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Date : 20120523

Dossier : T‑1169‑01

Référence : 2012 CF 620

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 23 mai 2012

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

 

et

 

MERCK & CO, INC,

Merck Frosst Canada LTÉE et
Merck Frosst Canada CO

défenderesses

 

ET ENTRE:

 

MERCK & CO, INC et

MERK FROSST CANADA & CO

demanderesses
reconventionnelles

 

et

 

APOTEX INC ET SA MAJESTÉ LA REINE
DU CHEF DU CANADA REPRÉSENTÉE PAR
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défenderesses

reconventionnelles

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               Apotex Inc (Apotex), la demanderesse dans la présente action, cherche à être indemnisée par Merck & Co, Inc, Merck Frosst Canada Ltée et Merck Frosst Canada & Co (collectivement appelées Merck) en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement). La demande d’Apotex vise des pertes qu’elle aurait subies pendant la période au cours de laquelle il lui était interdit de vendre une version générique du médicament lovastatine en raison du sursis réglementaire imposé par suite d’actions intentées par Merck en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement.

 

[2]               Dans Apotex Inc c Merck & Co, 2010 CF 1264, 381 FTR 148 (la décision de première instance), j’ai statué que la version de 1993 du Règlement s’appliquait à la demande de dommages‑intérêts d’Apotex présentée en vertu de l’article 8 du Règlement. Sur le fondement de cette conclusion, j’ai décidé qu’Apotex n’avait droit à aucune indemnité en vertu de l’article 8 du Règlement. Dans Apotex Inc c Merck & Co, 2011 CAF 364, [2011] ACF n1865 (l’arrêt d’appel), au paragraphe 8, la Cour d’appel fédérale m’a dit que j’avais commis une erreur, a annulé la décision et m’a renvoyé l’affaire pour que je « tranche les questions de droit et de fait nécessaires pour établir le montant de l’indemnité que Merck est tenue de verser à Apotex aux termes de l’article 8 du Règlement de 1998 ». Ainsi, ma tâche consiste à déterminer si, en vertu de l’article 8 du Règlement de 1998, Apotex a droit à une indemnité et, dans l’affirmative, pour quelle période. Le montant de l’indemnité, le cas échéant, doit être établi dans une phase ultérieure du procès. Le texte de l’article 8 du Règlement de 1998 est reproduit à l’annexe A des présents motifs.

 

II.        Questions en litige

 

[3]               Comme la Cour d’appel l’a expliqué au paragraphe 75 de l’arrêt Apotex Inc c Merck & Co, 2011 CAF 329, 425 NR 279, l’évaluation des dommages‑intérêts visés à l’article 8 exige l’examen de la question hypothétique suivante : que se serait‑il passé si Merck n’avait pas déposé la demande d’interdiction? Autrement dit, je dois déterminer les mesures qu’aurait hypothétiquement prises Apotex dans ce « monde hypothétique ».

 

[4]               Aux fins de définir les questions pour le présent nouvel examen, je m’en remets aux instructions utiles que la Cour d’appel a fournies dans l’arrêt d’appel précité, aux paragraphes 39 à 41 :

[39] En raison des conclusions auxquelles j’arrive, il reste beaucoup de questions de droit et de fait à trancher avant de pouvoir être en mesure de déterminer le montant de l’indemnité à accorder à Apotex. Ainsi, il faut d’abord établir sur quelle base le montant de la perte devrait être déterminé et la mesure dans laquelle le principe ex turpi causa devrait, le cas échéant, s’appliquer aux faits de l’espèce, et déterminer suivant les exigences de l’alinéa 8(1)a) la date de départ de la période au cours de laquelle la perte s’est produite.

 

[40] Compte tenu des règles de droit qu’elle a appliquées pour disposer de la demande d’indemnité d’Apotex, la juge de première instance n’a pas examiné les questions susmentionnées. À mon avis, il ne conviendrait pas que notre Cour soit la première à trancher ces questions, qui soulèvent des questions de fait contestées, et des questions de droit épineuses, qui n’ont pas été pleinement débattues dans le cadre du présent appel.

 

[41] Par conséquent, je renverrais l’affaire à la juge de première instance pour qu’elle la réexamine en partant du principe que c’est la version de 1998 de l’article 8 qui s’applique, que Merck est responsable en vertu du paragraphe 8(1), et que le moyen de défense ex turpi causa peut être invoqué en vertu du paragraphe 8(5) pour diminuer ou éliminer le montant de la perte pouvant être recouvrée. Toutes les autres questions de fait et de droit se rapportant à la quantification de la responsabilité de Merck envers Apotex devront être tranchées par la juge de première instance.

 

[5]               Dans son arrêt, la Cour d’appel m’a expressément enjoint d’examiner les deux questions suivantes :

 

1.                  Quelle est la période à l’égard de laquelle Merck est responsable envers Apotex en ce qui concerne l’indemnité prévue à l’article 8 du Règlement (la période pertinente)?

 

2.                  Dans quelle mesure, le cas échéant, le moyen de défense ex turpi causa devrait‑il être appliqué aux faits de l’espèce pour réduire l’indemnité autrement payable en vertu de l’article 8 du Règlement?

