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Date : 20120528

Dossier : T-1278-11

Référence : 2012 CF 651

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 28 mai 2012

En présence de monsieur Kevin R. Aalto, juge responsable de la gestion de l’instance

 

ENTRE :

 

JP MORGAN ASSET MANAGEMENT (CANADA) INC.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

ET AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Introduction

[1]               Par la présente requête, les défendeurs veulent faire radier la demande essentiellement parce que l’affaire concerne des cotisations fiscales, lesquelles relèvent exclusivement de la Cour canadienne de l’impôt. Ils soutiennent que la demande de contrôle judiciaire n’a donc aucune chance d’être accueillie et qu’elle devrait être radiée.

 

[2]               La demanderesse prétend que le défendeur interprète mal la nature de la demande. Elle ne conteste pas les cotisations, mais l’exercice irrégulier du pouvoir discrétionnaire du ministre d’établir des avis de cotisation en vertu du paragraphe 227(10) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la LIR). Elle prétend que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire était irrégulier parce qu’il était contraire à une politique établie du ministre. Elle soutient que cette question ne peut faire l’objet d’un appel à la Cour de l’impôt.

 

[3]               Ainsi, la question épineuse dont la Cour est à nouveau saisie concerne l’étendue de sa compétence pour instruire des affaires dans lesquelles le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire d’établir de nouvelles cotisations fiscales.

 

Le contexte

[4]               L’affaire repose en grande partie sur la structure de ce qui est appelé dans l’avis de demande le groupe de sociétés JP Morgan. La demanderesse (JP Morgan) est une société de la Colombie‑Britannique qui fait des affaires dans cette province et en Ontario et qui est résidente du Canada aux fins de la LIR. Elle est une filiale appartenant en propriété exclusive à une autre société, JP Morgan Asset Management Holdings Inc. (Holdings), une société américaine. Holdings est elle‑même une filiale entièrement détenue par JP Morgan Chase & Co. (JP Morgan É.‑U.), une autre société américaine.

 

[5]               Deux autres sociétés sont aussi concernées en l’espèce : JF Asset Management Inc. (JFAM), une société de Hong Kong qui est une filiale en propriété exclusive de JP Morgan Asset Management (Asia) Inc. (JPAM), une société américaine. JPAM est une filiale en propriété exclusive d’Holdings. 

 

[6]               Entre autres activités, JP Morgan fournit des services consultatifs en matière d’investissements à ses clients canadiens. Elle réfère ces clients à d’autres sociétés au sein du groupe de sociétés JP Morgan, notamment JFAM, afin qu’ils obtiennent des services de conseil en matière d’investissements.

 

[7]               Les clients de JP Morgan paient à celle‑ci des honoraires en fonction de la valeur des sommes investies. JP Morgan verse ensuite 75 % de ces honoraires aux autres membres du groupe de sociétés JP Morgan, notamment JFAM, la société de Hong Kong. L’avis de demande indique que les honoraires correspondent à la valeur marchande des services fournis et sont conformes à la politique générale des prix de transfert du groupe de sociétés JP Morgan et à la pratique en vigueur sur le marché.

 

[8]               Les honoraires qui sont versés par JP Morgan aux autres sociétés du groupe de sociétés JP Morgan sont l’objet de la décision discrétionnaire du ministre et ont fait l’objet de cotisations.

 

[9]               En 2009, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) a entrepris de vérifier les années d’imposition 2007 et 2008 de la demanderesse. Au terme de cette vérification, elle a établi des cotisations à l’égard de la demanderesse relativement à l’impôt de la partie XIII pour les honoraires versés par JP Morgan à JFAM pour tous les exercices entre le 31 décembre 2002 et le 31 décembre 2008. Les avis de cotisation étaient datés du 15 juin 2011 pour les années d’imposition 2002, 2003 et 2004. La demanderesse a reçu les avis de cotisation le 6 juillet 2011 à cause d’une grève chez Postes Canada. Ni le ministre du Revenu national ni l’ARC n’ont écrit à la demanderesse après le 15 juin 2011.

