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Date : 20120612

Dossier : T-320-11

Référence : 2012 CF 719

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 12 juin 2012

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

MARK TIMSON, ROBERT DAVIS,

DAVID BENTLEY, BERNARD JONES,

ROB FINUCAN, MIKE CARDINAL,

TAMMY MACQUEEN, AYSHA WILSON,

DOUG VELLA, JEAN-LUC CHAMAILLARD,

ÉRIC TESSIER, GRAHAM HUGHES,

CURTIS THOMPSON, SHANNON COLE,

TRAVIS ROGERS, CHRISTIAN PLANTE,

ANDREW CATHCART, SERGE THERRIAULT,

CHRISTOPHER SMITH, CURTIS FISHER,

BRUCE GABRIEL, TED GRAUS, JOSEPH HART,

ROBERT SCHULTZ, TERRY WALSH,

BRIAN SQUIRES, RANDY WELSH,

TREVOR KEMBLE, DANIEL BEAUCHAMP,

RORY MUNRO, JULIE BRISSON

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 1er février 2011 par l’arbitre Pineau de la Commission des relations de travail dans la fonction publique [la CRTFP ou la Commission] par laquelle elle a fait droit aux 42 griefs déposés par les défendeurs qui demandent une rémunération d’intérim pour avoir consacré du temps à former des collègues [les affaires Timson]. Le demandeur prétend que la décision rendue dans les affaires Timson devrait être annulée parce que l’arbitre a violé les principes de la justice naturelle ou de l’équité procédurale ou, subsidiairement, a rendu une décision déraisonnable en faisant droit aux griefs.

 

[2]               J’ai conclu que la décision doit être annulée parce que la procédure adoptée par l’arbitre était fondamentalement inéquitable et que, en effet, elle a eu pour conséquence qu’elle a rendu dans les affaires Timson une décision quant au bien-fondé des griefs sans donner aux parties l’occasion de formuler des observations ou de déposer des éléments de preuve relativement au bien-fondé des griefs. Par conséquent, il y a eu violation des principes de l’équité procédurale et, par conséquent, la décision doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre arbitre de la CRTFP pour nouvelle audition. Compte tenu de cette conclusion, il n’est ni nécessaire ni utile de se pencher sur la prétention subsidiaire du demandeur concernant le caractère déraisonnable de la décision.

 

Le contexte de la décision

[3]               Les défendeurs sont des agents de sécurité à l’emploi du Service correctionnel du Canada [le SCC] et occupent des postes de niveau CX-01 ou CX-02. Ils font partie d’une unité de négociation représentée par le Syndicat des Agents Correctionnels du Canada-CSN [la CSN ou le syndicat]. Le SCC a rejeté leurs demandes de rémunération d’intérim pour avoir consacré du temps à donner dispenser diverses formes de formation, y compris de la formation en matière d’agent chimique, de premiers soins, d’appareil respiratoire autonome, de tir, de recyclage en matière de sécurité personnelle, de désengagement social et d’intervention d’urgence. Les défendeurs ont déposé des griefs, car ils prétendent que ce rejet a occasionné une violation des dispositions de la convention collective qui leur est applicable et la CSN a renvoyé leurs griefs à l’arbitrage en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 2 (la LRTFP).

 

[4]               La convention collective contient les dispositions suivantes :

43.05 Indemnités pour formateur

 

Lorsqu'un-e employé-e accepte d'agir à titre de formateur, il ou elle reçoit une indemnité de deux dollars et cinquante cents (2,50 $) de l'heure pour chaque heure ou partie d'heure.

 

[…]

 

49.07 Lorsque l'employé-e est tenu par l'Employeur d'exécuter à titre intérimaire une grande partie des fonctions d'un-e employé-e d'un niveau de classification supérieur et qu'il exécute ces fonctions pendant au moins huit (8) heures de travail, il touche, pendant la période d'intérim, une rémunération d'intérim calculée à compter de la date à laquelle il commence à remplir ces fonctions, comme s'il avait été nommé à ce niveau supérieur.

