement en raison des événements indésirables.

 

            La présente description de l’invention a été faite par rapport à certaines réalisations préférentielles. Cependant, comme des variations de l’invention deviendront évidentes aux personnes versées dans l’art, l’invention ne doit pas être considérée comme limitée à ladite description.

 

 

[25]           Il existe 25 revendications au total, présentées de trois façons différentes, à partir de la page 17. Les revendications 1 à 6, inclusivement, visent une composition contenant de la brimonidine et du timolol. Les revendications 7 à 13 visent le conditionnement d’un agent pharmaceutique servant à réduire la pression intraoculaire, qui renferme de la brimonidine et du timolol (forme de revendication parfois utilisée dans les pays qui ne permettent pas les revendications d’un médicament en tant que tel). Les revendications 14 à 25 visent l’utilisation d’une composition renfermant de la brimonidine et du timolol. Les revendications sont rédigées sous une forme « dépendante », c’est-à-dire qu’elles intègrent par référence les termes employés dans les revendications antérieures, souvent de façon cumulative.

 

[26]           Allergan fait valoir les revendications 2 à 6, inclusivement, et 14 à 25, inclusivement, du brevet 764. Elles sont toutes dépendantes d’une façon ou d’une autre de la revendication 1; par conséquent, je présente également la revendication 1 :

                        [traduction]

1.                  Une composition pharmaceutique ophtalmique topique pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire renfermant une quantité efficace de brimonidine et une quantité efficace de timolol dans un vecteur pharmaceutiquement acceptable de ces composés.

 

2.                  Une composition conforme à la revendication 1, dans laquelle la quantité de brimonidine est de 0,01 à 0,5 pour cent par poids et la quantité de timolol est de 0,1 à 1,0 pour cent par poids.

 

3.                  Une composition conforme à la revendication 1, dans laquelle la quantité de brimonidine est de 0,2 pour cent par poids et la quantité de timolol est de 0,5 pour cent par poids.

 

4.                  Une composition conforme à la revendication 1 qui renferme également de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids de chlorure de benzalkonium.

 

5.                  Une composition conforme à la revendication 2 qui renferme également de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids de chlorure de benzalkonium.

 

6.                  Une composition conforme à la revendication 3 contenant également de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids de chlorure de benzalkonium.

 

. . .

 

14.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 1 dans un œil touché pour le traitement du glaucome.

 

15.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 2 dans un œil touché pour le traitement du glaucome.

 

16.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 3 dans un œil touché pour le traitement du glaucome.

 

17.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 1 dans un œil touché pour abaisser la pression intraoculaire.

 

18.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 2 dans un œil touché pour abaisser la pression intraoculaire

 

19.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 3 dans un œil touché pour abaisser la pression intraoculaire.

 

20.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 4 dans un œil touché pour le traitement du glaucome.

 

21.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 5 dans un œil touché pour le traitement du glaucome.

 

22.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 6 dans un œil touché pour le traitement du glaucome.

 

23.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 4 dans un œil touché pour abaisser la pression intraoculaire.

 

24.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 5 dans un œil touché pour abaisser la pression intraoculaire.

 

25.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 6 dans un œil touché pour abaisser la pression intraoculaire.

 

 

[27]           Allergan, dans son argumentaire écrit au paragraphe 19, fait valoir que la revendication 22 est importante et représentative. Elle dépend de la revendication 6, qui dépend de la revendication 3, qui elle-même dépend de la revendication 1. Je présente ces revendications dans un ordre descendant.

 

Revendication 22 – L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 6 dans un œil touché pour le traitement du glaucome.

 

Revendication 6 – Une composition conforme à la revendication 3 contenant également de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids de chlorure de benzalkonium.

 

Revendication 3 – Une composition conforme à la revendication 1, dans laquelle la quantité de brimonidine est de 0,2 pour cent par poids et la quantité de timolol est de 0,5 pour cent par poids.

 

Revendication 1 – Une composition pharmaceutique ophtalmique topique pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire renfermant une quantité efficace de brimonidine et une quantité efficace de timolol dans un vecteur pharmaceutiquement acceptable de ces composés.

 

 

[28]           Si l’on tient compte de toutes les « dépendances » qui concernent la revendication 22, celle‑ci peut être réécrite de la façon suivante :

 

22.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition pharmaceutique ophtalmique pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire dans laquelle la quantité de brimonidine est de 0,2 pour cent par poids, la quantité de timolol est de 0,5 pour cent par poids et la quantité de chlorure de benzalkonium varie de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids.

 

 

 

LA PREUVE

[29]           Comme c'est habituellement le cas dans les demandes de cette nature, la preuve se présente sous la forme d'affidavits et de transcriptions de contre-interrogatoires. Personne n'ayant été interrogé devant elle, la Cour ne peut évaluer en toute connaissance de cause la crédibilité d'aucun des témoins ni apprécier suivant toutes les règles les opinions contradictoires des experts. Cependant, l'examen des transcriptions du contre-interrogatoire du Dr Fechtner, le témoin expert d'Allegan, m'a permis de constater qu'il s'était souvent montré évasif et pas tout à fait franc. J'utiliserai donc ses déclarations avec beaucoup de prudence.

 

[30]           Les parties ont réduit considérablement le nombre des questions en litige dans la présente instance, jusqu'à ne plus conserver que celles touchant l'invalidité de certaines revendications du brevet 764. Au cours d'une conférence préalable à l'instruction, je les ai invitées à préciser pour la Cour les éléments de la preuve produite qu'il n'était plus nécessaire d'examiner et que l'on pourrait peut-être retrancher du dossier. Elles m'ont répondu conjointement par une lettre de l'avocat d'Allergan en date du 9 mai 2012, dont le texte suit :

 

[traduction] La présente fait suite à la conférence tenue le 8 mai 2012 en préparation de l'instruction de la demande T‑1560‑10. Nous vous écrivons avec le consentement d'Apotex Inc. (ci‑après « Apotex »).

 

Les parties ont convenu qu'il n'est pas nécessaire que la Cour examine les éléments de preuve suivants avant l'audience :

 

Dossier des demanderesses

 

§  Les affidavits du Dr Kevin Parkinson en date des 28 mars et 31 mai 2011.

 

§  Les paragraphes 5 à 8 et les pièces C à F de l'affidavit de Sonia Atwell en date du 31 mai 2011.

 

Dossier de la défenderesse Apotex

 

§  L'affidavit de Biserka Horvat en date du 31 mars 2011.

 

§  La transcription du contre-interrogatoire du Dr Kevin Parkinson en date du 19 septembre 2011.

 

§  Les paragraphes 81, 83 à 88 et 91 à 292, ainsi que les pièces 3 à 30, de l'affidavit du Dr Harry Quigley en date du 31 mars 2011.

 

Les parties ne demandent à la Cour de radier aucun élément du dossier.

 

 

[31]           Les avocats des deux camps ont convenu à l'audience que les éléments énumérés ci‑dessus pouvaient être retranchés du dossier après cette dernière, étant donné leur non-mention dans les débats. Il n'a effectivement été fait référence à aucun d'eux au cours de ceux‑ci.

 

[32]           Voici la liste des éléments de preuve déposés par les demanderesses (Allergan) qui restent au dossier :

 

1.      Un affidavit de Gary J. Beck, l'un des inventeurs désignés dans le brevet 764. Sa preuve est factuelle. Il occupe chez Allergan, Inc., en Californie, le poste de directeur principal, Gestion globale des projets, Analyse. Son affidavit récapitule l'évolution qui a mené au brevet 764, et rend compte des recettes produites par la vente du produit COMBIGAN, ainsi que des frais de son développement.

 

Il a été contre-interrogé, et une transcription de ce contre-interrogatoire a été déposée en preuve.

 

2.      Un affidavit de Sonia Atwell, stagiaire au cabinet des avocats des demanderesses. Sa preuve est factuelle; elle a pour but de verser au dossier un certain nombre de documents.

 

Mme Atwell n'a pas été contre-interrogée.

 

3.      Un affidavit du Dr Robert Fechtner, professeur d'ophtalmologie et directeur de la Division du glaucome, Laboratoire de diagnostic du glaucome et Recherche-développement clinique, à l'Institute of Ophthalmology and Visual Science, rattaché à la Faculté de médecine de l'Université du New Jersey. Sa preuve a été déposée en tant que preuve d'expert. Son expertise s'applique aux domaines de l'étude, de la recherche et de l'enseignement relatifs au traitement du glaucome et d'autres maladies de l'œil. Il n'est pas formulateur de drogues utilisées à cette fin, mais il a déjà travaillé avec de tels formulateurs. Il a expressément déclaré dans son contre-interrogatoire qu'il n'était pas expert en matière de formulation (voir par exemples les questions 24 à 26). Son témoignage concerne les questions de l'antériorisation et de l'évidence du brevet 764, et tend à réfuter certaines des déclarations des experts d'Apotex.

 

Il a été contre-interrogé, et une transcription de son contre-interrogatoire a été déposée en preuve. J'ai déjà exprimé les doutes que m'inspire sa preuve.

 

4.      Un affidavit de Jim Tierney, directeur du service des soins oculaires chez Allergan Inc. Sa preuve est factuelle. Il a témoigné au sujet de données sur les ordonnances de bimatoprost et de travoprost délivrées au Canada.

 

Il n'a pas été contre-interrogé.

 

[33]           Voici la liste des éléments de preuve déposés par la défenderesse Apotex qui restent au dossier :

 

1.      Un affidavit de Salman Hoda, analyste de la prévision commerciale chez Apotex. M. Hoda est un témoin factuel. Il a fourni des renseignements commerciaux – tirés d'une source de données provenant d'études de marché – sur les ventes de brimatoprost, de timolol, de dorzolamine, de dorzolamine-timolol et de brimonidine-timolol au Canada.

 

Il a été contre-interrogé, et une transcription de son contre-interrogatoire a été déposée en preuve.

 

2.      Un affidavit de Harry A. Quigley, professeur à la chaire A. Edward Maumenee d'opthtalmologie du Wilmer Eye Institute, rattaché à l'Université Johns Hopkins (Baltimore, Maryland). Sa preuve a été déposée en tant que preuve d'expert. Son expertise s'applique aux domaines de l'étude, de la recherche et de l'enseignement relatifs au glaucome et à d'autres maladies de l'œil. Son témoignage concerne les questions de l'évidence et de l'antériorisation du brevet 764.

 

Il a été contre-interrogé, et une transcription de son contre-interrogatoire a été déposée en preuve.

 

3.      Un affidavit d'Uday B. Kompella, professeur au département des sciences pharmaceutiques de l'Université du Colorado à Denver. Sa preuve a été déposée en tant que preuve d'expert. Son expertise s'applique au domaine de la formulation et de l'administration de drogues ophtalmiques. Son témoignage concerne la question de l'évidence du brevet 764. Il a aussi répondu à l'affidavit de M. Beck.

 

Il a été contre-interrogé, et une transcription de son contre-interrogatoire a été déposée en preuve.

 

4.      Un affidavit d'Aidan Hollis, professeur d'économique à l'Université de Calgary. Sa preuve a été déposée en tant que preuve d'expert. Son témoignage concerne les ventes de COMBIGAN et d'autres produits ophtalmiques au Canada.

 

Il a été contre-interrogé, et une transcription de son contre-interrogatoire a été déposée en preuve.

 

LA DÉCISION ANTÉRIEURE DE LA COUR FÉDÉRALE CONCERNANT LE BREVET 764

[34]           La présente instance n'est pas la première concernant le brevet 764 à être portée devant la Cour fédérale dans le contexte du Règlement AC. Par la décision Allergan Inc et al c Canada (Santé) et Sandoz Canada Inc, prononcée le 17 novembre 2011 et répertoriée sous la référence 2011 CF 1316, le juge Crampton (comme je le désignerai ci‑après puisqu'il n'était pas encore juge en chef à ce moment) a conclu au caractère infondé de certaines allégations du génériqueur Sandoz Canada Inc., notamment de celle selon laquelle le brevet 764 était invalide au motif de l'évidence. Il écrivait ce qui suit au paragraphe 127 de cette décision :

 

127     Allergan s’est acquittée de son fardeau de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, l’allégation de Sandoz voulant que le brevet 764 soit invalide pour cause d’évidence n’est pas fondée. Pour les motifs résumés au paragraphe 117, cela resterait vrai même si l’idée originale des revendications du brevet 764 ne comprenait pas les améliorations surprenantes et incontestées sur les plans de l’innocuité, de l’élimination de la réduction de l’efficacité en après‑midi et de la réduction de la dose de BAK administrée chaque jour par rapport au traitement concomitant par la brimonidine et le timolol. Ces autres aspects de l’idée originale ne font que renforcer la conclusion de non‑évidence de l’invention revendiquée dans le brevet 764.

 

 

[35]           La question de l'antériorisation du brevet 764 n'a pas été soumise à l'examen du juge Crampton.

 

[36]           On m'informe que cette décision est définitive. Je la citerai désormais sous l'intitulé abrégé de Sandoz.

 

LA DÉCISION AMÉRICAINE ANTÉRIEURE

[37]           La Cour de district des États‑Unis pour le District Est du Texas, Section de Marshall, a prononcé le 22 août 2011 une décision intitulée Allergan, Inc c Sandoz Inc et répertoriée sous la référence 2011 WL 3809882 (E.D. Tex.). On m'informe que cette décision est en appel et que l'audience est prévue pour l'automne prochain (2012).

 

[38]           La décision en question concerne quatre brevets américains issus de la même demande prioritaire que celle que revendique le brevet 764, soit une demande déposée à l'United States Patent Office le 19 avril 2002 sous le numéro 10/126,790. La Cour de district a conclu à la validité de ces brevets.

 

[39]           Cette instance a été introduite sous le régime d'une loi américaine officiellement intitulée Drug Price Competition and Patent Term Restoration Act [Loi sur la concurrence des médicaments par les prix et le rétablissement de la durée des brevets], mieux connue sous le titre Hatch‑Waxman Act (Public Law 98‑417), dont notre Règlement AC est une copie imparfaite.

 

LES QUESTIONS À TRANCHER

[40]           La question fondamentale que je dois ici trancher est celle de savoir si Allergan s'est acquittée de la charge qui pesait sur elle de prouver le caractère infondé de l'allégation d'invalidité du brevet 764 avancée par Apotex, de sorte que la Cour devrait prononcer l'ordonnance d'interdiction demandée.

 

[41]           Pour trancher cette question, je devrai examiner un certain nombre de sous-questions distinctes :

 

1.      Sur qui pèse la charge de la preuve?

2.      L'effet de la décision antérieure de la Cour fédérale.

3.      L'effet de la décision antérieure de la Cour de district américaine.

4.      Comment se définit la personne versée dans l'art?

5.      L'interprétation des revendications.

6.      Les revendications du brevet 764 sont-elles antériorisées?

7.      Les revendications du brevet 764 sont-elles évidentes?

 

QUESTION NO 1 :    Sur qui pèse la charge de la preuve?

[42]           Pour ce qui concerne les allégations d'invalidité, le paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, pose une présomption de validité; toutefois, lorsque la seconde personne – qui est en l'occurrence Apotex – produit des éléments de preuve tendant à établir l'invalidité, la Cour doit trancher la question suivant la norme de preuve habituellement appliquée au civil, c'est‑à‑dire celle de la prépondérance des probabilités. Qu'on me permette de répéter ici ce que j'écrivais sur ce point aux paragraphes 43 et 44 de GlaxoSmithKline Inc c Pharmascience Inc, 2011 CF 239 :

 

43     Dans Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 26, 59 CPR (4th) 183 (confirmé par 2007 CAF 195, autorisation de pourvoi refusée, [2007] C.S.C.R. no 371), le juge O’Reilly de notre Cour a résumé aux paragraphes 9 et 12 en quoi consiste le fardeau de preuve lorsque la question en litige est l’invalidité :

 

9 À mon avis, la charge qui repose sur un défendeur d’après le Règlement est une « obligation de présentation de preuve » – une obligation de produire simplement une preuve d’invalidité. Après que le défendeur s’est acquitté de cette obligation, la présomption de validité du brevet devient caduque et la Cour doit alors dire si le demandeur a apporté la preuve qu’il devait apporter. Je crois que c’est de cela qu’il s’agit dans les précédents où la Cour a dit que le défendeur doit faire jouer ses prétentions. Le défendeur doit produire une preuve propre à donner un semblant de réalité à ses allégations d’invalidité.

 

[...]

 

12 Pour résumer, Pfizer a l’obligation légale d’établir, suivant la prépondérance de la preuve, que les allégations d’invalidité faites par Apotex sont injustifiées. Apotex assume simplement l’obligation de faire jouer ses prétentions et de produire une preuve qui suffise à donner un semblant de réalité à ses allégations d’invalidité. Si Apotex s’acquitte de cette obligation, alors la présomption de validité du brevet de Pfizer sera réfutée. Je devrai alors dire si Pfizer a prouvé que les allégations d’invalidité faites par Apotex sont injustifiées. Si Apotex ne s’acquitte pas de son obligation de présentation de preuve, alors Pfizer pourra simplement invoquer la présomption de validité pour obtenir l’ordonnance d’interdiction qu’elle sollicite.

 

44     Dans Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 11, 69 C.P.R. (4th) 191, voici ce que j'ai déclaré, au paragraphe 32, concernant la même chose :

 

32 À mon avis, la décision de chacune des deux formations de la Cour d’appel fédérale n’est pas substantiellement divergente. Le juge Mosley de la Cour a concilié ces deux décisions dans les motifs qu’il a énoncés dans Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 971 (aux paragraphes 44 à 51). Certains éléments, formulés comme suit, sont requis lorsque sont soulevées des questions de validité d’un brevet :

 

1. La seconde personne peut, dans son avis d’allégation, soulever un ou plusieurs motifs pour faire valoir l’invalidité.

 

2. La première personne peut, dans son avis de demande déposé auprès de la Cour, lier contestation à l’égard d’un ou de plusieurs de ces motifs.

 

3. La seconde personne peut produire une preuve pendant l’instance devant la Cour pour étayer les motifs à l’égard desquels a été liée contestation.

 

4. La première personne peut, à ses risques, se fier simplement sur la présomption de validité prévue par la Loi sur les brevets ou, si elle est plus prudente, présenter sa propre preuve quant aux motifs d’invalidité mis en cause.

 

5. La Cour apprécie la preuve. Si la première personne se fie uniquement sur la présomption, la Cour va malgré cela apprécier la solidité de la preuve produite par la seconde personne. Si cette preuve n’est pas concluante ni pertinente, la présomption prévaudra. Si les deux parties produisent une preuve, la Cour appréciera la preuve et tranchera la question selon la norme habituelle de la prépondérance des probabilités.

 

6. Si la preuve de l’une et l’autre partie s’équivaut à l’étape 5 (ce qui est rare), le requérant (la première personne) n’aura pas réussi à démontrer l’absence de fondement de l’allégation d’invalidité et n’aura pas droit à la délivrance de l’ordonnance d’interdiction sollicitée.

 

 

QUESTION NO 2 :    L'effet de la décision antérieure de la Cour fédérale

a)         La décision

[43]           Dans Allergan Inc et al c Canada (Santé) et Sandoz Canada Inc, 2011 CF 1316 (Sandoz), la Cour fédérale était saisie sous le régime du Règlement AC d'une demande concernant deux brevets, dont l'un était le brevet 764, en litige dans la présente instance, et l'autre le brevet canadien no 2225626 (le brevet 626), qui n'est pas en discussion ici. Le génériqueur attaqué dans cette affaire, Sandoz Canada Inc., était différent de celui contre qui la présente demande a été introduite, soit Apotex Inc. Les avocats des deux génériqueurs ne sont pas non plus les mêmes.  

 

[44]           Dans l'affaire Sandoz, Allergan a produit entre autres éléments de preuve les témoignages de M. Gary J. Beck, l'un des inventeurs désignés dans le brevet, et du Dr Robert Fechtner, qui déposait en tant qu'expert. Tous deux sont témoins dans la présente instance, et l'on m'informe que leurs affidavits sont à de nombreux égards essentiellement les mêmes dans les deux causes. Ils ont été contre-interrogés dans l'une et l'autre affaire, mais par des avocats différents. On ne m'a pas communiqué les transcriptions des contre-interrogatoires de l'affaire antérieure, mais j'ai toute raison de penser qu'elles diffèrent de celles qui ont été déposées dans la présente instance.

 

[45]           Sandoz a produit des témoignages d'experts différents de ceux auxquels Apotex a eu recours dans la présente instance. Les témoins experts de Sandoz étaient le Dr Henry Jampel et M. Ashim Mitra, dont le juge Crampton énumère respectivement les titres aux paragraphes 30 et 31 de ses motifs. Je ne dispose pas de copies de leurs affidavits ni des transcriptions de leurs contre-interrogatoires. Le juge Crampton a exprimé au paragraphe 32 de ses motifs des doutes sérieux sur la crédibilité de M. Mitra.

 

[46]           Le juge Crampton formule les questions en litige dans Sandoz  au paragraphe 33 de ses motifs. La seule question relative au brevet 764 était celle de l'évidence. Au paragraphe 35, il cite les mêmes revendications que celles qu'Allergan fait valoir dans la présente instance; en outre, Allergan qualifiait la revendication 22 de représentative dans Sandoz, comme elle le fait ici. Le juge Crampton précise au paragraphe 36 qu'« [a]ucune des parties ne conteste » l'interprétation du libellé des revendications en question :

 

36     Aucune des parties ne conteste l’interprétation du libellé des revendications 1, 3, 6 et 22 du brevet 764 (les revendications représentatives du brevet 764). Les parties s’entendent généralement pour dire que ces revendications décrivent une association fixe de brimonidine (0,2 %) et de timolol (0,5 %) dans un vecteur pharmaceutiquement acceptable contenant du BAK (0,001 % à 0,01 %) (la composition) et l’utilisation de la composition dans le traitement topique du glaucome et de l’hypertension oculaire.

 

[47]           Au paragraphe 37, le Juge Crampton présente le critère de l’évidence en quatre volets tiré de l’arrêt de la Cour suprême du Canada Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, [2008] 3 RCS 265 :

37     Le critère de l’évidence comporte les quatre volets suivants :

 

Le critère de l’évidence comporte les quatre volets suivants :

 

 1.   Identifier la personne versée dans l’art et les connaissances générales courantes pertinentes;

 

 2.   Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

 

3.   Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale;

 

4.   Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences (i) constituent-elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou (ii) dénotent-elles quelque inventivité (Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265, au paragraphe 67 [Sanofi]).

 

 

 

[48]           En ce qui concerne le premier volet, le juge Crampton définit comme suit la personne versée dans l’art (aux paragraphes 38 à 40) :

 

38     Le Dr Fechtner était d’avis que la personne versée dans l’art à qui s’adresse le brevet 764 [traduction] « est une personne qui travaille à mettre au point des formulations pharmaceutiques et des méthodes thérapeutiques pour l’œil ou un spécialiste du traitement des maladies de l’œil, par exemple un optométriste ou un ophtalmologiste, qui possède aussi une expérience en mise au point de formulations pharmaceutiques ophtalmiques ou en conception et tenue d’essais cliniques sur de telles formulations ». [Non souligné dans l’original.]

 

39     M. Mitra et le Dr Jampel avaient une opinion analogue, soit que le brevet 764 s’adresse à des formulateurs de compositions pharmaceutiques et à des ophtalmologistes. Toutefois, Sandoz s’est par la suite dite d’avis que la personne versée dans l’art est à la fois un ophtalmologiste qui pratique la médecine et un formulateur de compositions pharmaceutiques. Au cours de l’instruction de la présente demande, Sandoz a affirmé que cette différence d’opinions entre le Dr Fechtner et ses propres experts était mineure et n’avait aucun effet réel.

 

40     Cela étant dit, à mon avis, la personne versée dans l’art à qui s’adresse le brevet 764 est soit un formulateur de compositions pharmaceutiques soit un spécialiste du traitement des maladies de l’œil, comme le décrit le Dr Fechtner. Feraient partie de ce groupe des personnes telles que le Dr Jampel (qui a admis en contre‑interrogatoire n’avoir aucune expérience en formulation), le Dr Fechtner, M. Mitra et M. Beck, ce qui est conforme à la position adoptée par Sandoz dans son avis d’allégation.