 

[10]           JP Morgan a ensuite déposé la présente demande afin que la Cour rende notamment une ordonnance de la nature d’un certiorari annulant la décision du ministre du Revenu national (le ministre) et de l’ARC d’établir des cotisations à son égard pour des montants payables sous le régime de la partie XIII de la LIR. Subsidiairement, JP Morgan demande à la Cour de rendre une ordonnance portant que la décision d’établir les cotisations était un exercice invalide et illégal du pouvoir conféré au paragraphe 227(10) de la LIR. Il est allégué que le pouvoir discrétionnaire a été exercé dans un but illégitime et que, en conséquence, JP Morgan a droit à une ordonnance annulant les cotisations.

 

[11]           Le défendeur veut aussi faire radier l’affidavit de Bruce H. Bailey, daté du 28 octobre 2011, et les pièces à l’appui qui ont été déposés par JP Morgan relativement à la présente requête.

 

Les thèses des parties

[12]           La thèse du défendeur découle principalement de l’arrêt Canada c. Addison & Leyen Ltd., [2007] 2 R.C.S. 793, rendu par la Cour suprême du Canada. Le défendeur s’appuie sur cet arrêt pour faire valoir que des contestations indirectes de cotisations au moyen d’un contrôle judiciaire ne devraient pas servir à contourner ou à compromettre le système législatif de cotisation et d’appel en matière fiscale.

 

[13]           Le défendeur soutient que l’obligation du ministre d’établir des cotisations découle du principe fondamental selon lequel il doit exécuter et appliquer la LIR. Le ministre a déterminé que JP Morgan ne respectait pas la LIR en ne retenant pas d’impôt sur les paiements faits à des sociétés non résidentes contrairement à ce qu’exige la partie XIII de la LIR. Ainsi, selon les principes énoncés dans Addison & Leyen, le contrôle judiciaire ne devrait pas servir à créer une nouvelle forme de procédure connexe destinée à contourner le système.

 

[14]           Dans sa requête visant à faire radier l’affidavit de M. Bailey, le défendeur soutenait que cet élément de preuve n’est pas admissible dans le cadre d’une requête visant à obtenir une ordonnance en vertu du paragraphe 221(1) des Règles des Cours fédérales. Selon la règle générale, aucune preuve ne peut être présentée dans le cadre d’une requête en radiation selon l’alinéa 222(1)a) des Règles, sauf, selon la jurisprudence, dans les cas où la requête est fondée sur une question de compétence.

 

[15]           JP Morgan répond que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre qui est en cause en l’espèce ne relève pas de la compétence de la Cour de l’impôt et est précisément le type de situation envisagée par la Cour suprême dans Addison & Leyen.

 

[16]           Dans Addison & Leyen, les demandeurs demandaient le contrôle judiciaire d’une cotisation fiscale. Le litige découlait de décisions de planification fiscale concernant les particuliers demandeurs qui étaient, directement ou indirectement, actionnaires de la société York Beverages (1968) Ltd. (York). York avait vendu son entreprise d’embouteillage et les demandeurs ont vendu leurs actions dans York à une autre société qui a employé les liquidités de York pour acquérir des données sismiques dans le but de réduire à zéro l’obligation fiscale de York. Les demandeurs ont reçu divers paiements par suite de cette opération, notamment à titre de dividendes et d’allocations. York a ensuite fait l’objet d’une nouvelle cotisation parce que les données sismiques avaient été surévaluées. York a déposé un avis d’opposition, mais le ministre n’y a jamais donné suite, et York n’a jamais interjeté appel à la Cour canadienne de l’impôt. Jugeant qu’il ne recouvrerait rien de York, le ministre a envoyé aux demandeurs des avis de nouvelle cotisation fondés sur l’article 160 de la LIR. Sans entrer dans tous les détails techniques complexes, cette disposition crée une responsabilité solidaire lorsqu’un bien est transféré entre parties ayant un lien de dépendance. Les demandeurs ont déposé des avis d’opposition. L’ARC n’y a jamais donné suite.