 

 

[5]               La clause 49.07 figurait dans la convention précédente (sous un numéro différent cependant), mais la clause 43.05 a été ajoutée au cours de la dernière ronde de négociation portant sur le renouvellement de la convention.

 

[6]               Sous le régime de la convention collective précédente, un groupe d’employés du SCC occupant des postes de niveau CX-2 ont déposé des griefs similaires, car ils prétendaient avoir droit à une rémunération d’intérim lorsqu’ils dispensaient de la formation au tir; leurs griefs, dans Lavigne et al c Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2009 CRTFP 117, [2009] CRTFPC no 117 [Lavigne], ont été accueillis par la CRTFP. Cette décision qui, toutefois, ne portait que sur la formation au tir, a été rendue dans le cadre d’une autre convention collective conclue entre l’employeur et la CSN (cette convention ne contenait pas la clause 43.05) et qui portait sur des demandes relatives à des cas où les auteurs des griefs avaient dispensé de la formation pendant au moins huit heures consécutives au cours des 25 jours ouvrables précédant la date à laquelle les griefs avaient été déposés.

 

[7]               Sur les 42 griefs en litige dans la décision, seuls 19 ont d’abord été renvoyés à l’arbitrage. L’employeur a écrit à la Commission et lui a demandé d’en mettre 18 en suspens, en attendant que soit tranché le grief de M. Timson et qu’il serve de « cause type ». La CSN s’est opposée à cette demande et a fait valoir que la jurisprudence Lavigne avait déjà tranché les questions soulevées dans les griefs, de sorte qu’on n’avait pas besoin d’une cause type. La CRTFP a convoqué une conférence téléphonique afin de discuter de la demande de l’employeur. Au cours de cette réunion, il est devenu évident que des griefs additionnels de rémunération d’intérim avaient été déposés. À la suite de la conférence téléphonique, la Commission a écrit à l’employeur et au syndicat pour leur demander une liste de l’ensemble des griefs qui avaient été renvoyés à l’arbitrage quant à la question de la rémunération d’intérim pour les formateurs du SCC et pour fixer les dates d’une autre téléconférence afin de voir ce qu’on devait faire avec ces griefs.

 

[8]               La CRTFP a convoqué une autre téléconférence avec l’employeur, le syndicat et leurs avocats respectifs. La téléconférence a été présidée par l’arbitre Pineau. Au cours de la téléconférence, Mme Pineau a mentionné que, selon elle, la jurisprudence Lavigne avait une certaine incidence sur les questions en jeu et les représentants de l’employeur ont cru comprendre qu’elle examinerait si on devait accorder un poids important à la jurisprudence Lavigne dans les affaires Timson et si la demande de l’employeur de mettre en suspens certains des griefs devrait être acceptée. Les parties ont parlé de traiter ces questions au moyen d’observations écrites.

 

[9]               À la suite de la téléconférence, la CRTFP a écrit à l’employeur et à la CSN le 12 novembre 2010 afin de confirmer ce qui avait été discuté au cours de la téléconférence. Le texte de la lettre est important en ce qui concerne les questions en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire; voici les parties pertinentes de cette lettre :

[traduction]

 

La présente lettre fait suite à la téléconférence préparatoire qui a eu lieu le 10 novembre 2010 relativement à la liste de dossiers ci-jointe. Elle servira à confirmer ce qui suit :

 

                                                                    i.Tous les griefs présentement renvoyés à l’arbitrage au sujet de la rémunération d’intérim pour les formateurs, y compris ceux dont les noms figurent sur la liste fournie par M. Graham le 18 octobre 2010 ont été réattribués à l’arbitre Pineau;

 

[…]

 

1.                  Après avoir examiné la jurisprudence Lavigne, l’arbitre Pineau est d’avis que celle-ci porte sur un sujet identique et qu’elle s’applique aux présents dossiers;

 