 

 

[49]           Les connaissances que la personne versée dans l’art possédait à la date pertinente ont été définies aux paragraphes 41 à 45 de ses motifs :

 

41     Le Dr Jampel affirme dans son affidavit que les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à la date de priorité étaient les suivantes :

 

 

i.    des connaissances approfondies sur l’hypertension oculaire et le glaucome;

 

ii.   des connaissances approfondies sur les médicaments qui abaissent la PIO en usage à cette période, y compris ceux décrits aux paragraphes 14 et 18, ci-dessus;

 

iii.  le fait de savoir que les médicaments qui abaissent la PIO étaient couramment administrés en combinaison, que ce soit en concomitance ou en association, afin d’obtenir une réduction satisfaisante de la PIO, et que l’utilisation de deux médicaments qui abaissent la PIO entraîne une réduction plus forte de la PIO que ne le fait chaque médicament pris individuellement;

 

iv.  le fait de savoir que tant la brimonidine que le timolol étaient des médicaments reconnus pour abaisser la PIO;

 

v.  le fait de savoir que la brimonidine et le timolol avaient déjà été utilisés en concomitance et que ce traitement avait entraîné une plus grande réduction de la PIO que la brimonidine ou le timolol employés seuls;

 

vi.  le fait de savoir que, dans les associations médicamenteuses offertes sur le marché, l’un des principes actifs était généralement le timolol – par exemple COSOPT (association dorzolamide-timolol en vente aux États-Unis depuis 1998 et au Canada depuis 1999) ou des associations pilocarpine-timolol ou latanoprost-timolol (Xalacom) commercialisées à l’extérieur des États-Unis avant 2002;

 

vii.  le fait de savoir que le BAK était un agent de conservation d’usage courant dans les solutions ophtalmiques.

 

42        À l’audience, Allergan a déclaré que, bien qu’il pouvait exister [traduction] « certaines différences subtiles » entre les témoignages de ses experts et celui de M. Jampel, elle ferait reposer son argumentation sur la thèse susmentionnée de M. Jampel au sujet des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à la date de priorité. Je suis par conséquent disposé à accepter le résumé suivant fourni par M. Jampel aux fins de la présente analyse sous réserve des observations qui suivent.

 

43        Premièrement, je suis convaincu que la preuve au dossier démontre que la personne versée dans l’art à la date de priorité aurait aussi été au courant que le produit de brimonidine de deuxième génération d’Allergan, ALPHAGAN P, contenait (i) 0,15 % de brimonidine, plutôt que la concentration de 0,2 % utilisée dans la composition, et que (ii) l’agent de conservation était Purite plutôt que le BAK. Cette personne aurait également su que, lorsque la brimonidine et le timolol étaient administrés en concomitance, l’état de la technique consistait à administrer ces médicaments séparément, à cinq minutes d’intervalle, afin d’éviter l’effet de « sevrage thérapeutique ».

 

44        Deuxièmement, le dossier démontre aussi que la personne versée dans l’art aurait été au courant de l’existence du brevet américain no 5,502,052, délivré le 26 mars 1996 (le brevet DeSantis), qui laissait croire que les compositions antiglaucomateuses renfermant une association d’un ou plusieurs bêta‑bloquants (comme le timolol) avec un ou plusieurs agonistes alpha-2 (la brimonidine n’était pas expressément mentionnée) permettaient une plus grande réduction de la PIO que celle qu’il était possible d’obtenir avec la même concentration de l’un ou l’autre type de principe actif employé seul.

 

45        Troisièmement, je suis convaincu que la personne versée dans l’art aurait également su que les bienfaits liés à une association fixe de deux principes actifs utilisée dans le traitement topique du glaucome, par rapport au traitement concomitant par ces deux mêmes principes actifs, comprendraient probablement : (i) une moins grande quantité d’agent de conservation administrée aux patients et (ii) une meilleure observance du traitement par le patient avec l’association médicamenteuse.

 

[50]           Le juge Crampton est ensuite passé au deuxième volet, qu’il définit comme « l’idée originale ». Il a tenté de faire une distinction entre le contenu des revendications, correctement interprétées, et « l’idée originale […] en vue de procéder à la troisième étape du critère de l’évidence. » Aux paragraphes 46 à 51 de ses motifs, il écrit ce qui suit :

46        Sandoz affirme que, dans tout brevet, [traduction] « ce sont les revendications qui définissent l’invention » et que l’idée originale du brevet 764 doit être discernée uniquement à partir du libellé des revendications du brevet.

 

47        Il est bien établi en droit que ce sont les revendications du brevet qui définissent les « clôtures » ou les « frontières » qui délimitent la « portée » du monopole conféré par le brevet (Free World Trust, précité, aux paragraphes 14, 33, 51 et 66). Cela étant dit, pour arriver à une « interprétation téléologique », il est permis de tenir compte d’autres éléments du brevet en se plaçant du point de vue de « la personne versée dans l’art à qui il s’adresse » pour résoudre une ambiguïté et pour assurer la souplesse et l’équité lorsqu’il s’agit de différencier les caractéristiques essentielles de l’invention de celles qui ne sont pas essentielles (Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067, au paragraphe 48 [Whirlpool]). Compte tenu du fait qu’il n’y a pas de divergence entre les parties en l’espèce au sujet de l’interprétation des revendications, il n’est pas nécessaire d’aller au‑delà du texte des revendications du brevet 764 pour préciser la portée du monopole revendiqué dans ce brevet.

 

48        On ne peut en dire autant de l’idée originale des revendications.

 

49        De façon générale, les revendications représentatives du brevet 764 revendiquent simplement l’usage topique d’une composition dans un œil touché pour le traitement du glaucome. Sandoz affirme que l’idée originale des revendications en question doit être discernée à partir de cette seule description. Le Dr Jampel abondait dans le même sens.

 

50        Je ne suis pas de cet avis. Si tel était le cas, il ne serait pas possible dans la présente espèce et dans des affaires semblables de bien saisir les différences qui existent entre l’état de la technique et l’idée originale de la revendication en vue de procéder à la troisième étape du critère de l’évidence.

 

51        Dans les affaires comme la présente où « [i]l n’est pas facile de saisir l’idée originale à partir des seules revendications », il est à la fois nécessaire et permis d’examiner le reste du brevet « pour déterminer l’inventivité de la revendication » (Sanofi, précité, au paragraphe 77). En d’autres termes, pour « définir la nature de l’invention » qui est articulée dans les revendications, et pour bien comprendre la mesure dans laquelle l’invention revendiquée diffère de l’état antérieur de la technique, la Cour peut « examiner l’ensemble du mémoire descriptif » du brevet (Whirlpool, précité, au paragraphe 49g), citant l’arrêt Consolboard Inc c MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd, [1981] 1 RCS 504, aux pages 520 et 521). Cela étant dit, il vaut la peine de souligner qu’« [o]n ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive » (Sanofi, précité, au paragraphe 77).

 

 

[51]           Il conclut au paragraphe 58 que « l’idée originale » du brevet 764 comprend également (i) le meilleur profil d’innocuité (ii) l’administration b.i.d. sans réduction de l’efficacité en après-midi et (iii) la réduction de la quantité quotidienne d’agent de conservation administrée. Il écrit :

 

58     Je suis convaincu que l’idée originale des revendications du brevet 764 comprend également (i) le meilleur profil d’innocuité de la composition, (ii) l’administration b.i.d. sans réduction de l’efficacité en après-midi et (iii) la réduction de la quantité quotidienne d’agent de conservation administrée aux patients qui utilisent à la fois la brimonidine et le timolol. Même si Allergan soutenait que l’idée originale des revendications comprenait également [traduction] « une réduction de la PIO plus importante avec l’association qu’avec la monothérapie par les agents individuels », il s’agit là d’une assertion mal fondée qui n’a pas été reprise dans les observations écrites ou orales ultérieures d’Allergan. Par conséquent, je n’en traiterai plus.

 

 

 

[52]           Le juge Crampton est ensuite passé au troisième volet, les différences entre l’état de la technique et l’idée originale, à partir du paragraphe 64, où il note les différences qu’il a observées :

 

64     Les différences entre l’état antérieur de la technique décrit aux paragraphes 41 à 45 et l’idée novatrice des revendications du brevet 764 sont les suivantes : (i) la composition associe de la brimonidine et du timolol dans une seule formulation chimiquement stable – cette association n’avait jamais été fabriquée auparavant ni n’avait été signalée dans les antériorités, (ii) la composition a un profil d’innocuité supérieur à celui de la brimonidine t.i.d., (iii) la composition permet une administration b.i.d. sans réduction de l’efficacité en après‑midi par rapport au traitement par la brimonidine t.i.d. et (iv) chez les patients traités par la composition, la quantité de BAK administrée chaque jour est réduite de façon importante par rapport au traitement concomitant par la brimonidine et le timolol.

 

 

[53]           Au paragraphe 65, le juge Crampton souligne qu’une grande partie de la preuve concernant ces différences, fournie par M. Beck, l’un des témoins nommés, n’a pas été contredite :

 

65     En ce qui concerne l’administration b.i.d. sans réduction de l’efficacité en après-midi, le brevet 764 indique entre autres que, dans l’essai clinique mentionné juste au-dessus, la baisse enregistrée 9 heures après le début des tests quotidiens par rapport à la PIO diurne de référence « était plus importante à tous les rendez-vous de suivi dans le groupe recevant l’association que dans le groupe recevant la brimonidine, même si les différences n’étaient pas statistiquement significatives (p ≥ 0,104) ». Selon la preuve non contestée de M. Beck, « la fréquence d’administration approuvée pour une formulation a une incidence significative sur son utilisation et son utilité à cause des malaises, de la difficulté, du caractère désagréable et du risque d’infection associé à l’instillation de gouttes oculaires ». Pour ces raisons, M. Beck a affirmé qu’une formulation approuvée pour une administration b.i.d. « est, toutes les autres choses étant égales, de beaucoup préférable à un médicament qui doit être administré trois fois par jour ». Encore là, cette opinion n’a pas été contestée. Pour ce qui est de la composition elle-même, elle ne nécessite que deux administrations distinctes par jour, par rapport aux cinq administrations qui demeurent nécessaires aux États-Unis chez les patients qui reçoivent de la brimonidine (t.i.d.) et du timolol (b.i.d.) en concomitance, et aux quatre administrations distinctes requises ailleurs pour ce traitement concomitant. Pour cette raison, M. Beck a soutenu en contre-interrogatoire que « une association médicamenteuse administrée deux fois par jour serait considérée comme plus avantageuse, sur le plan de l’observance du traitement, que les monothérapies » administrées quatre ou cinq fois par jour. Cette opinion n’a pas été contestée non plus.

 

[54]           Le juge Crampton a rejeté l’argument de Sandoz selon lequel les revendications visaient simplement une formulation et que les propriétés de cette formulation ne pouvaient pas faire partie de l’idée originale du brevet. Il écrit aux paragraphes 68 et 69 :

 

68     En outre, Sandoz soutient que, comme la prétendue invention revendiquée dans le brevet 764 existait une fois que l’association elle‑même a été fabriquée, les bienfaits découverts lors des essais cliniques ultérieurs d’Allergan ne peuvent pas faire partie de l’idée novatrice du brevet. Sandoz a ajouté que, pour que le profil d’innocuité supérieur de la composition soit reconnu, la Cour devrait conclure que l’invention n’existait pas avant que l’essai clinique ait été mené et que ses résultats aient été analysés.

 

 

69     Je ne suis pas de cet avis. La jurisprudence citée par Sandoz sur ce point appuie simplement la proposition qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’utilité d’un brevet pharmaceutique au moyen d’essais cliniques antérieurs chez l’humain (Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77 [2002] 4 RCS 153, au paragraphe 77; Pfizer (2009 CF 638), précité, aux paragraphes 87 et 88; conf. par 2010 CAF 242). En l’espèce, les données en question sur l’innocuité étaient divulguées dans le brevet 764 et faisaient légitimement partie de l’idée novatrice de ce brevet.

 

 

[55]           Le juge Crampton est ensuite passé au quatrième volet, au paragraphe 70, dans lequel il devait déterminer si les différences entre l’idée originale et l’état de la technique constituaient des étapes évidentes. Il énumère les quatre facteurs à considérer au paragraphe 71 :

 

70     Dans l’arrêt Sanofi, précité, aux paragraphes 69 et 70, le juge Rothstein a énuméré un certain nombre de facteurs dont il faut tenir compte lorsqu’il convient de déterminer si l’invention résultait d’un « essai allant de soi ». En l’espèce, Allergan a admis qu’il y avait lieu de procéder à cette analyse parce que la composition est une invention pharmaceutique qui est le fruit de l’expérimentation (Sanofi, précité, au paragraphe 68; Bridgeview Manufacturing Inc c 931409 Alberta Ltd, 2010 CAF 188, au paragraphe 42). Je suis du même avis.

 

 

71     Par conséquent, il convient de considérer les facteurs suivants énoncés par le juge Rothstein :

 

 

*   Est-il plus ou moins évident que l’essai serait fructueux? Existe-t-il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

*   Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis? Les essais sont-ils courants ou l’expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

*   L’état antérieur de la technique fournit-il un motif de rechercher la solution?

 

*   Quelles ont été les mesures concrètes ayant mené à l’invention?

 

a)   Était-il plus ou moins évident que la composition serait efficace? Existait-il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

 

[56]           Le premier de ces facteurs est celui qu’il a jugé « plus ou moins évident ». Il écrit au paragraphe 72 :

 

72     Sandoz a allégué que, dans la mesure où il existait un besoin reconnu d’un produit ayant les avantages prétendus de la composition, la personne versée dans l’art aurait pertinemment su qu’une association médicamenteuse offrirait de tels avantages. Cependant, même si cette personne avait su qu’une association médicamenteuse telle que la composition offrirait des avantages particuliers, il ne s’agit pas là d’une base suffisante pour conclure qu’il était plus ou moins évident que la composition serait efficace ou qu’il existait des solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art pour obtenir la composition. C’est une chose que de croire qu’un éventuel produit aurait ou pourrait avoir certaines propriétés avantageuses, mais c’en est une autre que de réussir à créer ce produit. Et c’est sur ce dernier point que doit reposer l’évaluation (Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CAF 8, au paragraphe 29 [Pfizer (2009 CAF 8)]).

 

 

[57]           Sandoz s’est appuyée sur ce que décrit le brevet DeSantis (brevet américain no 5,502,052), qui est précisé au paragraphe 44 des motifs du juge Crampton, ainsi que sur une « série d’articles » annexés à l’affidavit du Dr Jampel. Aux paragraphes 72 à 90 de ses motifs, le juge Crampton examine la preuve fournie par les témoins d’Allergan et de Sandoz, particulièrement en ce qui concerne plusieurs des propriétés des formulations précises dont il est question à la revendication 22 du brevet 764. Il conclut au paragraphe 91 :

 

91     En résumé, à la lumière de ce qui précède, j’estime (i) qu’il n’aurait pas été plus ou moins évident pour la personne versée dans l’art dépourvue d’esprit inventif que la formulation de la brimonidine et du timolol en une association médicamenteuse fixe chimiquement stable aurait été fructueuse et (ii) qu’il n’existait pas un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art.

.

 

(b) Quels efforts — leur nature et leur ampleur — ont été requis? Les essais étaient-ils courants ou l’expérimentation a-t-elle été longue et ardue de telle sorte que les essais ne pouvaient être qualifiés de courants?

 

 

[58]           Le deuxième facteur que le juge Crampton a pris en considération était la nature et l’ampleur des efforts requis. Sandoz a allégué que les travaux de M. Beck et de son équipe étaient courants. Le juge Crampton n’était pas de cet avis. Aux paragraphes 103 et 104, il écrit :

 

103     En résumé, avant d’en arriver à la composition finale, M. Beck et son équipe :

 

 

i.   ont envisagé l’utilisation d’autres principes actifs;

 

ii.   ont subi des échecs avec leurs formulations de Brimo X et de Synergel;

 

iii.   ont subi un échec avec l’agent de conservation qu’ils jugeaient supérieur au BAK et qu’ils avaient utilisé dans ALPHAGAN P (produit approuvé par la FDA des États‑Unis peu avant la date de priorité);

iv.   ont constaté une dégradation nouvelle lorsque la brimonidine et le timolol étaient combinés au BAK.

 

104     D’après ce qui précède, j’estime que M. Beck et son équipe (i) ont effectué beaucoup de travail difficile et non courant et ont surmonté plusieurs obstacles imprévus pour mettre au point la composition et (ii) n’ont pas consacré beaucoup de temps et d’efforts à travailler à de possibles formulations qui n’auraient pas été envisagées par la personne versée dans l’art.

 

 

[59]           Le troisième facteur pris en considération par le juge Crampton dans ses motifs est décrit à partir du paragraphe 114. Il admet la preuve non contestée du Dr Fechtner, expert d’Allergan, aux paragraphes 115 et 116 :

115     La preuve non contestée du Dr Fechtner sur ce point, que j’admets, est la suivante :

 

(i)  la difficulté connue de faire approuver par la FDA des États-Unis une association médicamenteuse fixe utilisée dans le traitement du glaucome dissuadait fortement la personne versée dans l’art de mettre au point un tel médicament, et la personne versée dans l’art n’aurait pas eu de motif de mettre au point une association médicamenteuse fixe contenant du timolol et la brimonidine;

(ii)  le temps, les efforts et les ressources requis pour mener les essais cliniques décrits dans l’affidavit de M. Beck auraient eu comme effet de dissuader la personne versée dans l’art de procéder à la mise au point de la composition;

(iii)  le coût des travaux requis pour mettre au point un tel médicament aurait dissuadé encore davantage la personne versée dans l’art de mener ces travaux.

 

116      Une autre observation du Dr Fechtner qui est pertinente à ce sujet est que la personne versée dans l’art aurait su que la combinaison de deux médicaments en une association fixe pouvait entraîner une suradministration ou une sous‑administration de l’un des principes actifs, ce qui semble avoir été le cas avec l’association pilocarpine-épinéphrine.

 

[60]           Dans le résumé, le juge Crampton écrit au paragraphe 117 :

 

117     Il découle des conclusions tirées aux rubriques a) à c) ci‑dessus que la combinaison de la brimonidine et du timolol en une association médicamenteuse fixe n’ « allait pas de soi » pour la personne versée dans l’art. En bref, (i) il n’était pas plus ou moins évident que les étapes suivies pour obtenir une formulation chimiquement stable de la composition seraient fructueuses, (ii) les essais menés pour obtenir cette formulation n’étaient pas courants, (iii) Allergan n’avait pas de motif puissant de mener ces essais et (iv) les mesures concrètes prises pour obtenir la composition ne laissent pas croire que la composition était évidente.

 

 

[61]           Le juge Crampton a aussi pris en considération les mesures concrètes prises par les inventeurs, dont au moins trois démarches qui se sont révélées vaines et inutiles. Il écrit au paragraphe 122 :

 

122     Compte tenu des renseignements qui ont été examinés aux paragraphes 96 à 103, je conclus que ce facteur milite en faveur de la conclusion que la composition n’était pas évidente. En résumé, M. Beck et son équipe n’ont pas mis au point la composition « rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais, compte tenu de l’art antérieur et des connaissances générales courantes ». Au contraire, ils ont entrepris au moins trois « démarches qui se sont révélées vaines et inutiles » (Sanofi, précité, au paragraphe 71) et ont rencontré plusieurs obstacles avant de réussir à mettre au point la composition.

 

 

 

[62]           Enfin, le juge Crampton a pris en considération le succès commercial, qu’il reconnaît comme un facteur secondaire. Il écrit au paragraphe 125 :

 

125     Certains éléments de preuve laissent croire que le succès commercial de COMBIGAN est au moins attribuable en partie au profil d’innocuité favorable de l’idée originale du brevet 764. En bref, selon la preuve non contestée du Dr Fechtner, « l’une des raisons pour lesquelles COMBIGAN connaît un succès commercial (et l’une des raisons pourquoi je le prescris) est qu’il a un profil d’effets secondaires avantageux comparativement à ses composants et aux autres options thérapeutiques existantes ». Cette affirmation n’a pas été contestée par les experts de Sandoz.

 

 

[63]           En conclusion, le juge Crampton estime que l’allégation de Sandoz voulant que le brevet 764 soit invalide pour cause d’évidence n’est pas fondée. Il indique ce qui suit dans sa conclusion, au paragraphe 127 :

 

127     Allergan s’est acquittée de son fardeau de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, l’allégation de Sandoz voulant que le brevet 764 soit invalide pour cause d’évidence n’est pas fondée. Pour les motifs résumés au paragraphe 117, cela resterait vrai même si l’idée originale des revendications du brevet 764 ne comprenait pas les améliorations surprenantes et incontestées sur les plans de l’innocuité, de l’élimination de la réduction de l’efficacité en après-midi et de la réduction de la dose de BAK administrée chaque jour par rapport au traitement concomitant par la brimonidine et le timolol. Ces autres aspects de l’idée originale ne font que renforcer la conclusion de non‑évidence de l’invention revendiquée dans le brevet 764.

 

 

[64]           Il est à noter que Sandoz n'a avancé aucune allégation d'invalidité du brevet 764 pour cause d'antériorité. Par conséquent, le juge Crampton n'a prononcé aucune conclusion touchant ce motif d'invalidité.

 

[65]           On peut envisager l'effet du jugement du juge Crampton de deux points de vue, soit celui de la courtoisie judiciaire et celui de la jurisprudence relative au Règlement AC. J'examinerai d'abord la question de la courtoisie judiciaire.

 

b)         La courtoisie judiciaire

[66]           La question de la courtoisie judiciaire se pose lorsqu'un tribunal se trouve en présence d'une décision antérieure de la même juridiction portant sur les mêmes points de droit ou circonstances de fait. On pense généralement que ce tribunal doit se conformer à ladite décision antérieure, à moins qu'elle ne soit manifestement erronée ou que la jurisprudence n'ait changé. On devrait donc suivre la décision antérieure, sauf si l'on a une très bonne raison de ne pas le faire – et il ne faut pas entendre par là une argumentation plus puissante ou plus convaincante des avocats, mais la démonstration que tel précédent a manifestement été négligé ou que la jurisprudence a changé depuis. Le juge Richard (qui devait plus tard devenir juge en chef de la Cour fédérale) a exposé la question dans Glaxo Group Ltd c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), ACF no 1430, paragraphes 10 à 12, (1995), 64 CPR (3d) 65, pages 67 (ligne h) à 68 (ligne g) :

Le principe de la courtoisie judiciaire a été énoncé de la manière suivante :

            [TRADUCTION] Il est généralement admis que la présente cour doit se conformer à ses décisions antérieures à moins qu'il ne soit possible de démontrer que ces décisions antérieures étaient manifestement erronées ou ne devraient plus être appliquées lorsque, par exemple, (1) la cour n'a pas tenu compte dans ses décisions de dispositions législatives ou de décisions antérieures qui auraient entraîné un résultat différent ou (2), si elles sont suivies, la décision entraînerait une injustice grave. La raison qui est invoquée en règle générale pour justifier cette attitude est la courtoisie judiciaire. Bien qu'il s'agisse sans aucun doute d'une raison fondamentale justifiant une telle approche, je pense qu'il existe un motif tout aussi fondamental sinon plus impérieux et il s'agit de la nécessité d'une certaine certitude quant au sens de la loi, dans la mesure où celle-ci peut être établie. La position des avocats serait intenable lorsqu'ils conseillent leurs clients si une section de la cour était libre de rendre sa décision sur un appel sans tenir compte d'une décision antérieure ou du principe qui y était en cause

 

Bell v. Cessna Aircraft Co. , [1983] 149 D.L.R. (3d) 509, p. 511, 36 C.P.R. 115, [1983] 5 W.W.R. 178 (C.A. C.‑B.).

 

            Le juge Jackett, président de la Cour de l'Échiquier, a adopté une position analogue dans l'affaire Can. S.S. Lines v. M.N.R., [1966] R.C.É. 972, p. 976, [1966] C.T.C. 255, 66 D.T.C. 5205 :

 

            [TRADUCTION] Je crois que je suis obligé de suivre la même démarche que dans ces affaires puisqu'il s'agit d'un litige semblable tant que, le cas échéant, une démarche différente ne sera pas indiquée par une juridiction supérieure. Lorsque je dis que je suis obligé, je ne veux pas dire que je suis obligé par quelque règle stricte découlant du stare decisis mais par ma propre opinion quant à la désirabilité de voir la jurisprudence de notre juridiction suivre un cours aussi constant que possible.

 

            Dans l'affaire R. v. Nor. Elec. Co (1955), 24 C.P.R. 1, p. 19, [1955] 3 D.L.R. 449, [1955] O.R. 431 (H.C.), le juge en chef McRuer a dit :

 

            [TRADUCTION] Compte tenu de tous les droits d'appel qui existent à l'heure actuelle en Ontario, je pense que le juge Hogg a énoncé le principe approprié de common law devant s'appliquer dans le jugement qu'il a rendu dans l'affaire R. ex rel. McWilliam v. Morris, [1942] O.W.N. 447, où il a dit : « Le principe du stare decisis est depuis longtemps reconnu dans notre droit. Sir Frederick Pollock affirme, dans son First Book of Jurisprudence, 6e éd., p. 321 : "Les décisions d'une cour supérieure ordinaire lient tous les tribunaux d'instance inférieure faisant partie de la même juridiction et, bien qu'elles ne lient pas absolument les cours ayant une compétence connexe ni cette présente cour elle-même, elles seront suivies lorsqu'il n'y a aucune raison grave à l'encontre d'un jugement." »

 

            À mon avis, une raison grave à l'encontre d'un jugement ne signifie pas un argument qui semble puissant aux yeux d'un juge en particulier mais quelque chose qui indique que la décision dont il s'agit a été rendue sans tenir compte d'une loi ou d'un précédent qui aurait dû être suivi. Je ne crois pas que l'on doive considérer qu'une raison est grave en ce sens simplement d'après la manière de voir personnelle du juge.