 

[17]           Au lieu d’interjeter appel à la Cour canadienne de l’impôt, les demandeurs ont demandé le contrôle judiciaire de la décision d’établir à leur encontre des cotisations fondées sur l’article 160. Ils alléguaient que la décision était abusive à cause du long délai d’établissement des cotisations, qui les empêchait de présenter une défense valable. La Couronne a présenté une requête en radiation de la demande au motif que l’affaire relevait de la Cour canadienne de l’impôt. La demande a été radiée. La Cour suprême du Canada s’est limitée à déterminer s’il était possible de se prévaloir du recours en contrôle judiciaire pour contester l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre d’établir des cotisations à l’égard des demandeurs en vertu de l’article 160 de la LIR. La Cour suprême a formulé les remarques suivantes :

Nul besoin de s’engager dans une longue discussion théorique sur la question de la possibilité de se prévaloir de l’art. 18.5 pour faire contrôler l’exercice de pouvoirs ministériels discrétionnaires. Personne ne conteste que le ministre fasse partie de la catégorie de personnes et d’entités visée par l’exercice de la compétence de la Cour fédérale prévue à l’art. 18.5. Le recours au contrôle judiciaire demeure possible dans la mesure où la question n’est pas autrement susceptible d’appel. Il reste également possible en cas d’abus de pouvoir, notamment de délais abusifs. On peut élaborer des réparations adaptées aux faits pour corriger les injustices ou problèmes soulevés dans une affaire donnée. [au paragraphe 8]

 

[18]           La Cour suprême a essentiellement décidé que, comme l’affaire portait en fait sur l’interprétation de l’article 160, il n’était pas possible de recourir au contrôle judiciaire « compte tenu des faits en cause » [au paragraphe 9], parce que le délai ayant donné lieu à l’allégation d’abus était au fond un délai de prescription que la Cour d’appel fédérale avait ajouté à l’article 160, lequel ne prévoyait pas un tel délai. La Cour suprême a fait sienne l’analyse du juge Rothstein de la Cour d’appel fédérale selon laquelle, compte tenu des circonstances entourant les opérations en cause dans cette affaire, il est clair que « le législateur souhaitait qu’il n’y ait pas de délai de prescription ni aucune autre condition applicable au moment de l’établissement de la cotisation par le ministre. [par. 92] ».

 

[19]           Il est intéressant de noter que la Cour suprême a ensuite observé que cela ne voulait pas dire que le pouvoir discrétionnaire du ministre d’établir des cotisations « ne peut jamais faire l’objet d’un contrôle » [au paragraphe 10]. Ce n’était que dans les faits particuliers de l’affaire qu’il ne pouvait pas y avoir de contrôle judiciaire. Le recours en contrôle judiciaire demeure possible « dans la mesure où la question n’est pas autrement susceptible d’appel » et « en cas d’abus de pouvoir » et de « délais abusifs » [au paragraphe 8].

 

[20]           L’arrêt Addison & Leyen est souvent cité, généralement pour démontrer que les questions relatives aux cotisations fiscales doivent être soumises à la Cour canadienne de l’impôt. La Cour suprême a résumé son opinion de façon incidente dans les termes suivants :

Dans de telles circonstances, les tribunaux de révision ne doivent ouvrir la voie aux recours en contrôle judiciaire qu’avec beaucoup de circonspection. Il y a lieu de protéger l’intégrité et l’efficacité du système de cotisation et d’appel en matière fiscale. Le Parlement a édifié une structure complexe pour assurer le traitement d’une multitude de revendications se rapportant au fisc, et cette structure s’appuie sur un tribunal spécialisé et indépendant, la Cour canadienne de l’impôt. On ne saurait permettre que le contrôle judiciaire serve à créer une nouvelle forme de procédure connexe destinée à contourner le système d’appel établi par le Parlement en matière fiscale ainsi que la compétence de la Cour de l’impôt. Dans ce contexte, le contrôle judiciaire devrait demeurer un recours de dernier ressort [au paragraphe 11] [non souligné dans l’original].  

 

[21]           Il faut tirer trois principes importants d’Addison & Leyen. Premièrement, la décision de la Cour suprême était fondée sur les faits particuliers de l’affaire. Deuxièmement, le ministre fait partie d’un groupe de décideurs qui sont visés par l’expression « office fédéral » à l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales. Troisièmement, une décision du ministre ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire que s’il n’existe aucun autre moyen d’appel, par exemple en cas d’abus de pouvoir ou de délais abusifs. En outre, comme il a été mentionné dans Chrysler Canada Inc. c. Canada, 2008 CF 727 (confirmée en appel : 2008 CF 1049), où les questions en litige étaient similaires à celles en l’espèce :

[traduction]