2.                  L’arbitre Pineau a demandé qu’on lui soumette des observations écrites quant à l’applicabilité de la jurisprudence Lavigne (2009 CRTFP 117);

 

3.                  La question de la pertinence de la jurisprudence Lavigne peut être tranchée par voie d’observations écrites, et ce, à la discrétion de l’arbitre Pineau. Sinon, une audience sera tenue afin de traiter ces questions […]

 

[10]           L’employeur et la CSN ont déposé des observations en conformité avec un échéancier fixé par la Commission dans sa lettre du 12 novembre. Les parties ont limité leurs observations à la question de savoir si la jurisprudence Lavigne s’imposait, sur le plan des principes, y compris la question de savoir s’il y avait lieu de lui accorder de l’importance compte tenu de la nouvelle (et différente) convention collective qui est par la suite entrée en vigueur. Fait important, l’employeur n’a présenté aucun argument quant à savoir pourquoi ou en quoi les situations en cause dans les 42 affaires Timsom, parce qu’elles comportaient différents types de formation, des employés qui n’avaient pas travaillé pendant huit heures consécutives ou qui avaient présenté des réclamations relativement à des heures travaillées plus de 25 jours ouvrables avant la date à laquelle leurs griefs avaient été déposés, étaient différentes des situations en cause dans Lavigne. Chacune de ces affaires pourrait bien constituer un fondement valable permettant de faire une distinction d’avec la jurisprudence Lavigne. L’employeur n’a pas abordé ces questions dans ses observations écrites parce qu’il a compris que la seule question en litige était de savoir si, compte tenu de la nouvelle convention collective, la jurisprudence Lavigne était applicable sur le plan des principes. De même, la CSN n’a pas abordé ces questions dans ses observations écrites.

 

[11]           Bien que selon l’article 227 de la LRTFP, la CRTFP ait le pouvoir de trancher des griefs sans tenir d’audience, comme l’avocat du demandeur le souligne, elle tient d’ordinaire, dans les cas de grief, des audiences au cours desquelles elle entend des témoignages sous serment qui sont rendus au cours d’interrogatoires principaux, de contre-interrogatoires et de réinterrogatoires de témoins, elle reçoit des documents formellement déposés en preuve et cotés comme pièces et entend des observations à la fin de l’instance. Bref, la procédure d’ordinaire suivie par la CRTFP est semblable à celle suivie par un tribunal.

 

La décision

[12]           Dans sa décision du 1er février 2011, l’arbitre Pineau a affirmé que les questions dont elle était saisie comportaient deux volets : premièrement, le volet qui consiste à savoir si l’employeur tentait de débattre à nouveau une question qui avait déjà été tranchée dans Lavigne et, deuxièmement, un volet qui consiste à savoir s’il était justifié de tirer une conclusion différente de celle qui avait été tirée dans Lavigne. Elle a poursuivi en déclarant que, en l’absence de preuve sur ce point, les circonstances en cause dans les affaires Timson n’étaient pas nettement différentes des circonstances en cause dans Lavigne. Elle a également conclu qu’il n’y avait pas de différence importante entre l’ancienne convention collective et la nouvelle convention collective applicable aux affaires Timson et que, bien que le principe du stare decisis ne s’applique pas dans le domaine des relations de travail, l’application du principe voulant que les  jugements aient un caractère définitif et certain avait pour conséquence qu’elle suive la jurisprudence  Lavigne, sans trancher sur le fond chacun des 42 griefs. Elle a en conséquence accueilli les griefs.

 

Y a-t-il eu violation de l’équité procédurale?

[13]           Il n’est pas nécessaire de faire preuve de déférence envers un tribunal d’instance inférieure lorsqu’il est allégué qu’il y a eu violation de l’équité procédurale parce qu’il revient à la cour siégeant en révision de déterminer si le tribunal a respecté les principes de l’équité procédurale (voir, p.ex., S,C.F.P. c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 RCS 539, au par. 100; Canada (Procureur général) c Grover, 2004 CF 704, [2004] ACF no 865, au par. 34).