 

 

[67]           Le juge Barnes de notre Cour a appliqué le principe de la courtoisie judiciaire dans une instance relative à un AC en suivant une décision antérieure où les mêmes revendications du brevet en litige avaient été interprétées. Il a expliqué au paragraphe 31 de sa propre décision – Pfizer Canada Inc c Canada (Santé), 2007 CF 446, (2007), 59 CPR (4th) 166 (CF) – pourquoi il avait retenu cette interprétation antérieure :

 

31     Dans un cas comme celui qui nous occupe, le principe de la courtoisie judiciaire s’applique, parce que les décisions respectives du juge Hughes dans les affaires Pharmascience et Cobalt, précitées, portent exclusivement sur l’interprétation de la revendication 22 du brevet 493 sans égard aux opinions d’experts présentées par les parties ni mention de celles-ci. Le juge Hughes a pu interpréter le brevet en limitant son examen à son seul libellé; ce faisant, il s’est prononcé sur une question de droit, et il convient de faire preuve de retenue à l’égard de cette décision. Dans un tel contexte, il importe peu que la preuve mise à ma disposition soit différente de celle présentée au juge Hughes. Si celui-ci a été capable d’interpréter le brevet sans recourir à une preuve extrinsèque, la courtoisie judiciaire commande que j’en fasse autant, à moins de conclure que la décision du juge Hughes est « manifestement erronée ».

 

 

[68]           Suivant le principe de la courtoisie judiciaire, par conséquent, je dois me conformer aux diverses conclusions du juge Crampton à moins que je ne sois convaincu que sa décision est « manifestement erronée », en ce qu'il aurait omis de prendre en considération une disposition législative ou un précédent pertinents, en ce qu'il aurait mal appliqué cette disposition ou ce précédent, ou en ce que la législation ou la jurisprudence auraient subi des changements pertinents dans l'intervalle. Cependant, s'agissant des conclusions de fait qu'il a tirées des éléments de preuve dont il disposait, je suis libre de prononcer des conclusions différentes si la preuve portée devant moi est différente. C'est sous ce dernier rapport qu'il convient d'examiner la jurisprudence qui s'est élaborée relativement au Règlement AC. Ce sera l'objet du développement qui suit.

 

c)         La jurisprudence

[69]           L'imperfection de la procédure que prévoit le Règlement AC pour le règlement efficace des différends entre les innovateurs et les génériqueurs ne fait aucun doute. La loi américaine dite Hatch‑Waxman Act, ses diverses modifications comprises, réussit en général beaucoup mieux à résoudre ou prévenir plusieurs des problèmes procéduraux qui affligent notre Cour. La remise en litige est l'un de ces problèmes.

[70]           Comme notre Cour se trouve parfois submergée d'instances introduites sous le régime du Règlement AC, plusieurs tentatives ont été faites pour prévenir les litiges apparemment superflus ou au moins en réduire le nombre. Par exemple, l'alinéa 6(5)b) du Règlement AC prévoit la possibilité pour le génériqueur (la seconde personne) de former une requête en rejet sommaire de la demande en interdiction au motif de l'abus de procédure. De même, les Règles des Cours fédérales prévoient la possibilité de radier n'importe quelle instance à l'un ou l'autre de plusieurs motifs, dont l'abus de procédure. Cependant, ces dispositions des Règles se sont rarement révélées efficaces dans le cas des demandes, entendues par opposition aux actions. La Cour suprême du Canada, par la voix de la juge Arbour, a posé en principe au paragraphe 35 de Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, [2003] 3 RCS 77, que les juges disposent, pour empêcher les abus de procédure, d'un pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent. Mais l'application de ce pouvoir discrétionnaire semble au mieux hésitante.

 

[71]           Le juge Barnes de notre Cour a examiné le concept de courtoisie judiciaire dans le contexte des instances relatives à un AC au paragraphe 30 de la décision Pfizer Canada Inc c Canada (Santé), [2008] 1 RCF 672 :

 

30     Je suis d’accord avec l’avocate de Pfizer pour dire que le principe de la courtoisie judiciaire ne s’applique peut-être pas aisément aux demandes d’interdiction soumises en vertu du paragraphe 6(1)[modifié par DORS/98‑166, art. 5] du Règlement AC. Il peut en être ainsi parce que, même dans les cas concernant un produit générique commun et mettant en cause des contestations portant sur un brevet identique, les allégations formulées dans les avis d’allégation respectifs des fabricants de produits génériques ou la preuve des parties peuvent différer suffisamment pour donner lieu à des décisions judiciaires différentes. Cet état de choses a été reconnu dans l’arrêt récent Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. NovoPharm Limited et al., 2007 CAF 163, où le juge Edgar Sexton, traitant d’abus de procédure, a fait remarquer au paragraphe 50 : 

 

 

[…] Les avis d’allégations multiples délivrés par le même fabricant en rapport avec un médicament particulier et alléguant l’invalidité d’un brevet particulier sont généralement interdits, même si l’on invoque des motifs d’invalidité différents dans chaque cas. Cependant, dans le cas où un fabricant particulier a formulé une allégation mais a omis de présenter les arguments requis pour montrer que l’allégation en question était justifiée, il serait injuste d’empêcher un fabricant ultérieur, disposant de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable, de l’introduire. Cette situation peut donner lieu à un résultat contradictoire, mais cette préoccupation cède le pas au risque de faire preuve d’inéquité à l’endroit du fabricant à qui l’on interdit de faire valoir ses arguments juste parce que la démarche d’un autre fabricant était inadéquate [...]

 

Cette préoccupation, toutefois, n’entre pas en ligne de compte lorsque la question à décider concerne l’interprétation d’un brevet. Dans la mesure où il s’agit d’une question de droit qu’il appartient à la Cour de trancher, il devrait, du moins en théorie, n’exister qu’une seule bonne réponse, indépendamment de la preuve d’expert soumise au regard de la question. Ce principe est particulièrement évident lorsque l’on tient compte du fait que les experts sont les porte-parole objectifs de la personne fictive versée dans l’art.

 

[72]           Pour ce qui concerne spécialement le Règlement AC, les efforts des Cours fédérales pour régler le problème de la remise en litige ont commencé avec l'arrêt Sanofi‑Aventis Canada Inc c Novopharm Limitée, 2007 CAF 163. La Cour d'appel y examinait un appel contre une décision de la Cour fédérale concernant l'ordonnance rendue par un protonotaire sur une requête en rejet sommaire formée par la seconde personne (le génériqueur) sous le régime de l'alinéa 6(5)b). La première personne (l'innovateur) avait déposé une demande en interdiction contre le génériqueur relativement à un brevet qui, dans une instance antérieure introduite sous le régime du Règlement AC, avait été déclaré invalide. La protonotaire Milczynski avait radié la demande, et le juge du fond avait infirmé cette décision. La Cour d'appel fédérale, par une décision de deux contre un, a infirmé la décision du juge du fond et confirmé la radiation de la demande par la protonotaire. Le juge Sexton (appuyé par la juge Sharlow) écrivait ce qui suit au paragraphe 50 de l'arrêt en question :

 

50     Enfin, Sanofi‑Aventis et Schering soutiennent qu’en l’espèce, une conclusion d’abus de procédure serait source d’inéquité. Elles affirment que, bien qu’il soit interdit aux premières personnes de se défendre contre les allégations que font des fabricants ultérieurs après que l’on a conclu que l’allégation identique faite par un fabricant antérieur est justifiée, les fabricants ultérieurs sont autorisés à répéter les allégations déjà faites antérieurement par d’autres fabricants, et ce, même s’il a été conclu que les allégations antérieures étaient injustifiées. Cependant, il n’y aucune inéquité dans ce scénario. Toutes les parties sont tenues de respecter la même norme : chacune est tenue de présenter tous ses arguments, ainsi que tous les éléments de preuve pertinents, en première instance. Cela empêche l’innovateur de débattre à nouveau une question déjà tranchée dans une instance à laquelle il était partie, en s’appuyant sur des éléments de preuve additionnels qu’il avait décidé de ne pas produire à l’instance antérieure. De la même façon, les fabricants de médicaments génériques doivent faire valoir à la première occasion la totalité de leurs arguments. Les avis d’allégations multiples délivrés par le même fabricant en rapport avec un médicament particulier et alléguant l’invalidité d’un brevet particulier sont généralement interdits, même si l’on invoque des motifs d’invalidité différents dans chaque cas. Cependant, dans le cas où un fabricant particulier a formulé une allégation mais a omis de présenter les arguments requis pour montrer que l’allégation en question était justifiée, il serait injuste d’empêcher un fabricant ultérieur, disposant de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable, de l’introduire. Cette situation peut donner lieu à un résultat contradictoire, mais cette préoccupation cède le pas au risque de faire preuve d’inéquité à l’endroit du fabricant à qui l’on interdit de faire valoir ses arguments juste parce que la démarche d’un autre fabricant était inadéquate. Il est nécessaire dans chaque cas de mettre en équilibre l’effet d’une instance sur l’administration de la justice et l’inéquité que l’on cause à une partie en l’empêchant de faire valoir ses arguments.

 

 

[73]           Le juge Nadon, dissident, formulait quant à lui les conclusions suivantes au paragraphe 119 du même arrêt :

 

119     En résumé, je conclus que nous n’avons pas affaire ici à une situation où il faudrait appliquer la doctrine de l’abus de procédure. Premièrement, les parties à la présente instance ne sont pas les mêmes que celles qui ont comparu devant la juge Mactavish dans l’affaire Sanofi‑Aventis, précitée. Deuxièmement, la question qui est en litige en l’espèce et celle qui a été soumise à la juge Mactavish sont principalement des questions de fait et, par conséquent, il serait loisible au juge des faits dans la présente instance de tirer une conclusion différente. Troisièmement, en cherchant à interdire au ministre de délivrer un avis de conformité à Novopharm, l’appelante exerce simplement les droits que lui accorde le Règlement, lequel, comme je l’ai expliqué, n’empêche pas expressément ou implicitement un breveté de débattre à nouveau une question déjà plaidée contre un autre fabricant de médicaments génériques. Quatrièmement, il n’y a en l’espèce aucun « élément additionnel » qui ferait de la demande de l’appelante un abus de procédure. Contrairement à la situation dont il était question dans l’affaire Hoffmann‑La Roche, précitée, on ne peut pas dire qu’en remettant en cause la question débattue contre Apotex dans l’affaire Aventis‑Pharma, précitée, la conduite de l’appelante déclenche l’application de la doctrine de l’abus de procédure. Cinquièmement, on ne peut pas conclure que l’instance engagée par l’appelante, à la suite de la signification de l’avis d’allégation de Novopharm, est oppressive ou vexatoire.

 

[74]           Le juge Nadon a revisité cet arrêt dans le cadre d'un autre appel – Apotex Inc c Janssen‑Ortho, 2009 CAF 212 –, où l'alinéa 6(5)b) n'était pas en discussion, mais où il s'agissait plutôt de savoir si la signification d'un avis d'allégation (AA) par la seconde personne (le génériqueur) à la première personne (l'innovateur) avant le dépôt d'une quelconque demande devant la Cour pouvait être considérée comme un abus de procédure. On soutenait dans cet appel que les tribunaux s'étaient déjà prononcés sur certaines des allégations en cause. Le juge Nadon a posé que les remarques du juge Sexton étaient incidentes et que, quoi qu'il en fût, il ne pouvait être interdit à un génériqueur de formuler des allégations dans son AA. Relisons à ce propos les paragraphes 42 à 45 de l'arrêt en question :

 

42     Dans l’arrêt Sanofi‑Aventis, précité, la question de l’abus de procédure était soulevée en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement, qui prévoit que sur requête d’une seconde personne, la Cour fédérale peut rejeter une demande d’interdiction au motif qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou qu’elle constitue autrement un abus de procédure.

 

43     Dans le présent appel, toutefois, la question n’est pas de savoir si la demande de la première personne constitue un abus de procédure, mais plutôt d’établir si les allégations de la seconde personne dans son AA équivalent à un abus de procédure. L’alinéa 6(5)b) du Règlement ne s’applique manifestement pas en l’espèce et la Cour n’est pas appelée à rejeter une demande d’interdiction sur requête présentée par une seconde personne. Sans conteste, les observations du juge Sexton dans l’arrêt Sanofi‑Aventis, précité, sont des remarques incidentes qui ne lient pas la Cour et qui, de toute façon, n’étayent pas la position adoptée par le juge.

 

44     À mon avis, l’interprétation correcte du paragraphe 50 des motifs du juge Sexton dans l’arrêt Sanofi‑Aventis, précité, n’entraîne pas la conclusion qu’une seconde personne ne peut présenter un AA pour des motifs semblables à ceux d’un fabricant de médicaments génériques dans d’autres procédures que dans le cas où elle dispose de meilleurs éléments de preuve ou de meilleurs arguments juridiques. J’estime que le juge Sexton, au paragraphe 50 de ses motifs, cherchait simplement à expliquer son point de vue, soit que malgré la possibilité que des décisions différentes soient rendues à l’égard d’AA identiques ou similaires, l’équité exigeait que le fabricant de médicaments génériques, comme Apotex en l’espèce, qui n’avait pas encore débattu les questions qu’il soulevait dans son AA, soit autorisé à faire valoir son point de vue devant la Cour. À mon avis, on ne peut prétendre sérieusement que le juge Sexton soutenait qu’il fallait d’abord apprécier la preuve et les arguments juridiques du second fabricant de médicaments génériques avant que celui‑ci puisse envoyer son AA et répondre à la demande d’interdiction.

 

45     Je suis donc persuadé que rien dans l’arrêt de la Cour Sanofi‑Aventis, précité, n’appuie la conclusion du juge selon laquelle une seconde personne, sauf si elle est en mesure d’établir qu’elle dispose « de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable », ne peut envoyer un AA à un breveté et, de ce fait, répondre à la demande d’interdiction présentée par le breveté, en faisant valoir des motifs semblables à ceux qui ont été avancés par un autre fabricant de médicaments génériques dans d’autres procédures touchant le même breveté. Je conclus donc que le juge a commis une erreur en concluant comme il l’a fait sur la question de l’abus de procédure.

 

[75]           J'ai étudié ces deux arrêts dans Pfizer Canada Inc c Canada (Santé), 2009 CF 1165, et j'y ai conclu à la possibilité d'établir entre eux une distinction fine, comme je l'expliquais aux paragraphes 45 et 46 :

 

45     On peut faire une distinction étroite entre les décisions Apotex et Sanofi au motif que, dans Apotex, la Cour d’appel affirme qu’il est interdit à un fabricant de médicaments génériques d’alléguer quelque chose qui a déjà été tranchée dans une instance antérieure alors que, dans Sanofi, la Cour d’appel affirme qu’une cour de justice, en examinant l’affaire à l’audience doit faire preuve de prudence avant de rendre une décision différente d’une décision antérieure, sauf si elle dispose de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument plus valable. Si ce n’est pas là la différence, alors il est difficile de discerner une différence autre que le caractère contradictoire des décisions.

 

46     Je conclus de ces deux décisions et de la jurisprudence générale que les cours de justice ont adoptée une interprétation stricte et étroite du Règlement AC et des procédures qu’il prévoit. Le point de vue adopté par l’avocat de Pfizer en l’espèce est plus conforme à ce point de vue et le point de vue récemment exprimé par la Cour d’appel fédérale dans Apotex, précité, que chaque procédure doit être examinée en fonction de son « propre » bien-fondé, sans égard à ce qui aurait pu se produire dans, par exemple, une action débattue et tranchée concernant le même brevet. Le juge Nadon a écrit ce qui suit dans Apotex, précité, aux paragraphes 38, 47, 48 et 70 :

 

[. . .]

 

Par conséquent, je conclus que je dois examiner la procédure de demande relative à un AC indépendamment de l’action en invalidation. En d’autres mots, les conclusions tirées et le jugement rendu dans l’action en invalidation n’ont aucune incidence sur la conclusion et le jugement rendu dans l’instance relative à un AC. Cela est particulièrement le cas car, dans l’instance relative à un AC, aucune allégation de fraude en vertu de l’article 53 n’a été soulevée.

 

[76]           Touchant la question des « meilleurs éléments de preuve ou d'un argument juridique plus valable », j'ai expliqué aux paragraphes 23 à 26 de Pfizer Canada Inc c Canada (Santé), 2008 CF 500, à quel point il est difficile, lorsqu'on ne dispose pas du dossier complet de l'instance antérieure, d'établir si tels moyens de preuve ou de droit sont meilleurs que tels autres. En outre, même si l'on établit une différence entre les moyens, faut‑il en conclure que les uns sont meilleurs que les autres? Et jusqu'à quel point doivent-ils être « meilleurs »? Qu'on me permette de reproduire les paragraphes susdits :

 

23     Le système judiciaire est submergé d’instances relatives à un AC, nombre d’entre elles mettant en cause des génériques différents concernant, instance après instance, le même brevet, ou de la part du même innovateur revendiquant systématiquement le même brevet, et ce, même s’il a été déclaré, dans une instance relative à un AC, que le brevet en question est invalide. Aux États‑Unis, la législation permet de joindre plusieurs instances et parties intéressées. Dans l’arrêt Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2007 CAF 163 – demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême rejetée, [2007] C.S.C.R. no 311 – la Cour d’appel fédérale déclare au paragraphe 50 que, dans le contexte d’un AC, il ne faut pas permettre de débattre à nouveau du même brevet, même si des génériques différents sont en cause, à moins qu’une partie ultérieure dispose « de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable ».

 

24     C’est donc dire que les parties en cause dans une instance relative à un AC s’engagent dans une procédure « éliminatoire » :

 

1. L’affaire est-elle soulevée de manière suffisante dans l’avis d’allégation?

 

2. L’affaire a-t-elle déjà été tranchée, même si le médicament générique est différent et, dans l’affirmative, le médicament générique en question est-il assorti « de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable »?

 

25     La question des « meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable » est souvent source de confusion parce qu’il est difficile de discerner clairement quels étaient les éléments de preuve ou l’argument juridique en cause dans l’affaire antérieure. Le dossier relatif à l’affaire antérieure n’est pas le même que celui de la présente affaire. Les éléments de preuve produits et les arguments invoqués dans cette affaire sont parfois enveloppés dans un voile de secret par une ordonnance de confidentialité. Habituellement, tout ce dont on dispose, ce sont les motifs du ou des tribunaux antérieurs et, peut-être, les mémoires des arguments qui ont été déposés.

 

26     Il n’est guère surprenant que Pfizer soumette au processus « éliminatoire » les trois questions de validité que soulève Pharmascience, et qu’elle fasse valoir que tout ce qui reste est une certaine partie de l’argument de l’utilité. Pharmascience n’est pas d’accord. J’aborderai donc chacun des arguments invoqués en examinant le « mécanisme éliminatoire » et, quelle que soit ma décision, je ferai part de mon opinion sur les arguments de fond.

 

[77]           Je me suis encore une fois exprimé sur ce point au paragraphe 15 de Pfizer Canada Inc c Canada (Santé), 2008 CF 11 :

 

15     J’ai examiné la question d’une décision rendue antérieurement par la Cour à l’égard d’un brevet dans une instance portant sur un avis de conformité dans Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Limitée, 2007 CF 596. L’un des problèmes alors examiné, qui se pose également en l’espèce, vient de ce que le dossier de l’instance antérieure ne figure pas au dossier dans la présente instance. Ainsi, pour déterminer si l’on dispose dans la présente instance « de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable » que dans l’instance antérieure, la Cour ne peut recourir qu’à l’exposé des motifs dans l’instance antérieure. Dans Eli Lilly, j’ai ainsi déclaré sur le sujet (paragraphes 62 et 99) :

 

[62] Selon la jurisprudence, notre Cour peut donc, à son gré, étudier l'exposé des motifs donné par la juge Gauthier dans l'instance Apotex et établir si le génériqueur a présenté, touchant la validité du brevet 113, « de meilleurs éléments de preuve » ou « un argument juridique plus valable » dans la présente espèce que dans ladite instance. Si tel est le cas, elle doit examiner ces meilleurs moyens de preuve et de droit. Si la Cour constate l'absence de tels moyens plus valables, ce serait un abus de procédure que de permettre un nouvel examen de l'affaire. Le terme « abus » dans ce contexte ne signifie pas du tout que le deuxième génériqueur ait commis un acte répréhensible : tel n'est pas le cas. Ce n'est que quelques jours avant l'audience de la présente espèce qu'il aurait pu avoir connaissance de la publication prochaine de la décision de l'instance Apotex. Le terme « abus » signifie plutôt ici que le fait d'examiner l'affaire ab initio la deuxième fois (c'est‑à‑dire dans la présente espèce) constituerait un gaspillage des ressources de la Cour et risquerait de donner lieu à des résultats contradictoires. Le deuxième examen ne doit avoir pour objet que le point de savoir si le génériqueur dispose de « meilleurs éléments de preuve » ou de moyens de droit« plus valables », lesquels, si l'on en constate l'existence, doivent être examinés ab initio. Évidemment, si le génériqueur avance contre la validité du brevet un argument qu'on n'a pas fait valoir dans l'instance Apotex, la Cour l'examinera aussi ab initio.

 

[...]

 

[99] Par conséquent, il m'incombe dans la présente espèce de trancher les questions suivantes à propos de chacun des arguments avancés par Novopharm à l'appui de la thèse de l'invalidité :

 

1. Cet argument est il nouveau et différent? (Dans l'affirmative, il sera examiné ab initio.)

 

2. Si l’argument en question a déjà été examiné par la juge Gauthier, suis‑je saisi dans la présente espèce de « meilleurs » éléments de preuve ou de moyens de droit « plus valables » que ceux que révèle son exposé des motifs, de telle sorte que je pourrais m'écarter de ses conclusions?

 

 

[78]           J'ai conclu aux paragraphes 57 à 64 de la décision Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Limitée, 2007 CF 596, dans une affaire – très semblable à la présente – où un génériqueur voulait mettre en litige devant moi une question sur laquelle un autre génériqueur avait été débouté dans une instance antérieure, que l'espèce pouvait être examinée sous l'angle de l'« abus de procédure » ou sous celui de la « courtoisie judiciaire », mais que la Cour devait d'abord faire de son mieux pour établir si elle disposait de « meilleurs » moyens de preuve ou de droit. Voici le texte des paragraphes susdits :

57     Dans un autre arrêt très récent, Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limitée, 2007 CAF 163, la Cour d'appel fédérale s'est demandé si une première personne pouvait faire valoir un brevet contre une seconde personne différente dans une instance relevant du Règlement AC lorsque la Cour avait prononcé, par une décision définitive antérieure, l'invalidité de ce brevet. La Cour a rendu une décision partagée, le juge Sexton parlant au nom de la majorité. L'origine de l'affaire était une requête formée sous le régime de l'alinéa 6(5)b) par une seconde personne (un génériqueur) qui soutenait que ce serait un abus de procédure de la part de la première personne que d'invoquer un brevet déjà déclaré invalide dans une instance l'ayant opposée à une autre seconde personne. Le juge Sexton écrit ce qui suit (au nom de la majorité, comme je l'ai déjà dit) aux paragraphes 37 et 38 de son exposé des motifs :

 

[37] Dans le contexte du Règlement, le fait d'inciter à utiliser efficacement des ressources judiciaires limitées suscite également des préoccupations particulières. Ces ressources sont déjà considérablement grevées par les très nombreuses instances engagées en vertu de la réglementation. Toute tentative visant à grever davantage les ressources des parties et des tribunaux en engageant des actions répétitives sans justification convaincante milite fortement en faveur d'une conclusion d'abus de procédure.

 

[38] Par conséquent, même si la décision de la juge Mactavish ne dicterait pas l'issue de la présente demande et, de ce fait, s'il est impossible de dire que Sanofi‑Aventis n'a aucune chance de succès, je suis néanmoins contraint de conclure que la demande relative à l'avis d'allégation de Novopharm constitue un abus de procédure et qu'il convient donc de la rejeter.

 

58     La présente espèce pose un problème distinct. Nous avons ici affaire à la contestation par un génériqueur (une seconde personne) de la validité d'un brevet récemment déclaré valide dans une autre instance relative à un AC, qui opposait la première personne à un génériqueur différent.

