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Date : 20120605

Dossier : IMM-6651-11

Référence : 2012 CF 687

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2012

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

 

KI IL KIM ET SU MIN LEE

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               Il s’agit en l’espèce d’une situation extraordinaire où il incombe à un demandeur d’établir que l’incompétence de son conseil aurait causé un manquement à l’équité procédurale. La Cour suprême du Canada a statué : (1) qu’il faut démontrer que les actes ou les omissions du conseil relevaient de l’incompétence; (2) qu’une erreur judiciaire en a résulté. La Cour suprême a aussi décidé que c’est au demandeur qu’il incombe d’établir que l’incompétence découlait des faits ou omissions reprochés au conseil. Elle a aussi souligné judicieusement que « [l]a sagesse rétrospective n’a pas sa place dans cette appréciation » (R c G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 RCS 520, aux paragraphes 27 à 29).

 

II. L’instance

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], visant la décision rendue par un agent d’immigration en date du 3 août 2011 de rejeter la demande de dispense présentée par les demandeurs pour des motifs d’ordre humanitaire afin de pouvoir demander la résidence permanente de l’intérieur du Canada.

 

III. Le contexte

[3]               Les demandeurs, M. Kil Il Kim, et sa femme, Mme Su Min Lee, sont des citoyens de la Corée du Sud. Ils ont été admis au Canada en tant qu’étudiants le 10 juillet 2003. Leurs deux enfants de cinq et de deux ans sont nés au Canada.

 

[4]               La demande d’asile présentée par les demandeurs le 1er août 2007 a été rejetée le 25 juin 2010. Ils n’ont pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[5]               Ils étaient représentés par un consultant en immigration pour ce qui est de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

IV. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[6]               L’agent a résumé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Mme Su Min Lee alléguait à l’époque qu’elle avait été violée par un collègue en Corée du Sud et qu’elle avait subi ensuite un avortement. Son mari a été battu par des bandits envoyés par le violeur et a passé trois mois à l’hôpital. Le violeur a continué à menacer de mort les demandeurs jusqu’à leur départ pour le Canada en 2003.

 

[7]               L’agent a analysé les documents sur les conditions existant dans le pays et la preuve présentée par le consultant en immigration, puis il a conclu que les demandeurs pouvaient obtenir la protection de l’État et qu’ils ne subiraient pas de difficultés inhabituelles ou excessives.

 

[8]               En ce qui concerne l’établissement des demandeurs, l’agent a examiné leur preuve et a fait remarquer qu’ils n’avait produit aucun renseignement pour démontrer comment ils subvenaient financièrement à leurs besoins. Il a souligné en outre que les demandeurs n’avaient pas produit une preuve établissant qu’ils possédaient des biens, ni une preuve relative à l’impôt sur le revenu fédéral. L’agent a donc conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils étaient établis au Canada au point où leur renvoi constituerait une difficulté excessive.

 

[9]               En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs, l’agent s’est appuyé sur les observations du consultant en immigration selon lesquelles l’avenir des enfants [traduction] « ne sera pas prometteur », ainsi que sur la preuve documentaire relative aux conditions en vigueur dans le pays (décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, à la page 4), pour conclure que leur renvoi éventuel en Corée du Sud n’aurait pas d’incidence sur eux.

 

[10]           L’agent a finalement conclu que le fait que le Canada était un meilleur pays où vivre n’était pas suffisant pour justifier la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

IV. La question en litige

[11]           La conduite de l’ancien consultant des demandeurs a‑t‑il entraîné un manquement aux principes de justice naturelle?

 

V. Les arguments des parties

[12]           Les demandeurs soutiennent que la mauvaise conduite de leur ancien conseil, un consultant en immigration, a entraîné le rejet de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ils prétendent qu’ils ont remis un dossier de preuve à leur consultant, qui comprenait notamment leurs dossiers fiscaux et des documents relatifs à leur entreprise, et que celui‑ci ne l’a pas transmis à l’agent. Ils soutiennent qu’une telle conduite équivaut à un manquement aux principes de justice naturelle.

 

[13]           Ils prétendent également que le consultant ne les a pas informés des facteurs pertinents au regard de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. S’il l’avait fait, ils auraient présenté une preuve démontrant leur établissement au Canada.

 

VI. Analyse

[14]           Les questions relatives à l’équité procédurale et à la justice naturelle sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190).

 

[15]           La Cour suprême a affirmé dans R c G.D.B., précité :

26        La façon d’envisager les allégations de représentation non effective est expliquée dans l’arrêt Strickland c. Washington, 466 U.S. 668 (1984), le juge O’Connor. Cette étude comporte un volet examen du travail de l’avocat et un volet appréciation du préjudice. Pour qu’un appel soit accueilli, il faut démontrer, dans un premier temps, que les actes ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence, et, dans un deuxième temps, qu’une erreur judiciaire en a résulté.