 

[14]           Comme la Cour suprême du Canada l’a souligné dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39, aux paragraphes 21-28, le contenu de l’obligation d’équité procédurale varie d’un tribunal à l’autre, et ce, en fonction des facteurs suivants :

                                      i.                              la nature de la décision en causeet le processus suivi pour y parvenir, et, plus particulièrement, la mesure dans laquelle le processus décisionnel ressemble à celui qui est suivi par un tribunal (auquel cas des garanties procédurales plus importantes devraient être accordées aux parties);

                                    ii.                              le régime législatif applicable au tribunal;

                                  iii.                              l’importance de la décision pour les parties visées;

                                  iv.                              les attentes légitimes des parties;

                                    v.                              les choix de procédure faits par le tribunal, surtout lorsque la loi prévoit que c’est au tribunal que revient le choix de la procédure.

 

L’application de ces facteurs à la CRTFP permet de conclure que la Commission doit observer un degré élevé d’équité procédurale. Compte tenu du premier, du quatrième et du cinquième critère, comme il a été souligné, le processus généralement suivi par la CRTFP est un processus très structuré, équivalant au processus suivi par un tribunal. Les attentes légitimes des parties devant la CRTFP, par conséquent, les amènent à s’attendre à ce que leurs questions en litige ne seront pas tranchées sans qu’elles aient la possibilité de déposer des éléments de preuve et de formuler des observations. En effet, les choix de procédure faits par la Commission, d’ordinaire la tenue d’audiences, donnent naissance à ces attentes. De même, le régime législatif indique que la Commission devrait faire preuve d’un degré élevé d’équité procédurale; la LRTFP crée un régime exhaustif pour les décisions finales relatives aux différends en matière de relations de travail susceptibles d’arbitrage et accorde à la CRTFP, et non aux tribunaux, la compétence principale (souvent exclusive) de trancher ces différents (Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, aux par. 33-41, [2005] 1 RCS 146). Enfin, les griefs, comme celui en l’espèce, qui concernent l’application de dispositions de conventions collectives peuvent très bien trouver application dans l’ensemble de la fonction publique fédérale et, par conséquent, les décisions prises à leur égard peuvent très bien avoir des incidences très importantes qui ne se limitent pas qu’aux auteurs de grief dans une affaire particulière (Ryan c Canada (Procureur général), 2005 CF 65, [2005] ACF no 110).

 

[15]           Bien que la CRTFP soit tenue de faire preuve d’un degré élevé d’équité procédurale à l’égard des parties, la présente affaire repose moins sur cette conclusion que sur l’importance de la violation commise par l’arbitre en omettant d’accorder au demandeur le droit d’être entendu sur le fond des griefs. En effet, il est évident qu’un tribunal ne peut pas trancher un point essentiel sans accorder aux parties le droit d’être entendues quant à celui-ci. Dans Université du Québec à Trois-Rivières c Larocque, [1993] 1 RCS 471, [1993] ACS no 23 [Larocque], la Cour suprême du Canada a annulé une décision d’un arbitre du travail qui avait refusé d’entendre la preuve de l’employeur concernant le motif pour lequel il avait mis fin à l’emploi des auteurs des griefs, à savoir un manque de fonds occasionné par la piètre qualité du travail fourni par les auteurs des griefs. La Cour suprême du Canada, invoquant en partie la règle audi alterem partem (la règle voulant que l’autre partie soit entendue), a conclu que le refus d’entendre la preuve en question a eu une incidence sur le caractère équitable de la décision, en raison du caractère essentiel de la preuve. L’ancien juge en chef Lamer, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour, a déclaré ce qui suit à la page 491 :

[…] je ne suis pas prêt à affirmer que le rejet d'une preuve pertinente constitue automatiquement une violation de la justice naturelle. L'arbitre de griefs est dans une situation privilégiée pour évaluer la pertinence des preuves qui lui sont soumises et je ne crois pas qu'il soit souhaitable que les tribunaux supérieurs, sous prétexte d'assurer le droit des parties d'être entendues, substituent à cet égard leur appréciation à celle de l'arbitre de griefs. Il pourra toutefois arriver que le rejet d'une preuve pertinente ait un impact tel sur l'équité du processus, que l'on ne pourra que conclure à une violation de la justice naturelle.