 

59     Le juge Sexton a examiné le cas où un brevet a été déclaré valide à l'encontre des allégations d'un premier génériqueur. Selon lui, le premier génériqueur se trouverait alors empêché d'avancer ultérieurement des allégations tendant à faire prononcer l'invalidité du même brevet. Cependant, ajoute‑t‑il, il ne serait pas interdit à un génériqueur différent d'affirmer l'invalidité du brevet en se fondant sur de meilleurs moyens de preuve ou de droit. Il écrit ainsi au paragraphe 50 de son exposé des motifs :

 

[…] Les avis d'allégation multiples délivrés par le même fabricant en rapport avec un médicament particulier et alléguant l'invalidité d'un brevet particulier sont généralement interdits, même si l'on invoque des motifs d'invalidité différents dans chaque cas. Cependant, dans le cas où un fabricant particulier a formulé une allégation mais a omis de présenter les arguments requis pour montrer que l'allégation en question était justifiée, il serait injuste d'empêcher un fabricant ultérieur, disposant de meilleurs éléments de preuve ou d'un argument juridique plus valable, de l'introduire. Cette situation peut donner lieu à un résultat contradictoire, mais cette préoccupation cède le pas au risque de faire preuve d'inéquité à l'endroit du fabricant à qui l'on interdit de faire valoir ses arguments juste parce que la démarche d'un autre fabricant était inadéquate. Il est nécessaire dans chaque cas de mettre en équilibre l'effet d'une instance sur l'administration de la justice et l'inéquité que l'on cause à une partie en l'empêchant de faire valoir ses arguments.

 

60     La question devient alors celle de savoir comment la Cour peut établir si les moyens de preuve sont « meilleurs » ou les moyens de droit « plus valables ». Comme je le disais plus haut, le Règlement AC ne permet pas à une première personne de former une requête en abus de procédure sous le régime de l'alinéa 6(5)b). Par ailleurs, les dispositions des Règles de notre Cour touchant le jugement sommaire ou la radiation ne sont pas applicables à ce cas. Par conséquent, notre Cour ne peut établir les constatations nécessaires qu'en examinant l'exposé des motifs de la décision antérieure.

 

61     Bien qu'aucune des parties n'ait formé de requête ni n'eût probablement pu le faire, la Cour dispose elle-même d'un pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent pour empêcher les abus de procédure. Au paragraphe 35 de Sanofi‑Aventis Canada c. Novopharm Limitée et al., 2007 CAF 163, le juge Sexton s'appuie sur l'arrêt de la Cour suprême du Canada Toronto (Ville) c. S.F.C.P., section locale 79, [2003] R.C.S. 77, au paragraphe 35 duquel la juge Arbour écrit :

 

Les juges disposent, pour empêcher les abus de procédure, d'un pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent.

 

62     Selon la jurisprudence, notre Cour peut donc, à son gré, étudier l'exposé des motifs donné par la juge Gauthier dans l'instance Apotex et établir si le génériqueur a présenté, touchant la validité du brevet 113, « de meilleurs éléments de preuve » ou « un argument juridique plus valable » dans la présente espèce que dans ladite instance. Si tel est le cas, elle doit examiner ces meilleurs moyens de preuve et de droit. Si la Cour constate l'absence de tels moyens plus valables, ce serait un abus de procédure que de permettre un nouvel examen de l'affaire. Le terme « abus » dans ce contexte ne signifie pas du tout que le deuxième génériqueur ait commis un acte répréhensible : tel n'est pas le cas. Ce n'est que quelques jours avant l'audience de la présente espèce qu'il aurait pu avoir connaissance de la publication prochaine de la décision de l'instance Apotex. Le terme « abus » signifie plutôt ici que le fait d'examiner l'affaire ab initio la deuxième fois (c'est‑à‑dire dans la présente espèce) constituerait un gaspillage des ressources de la Cour et risquerait de donner lieu à des résultats contradictoires. Le deuxième examen ne doit avoir pour objet que le point de savoir si le génériqueur dispose de « meilleurs éléments de preuve » ou de moyens de droit « plus valables », lesquels, si l'on en constate l'existence, doivent être examinés ab initio. Évidemment, si le génériqueur avance contre la validité du brevet un argument qu'on n'a pas fait valoir dans l'instance Apotex, la Cour l'examinera aussi ab initio.

 

63     Il y a un autre élément à prendre en considération, à savoir la courtoisie judiciaire. Le juge Barnes de notre Cour a récemment étudié cette question dans Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2007] A.C.F. no 596, 2007 CF 446. Après avoir examiné l'exposé des motifs donné par le juge Sexton dans Sanofi‑Aventis, en particulier son paragraphe 50, cité plus haut, le juge Barnes a conclu (voir surtout les paragraphes 30 à 33 de son exposé des motifs) que le principe de la courtoisie judiciaire n'est peut-être pas facilement applicable aux instances relatives à un AC, mais que n'en subsiste pas moins la nécessité de la prévisibilité et de la cohérence lorsqu'il s'agit de questions, telles que l'interprétation des brevets, qu'on examine à partir du brevet lui-même et non de la preuve, ou lorsque les moyens de preuve ne sont pas différents.

 

64     Par conséquent, la Cour peut aborder la question du point de vue de l'« abus de procédure » ou de la « courtoisie judiciaire », ou des deux.

 

[79]           Il se pourrait que le juge Sexton ait eu le dernier mot sur la question dans Apotex Inc c Pfizer Ireland Pharmaceuticals, 2011 CAF 77, (2011), 93 CPR (4th) 42 (CAF), où le point en litige était celui de savoir s'il y avait lieu de radier des moyens de défense avancés par le titulaire d'un brevet dans une action en invalidation de ce dernier. Le breveté faisait valoir que son brevet avait été déclaré valide dans une instance antérieure ayant opposé les mêmes parties relativement à un AC. Par conséquent, soutenait‑il, en raison « des principes de l'autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée, [...] de la courtoisie et de l'abus de procédure », il était interdit de contester la validité de ce brevet dans une action subséquente.

[80]           Le juge Sexton, écrivant au nom de la Cour d'appel, a rappelé la différence séparant les instances relatives à un AC des actions concernant la validité. Cependant, ajoutait‑il au paragraphe 24, « il est possible » d'envisager l'application de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée et de l'abus de procédure lorsqu'on est saisi d'une instance subséquente relative à un AC plutôt que d'une action subséquente :

 

24     La Cour a affirmé à maintes reprises que les instances relatives à un avis de conformité sont très différentes des actions en contrefaçon ou en invalidité subséquentes. À mon avis, il est possible d’appliquer les interdictions de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure dans des procédures ultérieures pour empêcher la remise en cause de questions factuelles et juridiques incidentes afin d’économiser les ressources judiciaires, de maintenir l’intégrité du système de justice et d’éviter des conclusions incohérentes et les abus. La différence entre l’instance relative à l’avis de conformité et les instances ultérieures est un aspect important à prendre en considération par le juge de l’instance subséquente, avec toutes les autres considérations discrétionnaires dont il a été question dans Danyluk et S.C.F.P. Autrement dit, les arrêts Danyluk et S.C.F.P. peuvent s’appliquer dans des instances telles que la présente.

 

 

d)         Conclusion sur l'effet de la décision antérieure de la Cour fédérale

[81]           La situation qui résulte de ce qui précède laisse beaucoup à désirer. Le tribunal saisi d'une instance relative à un AC ne peut être « lié » par une décision antérieure portant rejet d'allégations d'invalidité formulées par un génériqueur différent. Certains hommes de loi américains ont évoqué le danger très réel qui s'ensuivrait si tel était le cas, soit le danger des simulacres de litiges, c'est‑à‑dire de l'introduction d'instances qu'on ne mènerait pas vigoureusement et qui viseraient plutôt à créer des précédents contraignants pour tous les plaideurs éventuels ultérieurs. Aux États‑Unis, on s'efforce de mettre en cause autant de génériqueurs que possible dans chacune des instances introduites sous le régime de la Hatch‑Waxman Act, de sorte que tous soient liés par le résultat. Le Canada n'a pas de dispositions analogues.

 

[82]           Par conséquent, la cour canadienne devant laquelle on invoque une décision portant rejet d'allégations d'invalidité avancées par un génériqueur différent dans une instance antérieure relative à un AC doit effectuer les opérations suivantes :

 

  • établir de son mieux, à partir des motifs de la décision antérieure, ce qu'étaient les moyens de preuve et de droit mis en œuvre;

 

  • comparer ces moyens de preuve et de droit à ceux qu'on invoque devant elle;

 

  • établir s'il y a des différences importantes entre les moyens de preuve et de droit mis en avant dans les deux instances;

 

  • se conformer à la décision antérieure, sauf si les moyens de preuve présentent des différences déterminantes;

 

  • rendre sa propre décision sur le droit si la décision antérieure est entachée d'une erreur de droit cruciale ou si le droit a changé entre-temps.

 

QUESTION NO 3 :    L'effet de la décision américaine (juge Ward)

[83]           La décision précitée de la Cour de district des États‑Unis pour le District Est du Texas, Section de Marshall, intitulée Allergan, Inc c Sandoz Inc et répertoriée sous la référence 2011 WL 3809882 (E.D. Tex.), tranchait une instance introduite par Allergan, Inc sous le régime de la Hatch‑Waxman Act, loi qui est à certains égards un équivalent approximatif de notre Règlement AC.

 

[84]           Cette décision s'appliquait en fait à quatre instances réunies, toutes introduites par Allergan concernant le même groupe de quatre brevets, mais contre des défenderesses différentes, qu'on peut toutes définir comme des génériqueurs. Ces défenderesses étaient : 1) Sandoz Inc.; 2) Alcon Laboratories Inc., Alcon Research, Ltd., Alcon Inc. et Falcon Pharmaceuticals, Ltd.; 3) Apotex Inc. et Apotex Corp.; et 4) Watson Laboratories, Inc.

 

[85]           Les quatre brevets en litige découlaient tous du même document prioritaire que celui sur la base duquel le brevet canadien 764 revendique la priorité. Tous comportaient pour l'essentiel la même divulgation, l'un d'eux proposant un exemple supplémentaire. Et tous désignaient les mêmes inventeurs que le brevet 764. Le juge Ward décrivait les brevets en litige comme suit aux paragraphes 33 et 34 de ses motifs :

                        [traduction]

33.       Les quatre brevets en litige concernent généralement une composition constituée d’une association fixe de 0,2 % de brimonidine et de 0,5 % de timolol, une méthode pour traiter le glaucome ou l’hypertension oculaire en administrant la composition susmentionnée deux fois par jour, ou un article manufacturé comprenant du matériel de conditionnement indiquant que l’administration deux fois par jour de la composition est utile pour traiter le glaucome ou l’hypertension oculaire. (Voir JTX 1-4.) Tout comme les produits renfermant uniquement du tartrate de brimonidine ou du maléate de timolol (Alphagan® et Timoptic®), l’association médicamenteuse visée par les brevets en litige s’applique par voie topique dans l’œil. (Voir par exemple JTX 1 dans le résumé.)

 

34.       Les brevets en litige décrivent aussi des agents de conservation qui conviennent à l’association médicamenteuse. (Voir id. aux col. 2, 11, 29 et suivantes.) Le BAK est le premier de ces agents de conservation cité dans les brevets en litige. Les brevets en litige reconnaissent que « les concentrations d’agents de conservation employées varient généralement de 0,004 % à 0,02 % ». (Id.) Les brevets en litige indiquent aussi que « la concentration de l’agent de conservation employé », de préférence le BAK, « peut varier de 0,001 % à moins de 0,01 %, p. ex. de 0,001 % à 0,008 %, et est de préférence d’environ 0,005 % par poids. » (Id.)

 

[86]           Avant l'audience ayant mené à sa décision, le juge Ward a tenu ce qu'on appelle une audience « Markman », comme il est de pratique courante dans les procès américains en matière de brevets. L'objet d'une audience « Markman » est de permettre au tribunal d'interpréter les revendications des brevets en litige ou les termes contestés de celles‑ci avant l'audience concernant la validité et la contrefaçon. Le juge Ward a rendu sa décision sur les termes contestés des revendications en litige le 27 avril 2011. Cette décision, répertoriée sous la référence 2011 U.S. Dist LEXIS 45577, est longue et détaillée, et je n'en récapitulerai pas ici toutes les conclusions. Le juge américain a rejeté l'argument selon lequel il fallait lire les revendications en sous-entendant la réserve que la composition en cause devait remplir les conditions d'homologation de la FDA. Il a en outre conclu que l'expression [traduction] « réduire le nombre de doses ophtalmiques quotidiennes » était claire à première vue et n'avait pas à être interprétée comme signifiant une réduction du nombre des doses de trois à deux par jour.

 

[87]           Les brevets américains ressemblent au brevet 764 en litige dans la présente instance, mais leurs revendications ne sont pas identiques.

 

[88]           La demanderesse (Allergan) a produit devant le juge Ward le témoignage de l'un des inventeurs désignés dans les brevets, M. Gary Beck, également témoin dans la présente instance. Elle a aussi produit le témoignage d'un autre des inventeurs désignés, Mme Amy Batoosingh. Les motifs ne font mention que d'un seul témoin expert d'Allergan, soit le Dr Noecker, dont le juge Ward dit au paragraphe 158 qu'il s'est révélé très crédible et que ses déclarations sont solidement étayées par la preuve présentée au procès.

 

[89]           Les défenderesses paraissent avoir produit la preuve de deux témoins experts : le Dr Tanna et M. Laskar. Le juge Ward exprime aux paragraphes 156 et 157 de ses motifs le scepticisme que lui inspirent certains éléments de leur preuve.

 

[90]           Les défenderesses ne contestaient pas la contrefaçon. Elles attaquaient plutôt la validité des quatre brevets en litige à plusieurs motifs, notamment l'antériorisation par le brevet américain DeSantis (no 5502052), ainsi que l'évidence eu égard à ce même brevet et aux connaissances générales courantes.

 

[91]           Le juge a déclaré au paragraphe 161 de ses motifs qu'il adoptait la définition de la personne versée dans l'art proposée par Allergan, qu'il avait citée dans les termes suivants au paragraphe 159 :

                        [traduction]

159.     Le Dr Noecker a convenu que la personne versée dans l’art est « une personne qui travaille à mettre au point des formulations pharmaceutiques et des méthodes thérapeutiques pour l’œil ou un spécialiste du traitement des maladies de l’œil, par exemple un optométriste ou un ophtalmologiste, qui possède aussi une expérience en mise au point de formulations pharmaceutiques ophtalmiques ou en conception et tenue d’essais cliniques sur de telles formulations. Cette personne pourrait aussi travailler en collaboration avec d’autres chercheurs et/ou cliniciens qui ont de l’expérience en mise au point de formulations pharmaceutiques ophtalmiques, en tenue d’essais cliniques de telles formulations et/ou en traitement de patients au moyen de telles formulations. » (D.I. 242, Transc. du procès, 3e jour (AM) à 90:15-91:17 (Noecker).)

 

[92]           Touchant la question de l'antériorité, le critère en droit américain, tel que le formule le juge Ward, n'est pas très différent de celui que prévoit le droit canadien. Le juge Ward écrivait à ce propos aux paragraphes 163 et 165 :

 

[TRADUCTION]

 

163.     Sous le régime du 35 U.S.C. § 102, un brevet est invalide pour cause d'« antériorité » si une antériorité de toutes pièces divulgue chaque élément de l'invention qu'il revendique.

[. . .]

 

165.     Pour que l'objet identique soit destructif de nouveauté, il faut non seulement qu'il soit divulgué par l'antériorité de toutes pièces, mais aussi que cette divulgation rende possible la réalisation de l'invention dans une mesure suffisante pour mettre l'information en question à la disposition du public.

 

 

[93]           Le juge Ward a ensuite examiné très longuement le brevet américain DeSantis pour conclure qu'il n'antériorisait aucun des quatre brevets en litige. Je reproduis ici les paragraphes 173, 187, 190 et 191 de ses motifs :

                        [traduction]

173.     Au mieux, DeSantis divulgue un genre très vaste d’associations fixes potentielles d’agonistes alpha et de bêta-bloquants, énumérant tous les bêta-bloquants et agonistes alpha connus pour un usage théorique. (D.I. 242, transc. du procès, 3e jour (AM) à 96:6-9, 17-19 (Noecker).) « Il est bien établi que la divulgation d’un genre dans un document de l’art antérieur ne constitue pas nécessairement une divulgation de chaque espèce contenue dans ce genre. Il peut exister de nombreuses espèces faisant partie d’un genre qui ne sont pas divulguées par la simple divulgation d’un genre. » Atofina v. Great Lakes Chem Corp., 441 F.3d, à 999.

 

. . .

 

187.     La personne versée dans l’art ne conclurait donc pas que la divulgation par DeSantis d’un énorme genre d’associations fixes potentielles antériorise l’association brimonidine-timolol. (D.I. 242, 3e jour du procès (AM) à 123:4-12 (Noecker).) Il est en effet difficile de mettre au point des associations médicamenteuses, on en voudra comme preuve le fait que la seule association revendiquée dans DeSantis, apraclonidine et bétaxolol, n’a jamais été commercialisée ni approuvée nulle part dans le monde. (D.I. 242, 3e jour du procès (AM) à 119:18-25 (Noecker); D.I. 240, transcr.du procès, 2e jour (AM) à 131:22-24 (Tanna).)

 

. . .

 

190.     Par conséquent, DeSantis ne divulgue pas une composition fixe renfermant 0,2 % de brimonidine et 0,5 % de timolol, comme l’exige la revendication indépendante 1 du brevet 976, les revendications indépendantes 1 et 7 du brevet 258, la revendication indépendante 4 du brevet 149 et les revendications indépendantes 1 et 4 du brevet 463. (D.I. 242, 3e jour du procès (AM) à 120:20-121:3; 121:24-122:11 (Noecker).) DeSantis ne divulgue pas une composition fixe renfermant 0,2 % de brimonidine et 0,5 % de timolol avec du BAK à une concentration précise, comme l’exigent les revendications 2, 3, 8 et 9 du brevet 258 et les revendications 2, 3, 5 et 6 du brevet 463. (D.I. 242, 3e jour du procès (AM) à 124:7-17; 125:1-10 (Noecker).) DeSantis ne divulgue pas une méthode pour réduire la posologie de la brimonidine de trois fois par jour à deux fois par jour sans perte d’efficacité pour traiter le glaucome. (D.I. 242, 3e jour du procès (AM) à 127:10-21 (Noecker).)

 

191.     Pour tous ces motifs, la Cour n’est pas persuadée que les défenderesses ont établi au moyen d’une preuve claire et convaincante que les brevets en litige sont antériorisés par DeSantis.

 

 

[94]           Le juge Ward s'est ensuite attaqué à la question de l'évidence. Là encore, le droit américain tel qu'il le formule ne se distingue guère du droit canadien. Voyons ce qu'il en dit aux paragraphes 192 à 196 de ses motifs :

                        [TRADUCTION]

192.     L'examen de la question de l'évidence est une analyse juridique qui met en œuvre quatre critères factuels :1) la portée et le contenu de l'art antérieur; 2) les différences entre les revendications en question et l'art antérieur; 3) le niveau des compétences moyennes dans le domaine; et 4) les facteurs accessoires tendant à prouver la non-évidence. Voir Graham c. John Deere Co., 383 U.S. 1, pages 17 et 18 (1966), cité dans KSR Int’l Co. c. Teleflex Inc., 550 U.S. 398, 127 S. Ct. 1727, page 1734 (2007).

 

193.     Lorsque l'invention brevetée est une combinaison d'éléments connus, le tribunal doit « établir s'il y avait une raison manifeste de combiner les éléments connus de la manière revendiquée par le brevet en litige », et ce, en examinant les enseignements de multiples documents antérieurs, les effets des besoins constatés par les milieux spécialisés ou de la demande du marché, et les connaissances de base de la personne moyennement versée dans l'art. Voir KSR, 127 S. Ct., pages 1740 et 1741.

 

194.     « [L]a connaissance d'un problème et la motivation à le résoudre sont une chose entièrement différente de la motivation à combiner les enseignements de documents antérieurs déterminés pour produire [l'invention] particulière revendiquée. » Voir N.V. c. Abbott Labs., 512 F.3d 1363, page 1373 (Fed. Cir. 2008), où l'on conclut que la Cour de district a eu raison d'écarter le témoignage vague et entaché de conclusions gratuites d'un expert qui ne faisait état d'aucune motivation qu'une personne versée dans l'art aurait pu avoir pour combiner les documents antérieurs qu'il invoquait afin de mettre en œuvre l'invention revendiquée. Voir aussi Graham, 383 U.S., page 36, où l'on souligne « l'importance de se défendre contre la sagesse rétrospective [...] et de résister à la tentation de projeter sur l'art antérieur les enseignements de l'invention en litige » dans l'examen de la question de l'évidence d'un brevet.

 

195.     Il faut en outre se rappeler que « [d]eux substances efficaces du point de vue thérapeutique lorsqu'on les utilise séparément dans le cadre d'un régime global de traitement peuvent se révéler incompatibles ou inefficaces lorsqu'on les combine dans une même solution ». Voir In re Brimonidine, 643 F.3d 1366 (Fed. Cir. May 19, 2011), section B.2 (référence précise non disponible); voir aussi Pozen Inc. c. Par Pharmaceutical, Inc. et al., C.A. No. 6:08‑cv‑00437, résumé de l'arrêt, pages 4 et 40.

 

196.     Les facteurs accessoires tendant à prouver la non-évidence sont entre autres l'imitation, le succès commercial, l'échec des autres, un besoin de longue date, le scepticisme général des spécialistes du domaine et les résultats inattendus. Voir KSR, 127 S. Ct., page 1734. « Comme [le Circuit fédéral] l'a expliqué à maintes reprises, ces éléments ne sont pas seulement des moyens supplémentaires ou confirmatifs au service de l'examen relatif à l'évidence, mais constituent une preuve indépendante de non-évidence. » Voir Ortho‑McNeil Pharm., Inc. c. Mylan Labs., Inc., 520 F.3d 1358, page 1365 (Fed Cir. 2008), où l'on cite Catalina Lighting, Inc. c.  Lamps Plus, Inc., 295 F.3d 1277, page 1288 (Fed. Cir. 2002) : « Il peut souvent arriver que les indices objectifs constituent les éléments de preuve de non-évidence les plus probants et les plus convaincants du dossier. »

 

 

[95]           Le juge Ward résume au paragraphe 204 l'argumentation des défenderesses au soutien de l'invalidité pour cause d'évidence :

                        [traduction]

204.     Les défenderesses soutiennent que les revendications des brevets en litige sont évidentes d’après les enseignements de DeSantis seuls, et aussi combinés aux connaissances de la personne versée dans l’art avant avril 2002 concernant les concentrations de brimonidine, de timolol et de BAK dans les produits commerciaux Alphagan® et Timoptic®. Le produit commercial Alphagan®, sur le marché depuis 1996, renfermait 0,2 % de tartrate de brimonidine et 0,005 % de BAK comme agent de conservation. Le produit commercial Timoptic®, sur le marché depuis 1978, renfermait 0,5 % de maléate de timolol et 0,01 % de BAK comme agent de conservation. En conséquence, les défenderesses allèguent que la personne versée dans l’art aurait considéré que les concentrations de brimonidine, de timolol et de BAK décrites dans les revendications des brevets en litige pouvaient être obtenues au moyen d’une optimisation ordinaire par une personne versée dans l’art à cette époque. Voir Bayer Schering Pharma AG v. Barr Labs., Inc., 575 F.3d 1341 (Fed. Cir. 2009).

 

 

 

[96]           Le juge Ward récapitule très longuement la preuve dans ses motifs. Il résume les résultats de cet examen à leurs paragraphes 241 et 242 :

                        [traduction]

241.     Pour tous les motifs susmentionnés, aucune des références citées par les défenderesses ne divulgue ni ne suggère une association médicamenteuse ophtalmique consistant en brimonidine et en timolol telle qu’elle est revendiquée dans les brevets en litige. La seule existence dans l’art d’associations fixes avec d’autres constituants et les renseignements disponibles au sujet de l’administration concomitante ou séquentielle de brimonidine et de timolol n’offrent pas à la personne versée dans l’art des motifs sérieux de créer une association médicamenteuse fixe de brimonidine et de timolol telle que celle décrite dans les brevets en litige. En particulier, la personne versée dans l’art ne s’attendrait pas à ce que deux principes actifs, simplement parce qu’ils sont tous deux efficaces et commercialisés séparément, puissent ou doivent être mélangés dans une formulation unique utilisable qui serait sûre et thérapeutiquement efficace dans le traitement du glaucome. (Voir D.I. 238, transc. du procès, 1er jour (AM) à 58:13-59:9 (Whitcup).) Par ailleurs, vu la différence significative d’efficacité entre la brimonidine b.i.d. et la brimonidine t.i.d. à 9 et 11 heures, la personne versée dans l’art ne se serait pas attendue à ce que l’ajout de timolol à la brimonidine permette une réduction de la posologie de brimonidine de trois à deux fois par jour sans perte d’efficacité.

 

242.     C’est particulièrement vrai vu la nature du domaine, les facteurs qui éloignent de l’invention et plusieurs considérations secondaires de non-évidence.