[24] Il y a lieu de souligner qu’il ressort de ces passages que la Cour suprême du Canada [Addison & Leyen] a laissé la porte ouverte au contrôle judiciaire d’une décision discrétionnaire du ministre dans certaines circonstances. Rien n’empêche la Cour fédérale de connaître de demandes de contrôle judiciaire visant des décisions discrétionnaires d’établir des cotisations en vertu de la LIR. En outre, la Cour fédérale a le pouvoir, dans les affaires relatives à l’impôt, d’accorder des réparations adaptées aux faits comme celles demandées en l’espèce. Les seuls cas où la Cour fédérale ne peut pas entendre une demande de contrôle judiciaire, c’est lorsque la décision est susceptible d’appel. Même dans ce cas, un recours en contrôle judiciaire pourra être exercé s’il y a abus de pouvoir. Non seulement cette approche protège l’intégrité et l’efficacité du système de cotisations fiscales et la compétence exclusive de la Cour de l’impôt dans le domaine, mais elle permet d’éviter les litiges inutiles et accessoires.

 

 

 

[22]           Alors, un recours en contrôle judiciaire peut‑il être exercé compte tenu des faits en l’espèce? Le passage de l’avis de demande qui, selon JP Morgan, permet un tel recours est l’alinéa k), lequel est libellé comme suit :

[traduction]

k)         En agissant ainsi, l’ARC a exercé de manière irrégulière son pouvoir discrétionnaire et la décision devrait être annulée. L’ARC a notamment omis de tenir compte, ou n’a pas tenu compte suffisamment, de ses propres politiques, lignes directrices, bulletins, communiqués internes et pratiques qui auraient autrement limité les cotisations à l’année d’imposition en cours et aux deux (2) années précédentes. En conséquence, l’ARC a agi de façon arbitraire, inéquitable, contraire aux règles de justice naturelle et incompatible avec la manière dont elle traite les autres contribuables.

 

 

 

[23]           À l’appui du contrôle judiciaire, JP Morgan demande la production de copies certifiées d’un certain nombre de documents, notamment des politiques, lignes directrices, bulletins, courriels et procès‑verbaux de l’ARC, concernant l’application du Communiqué ITD‑02‑5, ainsi que les dossiers tenus par l’ARC relativement aux cotisations des années 2002 à 2008. 

 

[24]           Comme il a été mentionné, JP Morgan a produit, pour contester la présente requête en radiation, l’affidavit de Bruce Bailey, que le défendeur veut aussi faire radier. Cet affidavit décrit le contexte factuel dans lequel s’inscrivent les cotisations et les positions adoptées par l’ARC. La preuve par affidavit n’est normalement pas recevable dans le cadre d’une requête en radiation et les avis de demande doivent être admis de prime abord et être interprétés de manière libérale, mais l’affidavit de M. Bailey traite de la question de savoir pourquoi la Cour a compétence pour examiner la décision dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Cet affidavit donne à la Cour des renseignements pertinents concernant le contrôle judiciaire et il ne renferme aucun renseignement que le défendeur ne connaît pas. Il n’est cependant pas déterminant au bout du compte pour trancher la requête dont la Cour est saisie en l’espèce. Il ne renferme aucun fait ou élément de preuve qui concerne uniquement la question de la compétence; il contient toutefois des éléments de preuve qui ont trait au bien‑fondé de la demande sous‑jacente. Il ne fait aucun doute que l’affidavit de M. Bailey sera pertinent au regard de l’instance en cours. Il y a lieu de mentionner que le défendeur a également produit un affidavit traitant du contexte factuel, mais qui concerne un aspect très limité.

 

[25]           Le défendeur rappelle à juste titre les obligations incombant au ministre en matière d’établissement d’une cotisation. Ce processus est en cours. La présente instance porte sur une question différente : le pouvoir discrétionnaire d’établir une cotisation tel qu’il est décrit dans diverses politiques de l’ARC. La décision de déroger manifestement aux politiques et d’établir des cotisations peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire et correspond au type de situation envisagée dans Addison & Leyen. La LIR prévoit que le ministre « peut » – et non pas « doit » – établir une cotisation, ce qui indique une décision discrétionnaire. La décision du ministre de déroger manifestement aux politiques ne pouvant faire l’objet d’aucun autre recours en révision, elle est susceptible de contrôle judiciaire. 