 

[16]           Dans à peu près le même ordre d’idées, dans Gale c Canada (Conseil du Trésor) 2004 CAF 13, [2004] ACF no 186 [Gale], la Cour d’appel fédérale a annulé une décision rendue par un arbitre avant qu’il ne reçoive la preuve qu’il avait demandée. La Cour d’appel fédérale a conclu que l’omission de l’arbitre d’examiner la preuve demandée équivalait à une violation de l’équité procédurale parce que :

[…] l'arbitre a établi une procédure concernant la réception d'une certaine preuve et s'est ensuite écarté de cette procédure sans en aviser qui que ce soit. L'appelant avait le droit de s'attendre à ce que l'arbitre ne rende pas sa décision sans avoir reçu la preuve qui, d'après lui, était importante, après avoir donné aux parties la possibilité de la produire. (au par. 14)

 

 

[17]           Le demandeur prétend que, compte tenu de la pratique habituelle de la CRTFP, de la nature des discussions qui ont eu lieu au cours des téléconférences et du contenu de la lettre du 12 novembre 2010 de la Commission, il était parfaitement raisonnable que l’employeur conclût que la seule question que devait trancher l’arbitre Pineau était de savoir si la jurisprudence Lavigne s’appliquait, sur le plan des principes, aux affaires Timson, et que cette question ne comporterait que la détermination de la mesure dans laquelle la jurisprudence Lavigne pourrait s’appliquer en vertu de la nouvelle convention collective. Pour cela, il fallait soulever des arguments comme ceux qui ont été soulevés par les parties dans leurs observations écrites, lesquels arguments ne portaient que sur les différences figurant dans les libellés des deux conventions collectives et sur l’effet obligatoire des sentences arbitrales dans le contexte des relations de travail. Selon le demandeur, il ne pouvait aucunement s’attendre à ce que l’arbitre se prononce sur le bien-fondé des griefs et, par conséquent, l’employeur n’a pas tenté de déposer des éléments de preuve ou de formuler des observations pertinentes quant au fond. Comme il a déjà été souligné, ces observations et ces éléments de preuve auraient porté sur trois questions : premièrement, les différences dans les formations dispensées par les auteurs des griefs, par rapport à celles dont il était question dans Lavigne (et les conséquences des différences compte tenu des descriptions d’emploi pertinentes); deuxièmement, les limites temporelles quant aux réclamations en dommages-intérêts (qui, selon la clause 20.10 de la convention collective de 2006, sont limitées au travail effectué dans les 25 jours précédant la date à laquelle le grief a été déposé); et, enfin, le fait que plusieurs auteurs des griefs n’ont pas travaillé pendant huit heures consécutives (l’employeur prétend que, selon la clause 49.07 de la convention collective, il s’agit d’une condition préalable au paiement).

 

[18]           La CSN, pour sa part, prétend en effet que l’employeur [traduction] « a eu sa chance » et aurait dû soulever ses trois arguments sur le fond dans ses observations écrites. Le syndicat fait valoir que l’employeur aurait dû savoir que l’arbitre Pineau allait trancher les griefs sur le fond. La CSN prétend également que l’argument de l’employeur concernant les limites temporelles relatives à la possibilité d’obtenir des dommages‑intérêts est vraiment une opposition au caractère arbitrale, qui aurait dû être formulée beaucoup plus tôt, soit durant la procédure de grief soit lorsque le grief a été renvoyé à l’arbitrage en conformité avec les exigences de l’article 95 du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique, DORS/2005-79 [le Règlement]. En dernier lieu, elle prétend que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquait et aurait dû empêcher l’employeur de tenter de faire valoir l’argument selon lequel, selon lui, il n’a pas eu la possibilité de faire valoir.