 

 

[97]           Le juge américain examine ensuite un certain nombre d'autres facteurs, tels que le besoin de longue date et le succès commercial, qu'il définit comme accessoires. Il conclut au paragraphe 295 que les défenderesses n'ont pas réussi à établir l'évidence des brevets en litige :

                        [traduction]

295.     En somme, la Cour n’est pas persuadée que les défenderesses aient établi à l’aide d’une preuve claire et convaincante que les brevets en litige sont évidents à la lumière de l’art antérieur. La Cour estime qu’il existe des différences majeures entre l’art antérieur et les inventions revendiquées, de sorte que la personne versée dans l’art n’aurait pas eu de motifs de créer une association fixe renfermant 0,2 % de brimonidine et 0,5 % de timolol, En outre, il existe un certain nombre de considérations secondaires qui minent sérieusement la thèse des défenderesses selon laquelle les revendications seraient évidentes. Aussi, la Cour conclut-elle que les brevets en litige ne sont pas invalides pour cause d’évidence aux termes du titre 35 de l’U.S.C. § 103.

 

[98]           Comme on l'a vu plus haut, cette décision est en appel devant la Cour d'appel des États‑Unis pour le Circuit fédéral, l'audience étant prévue pour dans quelques mois.

 

[99]           La décision du juge Ward n'a donc pas valeur définitive. Elle porte sur des brevets assez peu différents, quoique comportant des revendications différentes; elle applique un droit différent, mais pas très éloigné; et elle se fonde sur une preuve différente. La principale antériorité invoquée devant la Cour de district est le brevet américain DeSantis, et non la demande de brevet international DeSantis publiée, comme c'est le cas dans la présente instance; ces deux documents ne sont cependant pas très différents. M. Beck a témoigné dans les deux causes, mais on ne sait pas avec certitude quels éléments de preuve il a présentés dans les actions américaines. Les témoins experts sont différents.

 

[100]       Cette décision américaine ne me lie pas et je ne la considère d'aucune façon comme contraignante. Elle est intéressante et instructive, sans plus. Aucun des avocats n'a soutenu le contraire devant moi.

 

QUESTION NO 4 :    Comment se définit la personne versée dans l'art?

[101]       L'une des premières tâches dont doit s'acquitter le tribunal saisi d'une action relative à un brevet est celle de définir la « personne moyennement versée dans l'art » ou, selon la formule abrégée, la « personne versée dans l'art ». Il s'agit de la personne fictive à qui le brevet s'adresse, à ranger parmi les autres personnes fictives créées pour les besoins juridiques, telles que la « personne prudente » du droit de la responsabilité délictuelle.

 

[102]       Le Dr Fechtner, témoin expert d'Allergan, définit comme suit la personne versée dans l'art au paragraphe 52 de son affidavit :

 

[traduction] Selon moi, la personne versée dans l’art est une personne qui travaille à mettre au point des formulations pharmaceutiques et des méthodes thérapeutiques pour l’œil ou un spécialiste du traitement des maladies de l’œil, par exemple un optométriste ou un ophtalmologiste, qui possède aussi une expérience en mise au point de formulations pharmaceutiques ophtalmiques ou en conception et tenue d’essais cliniques sur de telles formulations. Cette personne pourrait aussi travailler en collaboration avec d’autres chercheurs et/ou cliniciens qui ont de l’expérience en mise au point de formulations pharmaceutiques ophtalmiques, en tenue d’essais cliniques de telles formulations et/ou en traitement de patients au moyen de telles formulations. 

 

[103]       Apotex affirme que la personne versée dans l'art, en plus de réunir les caractéristiques énumérées par le Dr Fechtner, est compétente en matière de formulation de médicaments ophtalmiques topiques. Elle invoque à l'appui de cette affirmation des déclarations de ses témoins experts, soit les paragraphes 48 et 296 de l'affidavit du Dr Quigley, ainsi que l'alinéa 17b) et les paragraphes 38 à  40 de l'affidavit de M. Kompella. Je reproduis ici les paragraphes 38 à 40 de ce dernier affidavit :

[traduction]

38.       Le brevet 764 concerne l’utilisation ophtalmique par voie topique de la brimonidine en association avec le timolol lorsque cette association est indiquée dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire. Le brevet 764 reconnaît que la brimonidine et le timolol sont offerts pour un usage distinct dans l’art ophtalmique et ont été combinés pour une application séquentielle dans le traitement du glaucome.

 

39.       Selon leur description, les compositions du brevet 764 renferment de préférence de 0,01 à 0,5 pour cent de brimonidine par poids et de 0,1 à 1,0 pour cent de timolol par poids en solution dans l’eau à un pH de 4,5 à 8,0. De plus, les compositions peuvent contenir d’autres ingrédients, comme des agents de conservation, des cosolvants et des agents de viscosité; de nombreux exemples de chacun sont fournis.

 

40.       D’après ce qui précède, j’estime que le brevet 764 s’adresse à une ou des personnes qui ont une expérience en ophtalmologie (les aspects du traitement) et une expérience en formulation de compositions ophtalmiques (les aspects de la formulation).

 

 

[104]       Je suis persuadé que, en plus des compétences de la personne versée dans l’art telle que la décrit le Dr Fechtner, cette personne doit posséder une expérience en formulation de compositions ophtalmiques topiques. La description du brevet 764 établit clairement que la formulation d’une composition topique constitue l’objet du brevet. Je reprends ici quelques passages de la description afin de l’illustrer (je souligne) :

[traduction]

[page 1 – lignes 8 à12]

 

L’invention vise l’utilisation ophtalmique topique de la brimonidine en association avec le timolol lorsque cette association est indiquée dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire. De telles associations ou formulations sont offertes pour un usage distinct dans l’art ophtalmique et ont été combinées pour une application séquentielle dans le traitement du glaucome.

 

 

[page 3 – lignes 11 et 12]

 

            Lors de la formation de compositions pour administration topique, les mélanges sont formulés de préférence …

 

[page 5 – lignes 26 et 27]

 

            La formulation de brimonidine et timolol …La formulation

 

[page 6 – lignes 1 et 2]

 

            L’agent de conservation de la formulation est…La formulation répond…

 

 

[105]       Par conséquent, je conclus que la personne versée dans l’art correspond, en quelques mots, à la description figurant au paragraphe 40 de l’affidavit de M. Kompella :

 

[traduction] Une personne ou des personnes qui possèdent une expérience en ophtalmologie et une expérience en formulation de compositions ophtalmiques.

 

[106]       Je me rends bien compte que, à la première lecture, ma définition de la personne versée dans l'art peut sembler différente de celle que donne le juge Crampton dans la décision Sandoz. Celui‑ci semble dire que cette personne a de l'expérience en ophtalmologie ou en matière de formulation de compositions ophtalmiques. Cependant, au paragraphe 40 de ses motifs, il ajoute à sa définition de ladite personne versée dans l'art les termes « comme le décrit le Dr Fechtner ». Or la définition du Dr Fechtner, citée au paragraphe 38 des mêmes motifs, ajoute à la définition susdite les termes « qui possède aussi une expérience en mise au point de formulations pharmaceutiques ophtalmiques ou en conception et tenue d'essais cliniques sur de telles formulations ». Cet élément complémentaire, que je suppose que le juge Crampton entendait comme compris dans sa définition, rend cette dernière très proche de la mienne.

 

[107]       L'avocat d'Allergan a fait valoir que la définition de la personne versée dans l'art est une conclusion de droit, sans toutefois citer aucun précédent à l'appui de son assertion. Or cette définition est tout au plus une conclusion mixte de fait et de droit. Par conséquent, je ne m'estime pas tenu par la courtoisie judiciaire de me conformer à la conclusion du juge Crampton à cet égard.

 

[108]       La différence entre la conclusion du juge Crampton et la mienne est minime. La mienne exige qu'on fasse un plus grand cas du point de vue du formulateur. Seule Apotex a fait appel à un formulateur expert, soit M. Kompella. Le témoin d'Allergan, le Dr Fechtner, a déclaré qu'il avait travaillé sur des formulations, mais il a refusé de répondre à certaines questions, comme je le disais plus haut, au motif qu'il n'était pas formulateur. J'ai aussi précisé ci‑dessus que, étant donné la manière dont il avait répondu à son contre-interrogatoire, j'userais de prudence dans l'utilisation de ses déclarations.

 

 

QUESTION NO 5 :    L'interprétation des revendications

[109]       Qu'on me permette de répéter ici ce que j'ai écrit aux paragraphes 68 à 70 de Merck & Co Inc c Pharmascience Inc, 2010 CF 510, après une longue récapitulation de l'histoire du droit relatif aux revendications de brevet :

 

68     Au terme de cet historique des revendications de brevet et de l’interprétation des revendications au Canada, qui a subi l’influence de la Grande‑Bretagne, il ressort qu’à l’origine il était essentiel pour la Cour d’interpréter le brevet et ses revendications parce que l’« invention », et par conséquent le monopole, devait se trouver dans le mémoire descriptif. À mesure que les lois sont devenues plus claires au sujet des revendications, le mémoire descriptif a été scindé en deux parties. La description avait pour objet d’«  acheter » le monopole par une description de l’invention suffisamment détaillée pour que la personne versée dans l’art visé puisse comprendre la nature de l’invention et la façon de la réaliser. L’autre partie du mémoire descriptif était constituée des revendications, qui avaient pour fonction de définir et fixer les limites du monopole recherché par le brevet.

 

69     Désormais, l’interprétation de la revendication n’impose plus à la Cour de fouiller la description pour arriver à établir la nature du monopole; la Cour commence plutôt par la revendication et détermine le sens que lui donnerait la personne versée dans l’art. Elle le fait en se servant de la description comme d’un contexte et, au besoin, en faisant appel au témoignage des experts, qui aident la Cour à se placer au niveau de compréhension de la personne versée dans l’art. La finalité de la démarche est de comprendre ce que le breveté revendique comme son monopole.

 

70        Il s’ensuit que l’interprétation des revendications par les tribunaux canadiens est maintenant un travail plus facile que par le passé, parce que la législation a clarifié la fonction des revendications. Cette fonction consiste à définir distinctement et en termes explicites le monopole revendiqué. Dans la mesure où la revendication doit maintenant être « interprétée », cette fonction appartient exclusivement à la Cour. Les experts peuvent aider la Cour de deux manières : premièrement, ils peuvent la renseigner sur les connaissances que la personne versée dans l’art aurait possédées à l’époque pertinente, de manière à ce que ces connaissances soutiennent la lecture à la fois de la description et des revendications; deuxièmement, l’expert peut aider à expliquer les termes techniques qui ne font pas partie de l’expérience que la Cour est censée posséder. Par conséquent, l’interprétation des revendications relève de la Cour exclusivement, mais la Cour devra peut-être dégager des conclusions factuelles sur les connaissances de la personne versée dans l’art. La meilleure façon de considérer les conclusions de la Cour en matière d’interprétation des revendications est de les voir comme des conclusions mixtes de fait et de droit.

 

[110]       Le tribunal chargé d'interpréter des revendications peut le faire aux moindres frais en se concentrant sur les questions litigieuses soulevées par les parties, c'est‑à‑dire en se demandant où « le bât blesse », pour reprendre l'image du défunt Sir Nicholas Pumfrey, juge à la Division de la chancellerie (Chambre des brevets) de la Haute Cour de justice d'Angleterre et du pays de Galles, puis à la Cour d'appel du Royaume‑Uni. Je proposais les observations suivantes à ce propos aux paragraphes 21 à 23 de Shire Biochem Inc c Canada (Santé), 2008 CF 538 :

 

21     Cependant, la Cour ne peut interpréter une revendication dans l'ignorance de l'objet du litige entre les parties. Comme l'écrivait le juge Floyd de la Haute Cour d'Angleterre et du Pays de Galles (Chambre des brevets) aux paragraphes 7 à 11 de Qualcomm Incorporated v Nokia Corporation [2008] EWHC 329 (Pat), citant la décision Nokia v Interdigital Technology Corporation [2007] EWHC 3077 (Pat), due au défunt juge Pumfrey (qui devait plus tard être promu à la Cour d'appel), « il est essentiel [...] de voir où le bât blesse, de manière à pouvoir se concentrer sur les points importants ». Le juge Floyd, citant aussi lord Jacob, ajoutait que, comme c'est le cas dans notre système, il appartient à la Cour et non aux témoins experts d'interpréter les revendications, à l'exception bien connue des termes techniques à signification spéciale. Il formule au paragraphe 11 des préoccupations que notre Cour partage – en particulier pour ce qui concerne les instances relatives à un AC, où une preuve par affidavit est déposée – lorsqu’'il constate que les témoins experts ont tendance à appliquer leur propre interprétation aux revendications (parfois avec l'aide des avocats) :

 

[TRADUCTION]

7. On dit souvent qu'il convient d'interpréter le mémoire descriptif d'un brevet indépendamment de la contrefaçon supposée. Cependant, il n'est pas raisonnablement possible de déterminer l'objet essentiel de l'interprétation sans comprendre l'aspect de la contrefaçon supposée qu'on affirme exclure celle‑ci du champ des revendications. Lord Pumfrey (qui siégeait alors en première instance) a défini la démarche nécessaire dans Nokia v Interdigital Technology Corporation [2007] EWHC 3077 (Pat) [jugement non publié en date du 21 décembre 2007], citant le passage suivant d'une de ses décisions antérieures, relative aux normes de la téléphonie mobile :

 

S'il est vrai qu'on doit interpréter une revendication « comme si le défendeur n'était jamais né », il est essentiel, dans toute affaire complexe, de voir où le bât blesse, de manière à pouvoir se concentrer sur les points importants. Mais il faut néanmoins rejeter autant que faire se peut la possibilité qui se présente ainsi d'interpréter le document en regardant du coin de l'œil la contrefaçon supposée. Par conséquent, lorsque la revendication prévoit A et que la norme exige B, la bonne question à se poser n'est pas de savoir si A signifie B, ou si B entre dans le champ d'application de A, ou si la sagesse rétrospective permettrait de voir dans A un exemple du genre dont B serait aussi membre, mais plutôt de savoir si, dans le contexte du mémoire descriptif, l'homme du métier considérerait que le A de la revendication englobe B.

 

8. Lord Jacob ne raisonnait pas autrement dans Technip France SA’s Patent (2004) RPC 46 :

Bien qu'on dise souvent que l'interprétation doit rester indépendante de la contrefaçon supposée et qu'il faut interpréter le brevet « comme si on avait à le faire avant la naissance du défendeur » [pour reprendre la formule utilisée par lord Esher, M.R., à la page 523 de Nobel v Anderson(1894) 11 RPC 519], les questions d'interprétation se posent rarement dans l'abstrait. C'est pourquoi, dans la plupart des cas, qui veut examiner judicieusement la signification d'un passage à interpréter se demande s'il signifie telle chose, ou telle autre, ou telle autre encore, plutôt que de se poser la question ouverte : « Qu'est ce qu'il signifie ? ».

 

9. C'est à la cour et non aux témoins qu'il appartient de formuler des conclusions sur la signification de la revendication considérée. Sous réserve de l'exception bien connue des termes techniques à signification spéciale, l'interprétation d'un brevet est une question de droit. Par conséquent, le rapport d'expert dont l'auteur propose une analyse sémantique du libellé de la revendication et émet l'avis que tel mot ordinaire de notre langue ne peut avoir selon lui que telle signification n'est ni utile ni admissible. Or, dans la présente espèce, on peut reprocher aux deux camps d'avoir produit des éléments de preuve de ce genre.

 

10. La preuve d'expert à la fois admissible et utile est d'une autre nature : elle porte sur les rapports techniques entre les significations rivales qu'on veut attribuer à la revendication et l'enseignement du mémoire descriptif. L'expert est tout à fait en mesure d'aider la Cour à se faire une idée de l'incidence de différentes hypothèses sémantiques sur l'interprétation juridique de la revendication. Il se peut par exemple que les propositions techniques générales formulées dans le corps du brevet touchant la nature de l'invention ne restent valables qu'en fonction d'une seule interprétation de la revendication. Il est parfaitement légitime de la part de l'expert d'attirer l'attention sur ce fait et d'expliquer du point de vue technique pourquoi, si l'interprétation rivale était adoptée, la revendication deviendrait applicable à des réalisations qui n'atteindraient pas l'objectif technique du brevet.

 

11. Aucune de ces fonctions légitimes de l'expert ne nécessite qu'il propose sa définition (large ou étroite) de chaque terme ou expression de la revendication. La preuve écrite produite dans la présente espèce est entachée d'un tel excès, tout comme certains des contre-interrogatoires. On perd parfois plus de temps à intervenir pour mettre fin à ces abus qu'à les laisser suivre leur cours. Le mieux est qu'ils ne commencent pas.

 

22     C'est à la Cour qu'il appartient d'interpréter le brevet à la lumière du mémoire descriptif, avec l'aide, si c'est nécessaire, de la preuve d'expert pour ce qui concerne la signification des termes techniques, s'ils ne peuvent être compris à la lecture dudit mémoire descriptif. Cette exception n'est pas conçue pour permettre aux experts de tirer prétexte de la nécessité de l'« explication » pour interpréter eux-mêmes la revendication. Il convient de lire les revendications du point de vue de la personne versée dans l'art à la date pertinente, qui est ici la date de publication, soit le 18 avril 1996. La détermination de cette date est souvent sans grande conséquence lorsque le mémoire descriptif est clair et se comprend de lui-même. C'est seulement lorsqu'il y a lieu de se demander si un élément particulier des « connaissances courantes » est entré – ou non – dans le domaine public, de façon à être considéré comme appartenant – ou n'appartenant pas – à la personne théorique versée dans l'art, que la fixation de cette date peut faire une différence importante dans l'interprétation des revendications.

 

23     Dans la présente espèce, il n'a pas été invoqué en preuve d'événement important postérieur au 18 avril 1996 qui serait pertinent aux fins de l'interprétation des revendications du brevet 967.

 

[111]       En l’espèce, Allergan fait valoir que la revendication 22 est représentative. Comme je l’ai déjà mentionné, cette revendication dépend des revendications 6, 3 et 1. J’ai reformulé la revendication 22 comme suit :

 

22.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition pharmaceutique ophtalmique pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire dans laquelle la quantité de brimonidine est de 0,2 pour cent par poids, la quantité de timolol est de 0,5 pour cent par poids et la quantité de chlorure de benzalkonium varie de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids.

 

[112]       L'interprétation de cette revendication est très simple. Elle est rédigée sous la forme d'une revendication dite « d'utilisation » et peut se formuler schématiquement comme suit :

 

§  l’utilisation par voie topique d’une composition pharmaceutique ophtalmique

                                

§  dans un but particulier, le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire,

 

§  d’une composition ayant une formule particulière et contenant deux principes actifs en quantités précises, soit :

    • 0,2 pour cent de brimonidine par poids;
    • 0,5 pour cent de timolol par poids

 

avec un agent de conservation particulier, le chlorure de benzalkonium, présent à une concentration allant de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids.

 

[113]       La revendication ne décrit pas les avantages d’une telle formulation. À la page 1, le brevet promet que la formulation permettra de surmonter un certain nombre de difficultés du passé :

 

L’invention vise l’utilisation ophtalmique topique de la brimonidine en association avec le timolol lorsque cette association est indiquée dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire. De telles associations ou formulations sont offertes pour un usage distinct dans l’art ophtalmique et ont été combinées pour une application séquentielle dans le traitement du glaucome. Cependant, des préoccupations et des réserves ont été exprimées par les membres du milieu ophtalmologique au sujet de l’observance du traitement lorsque le patient doit s’administrer des médicaments distincts pour traiter une seule maladie comme le glaucome. Par ailleurs, il existe depuis longtemps un besoin de disposer d’une composition pharmaceutique ophtalmique topique renfermant de la brimonidine et du timolol qui soit sûre et efficace, dont la stabilité soit accrue et qui exige une moins forte concentration efficace d’agent de conservation que lorsque ces deux agents sont utilisés seuls. Pour finir, il est nécessaire d’accroître l’efficacité de nombreux agents ophtalmiques topiques, sans augmenter la concentration générale de ces agents, car il est bien connu que nombre d’agents ophtalmiques topiques peuvent avoir des effets secondaires généraux, comme de la somnolence, des effets sur le cœur et autres. Contre toute attente, il s’est avéré que la brimonidine associée au timolol répondait à ces critères.

 

[114]       Je résume les avantages que la formulation promet d’offrir :

 

§  l’association médicamenteuse administrée en une seule dose améliore l’observance du traitement par le patient;

 

§  elle renferme de la brimonidine et du timolol;

 

§  elle est efficace;

 

§  elle est sûre;

 

§  sa stabilité est accrue;

 

§  la concentration efficace de l’agent de conservation est plus basse que lorsque chaque médicament est administré sous forme de doses distinctes;

 

§  son efficacité est accrue sans que la concentration de la brimonidine ou du timolol ne soit augmentée.

 

[115]       Ces avantages, je le répète, ne font pas partie de la revendication. J'examinerai ce point de manière plus approfondie au moment d'étudier l'« idée originale ».

 

QUESTION NO 6 :    Les revendications sont-elles évidentes?

L'ANTÉRIORITÉ ET L'ÉVIDENCE

[116]       Apotex allègue que le brevet 764 est invalide à deux motifs : l'antériorité et l'évidence. Ces deux concepts sont liés, mais comportent des différences importantes. La question de l'antériorité se pose du fait de la définition du terme « invention » que donne l'article 2 de la Loi sur les brevets, définition selon laquelle l'invention, pour être brevetable, doit présenter « le caractère de la nouveauté ». Quant à la question de l'évidence, elle découle de la notion même d'invention.

 

[117]       J'ai présenté ces deux concepts dans les termes suivants aux paragraphes 127 et 128 de la décision Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2008 CF 142, en me référant aux motifs de l'arrêt Imperial Tobacco, rédigés par la juge Desjardins, ainsi qu'à une conférence du professeur Carl Moy :

 

127     L’antériorité et l’évidence sont des notions étroitement liées qui sont fondées sur l’exigence voulant qu’il y ait une « invention » et que l’invention soit « nouvelle ». La juge Desjardins, de la Cour d’appel fédérale, a expliqué ces notions dans l’arrêt Imperial Tobacco Ltd./Ltée c. Rothmans Benson & Hedges Inc. (1993), 47 C.P.R. (3d) 188, aux pages 197 à 199. La juge a expliqué que l’antériorité et l’évidence sont des notions différentes, quoiqu’il s’agisse dans les deux cas de questions de fait. L’antériorité peut être utilisée dans l’application des deux critères, mais elle doit être utilisée d’une façon différente. Voici ce que la juge a dit :

 

On peut invoquer une invention antérieure pour l’application des deux critères, mais à des fins différentes dans chaque cas. Dans son ouvrage Canadian Patent Law and Practice, 4th ed. (1969), Fox affirme ce qui suit aux p. 136 et 137 :

 

[TRADUCTION]

[…] Les mémoires descriptifs antérieurs sont généralement invoqués pour établir l’antériorité s’ils divulguent exactement et complètement ce que le breveté a revendiqué. Si le mémoire descriptif antérieur ne renferme pas une telle divulgation et ne permet pas d’établir l’antériorité, il peut être invoqué comme indice de l’état de la technique au moment où le breveté a conçu l’invention qu’il allègue; il permet d’établir que l’œuvre du breveté a contribué si peu aux connaissances existantes qu’elle était dépourvue de l’élément essentiel d’ingéniosité et qu’elle était simplement évidente.

 

L’antériorité doit donc ressortir d’un seul document qui permet déjà à la personne versée de connaître intégralement ce qui est revendiqué. Cependant, dans le cas du caractère évident, « il faut examiner les inventions antérieures et prendre en considération leur effet cumulatif »,

op. cit., p. 72.

 

128     Une façon utile d’examiner ces notions a été indiquée par le professeur Carl Moy (auteur du traité américain sur les brevets à volumes multiples intitulé : Moy’s Walker on Patents, Thompson West, mis à jour chaque année) aux étudiants du programme de maîtrise en propriété intellectuelle d’Osgoode, dans le cadre de l’examen de la théorie des marchés des brevets. Selon ce que je me rappelle, il a dit ce qui suit :

 

[TRADUCTION]

Une personne ne paie pas le prix d’un monopole pour quelque chose qu’elle a déjà, et elle ne paie pas le prix pour quelque chose qu’elle pourrait de toute façon obtenir.

 

 

 

[118]       Dans la présente instance, puisque le brevet 764 est régi par les dispositions de la « nouvelle » Loi sur les brevets, les questions de l'antériorité et de l'évidence doivent toutes deux être envisagées du point de vue de la personne versée dans l'art à la date de priorité, soit au 19 avril 2002.

 

A)        L'antériorité

[119]       Pour que la nouveauté de l'invention revendiquée dans le brevet soit considérée comme détruite par un document antérieur, celui‑ci, tel que compris par la personne versée dans l'art au 19 avril 2002, doit à la fois divulguer l'objet de la revendication et permettre à cette personne de le réaliser. La juge Layden‑Stevenson a exposé ce point avec beaucoup de clarté aux paragraphes 43 à 45 de l'arrêt Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Limited, 2010 CAF 197 :

43     L'article 2 de la Loi dispose qu'une invention doit présenter le caractère de la nouveauté. Lors de l'examen du critère de la nouveauté, il ne faut pas que l'invention ait fait l'objet d'une antériorité. La nouvelle démarche à suivre en ce qui concerne l'antériorité est exposée dans Sanofi. Pour réussir à faire déclarer un brevet invalide au motif de l'antériorité, la partie soupçonnée de contrefaçon (en l'occurrence Novopharm) doit satisfaire aux exigences de la divulgation antérieure et du caractère réalisable, considérées séparément.