 

[26]           Ces questions ont été examinées avec soin dans Chrysler Canada. Les questions en litige dans cette affaire étaient similaires à celles soulevées en l’espèce, Chrysler alléguant que la décision du ministre d’établir de nouvelles cotisations constituait un exercice irrégulier et discriminatoire de son pouvoir discrétionnaire en vertu des dispositions du traité fiscal Canada‑États‑Unis. Comme c’est le cas en l’espèce, le ministre a présenté une requête en radiation de la demande au motif que la question des nouvelles cotisations relevait de la compétence de la Cour de l’impôt et ne pouvait pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire. La Cour a indiqué :

[traduction]

[17] La demanderesse affirme qu’elle ne conteste pas la capacité du ministre d’établir de nouvelles cotisations s’il exerce son pouvoir discrétionnaire conformément aux lettres antérieures. La demanderesse ne cherche donc pas à contester la justesse des nouvelles cotisations qui sont à la base de la double imposition alléguée, mais seulement à faire contrôler par une cour de justice l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre de décider d’établir les nouvelles cotisations contrairement aux lettres antérieures.

           

[27]           Ces propos sont pertinents en l’espèce. JP Morgan demande seulement le contrôle judiciaire de la décision d’établir de nouvelles cotisations qui, d’après elle, est contraire aux politiques de l’ARC qui étaient en vigueur. Les nouvelles cotisations comme telles ne sont pas contestées.

 

[28]           La radiation d’une demande de contrôle judiciaire est une mesure extraordinaire qui n’est accordée que dans des cas exceptionnels. Comme la Cour l’a mentionné dans Chrysler Canada :

[traduction]

[20] Comme il s’agit d’une requête en radiation, les allégations contenues dans l’avis de demande doivent être considérées comme vraies. Le critère qui s’applique aux demandes de radiation est bien connu. En termes simples, il consiste à déterminer si la demande, dans le cas où elle serait instruite, serait « manifestement futile » ou s’il est « évident et manifeste » que le demandeur n’a aucune chance de succès [voir, par exemple, David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), aux pages 596 à 598 et 600; Amnesty International Canada et al. c. Le chef de l’état‑major de la Défense et al., 2007 CF 1147; Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Novopharm Ltd. (2007), 59 C.P.R. (4th) 416 (C.A.F.), aux paragraphes 31 à 34]. Si la Cour de l’impôt a une compétence exclusive en première instance relativement aux questions soulevées par la présente demande, alors celle‑ci est « manifestement futile » et il est « évident et manifeste » qu’elle n’a aucune chance d’être accueillie. Toutefois, à la lumière de la demande, il n’est pas évident et manifeste que la Cour n’a pas la compétence voulue pour l’instruire.

 

 

 

[29]           Ayant examiné assez longuement la question, je suis d’avis que ce raisonnement s’applique également aux faits en l’espèce.

 

[30]           Le défendeur a soulevé plusieurs questions découlant de décisions comme Wenger’s Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1992] 2 CTC 2479, Cohen c. Canada, [1980] CTC 318, Galway c. Canada (MRN), [1974] 1 CF 593 (CA), et Ludco Enterprises Ltd. c. R., [1995] 2 CF 3 (CA), pour démontrer que le ministre a l’obligation d’établir des cotisations en conformité avec la LIR. Cette proposition est fondée en droit. Cependant, ces décisions n’avaient pas trait au contrôle judiciaire de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre d’établir des cotisations, mais principalement à des questions relatives au calcul de l’impôt, aux déductions, aux intérêts et à d’autres sujets de ce genre. Dans ces affaires, le ministre agissait dans le but d’exécuter les dispositions de la LIR. Aucune conclusion concernant le pouvoir discrétionnaire du ministre d’établir ou non des cotisations n’a été tirée. Ces affaires ne permettent pas d’affirmer que le ministre n’exerce pas un pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la disposition en cause en l’espèce.

 

[31]           Le défendeur soutient également que le paragraphe 227(10) oblige le ministre à établir une cotisation lorsqu’il apprend qu’un montant n’a pas été correctement remis au titre de l’impôt et ce, même si cette disposition prévoit que, en tout temps, le ministre « peut » – et non pas « doit » – établir une cotisation. Il fait valoir qu’Addison & Leyen est tout à fait pertinent car il porte sur un libellé similaire. La question de savoir quand le ministre peut établir une cotisation n’est cependant pas directement en litige. En fait, la question en litige concerne le pouvoir discrétionnaire du ministre d’établir une cotisation. 