 

[19]           Les arguments concernant l’article 95 du Règlement et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont sans fondement et peuvent être tranchés rapidement.

 

[20]           En ce qui concerne le délai de 25 jours, l’employeur ne prétend pas que les griefs ne sont pas arbitrables parce qu’ils ont été déposés après l’expiration du délai prévu, car ils ont un caractère continu; l’employeur prétend plutôt que les dommages-intérêts sont temporairement limités au délai de 25 jours et que l’arbitre a accordé à tort des dommages-intérêts à plusieurs auteurs de grief après l’expiration de ce délai en accueillant les griefs dans leur intégralité. À cet égard, il est bien établi que, en présence d’un délai de rigueur, comme celui qui figure à l’article 95 du Règlement, les dommages-intérêts dans un grief continu seront limités au délai dans le lequel le grief peut être déposé. Donald J.M. Brown et David M. Beatty, dans leur ouvrage de référence portant sur l’arbitrage en relations de travail, Canadian Labour Arbitration, 4e éd. (Toronto : Canada Law Book, 2011), au paragraphe 2:1418, ont écrit ce qui suit sur ce point : [traduction] « En général, lorsque la réclamation en dommages-intérêts a trait à une violation qui s’est poursuivie pendant un certain temps, le recouvrement ne peut être fait rétroactivement qu’à l’égard du délai prévu pour le dépôt des griefs ». Il n’est pas nécessaire de soulever de façon préliminaire au cours du processus de grief des arguments quant à la limite temporelle relative aux réclamations en dommages-intérêts. Par conséquent, l’argument de la CSN sur ce point ne peut pas être retenu parce que l’article 95 du Règlement s’applique aux objections à l’arbitrabilité et non pas à l’ampleur des dommages-intérêts qui peuvent être accordés dans le cadre d’un grief continu.

 

[21]            L’argument du syndicat quant à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne peut également pas être retenu. Pour que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique, il faut notamment que les questions en litige dans les deux affaires soient les mêmes (voir, p.ex., Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, au par. 25, [2001] 2 RCS 460). La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est manifestement inapplicable en l’espèce car l’employeur prétend que les questions en litige dans les affaires Timson se distinguent de celles qui ont été tranchées dans Lavigne et, par conséquent, les questions en litige dans les deux affaires ne sont pas les mêmes.

 

[22]           En ce qui concerne la question de savoir si la CRTFP a violé les règles de l’équité procédurale en tranchant les 42 griefs sur le fond après avoir reçu les observations écrites des parties, je suis d’avis que l’arbitre n’a pas accordé aux parties la possibilité de présenter des éléments de preuve et de formuler des observations sur les points importants soulevés dans les griefs et, par conséquent, qu’elle a violé les principes de l’équité procédurale. Bien qu’il soit indéniable que les arbitres de la CRTFP ont le pouvoir, en vertu de la LRTFP, de trancher des questions, y compris des griefs, sans tenir d’audience, dans les circonstances de l’espèce, l’employeur pouvait légitimement s’attendre à se voir accorder le droit de déposer des éléments de preuve et à formuler des observations sur le bien-fondé du grief. À cet égard, son point de vue n’était pas différent de celui des demandeurs dans les affaires Gale et Larocque, susmentionnées.