 

44     En ce qui a trait à la divulgation, l'article 28.2 de la Loi est la disposition pertinente. Celle‑ci exige notamment que l'objet de l'invention n'ait pas fait l'objet d'une communication « qui l'a rendu accessible au public au Canada ou ailleurs » plus d'un an avant le dépôt de la revendication. Même si l'arrêt Sanofi aborde la question de la divulgation dans le contexte de la loi antérieure, les principes qui y sont énoncés demeurent applicables. La personne versée dans l'art lit le brevet antérieur pour déterminer s'il divulgue l'invention subséquente. La preuve dont il faut tenir compte se compose uniquement des brevets antérieurs, tels que la personne versée dans l'art les comprendrait. Aucun essai n'est permis.

 

45     Lorsqu'il y a eu divulgation, le second élément établissant l'antériorité, soit le caractère réalisable, exige que la personne versée dans l'art soit en mesure de réaliser l'invention. Le caractère réalisable est apprécié en tenant compte du brevet antérieur dans son ensemble. Le brevet antérieur doit renfermer suffisamment de renseignements pour permettre à la personne versée dans l'art d'exécuter le brevet sans trop de difficultés, tout en faisant appel à ses connaissances générales courantes. Si l'invention relève d'un domaine technique où les essais sont monnaie courante, les essais courants sont admis.

 

[120]       Je reformule ici la revendication 22 du brevet 764 de manière à adjoindre à son contenu celui de toutes les revendications antérieures auxquelles elle renvoie directement ou indirectement :

 

22.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition pharmaceutique ophtalmique pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire dans laquelle la quantité de brimonidine est de 0,2 pour cent par poids, la quantité de timolol est de 0,5 pour cent par poids et la quantité de chlorure de benzalkonium varie de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids.

 

 

[121]       L'allégation d'antériorité avancée par Apotex s'appuie sur la demande de brevet international DeSantis (PCT), portant le numéro WO 89/10126 et mise à la disposition du public pour inspection le 2 novembre 1989 – et non sur le brevet DeSantis. Cette date de mise à disposition précède de plusieurs années la date de priorité revendiquée dans le brevet 764. Le brevet américain DeSantis et la demande de brevet DeSantis déposée sous le régime du PCT ne diffèrent pas sensiblement quant à leurs divulgations, mais leurs revendications ne sont pas les mêmes.

 

[122]       Je résume brièvement ici le brevet DeSantis (PCT). Il débute par une mention indiquant qu’il est lié au domaine de l’ophtalmologie, particulièrement celui du traitement du glaucome, et fournit une composition topique associant deux principes actifs que, pour simplifier, nous appellerons alpha et bêta :

                        [traduction]

1.         Domaine de l’invention

 

            La présente invention est liée au domaine de l’ophtalmologie. Plus particulièrement, elle concerne le traitement du glaucome et de l’élévation connexe de la pression intraoculaire ainsi que le traitement de l’hypertension oculaire associée à d’autres maladies ou états. L’invention vise à fournir des compositions pharmaceutiques ophtalmiques topiques qui renferment en association, comme principes actifs principaux, un ou plusieurs agonistes alpha-2, comme les dérivés de la clonidine (p. ex. la para‑amino clonidine) et un ou plusieurs bêta-bloquants (p. ex. le bétaxolol).

 

[123]       Selon la description, les ingrédients alpha comprennent des composés tels que des 2‑(arylimino) imidazolidines substituées. Il faut souligner que la brimonidine n’est pas expressément mentionnée. Les ingrédients bêta sont identifiés comme un certain nombre de choix, mais le timolol et un autre produit, le bétaxolol, sont expressément mentionnés. La proportion de chacun de ces produits est laissée à la discrétion du clinicien versé dans son art :

                        [traduction]

Les compositions antiglaucomateuses de la présente invention renferment en association une quantité thérapeutiquement efficace d’un ou plusieurs agonistes alpha-2 et une quantité thérapeutiquement efficace d’un ou plusieurs bêta-bloquants. Le ratio agoniste alpha-2:bêta-bloquant peut varier considérablement selon la puissance relative des composés utilisés et d’autres facteurs, comme le degré souhaité de réduction de la pression intraoculaire et la nature de l’affection traitée. Le ratio des composants employés est donc laissé à la discrétion des cliniciens versés dans leur art. Le ratio de la concentration en pourcentage par poids variera habituellement d’environ 0,1:10 à 10:0,1 (agoniste alpha-2:bêta-bloquant).

 

 

[124]       Un grand nombre de substances sont proposées à titre d’agent de conservation, dont le chlorure de benzalkonium (BAK). Un exemple est fourni, dans lequel on utilise le BAK, mais non le timolol ni la brimonidine.

 

[125]       Apotex a déclaré à l'audience que, pour ce qui concerne la question de l'antériorité, elle ne présenterait pas d’observations orales, mais se reposerait sur ses observations écrites. La partie essentielle de celles‑ci est rédigée comme suit :

                        [traduction]

94.       …DeSantis divulgue le principe de l’association d’un agoniste alpha-2 et d’un bêta-bloquant en une composition à usage topique pour le traitement du glaucome. À la lumière des connaissances générales courantes dans l’art, la personne versée dans l’art qui aurait lu DeSantis en 2002 aurait su qu’il n’existait qu’un agoniste alpha-2 à une seule concentration qui pouvait être administré au long cours et qui avait déjà été utilisé en adjonction dans le traitement du glaucome : la brimonidine 0,2 %. La personne versée dans l’art aurait également su que le « bêta-bloquant de référence » qui était utilisé était le timolol 0,5 %. La personne versée dans l’art n’aurait pas « fait mille et un détours » et aurait choisi le BAK (dont il est question dans DeSantis) à une concentration de moins de 0,01 % pour les motifs susmentionnés, de même que les concentrations cliniques des médicaments plutôt que d’essayer un nombre infini d’associations.

 

95.       Bien qu’Allergan souligne que DeSantis ne précise pas le véhicule, le tampon, l’agent d’ajustement du pH ni l’agent d’ajustement de la tonicité à utiliser dans une association fixe de brimonidine et de timolol, il ne s’agit pas là d’un élément de distinction légitime. Le brevet 764 englobe aussi une vaste gamme d’options comprenant des excipients communs et des quantités courantes. Tous les commentaires concernant les « avantages » allégués par Allergan s’appliquent à cet aspect de la cause également.

 

96.       Pour qu’il y ait réalisation, il suffit que la personne versée dans l’art puisse, après avoir lu DeSantis, et à la lumière des connaissances générales courantes, préparer une composition ophtalmique renfermant de la brimonidine et du timolol, en particulier une composition renfermant 0,2 % de brimonidine, 0,5 % de timolol et de 0,001 à moins de 0,01 % de BAK. Cela n’aurait posé aucune difficulté à la personne versée dans l’art et n’a de fait posé aucune difficulté à Allergan, comme il a déjà été mentionné.

 

 

[126]       Selon ces observations, la personne versée dans l’art doit faire un certain nombre de choix, c’est‑à‑dire choisir des ingrédients particuliers parmi le grand nombre d’ingrédients indiqués ou suggérés par DeSantis et des proportions précises de ces ingrédients dans l’intervalle très général de proportions suggéré par DeSantis. DeSantis ne divulgue pas les principes actifs, leurs proportions, ni l’utilisation du BAK comme agent de conservation employé dans la proportion précise requise par la revendication 22 du brevet 764, seule revendication qui nous importe, non plus qu’il ne pave la voie à l’utilisation de ces ingrédients.

 

[127]       Ces arguments portent en fait sur la question de l'évidence plutôt que celle de l'antériorité. Les allégations d'Apotex concernant l'antériorité ne sont pas fondées.

 

B)        L'évidence

[128]       Apotex allègue aussi que le brevet 764 est invalide pour cause d'évidence. C'est là une question qu'a déjà examinée le juge Crampton, encore que sur la base d'une preuve quelque peu différente, notamment de témoignages d'experts différents en ce qui a trait au génériqueur.

 

[129]       À la page 71 de l'arrêt Windsurfing International Inc c Tabur Marine (Great Britain) Ltd, [1985] RPC 59 (CA Angl), lord Oliver a défini l'évidence comme [traduction] « une sorte de question pour jury ». On ne peut attendre d'aucun juge qu'il possède les connaissances nécessaires pour se mettre à la place de la personne versée dans l'art à l'époque pertinente sans être éclairé par des experts crédibles. Les  tribunaux ont essayé de définir, même en supposant que le juge a reçu les éclaircissements nécessaires pour se mettre à cette place, une forme ou une autre de structure permettant d'établir quels sont les éléments évidents et quels sont ceux qui témoignent d'une activité inventive, et de les distinguer les uns des autres.

 

[130]       La Cour d'appel fédérale, dans Novopharm Limited c Janssen-Ortho Inc, 2007 FCA 217, a récapitulé et amélioré un ensemble de critères que j'avais glanés à divers endroits dans le but d'orienter l'examen relatif à l'évidence.

 

[131]       L'Office européen des brevets a établi, aux fins d'examen de cette même question, un ensemble de lignes directrices qu'on appelle parfois l'approche problème-solution. Lord Jacob, de la Cour d'appel du Royaume‑Uni, a décrit cette approche comme suit au paragraphe 22 de l'arrêt Actavis c Novartis, [2010] FSR 18 :

 

[TRADUCTION]

[22] Je me rends compte que certains semblent croire que cette démarche systématique est propre au droit britannique. Je ne pense pas que ce soit le cas. Elle ne fait que rendre explicite ce qui est implicite dans toutes les autres approches. Nul ne contesterait, par exemple, que la question de l'évidence doit être envisagée du point de vue de l'homme du métier [étapes 1a) et b)]. Ni qu'il faut préciser l'objet de l'allégation d'évidence (étape 2). Ni qu'il faut recenser les différences entre cet objet et l'art antérieur (étape 3).

 

[132]       La jurisprudence du Royaume‑Uni s'est fixée sur le critère baptisé Windsurfing/Pozzoli, qui a reçu sa première formulation dans Windsurfing International Inc. c Tabur Marine (Great Britain) Ltd, précité, pour être ensuite développé par lord Jacob dans Pozzoli SPA c BDMO SA, [2007] EWCA Civ 588. C'est ce critère (la « démarche établie dans les arrêts Windsurfing et Pozzoli », comme elle le désigne) que la Cour suprême du Canada a adopté pour l'examen relatif à l'évidence aux paragraphes 67 à 69 de l'arrêt Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61 :

 

67     Lors de l’examen relatif à l’évidence, il y a lieu de suivre la démarche à quatre volets d’abord énoncée par le lord juge Oliver dans l’arrêt Windsurfing International Inc. c. Tabur Marine (Great Britain) Ltd., [1985] R.P.C. 59 (C.A.). La démarche devrait assurer davantage de rationalité, d’objectivité et de clarté. Le lord juge Jacob l’a récemment reformulée dans l’arrêt Pozzoli SPA c. BDMO SA, [2007] F.S.R. 37 (p. 872), [2007] EWCA Civ 588, par. 23 :

 

[TRADUCTION] Par conséquent, je reformulerais comme suit la démarche préconisée dans l’arrêt Windsurfing :

 

(1)        a) Identifier la « personne versée dans l’art »;

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

 

(2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

 

(3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de l’état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

 

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent-elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent elles quelque inventivité? [Je souligne.]

 

La question de l’« essai allant de soi » se pose à la quatrième étape de la démarche établie dans les arrêts Windsurfing et Pozzoli pour statuer sur l’évidence.

 

i. Dans quels cas la notion d’« essai allant de soi » est-elle pertinente?

 

68     Dans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation. Par exemple, certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables.

 

ii.   Essai allant de soi : éléments à considérer

 

69     Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

 

1. Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

2. Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont-ils courants ou l’expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

3. L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous-tend le brevet?

 

 

 

[133]       La Cour d'appel fédérale a examiné le critère de l'« essai allant de soi » dans Apotex Inc c Pfizer Canada, 2009 CAF 8, où elle a expressément rejeté le critère de quelque chose « valant d'être tenté » comme moyen de trancher la question de l'évidence. Reportons-nous à ce qu'en dit le juge Noël aux paragraphes 28 et 29 de cet arrêt :

 

28     J’en déduis que le critère qu’adopte la Cour suprême est une application particulière du critère appelé plus largement le critère de quelque chose « valant d’être tenté ». Après avoir noté l’argumentation d’Apotex faisant valoir que le critère de quelque chose « valant d’être tenté » devrait être accepté (paragraphe 55), le juge Rothstein n’utilise plus jamais par la suite l’expression « valant d’être tenté » et l’erreur qu’il identifie dans la question dont il est saisi est le défaut d’appliquer le critère de l’« essai allant de soi » (paragraphe 82).

 

29     Le critère reconnu est celui de l’« essai allant de soi », où l’expression « allant de soi » signifie « très clair ». Suivant ce critère, une invention n’est pas rendue évidente par le fait que l’état de la technique aurait éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose valait d’être tenté. L’invention doit aller plus ou moins de soi. La question à trancher dans le présent appel est de savoir si le juge de la Cour fédérale a ou n’a pas appliqué ce critère.

 

 

 

[134]       La Cour d'appel fédérale pose ensuite qu'il faut plus que la simple possibilité d'obtenir un résultat. Le juge Noël formule à ce sujet les observations suivantes aux paragraphes 43 à 46 du même arrêt :

 

43     Selon le raisonnement avancé par le juge Laddie et approuvé par la Cour d’appel d’Angleterre, lorsque la motivation d’obtenir un résultat est très forte, le degré de succès attendu devient peu important. Dans ces conditions, la personne versée dans l’art peut se sentir poussée à poursuivre l’expérimentation même si les chances de succès ne sont pas particulièrement grandes.

 

44     C’est incontestablement le cas en l’espèce. Cependant, le degré de motivation ne peut convertir une solution possible en solution évidente. La motivation est pertinente pour décider si la personne versée dans l’art est justifiée de rechercher des solutions [TRADUCTION] « prévisibles » ou des solutions qui comportent [TRADUCTION] « des chances raisonnables de succès » (voir respectivement les extraits des arrêts KSR International Co. c. Teleflex Inc., 127 S. Ct. 1727 (2007) à la page 1742 et Angiotech Pharmaceuticals Inc. c. Conor Medsystems Inc., [2008] UKHL 49, au paragraphe 42, cités avec approbation dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, précité, aux paragraphes 57 et 59).

 

45     Au contraire, le critère qu’applique le juge Laddie apparaît rempli si l’état de la technique indique que quelque chose peut fonctionner et s’il existe une motivation telle qu’elle puisse faire que cette voie [TRADUCTION] « valait la peine » d’être explorée (décision Pfizer Ltd., précitée, paragraphe 107, citée au paragraphe 42 ci‑dessus). À cet égard, on peut dire d’une solution qu’elle [TRADUCTION] « valait la peine » d’être explorée même si elle n’est pas un « essai allant de soi » ou, pour reprendre les mots du juge Rothstein, même si elle n’« allait [pas] plus ou moins de soi » (Sanofi‑Synthelabo, précité, paragraphe 66). À mon avis, cette approche fondée sur la chance que quelque chose puisse fonctionner a été expressément rejetée par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, au paragraphe 66.

 

46     Le juge de la Cour fédérale a rendu sa décision en posant qu’il fallait plus que de simples possibilités. Il a conclu à partir de la preuve dont il était saisi qu’Apotex n’avait pas établi davantage que de simples possibilités. Il a donc appliqué le bon critère.

 

 

Qu’est-ce que l'« idée originale »?

 

[135]       L'application du critère défini par la Cour suprême du Canada dans Sanofi s'est heurtée à des difficultés dans le contexte des étapes iv) et v), c'est‑à‑dire celui de la définition du concept inventif, qu'elle appelle l'« idée originale ». La question est de savoir si le concept inventif ou « idée originale » est quelque chose de différent de la revendication en litige, même si la Cour a interprété celle‑ci. La Cour doit-elle s'attaquer à deux tâches distinctes : l'interprétation de la revendication d'une part, et d'autre part la définition de l'idée originale?

 

[136]       Il paraît utile, pour commencer, de méditer les observations formulées par lord Jacob au sujet du « concept inventif » (inventive concept) aux paragraphes 14 à 21 de Pozzoli, précité :

 

[TRADUCTION]

 

14. La place du « concept inventif » par rapport à l'évidence mérite aussi examen. On se rappellera que la définition de ce concept forme la première étape du critère bien connu élaboré par lord Oliver dans Windsurfing ([1985] FSR 59, page 73). Ce critère constitue une approche systématique du problème et se révèle souvent utile. J'en récapitule ici les étapes en les numérotant :

 

 

1) La première étape consiste à définir le concept inventif que réalise le brevet en litige.

 

2) Ensuite, le tribunal doit se mettre à la place du destinataire normalement versé dans le domaine en question mais dépourvu d'imagination en le situant à la date de priorité, et lui attribuer ce qu'étaient les connaissances générales courantes dans ce domaine à cette date.

 

3) La troisième étape consiste à recenser les différences, le cas échéant, entre les éléments invoqués comme étant « connus ou utilisés », d'une part, et l'invention revendiquée, d'autre part.

 

4) Enfin, le tribunal doit se demander si, abstraction faite de toute connaissance de l'invention revendiquée, ces différences témoignent d'une activité qui aurait été évidente pour l'homme du métier ou si elles exigent un quelconque degré d'invention.

 

15. Il me semble que ce critère gagnerait à être reformulé et développé. Premièrement, il faut dans la pratique renverser l'ordre des deux premières opérations : d'abord se mettre à la place de l'homme du métier, puis définir le concept inventif. Car c'est seulement en se plaçant du point de vue de l'homme du métier qu'on peut vraiment comprendre comment ce dernier aurait interprété le brevet et qu'on peut à partir de là définir le concept inventif.

 

16. Ensuite, il faut voir que l'étape ainsi devenue la première comprend en fait deux opérations : le recensement des attributs de la « personne versée dans l'art » (ainsi que la loi désigne cette personne fictive) et la délimitation des connaissances générales courantes qu'elle est censée posséder.

 

17. Ce qui est maintenant devenu la deuxième étape, soit la définition du concept inventif, a aussi besoin d'être précisé. Qu'on me permette de reproduire ici les observations que j'ai formulées à ce sujet à la page 580 de la décision Unilever c Chefaro, [1994] RPC 567 :

 

C'est le concept inventif de la revendication en question qu'il faut prendre en considération, et non une généralisation opérée à partir de l'ensemble du mémoire descriptif. À chaque revendication peut correspondre, et correspond en général, un concept inventif distinct. La première étape de la définition de ce concept sera selon toute probabilité une question d'interprétation : que signifie la revendication? On pourrait penser qu'il n'y a pas de deuxième étape – que le concept inventif coïncide avec le contenu de la revendication, un point c'est tout. Mais ce serait manquer de la souplesse nécessaire et ce n'est pas là ce que font les tribunaux qui appliquent la première étape du critère Windsurfing. Ce serait manquer de souplesse parce que si l'on se contente d'interpréter la revendication, on néglige d'établir la distinction nécessaire entre ses éléments importants et ceux qui, quoiqu'ils limitent sa portée, ne le sont pas. L'opération consiste en effet à définir l'essence de la revendication.

 

18. Ce qu'on se propose ici, c'est donc de dépouiller la revendication de ses développements parasites, d'en établir ce que lord Mummery appelle un précis.

 

19. Il arrive dans certains cas que les parties ne puissent s'entendre sur la définition du concept inventif. Si l'on n'y prend garde, ce désaccord peut dégénérer en un débat satellite inutile. Ce qui compte au final, c'est la différence ou l'ensemble des différences entre ce qui est revendiqué et l'art antérieur. Ce sont ces différences qui constituent l'« activité » à prendre en considération à la quatrième étape. Donc, si le désaccord sur la nature du concept inventif d'une revendication donnée commence à se compliquer à l'excès, le plus sage est de l'oublier et de se concentrer simplement sur les caractéristiques de cette revendication.

 

20. Dans d'autres cas, cependant, il n'est pas nécessaire d'entrer dans toutes les subtilités de l'interprétation, le concept inventif se révélant assez clair pour qu'on puisse s'en dispenser; tel était par exemple le concept de « voile libre » dans Windsurfing. Dans d'autres cas encore, il n'est même pas pratique d'essayer de définir un concept inventif; il en va souvent ainsi, par exemple, pour les classes de composés chimiques.

 

21. Autre chose à ne pas oublier : la définition du concept inventif n'est pas une étape où l'on prend en considération l'art antérieur. On n'essaie pas de déterminer à cette étape ce qui présente le caractère de la nouveauté. Bien sûr, il se peut que la revendication délimite la sphère du déjà connu (souvent au moyen d'une clause précaractérisante) et précise ce que le breveté considère comme nouveau (s'il y a une clause caractérisante), mais cela n'a pas d'importance à cette étape.

 

[137]       On voit donc que le « concept inventif » est pour lord Jacob l'énoncé de la revendication, correctement interprétée et dépouillée de ses [traduction] « développements parasites ». Ce n'est pas une reformulation de la revendication. Rappelons à ce propos l'observation proposée par lord Hoffman au paragraphe 19 de Conor c Angiotech, [2008] RPC 716 :

 

[TRADUCTION]

19. À mon avis, cependant, l'invention est le produit défini dans une revendication, et le breveté a le droit de voir trancher la question de l'évidence en fonction de sa revendication et non d'une vague paraphrase fondée sur l'exposé qu'il donne de l'invention dans le mémoire descriptif.

 

[138]       La jurisprudence canadienne relative au « concept inventif », qui y est souvent désigné « idée originale », a commencé à se développer après l'adoption du critère Windsurfing/Pozzoli par la Cour suprême dans Sanofi, précité. La Cour d'appel fédérale a posé en principe dans Apotex Inc c ADIR, 2009 CAF 222, que lorsqu'il n'est pas facile de saisir l'idée originale à partir des seules revendications, par exemple lorsqu'on revendique une simple formule chimique, il peut être souhaitable de recourir au mémoire descriptif.  La juge Layden‑Stevenson écrivait en effet ce qui suit au nom de la Cour aux paragraphes 58 et 59 de cet arrêt :

 

58     Selon l’arrêt Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067 (Whirlpool), l'interprétation des revendications précède l'examen des questions de validité et de contrefaçon. L’arrêt énonce également le principe selon lequel l’interprétation téléologique oblige le tribunal à considérer l’ensemble du brevet (y compris les revendications et la divulgation) pour déterminer la nature de l’invention. De fait, plusieurs des précédents cités par Apotex dans son mémoire des faits et du droit illustrent l’application de ces principes. La jurisprudence plus récente indique qu’il n’est pas nécessairement facile de saisir l’idée originale à partir des seules revendications, même dans les cas où l’interprétation des revendications n’est pas en cause. La seule présence d’une formule chimique peut appeler à se fonder sur le mémoire descriptif pour définir l’idée originale qui sous-tend les revendications : Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265 (Sanofi).

 

59     La juge de première instance a agi conformément à la jurisprudence susmentionnée. Elle a examiné l’ensemble du brevet afin de déterminer son invention alors que tous s’entendaient sur l’interprétation des revendications. Étant en présence de positions opposées quant à la nature de l’invention, elle a examiné la jurisprudence pertinente dans laquelle une large classe de composés était décrite dans la divulgation et des revendications plus limitées à l’égard de composés étaient formulées dans les revendications. Afin de conforter son analyse, elle a fait référence aux arrêts Boehringer, Hoechst et, de notre Cour, Merck & Co. Inc c. Apotex Inc., 2006 CAF 323, [2007] 3 R.C.F. 588, autorisation de pourvoi refusée, [2006] C.S.C.R. no 507 (Merck lisinopril).

 

 

[139]       C'est là la démarche adoptée par la juge Mactavish dans la décision Novo Nordisk Canada Inc c Cobalt Pharmaceuticals Inc, 2010 CF 746, au paragraphe 113 de laquelle elle écrivait :

 

113     Étant donné que les propriétés pharmacocinétiques avantageuses alléguées du répaglinide ne sont mentionnées nulle part dans les revendications 1 à 9 du brevet, je suis d’avis qu’elles ne font pas partie de ces revendications. Cela dit, toute propriété avantageuse du répaglinide serait en fait inhérente aux composés décrits dans ces revendications et, par conséquent, devrait être prise en considération lors de l’examen des questions telles que l’antériorité et l’évidence.

 

 

[140]       La Cour d'appel fédérale a suivi une méthode semblable à propos de brevets de sélection dans Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Limited, 2010 CAF 197, où l'on peut lire ce qui suit au paragraphe 57 sous la plume de la juge Layden‑Stevenson :

 

57     Dans le cas d'un brevet de sélection, l'analyse de l'évidence porte sur les propriétés spéciales du composé, ainsi que sur ses avantages allégués, décrits dans la divulgation du brevet de sélection, car c'est là que le caractère inventif de la sélection y est défini.