 

[32]           En réponse, JP Morgan avance un argument intéressant : l’emploi du terme « peut » et l’interprétation du paragraphe lui‑même peuvent laisser croire que le ministre dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire d’établir ou non une cotisation. En bref, JP Morgan prétend, à la lumière de l’historique législatif et des versions françaises du paragraphe 227(10), que, comme les termes « and, where the Minister sends a notice of reassessment » [non souligné dans l’original], et non le mot « when », sont employés à la fin de la version anglaise de la disposition, l’idée maîtresse de celle‑ci et des modifications qui y ont été apportées au fil des ans fait en sorte qu’il faut l’interpréter de manière à élargir le pouvoir discrétionnaire du ministre, et non à le restreindre comme le défendeur le soutient. Il n’est pas nécessaire en l’espèce de déterminer l’interprétation qui convient, mais les diverses interprétations permettent de conclure que la présente demande a des chances d’être accueillie.

 

[33]           Enfin, le défendeur a soutenu avec force que la Cour de l’impôt est la seule compétente pour statuer sur les questions en litige dans la présente demande et que celle‑ci vise à contester indirectement une cotisation. Comme il a été mentionné, le défendeur s’est appuyé fermement sur Addison & Leyen. D’autres décisions ont aussi été invoquées au soutien de sa thèse, notamment Roitman c. Canada, 2006 CAF 266, M.R.N. c. Parsons, 84 DTC 6345 (CAF), et 422252 Alberta Ltd. c. Canada (Procureur général), 2003 BCSC 1361.  Il est possible de faire une distinction entre ces affaires et celle dont la Cour est saisie en l’espèce en raison des faits à l’origine des questions soulevées par la présente demande. Comme la Cour l’a mentionné dans Chrysler au sujet de Roitman 

[traduction]

[26] L’arrêt Roitman étaye davantage cette conclusion. Dans cette affaire, le demandeur était un homme d’affaires qui était administrateur d’une société qui achetait et vendait des automobiles. Le ministre a refusé certaines déductions demandées pour des dépenses. M. Roitman et la société ont contesté les nouvelles cotisations et un règlement a finalement été conclu avec le ministre. M. Roitman et la société étaient parties au règlement et une nouvelle cotisation a été établie à l’égard de M. Roitman en conformité avec les modalités de ce règlement. M. Roitman a ensuite voulu intenter un recours collectif contre le ministre, dans lequel il alléguait que ce dernier « s’était délibérément conduit […] de manière à priver […] le demandeur du bénéfice de la loi ». La cause d’action était une faute d’exécution commise dans l’exercice d’une charge publique. Une requête a été déposée afin que le recours collectif soit radié. La requête a été rejetée essentiellement parce que l’annulation de la nouvelle cotisation n’était pas demandée, la demande visant essentiellement à obtenir des dommages‑intérêts pour les actes frauduleux commis par le ministre. Un appel a été interjeté à la Cour d’appel fédérale. Celle‑ci a examiné longuement la question de la compétence de la Cour fédérale et de la Cour de l’impôt. Elle a indiqué dans sa décision : « Il est établi en droit que la Cour fédérale n’a pas compétence pour attribuer des dommages‑intérêts ou pour accorder toute autre réparation sollicitée sur la base d’une nouvelle cotisation d’impôt non valide, à moins que la nouvelle cotisation n’ait été annulée par la Cour de l’impôt. Si elle attribuait de tels dommages‑intérêts ou accordait une telle réparation, elle se trouverait à permettre de contester accessoirement le bien‑fondé de la cotisation. » [renvois omis]

 