 

[23]           Compte tenu de la pratique habituelle de la Commission, du contenu des discussions avec l’arbitre Pineau et, plus particulièrement, du libellé de la lettre du 12 novembre 2010 de la Commission, il n’existait aucun fondement à partir duquel l’employeur aurait pu raisonnablement conclure que la Commission puisse trancher les griefs sur le fond, après avoir reçu les observations écrites. Nulle part Mme Pineau n’a mentionné cela clairement, et, en effet, la teneur des discussions indiquait exactement le contraire. Il en va de même de la lettre du 12 novembre qui n’exigeait des observations écrites que quant à la question de l’« applicabilité de la jurisprudence Lavigne ». La lettre, en outre, mentionnait que la question de la [traduction] « pertinence de la jurisprudence Lavigne peut être tranchée sur la foi d’observations écrites », [traduction] « sinon, une audience sera convoquée afin de trancher les questions en litige » (c’est-à-dire les questions liées à l’applicabilité, sur le plan des principes, de la jurisprudence Lavigne). Rien n’indiquait que la Commission avait l’intention ou se soit réservée la possibilité de trancher les griefs sur le fond, sans que d’autres observations ne soient formulées par les parties. Par conséquent, l’employeur n’a pas été informé qu’il aurait dû tenter de déposer ses éléments de preuve ou de formuler des observations quant au bien-fondé des griefs. Il a raisonnablement présumé qu’il aurait l’occasion de le faire à la suite de la décision relative à la question préalable de l’applicabilité, sur le plan des principes, de la jurisprudence Lavigne.

 

[24]           En effet, le caractère raisonnable de la façon selon laquelle l’employeur a interprété ce qui allait se produire est confirmé par le comportement du syndicat, qui est semblable à celui de l’employeur parce que la CSN, à l’instar de l’employeur, a limité ses observations écrites à la question de l’applicabilité, sur le plan des principes, de la jurisprudence Lavigne et n’a pas abordé la question des situations individuelles dans l’un ou l’autre de 42 griefs, si ce n’est que de prétendre que le cas de M. Timson était directement visé par la jurisprudence Lavigne.

 

[25]           Il y a lieu d’établir une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Boshra c Association canadienne des employés professionnels, 2011 CAF 98, [2011] ACF no 411 [Boshra], auquel a renvoyé la CSN. Dans cette affaire, contrairement à ce qui s’est produit en l’espèce, la Commission a clairement avisé les parties qu’elle avait l’intention de rendre une décision sur le fond en se fondant sur les observations écrites des parties (voir Boshra, au par. 11). En l’espèce, par contre, la Commission n’a donné aux parties aucune indication en ce sens, et, en effet, a amené les parties à croire que les griefs ne seraient pas tranchés sans qu’on leur donne la possibilité, comme c’est l’habitude, de présenter une preuve et de formuler des observations quant au bien-fondé.

 

Conclusion

[26]           Par conséquent, la Commission a privé l’employeur de son droit à l’équité procédurale dans les griefs en cause en les tranchant sur le fond sans donner à l’employeur l’occasion de présenter une preuve ou de formuler des observations quant au bien-fondé des griefs. La décision de l’arbitre Pineau sera donc annulée et les griefs seront renvoyés à la CRTFP pour nouvelle décision, par un autre arbitre. Selon moi, la décision dans son ensemble doit être annulée parce qu’il est impossible de séparer les parties de la décision qui portent sur l’effet, sur le plan des principes, de la jurisprudence Lavigne du reste de la décision qui traite des griefs sur le fond.

 

[27]           Au cours de l’audience, les parties ont convenu qu’un montant de 2 500 $ au titre des dépens devrait être adjugé à la partie qui aura gain de cause. Compte tenu des questions en litige, ce montant est raisonnable et, par conséquent, le demandeur a droit à ses dépens pour la somme totale de 2 500 $.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de l’arbitre Pineau de la CRTFP, datée du 1er février 2011, est annulée;

 

2.         Les 42 griefs sont renvoyés à la CRTFP pour nouvelle décision par un autre arbitre;

 

3.         Une somme totale de 2 500 $ est adjugée au demandeur au titre des dépens.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-320-11

 

INTITULÉ :                                      Procureur général du Canada c Mark Timson et autres

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 14 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 12 juin 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michel Girard

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Marie Pépin

Aude Exertier

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ouellet, Nadon & Associés, s.e.n.c.

1406, rue Beaudry

Montréal (Québec)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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