 

 

[141]       Donc, lorsque la revendication porte seulement sur un ou plusieurs composés chimiques choisis parmi une classe et qu'elle n'en précise pas l'utilité, il est permis de se reporter à la description pour déterminer cette utilité et la combiner avec le contenu de la revendication afin de définir l'« idée originale » qui servira à établir si ladite revendication est évidente ou non.

 

Idée originale de la revendication 22

[142]       Allergan allègue que la revendication 22 est représentative. J’ai déjà reformulé comme suit cette revendication de façon à y inclure toutes ses dépendances :

 

22.       L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition pharmaceutique ophtalmique pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire dans laquelle la quantité de brimonidine est de 0,2 pour cent par poids, la quantité de timolol est de 0,5 pour cent par poids et la quantité de chlorure de benzalkonium varie de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids.

 

 

[143]       J’ai reformulé à nouveau la revendication de façon à en retirer tout verbiage inutile :

·           l’utilisation par voie topique d’une composition pharmaceutique ophtalmique

 

·           dans un but particulier, le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire,

 

·           d’une composition ayant une formule particulière et contenant deux principes actifs en quantités précises, soit :

 

        • 0,2 pour cent de brimonidine par poids;
        • 0,5 pour cent de timolol par poids

avec un agent de conservation particulier, le chlorure de benzalkonium (BAK), présent à une concentration allant de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids.

 

 

 

[144]       Comme je l’ai déjà indiqué, la composition promet ce qui suit :

 

§  l’association médicamenteuse administrée en une seule dose améliore l’observance du traitement par le patient;

 

§  elle renferme de la brimonidine et du timolol;

 

§  elle est efficace;

 

§  elle est sûre;

 

§  sa stabilité est accrue;

 

§  la concentration efficace de l’agent de conservation est plus basse que lorsque chaque médicament est administré sous forme de doses distinctes;

 

§  son efficacité est accrue sans que la concentration de la brimonidine ou du timolol ne soit augmentée.

 

 

 

[145]       L’ « idée originale » est donc qu’une composition particulière d’ingrédients comprenant la brimonidine, le timolol et le chlorure de benzalkonium, en quantités précises, donne les résultats promis susmentionnés.

 

[146]       À cette étape, je vais considérer ce qui, aux dires de l’avocat d’Allergan, fait partie de l’ « idée originale » : un élément que l’avocat d’Allergan appelle la réduction en après-midi. Le juge Crampton, au paragraphe 58 de ses motifs, a parlé de cette réduction de l’efficacité en après‑midi. Allergan met l’accent sur une affirmation selon laquelle son association médicamenteuse peut être utilisée deux fois par jour (b.i.d.) seulement avec une efficacité égale à celle du timolol ou de la brimonidine utilisés auparavant seuls, trois fois par jour (t.i.d.). Cependant, cette propriété n’est pas clairement indiquée dans le brevet. À la page 3 du brevet, il est écrit que le schéma précis est laissé à la discrétion du clinicien. À la page 4, il est indiqué qu’une baisse satisfaisante de la pression intraoculaire a été obtenue par suite de l’administration des compositions de l’invention deux fois par jour comparativement aux solutions homologuées de brimonidine et de timolol administrées deux ou trois fois par jour. Dans l’exemple II, l’association utilisée deux fois par jour (b.i.d.) est dite supérieure à une certaine concentration de timolol utilisée deux fois par jour (b.i.d.) ou à une certaine concentration de brimonidine utilisée trois fois par jour (t.i.d.). Je répète les conclusions formulées à la page 16 :

                        [traduction]

Conclusions

 

Le traitement d’association (0,2 % de tartrate de brimonidine et 0,5 % de timolol) administré b.i.d. pendant 3 mois était plus efficace que le timolol (0,5 % de timolol) b.i.d. et la brimonidine (0,2 % de tartrate de brimonidine) t.i.d. pour abaisser la PIO élevée des patients atteints de glaucome ou d’hypertension oculaire. L’association administrée b.i.d. présentait un profil d’innocuité favorable qui était comparable à celui du timolol b.i.d. et supérieur à celui de la brimonidine t.i.d. en ce qui concerne l’incidence des événements indésirables et l’interruption du traitement en raison des événements indésirables.

 

 

[147]       Le brevet ne formule aucune proposition générale basée sur ces conclusions ou sur les commentaires précédents en ce qui concerne la fréquence comparative d’administration. La preuve montre que certains pays, y compris, semble-t-il, le Canada, approuvent l’association médicamenteuse pour un usage deux fois par jour, mais ce n’est pas le cas aux États-Unis. Par conséquent, contrairement au juge Crampton, je n’admets pas que l’évitement de la réduction en après-midi (ou la possibilité d’administrer le médicament deux fois par jour seulement) fasse partie de l’idée originale du brevet. Au mieux, la possibilité d’administrer le médicament deux fois par jour, à la discrétion du clinicien, est décrite dans le brevet comme une propriété résultant de l’association, mais pas comme une idée originale.

 

[148]       L'avocat d'Allergan soutient que l'interprétation d'un brevet est une question de droit, de sorte que la conclusion du juge Crampton touchant la définition de l'idée originale est une interprétation du droit et que je devrais m'y conformer par courtoisie judiciaire. Je rejette cet argument.

 

[149]       L'argument d'Allergan repose sur une interprétation de l'alinéa 49c) de l'arrêt Whirlpool Corp c Camco Inc, [2000] 2 RCS 1067, où le juge Binnie, écrivant pour la Cour suprême du Canada, explique que le brevet, une fois délivré, devient un texte visé par la définition du terme « règlement » que donne l'alinéa 2(1)a) de la Loi d'interprétation, LRC 1985, c. I‑21, et qui comprend les « lettres patentes ». Or, comme le regretté W.K. Hayhurst le faisait remarquer dans l'article qu'il a écrit au sujet de cette observation de la Cour suprême, « The Distinction between "Letters Patent" and "Patent Specification", How Did We Get Where We Are? » (2007), 57 CPR (4th) 161, le « règlement » en question est le document d'une page joint au mémoire descriptif et qui porte délivrance du brevet – non le brevet lui-même. Le mémoire descriptif est un document établi par le breveté, et non par le législateur ou le gouverneur en conseil. L'interprétation de ce mémoire est assimilable à l'interprétation d'un contrat rédigé par les cocontractants ou l'un d'eux. Le degré de courtoisie judiciaire qui doit être appliqué à l'interprétation antérieure d'un même contrat par un autre juge n'est pas aussi élevé que celui qui est exigé pour l'interprétation de dispositions législatives ou réglementaires.

 

Différences entre l’état de la technique et l’idée originale

 

[150]       En termes très généraux, Apotex allègue que chacun des ingrédients, la brimonidine, le timolol et le BAK, selon les quantités précises ou approximatives indiquées à la revendication 22, était utilisé séparément depuis un certain temps. Des demandes de brevets et des articles scientifiques avaient montré que de tels ingrédients pouvaient être combinés en un produit administré en une seule dose. La combinaison de ces produits était évidente selon Apotex.

 

[151]       Allergan soutient que l’utilisation de ces ingrédients séparément était connue et qu’une association médicamenteuse était jugée souhaitable. Cependant, selon Allergan, la combinaison de quantités précises de ces produits en particulier pour obtenir des résultats souhaitables était inventive.

 

[152]       La revendication 22 est donc une « recette » montrant comment combiner des ingrédients précis pour obtenir un produit sûr, stable et efficace. Les ingrédients étaient connus et les médicaments étaient utilisés séparément dans le même but depuis un certain temps. Cette « recette » montrant comment combiner les ingrédients pour obtenir une association médicamenteuse était-elle inventive?

 

[153]       Les différences entre « l’état de la technique » et « l’idée originale » peuvent être décrites comme suit :

 

§  l’administration d’une dose de brimonidine trois fois par jour chez des patients atteints de glaucome;

 

§  l’administration d’une dose de timolol trois fois par jour chez des patients atteints de glaucome;

 

§  l’utilisation du BAK comme agent de conservation dans des formulations telles que celle décrite précédemment dans des gouttes oculaires;

 

§  des indications, dans des demandes de brevet telles que celle de DeSantis, que les médicaments alpha, la brimonidine n’étant pas mentionnée expressément, et les médicaments bêta, le timolol n’étant pas mentionné expressément, pouvaient être combinés dans la même bouteille et administrés en une seule dose et que des composés tels que le BAK pouvaient être utilisés comme agents de conservation;

 

§  un concurrent commercialisait une association médicamenteuse, COSOPT, qui renfermait du dorzolamide et du timolol;

 

« L’idée originale » comprend :

 

§  la combinaison réussie de la brimonidine et du timolol dans une seule bouteille à des doses qui ne dépassent pas celles utilisées antérieurement, avec, comme agent de conservation, le BAK à une concentration plus faible que celle utilisée dans l’un ou l’autre des médicaments distincts;

 

§  une association, dans les proportions revendiquées, qui est efficace et sûre et dont la stabilité est accrue.

 

[154]       Lorsqu’on examine la « recette » de la revendication 22, il faut prendre garde de ne pas se concentrer sur un produit commercial qui pourrait correspondre aux paramètres de la revendication. Il faut plutôt se concentrer sur la revendication elle-même. Dans ce cas, la revendication 22 indique un intervalle de concentrations permis de BAK : de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids. Alors que le produit commercial COMBIGAN renferme du BAK à une concentration de 0,005 % par poids, la revendication 22 confère un monopole aux recettes qui renferment de 0,001 % à 0,01 % par poids de BAK. Par conséquent, l’art antérieur, et ce qu’il signifierait pour une personne versée dans l’art, doit être considéré avec cet intervalle à l’esprit, et non pas seulement avec la concentration de BAK contenue dans le produit commercial.

 

Ces différences étaient-elles évidentes?

[155]       On peut examiner ce point sous l'angle des quatre questions que formule le juge Crampton au paragraphe 71 de ses motifs et que je reproduis ici :

 

1)      Est-il plus ou moins évident que l’essai serait fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

2)      Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

3)      L’état antérieur de la technique fournit-il un motif de rechercher la solution?

 

4)      Quelles ont été les mesures concrètes ayant mené à l’invention?

 

1)   Est-il plus ou moins évident que l’essai serait fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

[156]       Comme on peut s’y attendre, les experts ne s’entendent pas sur cette question. Le Dr Fechtner était réticent à admettre qu’une personne versée dans l’art aurait même essayé de combiner deux médicaments. Il affirme aux paragraphes 154 à 157 de son affidavit :

                        [traduction]

154.     La personne versée dans l’art aurait compris que les différences sur le plan pharmacocinétique, le caractère additif des effets indésirables de plusieurs médicaments et les possibles interactions médicamenteuses étaient des problèmes difficiles à surmonter lors de la mise au point d’une association médicamenteuse fixe. Le caractère additif des effets indésirables de plusieurs médicaments revêtait une importance particulière. Comme je l’ai indiqué plus en détail plus haut, tous les médicaments ophtalmiques ont des profils d’effets secondaires, et certains des effets sont assez graves pour causer l’abandon du traitement.

 

155.     La personne versée dans l’art se serait attendue à ce que les effets secondaires observés avec une association médicamenteuse fixe soient au moins aussi importants que ceux observés avec les médicaments individuels (et peut-être même pires). Autrement dit, je m’attendrais à ce que les effets secondaires d’une association fixe soient aussi graves, et peut-être même pires, que la somme des effets secondaires des médicaments individuels.

 

156.     Pour les raisons que j’ai déjà exposées en détail plus haut, la personne versée dans l’art comprendrait que les formulations d’associations médicamenteuses fixes renfermant deux médicaments pouvaient avoir un profil d’effets secondaires plus défavorable que celui des médicaments individuels qu’elles renferment. Par exemple, Strohmaier et al. ont signalé que le profil d’effets secondaires de l’association médicamenteuse fixe (dorzolamide et timolol) était plus défavorable que celui de ses deux composants utilisés en concomitance sur les plans de la douleur aux paupières et des malaises.

 

157.     La personne versée dans l’art ne se serait pas attendue à ce qu’une association fixe de deux médicaments qui abaissent la PIO ait un meilleur profil d’innocuité que celui d’un de ses composants. Clineschmidt et al. ont communiqué les résultats d’une étude comparant l’association fixe de timolol et de dorzolamide au timolol b.i.d. et au dorzolamide t.i.d. administrés chacun en monothérapie. Ils ont signalé qu’un pourcentage significativement plus élevé de patients ayant reçu l’association (41 %) que de patients ayant reçu le timolol (23 %) avaient fait état d’un effet secondaire; un nombre équivalent de patients avaient signalé un effet secondaire après avoir reçu l’association fixe de dorzolamide (41 %). Par conséquent, les effets secondaires de l’association médicamenteuse fixe étaient aussi graves que ceux du pire de ses composants individuels. La personne versée dans l’art ne se serait pas attendue à ce qu’une association fixe ait un profil d’innocuité supérieur à celui d’un de ses composants.

 

[157]       Il faut se rappeler que le Dr Fechtner n’est pas un expert en formulation.

 

[158]       Le Dr Quigley, qui n’est pas non plus un expert en formulation, a affirmé que, du point de vue d’un ophtalmologiste, les coformulations de médicaments déjà utilisés séparément devraient donner des résultats similaires à ceux obtenus avec les médicaments utilisés séparément. Il dit aux paragraphes 78 à 80 et 360 et 361 de son affidavit :

                        [traduction]

78.       Avant d’examiner les documents que M. Naiberg avait fini par me fournir, ce dernier m’a demandé si un ophtalmologiste, en date du 19 avril 2002, aurait tenté d’améliorer le traitement de ses patients à qui il prescrivait du maléate de timolol et du tartrate de brimonidine pour abaisser la PIO et/ou traiter le glaucome et, si oui, comment il s’y serait pris.

 

79.       Ma réponse immédiate à cette question a été que l’ophtalmologiste aurait su qu’il devait combiner les deux médicaments aux concentrations déjà utilisées (brimonidine 0,2 %; timolol 0,5 %) dans la même bouteille (avec les excipients appropriés) pour un usage topique afin d’améliorer le traitement des patients.

 

80.       J’ai dit cela parce que, en 2002, les ophtalmologistes utilisaient régulièrement des gouttes de maléate de timolol avec des gouttes de tartrate de brimonidine en concomitance (dans des bouteilles distinctes) à ces concentrations respectives pour abaisser la PIO et traiter le glaucome. Les deux médicaments donnés en même temps étaient plus efficaces pour abaisser la PIO que l’un ou l’autre donné séparément, et aucune incompatibilité n’avait été observée entre eux. On se serait attendu à ce que les deux médicaments fournis dans la même bouteille, comme COSOPT, qui associe le dorzolamide et le timolol, ait des effets similaires sur la PIO…

 

. . .

 

360.     Comme je l’ai déjà dit, l’utilisation concomitante de la brimonidine et du timolol pour abaisser la PIO et traiter le glaucome était bien établie. Les produits administrés en concomitance étaient sûrs et efficaces et ne présentaient pas d’incompatibilité qui aurait incité l’ophtalmologiste à ne pas prescrire les produits coformulés. L’ophtalmologiste aurait vu dans la coformulation de brimonidine et de timolol un moyen pour ses patients d’avoir accès à la fois à la brimonidine et au timolol d’une façon plus commode.

 

361.     De plus, les ophtalmologistes savaient que des coformulations pouvaient être préparées, comme ça avait été le cas du dorzolamide et du timolol. L’ophtalmologiste qui se serait demandé comment améliorer le traitement de ses patients qui reçoivent de la brimonidine et du timolol en concomitance aurait immédiatement suggéré de préparer une coformulation des deux produits et se serait attendu à ce que la coformulation soit préparée et qu’elle ait la même efficacité accrue, par rapport à la monothérapie, que celle qu’il avait observée avec le traitement séquentiel.

 

[159]       M. Kompella, seul expert en formulations, a affirmé dans son affidavit que, vu le précédent créé par COSOPT, le formulateur se serait vu confirmer que l’utilisation de deux principes actifs aux mêmes concentrations serait la principale voie à suivre dans son esprit. Il a dit au paragraphe 33 de son affidavit :

                        [traduction]

33.       Même sans connaître Cosopt, le formulateur s’apercevrait immédiatement que l’association du tartrate de brimonidine et du maléate de timolol en une seule formulation serait bénéfique pour le patient. Plutôt que d’administrer les deux médicaments de façon séquentielle, un médicament étant administré dans l’œil et étant suivi du deuxième médicament après un court laps de temps (quelques minutes), la préparation d’une seule formulation des deux médicaments utilisés ensemble pour le traitement rendrait l’administration beaucoup plus simple pour le patient parce que celui-ci n’aurait à s’administrer qu’une seule goutte plutôt qu’une première goutte suivie d’une deuxième goutte différente après un certain laps de temps. Le modèle de Cosopt confirmerait que l’association des deux principes actifs aux mêmes concentrations que celles des formulations individuelles serait la principale voie à suivre dans l’esprit du formulateur.

 

[160]       En contre-interrogatoire, M. Kompella a admis franchement que, jusqu’à ce que le formulateur ait effectivement combiné les deux, il ne pouvait pas être certain que l’association serait stable, sûre et efficace. Je répète les questions et réponses 607 à 621, dans lesquelles il faut noter que le pH ne fait pas partie de la revendication 22 ni de l’idée originale.

[traduction]

 

607.     Q.        Êtes-vous d’accord pour dire que le pH et le tamponnage d’une solution ophtalmique sont probablement aussi importants pour une bonne conservation, étant donné que la stabilité de la plupart des médicaments ophtalmiques couramment utilisés dépend en grande partie du pH du milieu?

 

            R.         Oui.

 

608.     Q.        En plus de ses effets sur la stabilité, l’ajustement du pH peut avoir une influence sur le confort, l’innocuité et l’activité du produit?

 

R.         Oui.

 

609.     Q.        Idéalement, chaque produit devrait être tamponné à un pH de 7,4, qui est considéré comme le pH physiologique normal des liquides oculaires?

 

R.         Oui.

 

610.     Q.        Si le formulateur avait deux produits, deux principes actifs à deux pH différents, et que ces deux produits étaient combinés, ils devraient être formulés au même pH?

 

R.         Oui.

 

611.     Q.        Vous ne pourriez pas savoir avant les tests quel serait le pH?

 

            M. NAIBERG :            Pour un composé en particulier? Je ne suis pas sûr de bien comprendre la question. Un composé en particulier ou l’association des deux produits?

 

M. MASON :

 

612.     Q.        L’association des deux produits.

 

            R.         Je veux dire, il s’agirait du même pH pour les deux molécules dans la même bouteille, oui.

 

613.     Q.        Et vous ne sauriez pas avant les tests ce que serait le pH?

 

            R.         Je veux dire, c’est exact. Je veux dire, vous devez examiner un certain nombre d’excipients avant de trouver l’excipient final.

 

614.     Q.        D’accord. Mais vous ne pourriez pas déterminer avant les tests ce que serait le pH de l’association, est-ce exact?

 

            R.         C’est exact, à moins qu’il n’existe déjà des produits ayant un pH très proche pour vous orienter.

 

615.     Q.        Si l’on présume que leur pH n’est pas très proche, vous ne sauriez pas avant les tests ce que serait le pH de l’association médicamenteuse, est-ce exact?

 

            R.         Oui.

 

616.     Q.        Le pH optimal du timolol est de 7, est-ce exact?

 

            R.         Oui.

 

617.     Q.        Le pH optimal de la brimonidine ou d’Alphagan est de 6,3?

 

            R.         Oui.

 

618.     Q.        Vous êtes d’accord avec moi pour dire que le pH se mesure sur une échelle logarithmique?

 

            R.         Oui.

 

619.     Q.        Lorsque le pH est supérieur à 7, la solution est basique ou alcaline?

 

            R.         Oui.

 

620.     Q.        Lorsque le pH est inférieur à 7, la solution est acide?

 

            R.         Oui.

 

621.     Q.        Le formulateur saurait que la différence entre chaque unité sur une échelle logarithmique est une différence majeure?

 

            R.         Oui, la différence est claire, mais il existe de nombreux produits ophtalmiques qui ont un grand intervalle de pH.

 

[161]       La question que la Cour doit trancher est de savoir s'il est « plus ou moins évident » que l'essai de la formulation revendiquée serait fructueux. Il ne s'agit pas de savoir la chose « vaut d'être tentée », mais plutôt, pour reprendre les termes de la Cour d'appel dans Pfizer, précité, si cette solution est « très clair[e] » ou va « plus ou moins de soi ». Il y a toujours, en particulier en chimie, un doute qu'on ne peut dissiper qu'en faisant concrètement un essai ou une expérience. Cependant, vu la preuve dont je dispose – en particulier les déclarations de M. Kompella, le seul formulateur expert à témoigner –, j'estime qu'il est plus ou moins évident que l'association médicamenteuse considérée serait une solution fructueuse.

 

[162]       Une question a été soulevée en ce qui concerne l’inclusion du BAK aux concentrations indiquées dans la « recette ». Selon M. Beck, son équipe de chercheurs a d’abord tenté d’utiliser un composé appelé Purite comme agent de conservation, mais il n’était pas satisfaisant. Elle s’est ensuite tournée vers le BAK. Purite n’est pas l’un des agents de conservation acceptables nommés à la page 3 du brevet.

 

[163]       Dans son affidavit, M. Beck, l’un des inventeurs nommés, a affirmé que son équipe avait d’abord tenté d’utiliser Purite comme agent de conservation, car ce produit n’avait pas un profil d’effets secondaires majeurs. Cependant, il dégradait le timolol. L’équipe s’est ensuite tournée vers le BAK et a constaté qu’il produisait certains produits de dégradation, mais que ceux-ci n’étaient pas toxiques. Par conséquent, le BAK était acceptable. M. Beck écrit ce qui suit aux paragraphes 8, 11, 12 et 14 de son affidavit :

                        [traduction]

8.         Allergan a d’abord tenté d’utiliser Purite comme agent de conservation de COMBIGAN® parce que Purite n’avait pas un profil d’effets secondaires aussi défavorable que celui d’autres agents de conservation connus à l’époque. La mise au point de COMBIGAN® avec Purite comme agent de conservation a échoué. La formulation n’était pas chimiquement stable. Nous avons découvert que Purite dégradait le maléate de timolol dans la solution médicamenteuse combinée.

 

. . .

 

11.       Par suite de cet échec initial, Allergan a évalué la possibilité d’utiliser le BAK comme agent de conservation.

 

12.       Allergan a découvert que de nouveaux produits de dégradation se formaient dans la formulation combinée contenant du BAK. Ces produits de dégradation n’étaient pas détectables dans les études à court terme (moins de quelques semaines), ils étaient détectables seulement après que le produit eut été conservé dans des conditions de stabilité accélérées pendant de nombreuses semaines ou quelques mois. Chez Allergan, nous avons déterminé que les nouveaux produits de dégradation se formaient par suite de l’interaction entre le tartrate de brimonidine et le maléate de timolol. Allergan ne prédisait pas que de nouveaux produits de dégradation se formeraient par suite de l’interaction entre le tartrate de brimonidine et le maléate de timolol. Allergan a dû étudier chacun de ces nouveaux produits de dégradation et a finalement décidé d’utiliser des modèles animaux de toxicité in vivo pour déterminer l’innocuité et l’efficacité de la formulation en présence des nouveaux produits de dégradation découverts.

 

. . .

 

14.       L’une des raisons pour lesquelles Allergan a pu créer une formulation qui était assez stable était que les nouveaux produits de dégradation dans l’association médicamenteuse formulée avec du BAK se sont révélés non toxiques aux concentrations prédites par nos études de stabilité accélérées. La stabilité satisfaisante de l’association n’avait pas été prédite par notre équipe et ne pouvait pas l’être avant la fin des études de toxicité.

 

 

[164]       Encore une fois, il ne s'agit pas de savoir si, dans les faits, les inventeurs désignés ont d'abord envisagé une solution qui, en fin de compte, n'a pas marché. Il faut plutôt rechercher si la personne fictive versée dans l'art aurait envisagé le BAK comme solution destinée avec plus ou moins d'évidence au succès. M. Kompella y répond par l'affirmative. Je cite les paragraphes 98 et 116 de son affidavit :

                        [traduction]

98.       De nombreux agents de conservation utilisables dans les formulations ophtalmiques étaient connus avant 2002, mais le plus courant, et de loin, était le BAK. Cela est démontré, par exemple, dans Noecker, une analyse documentaire de 2001 qui traite des agents de conservation couramment utilisés dans les produits ophtalmiques et de leurs effets sur l’œil. Habituellement, comme le montre le tableau 1 de Noecker, le BAK était utilisé à des concentrations allant de 0,005 % à 0,02 % dans les compositions ophtalmiques topiques à usages multiples.

 

. . .