[27]      La Cour a aussi fait remarquer : « Il est également établi en droit que la Cour canadienne de l’impôt n’a pas compétence pour annuler une cotisation parce qu’elle constitue un abus de procédure ou un abus de pouvoir (voir Main Rehabilitation Co. Ltd. c. La Reine, 2004 CAF 403, paragraphe 6; Obonsawin c. La Reine, 2004 G.T.C. 131 (C.C.I. [procédure générale]); Burrows c. Canada, 2005 CCI 761 [procédure générale)]; Hardtke c. Canada, 2005 CCI 263 [procédure générale]). » Cette remarque s’applique également à la mesure de redressement demandée en l’espèce. La présente demande est fondée principalement sur l’abus de pouvoir du ministre dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire relatif à la double imposition. La justesse des nouvelles cotisations n’est pas en cause. Si la Cour d’appel fédérale a statué dans Roitman que la déclaration constituait un abus de procédure et a été radiée en conséquence, elle a agi ainsi parce que la justesse de l’avis de nouvelle cotisation était la principale question en litige dans la déclaration et devait donc, pour cette raison, être soumise à la Cour de l’impôt. La Cour d’appel fédérale a indiqué tout au plus que la déclaration était prématurée dans Roitman.

 

[34]           À mon avis, ces observations sont également applicables en l’espèce. Il ne fait aucun doute que les parties ne s’entendent pas sur des points importants et controversés qui font entrer en jeu le pouvoir discrétionnaire du ministre. L’une ou l’autre des parties pourrait avoir de gain de cause à l’égard de ces questions.

 

[35]           Après l’instruction de la requête, le défendeur a produit une copie d’une ordonnance prononcée de vive voix par la Cour dans 6847471 Canada Inc. c. Ministre du Revenu national (T‑1978‑11, ordonnance datée du 22 décembre 2011), qui, selon lui, étayait sa thèse. Les faits en cause dans cette affaire ne sont cependant pas exposés entièrement dans l’ordonnance. Il semble que l’affaire concernait une ordonnance de sursis ou une injonction enjoignant au ministre de suspendre l’établissement d’un avis de nouvelle cotisation. L’injonction a été refusée pour différents motifs, mais en fin de compte parce que la demanderesse n’avait pas démontré qu’il y avait une question sérieuse à trancher, de sorte que le critère bien connu qui s’applique relativement aux demandes d’injonction n’était pas rempli. La Cour a souligné que [traduction] « l’on ne peut pas interdire au ministre d’établir une cotisation à l’égard de la demanderesse » car cela [traduction] « équivaudrait à ordonner au ministre de ne pas exécuter la Loi de l’impôt sur le revenu, ce qui irait à l’encontre du paragraphe 220(1), qui prévoit que le ministre est chargé de l’application et de l’exécution de la Loi ». En outre, la Cour a confirmé les remarques incidentes formulées dans Addison & Leyen, selon lesquelles le contrôle judiciaire ne devrait pas devenir un mécanisme servant à contourner le processus d’appel en matière fiscale qui relève de la Cour de l’impôt.

 

[36]           La présente affaire est toutefois différente en raison des faits en cause. Il n’est pas question d’injonction ou d’interdiction en l’espèce. Il y a de nouvelles cotisations qui sont contestées devant la Cour de l’impôt. La présente demande ne vise que le contrôle de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire du ministre qui aurait été arbitraire, inéquitable et contraire aux règles de justice naturelle, ainsi que non conforme aux propres politiques de l’ARC. 

 

[37]           Comme il a été mentionné dans Addison & Leyen, ce type d’affaires dépend des faits. Compte tenu des faits en l’espèce, on ne peut pas affirmer dans les circonstances présentes que la demande est manifestement futile.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  Les requêtes présentées par le défendeur afin de faire radier la demande et l’affidavit de M. Bailey sont rejetées.

 

2.                  Le délai dans lequel les prochaines démarches doivent être entreprises est prorogé de manière à courir à compter de la date de la présente ordonnance.

 

3.                  La demanderesse a droit à ses dépens relativement à la requête en radiation.

 

 

« Kevin R. Aalto »

Juge responsable

de la gestion de l’instance

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS DU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1278-11

 

INTITULÉ :                                      JP MORGAN ASSET MANAGEMENT (CANADA) INC. c. MINISTRE DU REVENU NATIONAL ET AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 30 novembre 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      KEVIN R. AALTO

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 28 mai 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gerald L.R. Ranking

                            POUR LA DEMANDERESSE

 

Naomi Goldstein

Sina Akbari

                            POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Fasken Martineau DuMoulin

Avocats

Toronto (Ontario)

 

                            POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

                            POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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