 

[16]           La Cour a expliqué le principe dans les termes suivants dans Memari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1196, 378 FTR 206 :

[36]      Cependant, dans les poursuites intentées en vertu de la LIPR, l’incompétence de l’avocat ne constituera un manquement aux principes de justice naturelle que dans des [traduction] « circonstances extraordinaires » (Huynh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 65 F.T.R. 11, à la page 15 (C.F. 1ère inst.). En ce qui concerne le volet « examen du travail », « l'incompétence ou la négligence du représentant [doit ressortir] de la preuve de façon suffisamment claire et précise » (Shirwa, ci‑dessus, à la page 60). Quant au volet « appréciation du préjudice », la Cour doit être convaincue qu’une erreur judiciaire en a résulté. Compte tenu de la nature extraordinaire de ce motif de contestation, le « travail » doit être exceptionnel et « l’erreur judiciaire » doit prendre la forme d’un manquement à l’équité procédurale – la fiabilité de l’issue du procès ayant été compromise – ou toute autre forme évidente.

 

(On fait aussi référence à T.K.M. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 927.)

 

[17]           La Cour doit déterminer si la conduite du consultant équivaut à de l’incompétence. Les demandeurs ont porté plainte contre leur ancien consultant auprès de la Société canadienne de consultants en immigration [la SCCI], mais aucun affidavit n’a été produit au soutien de cette plainte. En conséquence, la Cour doit faire preuve de prudence dans son analyse de la conduite du consultant.

 

[18]           Le dossier certifié du tribunal [le DCT] ne renferme aucun document relatif à l’établissement économique des demandeurs. Plus particulièrement, les demandeurs font référence à différents documents comme des dossiers fiscaux, un résumé T4 de la rémunération versée à leur employé, des bilans et des états des résultats concernant leur entreprise, mais ces documents importants n’ont pas été présentés à l’agent.

 

[19]           En outre, les observations écrites du consultant concernant l’établissement des demandeurs au Canada étaient limitées et mettaient l’accent sur leur vie sociale plutôt que sur leur établissement économique :

[traduction]

[20]           M. Kim est dans une large mesure socialement et culturellement établi au Canada. Il a toujours eu un travail stable et il a la capacité de toujours avoir un emploi. Il est gestionnaire dans une entreprise – Kyung Won – dont lui‑même et son associé, M. Go, sont propriétaires. De plus, M. Kim a des liens étroits au Canada. Il vit à Toronto depuis longtemps et il s’est fait de nombreux amis. Lui et sa femme fréquentent régulièrement une église chrétienne. Ses activités montrent que lui et sa famille ont des racines profondes dans la société canadienne. Ils aiment le mode de vie canadien et considèrent le Canada comme leur pays. En outre, ils ont de bons dossiers civils au Canada car ils se conforment toujours aux lois canadiennes.

 

(DCT, à la page 29)

 

[21]           Ces affirmations générales mettent en évidence le fait que le consultant a négligé l’aspect financier de la situation des demandeurs lorsqu’il a préparé le dossier. Pour ces motifs, la conduite du consultant équivaut à de l’incompétence.

 

[22]           La deuxième partie du critère décrit précédemment consiste à déterminer si l’incompétence du consultant équivaut à une erreur judiciaire.

 

[23]           En l’espèce, une simple lecture de la décision révèle que l’agent déplore le manque de preuve :

[traduction] […] Aucun renseignement indiquant comment les demandeurs sont parvenus à subvenir à leurs besoins au Canada pendant cette période n’a été produit.

 

[…] Je mentionne que M. Kim n’a pas produit de relevés de compte bancaire ou de renseignements émanant d’un comptable qui indiqueraient la valeur de sa compagnie, le nombre d’employés à part lui‑même et son ami, le cas échéant, et les prévisions de prospérité de la compagnie.

 

Les demandeurs n’ont produit aucun renseignement concernant les économies ou les placements qu’ils pourraient avoir au Canada, ni aucune preuve relative aux biens qu’ils possèdent au Canada, outre l’entreprise. Les demandeurs n’ont pas non plus produit de documents indiquant qu’ils ont produit des déclarations de revenus fédérales depuis leur arrivée au Canada en 2003. Encore une fois, on ne sait pas exactement comment les demandeurs parviennent à subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs deux enfants au Canadau.

 

En outre, M. Kim n’a produit aucun renseignement indiquant qu’ils sont engagés dans leur collectivité au Canada, par exemple en faisant du bénévolat ou une autre activité […]

 

[…] Je reconnais qu’il peut être difficile de quitter le Canada après y avoir vécu durant plus de huit ans. Cependant, la preuve dont je dispose ne démontre pas que les demandeurs se sont établis au Canada dans la mesure où la rupture de leurs liens dans ce pays équivaut à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. [Non souligné dans l’original.]

 

(Décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, aux pages 4 et 5.)

 

[24]           Dans ce contexte particulier où l’agent fait expressément état du manque de preuve et où les observations du consultant sont limitées, la Cour conclut que le défaut de produire des éléments de preuve cause aux demandeurs un préjudice équivalant à une erreur judiciaire.

 

VII. Conclusion

[25]           Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

 

[26]           Compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire et du fait que la situation financière d’un demandeur n’est que l’un des aspects d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la conclusion de la Cour ne signifie pas nécessairement qu’un réexamen se soldera par une décision favorable.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire des demandeurs soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                   IMM-6651-11

 

INTITULÉ :                                                 KI IL KIM ET SU MIN LEE c

                                                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                       ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                         Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                        Le 31 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                       LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                                Le 5 juin 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Daniel Kingwell

 

                                 POUR LES DEMANDEURS

Norah Dorcine

                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mamann Sandaluk

Avocats

Toronto (Ontario)

 

                                 POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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