 

116.     Dans les revendications 4 à 6 et 20 à 25, il faut que les compositions renferment aussi de 0,001 % à moins de 0,01 % par poids de l’agent de conservation BAK. Comme je l’ai déjà indiqué, en avril 2002, les formulateurs savaient que les formulations ophtalmiques multidoses devaient renfermer un agent de conservation et que le BAK était l’agent de conservation le plus utilisé dans les antiglaucomateux. À mon avis, ce n’était pas faire preuve d’inventivité que de choisir le BAK comme agent de conservation dans une autre composition ophtalmique, en particulier si l’on considère qu’il était déjà utilisé dans les compositions individuelles de brimonidine et de timolol. Le formulateur aurait donc immédiatement et sans aucune hésitation choisi le BAK pour son association de brimonidine et de timolol.

 

[165]       Il faut se rappeler que si elle a d'abord essayé Purite, l'équipe de M. Beck s'est immédiatement ensuite tournée vers le BAK, lequel s'est révélé satisfaisant. Le fait qu'il fût plus ou moins évident que plusieurs agents de conservation rempliraient la tâche et que, en fin de compte, l'un d'eux n'ait pas donné le résultat escompté, ne signifie pas qu'il faille attribuer une valeur inventive à une quelconque autre substance envisageable comme agent de conservation parmi la classe de celles auxquelles un formulateur aurait naturellement pensé. Il était plus ou moins évident que l'essai du BAK serait fructueux.

 

[166]       À la lumière de la preuve fournie, le juge Crampton a abouti à une conclusion différente. Il écrit ce qui suit au paragraphe 90 de ses motifs :

 

90     Sandoz a également allégué que la personne versée dans l’art n’aurait pas envisagé l’utilisation de Purite parce que cette substance est brevetée par Allergan. Toutefois, cet argument ne tient pas compte du fait que la personne versée dans l’art est une personne hypothétique qui est capable de prendre en considération tout l’état antérieur de la technique, y compris l’art pouvant être protégé par un brevet (voir par exemple Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CF 320, au paragraphe 50, et Roger T. Hughes, Hughes and Woodley on Patents, 2e éd., feuilles mobiles (Markham, Ont., Lexis Nexis Butterworths, 2005), ch. 5 à 166.4).

 

 

 

[167]       C’est au paragraphe 85 de ses motifs que les éléments de preuve justifiant ses conclusions sont le mieux exposés :

 

85     Je souscris également aux propos du Dr Fechtner lorsqu’il affirme que la personne versée dans l’art aurait su (i) qu’il était possible de rencontrer des problèmes lorsqu’on mélange la brimonidine et le timolol afin d’obtenir une association médicamenteuse fixe et (ii) que [traduction] « les différences sur le plan pharmacocinétique, le caractère additif des effets indésirables de plusieurs médicaments et les possibles interactions médicamenteuses étaient des problèmes difficiles à surmonter lors de la mise au point d’une association médicamenteuse fixe ». Les diverses difficultés imprévues qu’ont rencontrées M. Beck et son équipe sont décrites aux paragraphes 96 à 103 des présents motifs. Le temps et les efforts considérables consacrés par M. Beck et son équipe à la résolution de ces problèmes ajoutent foi aux propos du Dr Fechtner selon lesquels il n’allait pas de soi ni n’était évident pour la personne versée dans l’art qu’une composition chimiquement stable pouvait être obtenue. La conclusion du Dr Fechtner sur ce point est également étayée par le commentaire de M. Beck, que j’estime crédible, selon lequel chaque fois que son équipe et lui-même commençaient à mettre au point une nouvelle formulation, ils croyaient l’échec possible à n’importe quelle étape du processus.

 

[168]       Sauf tout le respect que je dois à son raisonnement, le juge Crampton ne semble pas s'être concentré sur la question à trancher, qui était celle de savoir s'il était plus ou moins évident que l'association médicamenteuse donnerait le résultat voulu. Il est plutôt passé à ce qui était en fait l'examen des deuxième, troisième et quatrième questions formulées par le juge Rothstein dans Sanofi, précité, en citant des éléments de preuve relatifs à diverses difficultés qu'aurait éprouvées l'équipe de M. Beck dans ses essais. Ce n'est pas là l'objet de la première question.

 

2)         Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis? Les essais sont-ils courants ou l’expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

[169]       C'est là la deuxième question que le juge Rothstein invite à se poser dans Sanofi, précité. Cette question implique manifestement que les essais sont considérés comme relevant de la pratique courante. La Cour doit se demander quelles sont la nature, l'étendue et l'ampleur des efforts nécessaires : l'expérimentation est-elle longue ou ardue? autrement dit, les essais sont-ils tels qu'ils dépassent le niveau courant?

 

[170]       M. Beck a fourni un témoignage sur les travaux réalisés par les membres de son équipe. Ils ont combiné la brimonidine et le timolol, d’abord avec Purite. Le résultat n’était pas satisfaisant. Ils ont ensuite utilisé le BAK plutôt que Purite. Le résultat était satisfaisant. Ils ont ensuite procédé à des essais cliniques afin d’obtenir l’approbation réglementaire. Voici l’échéancier, selon les paragraphes 8 et suivants : le 8 janvier 1999, l’équipe s’est vu confier la tâche de mettre au point une association médicamenteuse; en février 1999, elle a décidé que Purite était insatisfaisant; un certain laps de temps s’est écoulé, puis, en mars 2001, l’équipe s’est tournée vers le BAK; en mai 2001, elle a déterminé que le BAK était satisfaisant (Beck, pièce E).

 

[171]       M. Beck déclare au paragraphe 37 de son affidavit que le projet, études cliniques comprises, a coûté environ 26,4 millions de dollars (américains). Il a cependant admis en contre-interrogatoire (questions 131 à 142) que ce chiffre n'est que du ouï-dire non confirmé.

 

[172]       Le Dr Fechtner, aux paragraphes 198, 202, 205 et 208 de son affidavit, indique que le temps, les efforts et les ressources déployés étaient considérables. Ils ont cependant été déployés au stade des essais cliniques. Je reprends ici le paragraphe 208 :

                        [traduction]

208.     Je connais bien le déroulement des essais cliniques de phases I, II et III. Après avoir examiné la description des essais cliniques annexée à l’affidavit de M. Beck, il m’apparaît clair qu’Allergan a consacré beaucoup de temps, d’efforts et de ressources à concevoir et à mener les essais cliniques requis pour mettre sur le marché son association médicamenteuse fixe. Le temps, les efforts et les ressources requis pour ces essais cliniques auraient dissuadé la personne versée dans l’art de poursuivre la mise au point de l’invention revendiquée dans le brevet 764.

 

 

[173]       Il faut établir une distinction entre, d'une part, le temps et les efforts consacrés aux études cliniques visant à l'obtention de l'approbation réglementaire, et, d'autre part, le temps et les efforts qui se sont révélés nécessaires pour établir s'il y avait eu invention. Le juge Binnie, écrivant au nom de la Cour suprême du Canada, formule ce principe on ne peut plus clairement au paragraphe 77 de l'arrêt Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77 (AZT) :

 

77     Les appelantes contestent la conclusion du juge de première instance. Dans leur mémoire (mais non dans leur plaidoirie), elles allèguent que l’utilité doit être démontrée au moyen d’essais cliniques préalables sur des êtres humains, établissant la toxicité, les caractéristiques métaboliques, la biodisponibilité et d’autres éléments. Ces facteurs sont conformes à ce que la présentation d’une drogue nouvelle doit comporter pour que le ministre de la Santé puisse en évaluer l’« innocuité » et l’« efficacité ». Voir maintenant le Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. 1978, ch. 870, par. C.08.002(2), modifié par DORS/95‑411, par. 4(2), qui prévoit notamment :

 

La présentation de drogue nouvelle doit contenir suffisamment de renseignements et de matériel pour permettre au ministre d’évaluer l’innocuité et l’efficacité de la drogue nouvelle . . .

 

Les conditions préalables en matière de preuve que doit remplir le fabricant qui souhaite commercialiser une drogue nouvelle visent un objectif différent de celui visé par le droit des brevets. Dans le premier cas, on parle d’innocuité et d’efficacité alors que, dans le deuxième cas, il est question d’utilité, mais dans le contexte de l’inventivité. De par sa nature, la règle de la prédiction valable présuppose l’existence d’autres travaux à accomplir.

 

[174]       M. Kompella examine la preuve relative au temps et aux efforts consacrés à l'invention supposée en tant que telle à l'alinéa 17g) et au paragraphe 127 de son affidavit :

                        [TRADUCTION]

17. g)   À en juger par le contenu de l'affidavit de M. Beck, les inventeurs ne se sont heurtés à aucune difficulté particulière dans la production de la formulation que revendique le brevet 764.

 

[. . .]

 

127.     Aux paragraphes 12 à 14, M. Beck traite d’un produit de dégradation qui s’est formé au cours d’un test de stabilité prolongée de l’association brimonidine-timolol. Il devrait être clair que ce produit de dégradation a été découvert après la préparation de la formulation combinée et dans le cadre de tests réalisés afin d’obtenir l’approbation réglementaire. L’apparition de ce produit n’indique pas que l’association brimonidine-timolol initialement proposée ne serait pas satisfaisante, du moins pour un certain temps. Quoi qu’il en soit, les commentaires de M. Beck confirment que l’existence de ce produit de dégradation n’a pas empêché la FDA d’approuver la formulation combinée.

 

 

[175]       Vu la preuve, je conclus qu'il n'a pas fallu plus que des travaux de laboratoire de type courant pour arriver à l'idée originale supposée. Or, ainsi que le juge Floyd l'a fait observer dans UK Limited c Merck & Co Inc [2009] EWHC 2952 (Pat), c'est un principe fondamental du droit des brevets que la doctrine de l'évidence a pour raison d'être d'empêcher le breveté de monopoliser des produits qu'une personne compétente devrait se sentir libre de fabriquer, ou des activités qu'elle devrait se sentir libre d'exercer, sans se soucier de l'existence d'un brevet.

 

[176]       Le juge Crampton, aux paragraphes 92 à 113 de ses motifs, a conclu différemment. Je vois à cela deux raisons. La première touche à la nature de la preuve. Dans Sandoz, M. Beck a été contre-interrogé intensivement et semble avoir fourni au cours de ce contre-interrogatoire une grande quantité d'éléments de preuve relatifs aux travaux nécessaires dont il n'avait pas fait mention dans son affidavit. Dans la présente espèce, M. Beck n'a pas été interrogé de cette façon et n'a pas eu l'occasion de fournir des éléments de preuve supplémentaires de la nature susdite. En outre, dans Sandoz, le contre-interrogatoire du Dr Fechtner n'a pas soulevé les sérieux problèmes de crédibilité qui entachent les déclarations de cet expert produites devant moi. Deuxièmement, il ne semble pas qu'on ait attiré l'attention du juge Crampton sur l'arrêt AZT, précité, où la Cour suprême pose la nécessité de distinguer les efforts déployés dans les études cliniques visant à l'obtention de l'approbation réglementaire de ceux qu'a exigés l'invention revendiquée.

 

3)         L’état antérieur de la technique fournit‑il un motif de rechercher la solution?

[177]       La preuve établit irréfutablement à mon sens qu'il existait avant avril 2002 une motivation suffisante à la recherche d'une association médicamenteuse pour le traitement du glaucome. Une telle association médicamenteuse, baptisée COSOPT, se trouvait déjà sur le marché. Une entreprise concurrente du fabricant de COSOPT aurait été fortement motivée à concevoir un produit comparable ou meilleur.

 

[178]       Le Dr Quigley indique aux paragraphes 72 à 74 de son affidavit :

                        [traduction]

72.       En 1995, et depuis longtemps, les ophtalmologistes savaient que la prescription de plusieurs médicaments aux patients, bien que nécessaire pour abaisser suffisamment la PIO, n’était pas souhaitable du point de vue de l’observance du traitement. Plus le schéma posologique est complexe, moins il y a de chances que le patient le suive. De plus, lorsque plusieurs gouttes sont administrées, il est possible que la deuxième goutte fasse sortir de l’œil le médicament administré le premier avant que celui-ci n’ait eu le temps de pénétrer dans l’œil. Souvent, le patient devait attendre plusieurs minutes avant de s’administrer le deuxième médicament. Il y avait là une source de frustration pour le patient, car le traitement s’en trouvait davantage compliqué (sans compter le risque que le patient oublie quel médicament il s’était administré le premier) et exigeait plus de temps.

 

73.       De plus, il était connu que les agents de conservation antibactériens utilisés dans les gouttes oculaires étaient irritants pour l’œil. L’administration de plusieurs gouttes oculaires expose le patient à plusieurs doses d’agents de conservation antibactériens. Les ophtalmologistes savaient que l’administration d’une association médicamenteuse contenue dans une seule bouteille réduirait le nombre d’exposition à l’agent de conservation.

 

74.       Pour toutes ces raisons, les ophtalmologistes savaient que, pour les patients auxquels ils prescrivaient plus d’un médicament qui abaissait la PIO, il serait beaucoup plus souhaitable de disposer d’une coformulation associant ces médicaments. La première de ces coformulations, COSOPT, a été approuvée aux États-Unis en 1998. COSOPT est une formulation de gouttes oculaires qui contient du dorzolamide et du timolol, deux médicaments bien connus pour abaisser la PIO qui avaient été utilisés séparément et ensemble (dans des bouteilles séparées) dans le passé.

 

[179]       M. Kompella écrit aux paragraphes 29 et 112 de son affidavit :

                        [traduction]

29.       À partir du milieu ou de la fin des années 1990, l’administration de plusieurs médicaments pour traiter le glaucome et l’hypertension oculaire a été facilitée par la mise au point et l’homologation de Cosopt, une composition ophtalmique renfermant deux médicaments antiglaucomateux.

 

. . .

 

112.     Bien que le brevet 764 décrive aussi une exposition réduite des patients au BAK en raison de la modification de la formulation combinée et de la réduction de la posologie (de cinq gouttes par jour à deux gouttes par jour), cela aurait été évident pour le formulateur. Par ailleurs, il était connu qu’avec COSOPT®, l’association dorzolamide-timolol, la quantité de BAK utilisée (0,0075 %) pouvait être réduite comparativement à celle utilisée dans la formulation de timolol sur le marché (0,0075 % de BAK dans la formulation connue de dorzolamide et 0,01 % de BAK dans la formulation connue de timolol).

 

[180]       En contre-interrogatoire, le Dr Fechtner a admis que, en 2001, il était d’avis que les associations fixes étaient commodes pour le patient et étaient avantageuses sur le plan commercial pour les fabricants. En réponse aux questions 601 à 606, il a dit (plutôt à contrecœur dans le cas de la question 606) :

                        [traduction]

601.     Q.        Vous croyiez que la commodité des associations fixes était un facteur à ce point convaincant que les associations médicamenteuses fixes gagneraient probablement en popularité?

 

            R.         Je croyais que vous aviez dit quelque chose au sujet des patients la première fois que vous m’avez posé cette question. Je crois que les associations fixes gagneront en popularité lorsque les médecins se seront rendu compte de leurs avantages.

 

602.     Q.        Et vous considériez que cette popularité irait grandissante même si les cliniciens ne pourraient pas titrer les composants d’une association fixe?

 

            R.         Me demandez-vous ce que je croyais en 2000?

 

                        603.     Q.        En 2002.

R.         En 2002, je croyais qu’elles gagneraient en popularité. J’ai dit bien d’autres choses au sujet des associations fixes, qu’elles ont des inconvénients et que les médecins doivent les évaluer chez leurs patients.

 

604.     Q.        Pouvez-vous remettre au témoin la pièce 7, s’il-vous-plaît? Il s’agit de l’article que vous avez publié avec Paul J. Lama, The Future of Glaucoma Diagnosis and Therapy

 

            R.         Laissez-moi apporter des précisions. Il s’agit d’un chapitre écrit dans un livre destiné aux optométristes.

 

605.     Q.        C’est encore mieux. Ce que vous écriviez et communiquiez aux ophtalmologistes –

 

            R.         Non, j’ai dit optométristes, ce qui n’est pas la même chose que les ophtalmologistes.

 

606.     Q.        Vous avez raison. Vous avez écrit au premier paragraphe complet, à la page 423 :

 

« La première nouvelle association médicamenteuse depuis nombre d’années est une association fixe de dorzolamide et de timolol. Environ 50 % des patients traités par des médicaments qui abaissent la PIO reçoivent plus d’un médicament. D’autres nouvelles associations sont en développement, et les associations médicamenteuses fixes gagneront probablement en popularité. Bien que le clinicien doive sacrifier sa capacité à titrer les composants avec une association fixe, la commodité est un facteur passablement convaincant. Comme plusieurs fabricants de produits pharmaceutiques possèdent des composés de différentes classes en propriété exclusive et comme une version générique du timolol est offerte sur le marché, ces associations fixes s’avèrent commodes pour les patients et avantageuses sur le plan commercial pour les fabricants : la part de marché de ces produits augmente si les patients continuent de les utiliser. »

 

            Je présume que cette affirmation reflétait votre opinion lorsque vous l’avez rédigée et publiée dans un manuel?

 

R.         Je crois que nous avons parlé de ce paragraphe plus tôt aujourd’hui et j’ai souligné que, même s’il ne s’accompagnait pas d’une note de bas de page, le chiffre de 50 pour cent que j’ai mentionné concerne une étude sur un traitement de l’hypertension oculaire. Le reste semble correspondre à mon opinion en 2001 lorsque j’ai rédigé ce paragraphe.

 

 

[181]       Le juge Crampton a examiné la question de la motivation aux paragraphes 114 à 116 de ses motifs, s'appuyant sur les déclarations non contredites du Dr Fechtner. Dans la présente espèce, ce dernier est contredit aussi bien par d'autres experts que dans son propre contre-interrogatoire. En outre, le juge Crampton a pris en compte les essais cliniques nécessaires pour obtenir l'approbation réglementaire, lesquels, comme je l'expliquais plus haut, ne sont pas pertinents pour la question de la valeur inventive.

 

4)         Quelles sont les mesures concrètes ayant mené à l'invention?

[182]       Les mesures concrètes prise par l’équipe de M. Beck ont été abordées dans le contexte des questions précédentes. Les membres de l’équipe étaient motivés à créer une association médicamenteuse. Un concurrent avait déjà son association : COSOPT. Ils ont pris leur propre produit, ALPHAGAN (brimonidine), l’ont mélangé avec un autre antiglaucomateux bien connu, le timolol, et l’ont stabilisé à l’aide d’un stabilisateur, Purite. Après deux mois, ce stabilisateur s’est révélé insatisfaisant. Ils se sont donc tournés avec un autre stabilisateur bien connu, le BAK. Il s’est révélé satisfaisant. Ils ont utilisé différentes concentrations des principaux ingrédients et différents pH : le pH ne fait partie de l’invention revendiquée.

 

[183]       Lorsqu’ils eurent déterminé que le BAK était satisfaisant et qu’un pH adéquat (qui ne fait pas partie de « l’idée originale ») a été obtenu, le reste des efforts a été consacré aux essais cliniques aux fins d’approbation réglementaire. Les États-Unis ont approuvé uniquement l’usage t.i.d. (trois fois par jour). Le Canada et d’autres pays ont approuvé l’usage b.i.d. (deux fois par jour). Le brevet dit que la posologie est laissée à la discrétion du clinicien.

 

[184]       Vu la preuve qui m’est soumise, je conclus que la production de la formulation revendiquée n'exigeait rien de plus que des essais courants et ne présente donc pas de valeur inventive. Il n'y avait pas d'obstacles inhabituels à surmonter. Le choix initial de Purite n'atteste rien de plus que la nécessité de choisir entre plusieurs substances envisageables. Purite s'étant vite révélé inapte à la fonction, on s'est tourné vers une autre substance dont l'essai allait de soi, le BAK, qui a donné le résultat voulu. Les essais effectués pour établir la dose quotidienne souhaitable de BAK étaient de nature courante et comportaient tout au plus le choix d'un pH approprié, lequel ne fait pas partie de l'idée originale. 

 

[185]       Le juge Crampton a traité de cette question au paragraphe 121 de ses motifs, se fondant dans une certaine mesure sur des déclarations de M. Beck qui n'ont pas été produites devant moi. Les supposées « démarches [...] vaines et inutiles » se résument à la décision d'essayer d'abord Purite, qui n'a pas donné le résultat escompté. On a ensuite eu recours à une autre substance dont l'essai allait de soi, le BAK, qui lui a rempli les attentes.

 

[186]       On aura remarqué que mes conclusions sont différentes de celles qu'a formulées le juge Ward dans la décision américaine. Je ferai observer que l'instance américaine comportait des dépositions orales, et que la preuve comme les revendications des brevets en question y semblent avoir été quelque peu différentes de la preuve qui m’est soumise et des revendications ici considérées.

 

5)         Le succès commercial

[187]       Comme le juge Crampton le note au paragraphe 123 de ses motifs, le succès commercial est un facteur secondaire dans l'examen relatif à l'évidence. Contrairement à lui, qui analyse cette question aux paragraphes 123 à 126 des mêmes motifs, je n’ai pas au dossier de preuve non contredite à cet égard. La preuve du Dr Quigley et, dans une certaine mesure, celle de M. Hollis, contredite par le Dr Fechtner, montrent que le succès commercial de COMBIGAN pourrait s'expliquer par des facteurs de marché autres que la « valeur inventive » de ce produit.

 

[188]       Qu'il me suffise de dire que COMBIGAN a remporté un certain succès, suffisant pour motiver Apotex à vouloir en commercialiser une version générique. J'estime cependant que le succès commercial ne nous en apprend pas beaucoup sur la question de l'évidence.

 

CONCLUSIONS SUR L'ÉVIDENCE

[189]       Comme on l'aura compris, je me trouve amené à conclure, vu la preuve, que les allégations d'Apotex concernant l'évidence sont fondées. Cette conclusion concorde avec la décision de notre Cour Merck & Co Inc c Canada (Santé), 2010 CF 1042, où le juge O'Reilly a déclaré évident un brevet similaire portant sur l'association médicamenteuse antérieure COSOPT, ainsi qu'avec la décision Teva UK Limited c Merck & Co Inc, précitée, où le juge Floyd, de la Haute Cour de justice d'Angleterre et du pays de Galles, Division de la chancellerie, Chambre des brevets, a conclu à l'évidence du brevet européen de COSOPT.

 

[190]       Mais cela ne constitue pas un point final.

 

[191]       Il me reste encore à examiner la question de la courtoisie judiciaire. Les moyens de preuve et de droit avancés devant moi sont‑ils « différents » ou « meilleurs » que ceux qu'on a fait valoir devant le juge Crampton dans l'instance Sandoz? Il n'y a aucune possibilité réelle de mesurer cette différence ou cette valeur. Les moyens de preuve et de droit en question sont de la même sorte. Dans certains cas, le juge Crampton disposait d'une preuve non contredite, alors que je devais me prononcer à partir d'éléments contradictoires. La différence qui sépare les deux instances quant aux moyens de preuve et de droit tient plutôt à la qualité de ceux‑ci pour autant qu'on puisse en juger par le dossier qui m'a été présenté, notre Cour n’ayant pas en l’occurrence celui sur lequel le juge Crampton s'est fondé.

 

[192]       Si je rejetais la présente demande au motif qu'Allergan ne s'est pas acquittée de la charge pesant sur elle de prouver le caractère infondé des allégations d'Apotex relatives à l'évidence, le ministre délivrerait dans les jours, sinon les heures qui suivraient un avis de conformité à cette dernière société, et la question de savoir si la Cour devrait prononcer une ordonnance d'interdiction perdrait toute portée pratique. La Cour d'appel, selon toute probabilité, refuserait de connaître d'un appel.

 

[193]       J'estime que des questions sérieuses ont été soulevées concernant la courtoisie judiciaire. La Cour d'appel fédérale devrait, il me semble, prendre acte du caractère quelque peu contradictoire de ses décisions à ce sujet et donner des instructions claires sur la manière dont, dans le contexte d'un AC, il convient de considérer les décisions antérieures d'un tribunal touchant les mêmes questions relatives au même brevet.

 

[194]       La seule façon pratique de faire en sorte que cette question soit portée devant la Cour d'appel est de prononcer l'ordonnance d'interdiction demandée dans l'attente qu'Apotex, comme il est probable qu'elle le fera, la conteste en appel.

 

[195]       Vu les circonstances de l'espèce, je n'adjugerai de dépens à aucune des parties.

 

 

 

 

 


JUGEMENT

 

PAR LES MOTIFS EXPOSÉS,

LA COUR STATUE comme suit :

 

1.                  La demande est accueillie.

 

2.                  Il est interdit au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex à l'égard de sa drogue ophtalmique APO‑BRIMONIDINE‑TIMOP jusqu'à l'expiration du brevet canadien no 2440764.

 

3.                  Il n'est pas adjugé de dépens.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 


 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑1560‑10

 

INTITULÉ :                                      ALLERGAN INC., ALLERGAN SALES INC. et ALLERGAN, INC. c LE MINISTRE DE LA SANTÉ et APOTEX INC.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATES DE L'AUDIENCE :           Les 22, 23 et 24 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 18 juin 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew J. Reddon

Steven G. Mason

Steven Tanner

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Andrew Brodkin

Richard Naiberg

 

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Goodmans, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

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