 

III.       Contexte

 

[6]               Le contexte de la présente instance est le suivant :

 

1.                  À toutes les dates pertinentes, Merck était propriétaire des droits à l’égard du brevet canadien no 1,161,380 (le brevet 380), brevet concernant la fabrication de lovastatine selon un procédé particulier, appelé AFI‑1, utilisant les micro‑organismes Aspergillus terreus comme base de fermentation.

 

2.                  En 1993, Apotex a présenté au ministre de la Santé (le ministre) une demande d’avis de conformité conformément aux dispositions pertinentes du Règlement, dans laquelle elle alléguait qu’elle ne contreferait pas le brevet 380 puisqu’elle utiliserait un organisme décrit comme étant l’Aspergillus flavipes ou l’Aspergillus obscurus plutôt que le procédé AFI‑1 breveté pour fabriquer la lovastatine.

 

3.                  Le 1er juin 1993, Merck a présenté une demande d’interdiction, dans laquelle elle soutenait que l’allégation de non‑contrefaçon d’Apotex n’était pas justifiée, entraînant ainsi l’application du sursis réglementaire.

 

4.                  Dans une décision rendue le 26 mars 1997, le juge Rothstein (alors juge de la Cour fédérale, Section de première instance) a refusé de proroger le délai ou de rendre une ordonnance d’interdiction (Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1997), 128 FTR 210, 72 CPR (3d) 453 (CF 1re inst) [Merck CF 1re inst 1997]).

 

5.                  Le 27 mars 1997, le ministre a délivré à Apotex un avis de conformité pour la lovastatine.

 

6.                  Dans un jugement rendu le 21 avril 1999, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel de la décision Merck CF 1re inst 1997, au motif que la question était théorique (Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1999), 240 NR 195, [1999] ACF no 555 (CAF), autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [1999] CSCR no 313.

 

[7]               En résumé, par application du Règlement, Apotex a été tenue à l’écart du marché jusqu’au 27 mars 1997, date à laquelle l’avis de conformité a été délivré. Toutefois, fait très important à souligner, aucune décision n’a jamais été prise en vertu du Règlement relativement à la question de savoir si les allégations d’Apotex étaient justifiées.

 

[8]               Confrontée à l’entrée d’Apotex sur le marché de la lovastatine, Merck a intenté une action en contrefaçon de brevet (dossier de la Cour no T‑1272‑97) à l’encontre d’Apotex et d’Apotex Fermentation Inc (AFI), une société affiliée à Apotex, pour contrefaçon de son brevet 380. Apotex et AFI ont présenté une demande reconventionnelle dans laquelle elles faisaient valoir que le brevet 380 était invalide et que, quoi qu’il en soit, il n’y avait pas contrefaçon. En outre, Apotex a institué la présente action à l’encontre de Merck en vue d’obtenir une indemnité en vertu de l’article 8 du Règlement (dossier de la Cour no T‑1169‑01).

 

[9]               Treize longues années plus tard, les demandes de Merck dans le dossier de la Cour nT‑1272‑97 et la demande d’Apotex visant l’obtention d’une indemnité en vertu de l’article 8 ont été instruites. Dans Merck & Co c Apotex Inc, 2010 CF 1265, 381 FTR 162, décision confirmée par 2011 CAF 363, [2011] ACF no 1866 (la décision concernant la contrefaçon), j’ai statué que le brevet 380 était valide et qu’une partie des comprimés de lovastatine vendus par Apotex après son entrée sur le marché avaient été fabriqués en contrefaisant le procédé AFI‑1. J’ai également conclu que Merck n’avait pas prouvé que la totalité de la lovastatine d’Apotex contrefaisait le brevet. Une partie du produit était fabriquée selon un autre procédé, soit le procédé AFI‑4 breveté par Apotex, qui utilisait l’organisme Coniothyrium fuckelii. Ce procédé ne contrefaisait pas le brevet 380. La décision de première instance, mentionnée précédemment, était le résultat de la demande d’Apotex fondée sur l’article 8.

 

IV.       La période pertinente

 

[10]           J’aborde maintenant la première question qui consiste à établir les dates du commencement et de la fin de la période pertinente.

 

[11]           Comme l’énonce le paragraphe 8(1) du Règlement, la première personne (Merck) est responsable envers la seconde personne (Apotex) de toute perte subie au cours de la période qui, dans la plupart des cas, débute à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du Règlement et qui se termine à la date du retrait, du désistement, ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’action en interdiction. Dans Apotex Inc c Merck & Co, 2008 CF 1185, [2009] 3 RCF 234, aux paragraphes 106 à 116, le juge Roger Hughes a expliqué que l’alinéa 8(1)a) accorde à la Cour le pouvoir discrétionnaire de choisir une date appropriée pour le début de la période de responsabilité, bien que la période présumée débute à la date « de suspension liée au brevet », à savoir la date à laquelle un avis de conformité aurait été délivré n’eut été des procédures intentées en vertu du Règlement.

 

[12]           En l’espèce, aucune partie ne conteste que la période pertinente a pris fin le 26 mars 1997, date à laquelle a été rendue la décision Merck CF 1re inst 1997.

 

[13]           Les parties ne s’entendent toutefois pas sur la date à laquelle a commencé la période pertinente. Apotex fait valoir que la date appropriée est le 30 avril 1996, date à laquelle le ministre lui aurait délivré un avis de conformité n’eut été du Règlement. Merck soutient qu’il n’existe aucune preuve de date « attestée par le ministre » à laquelle Apotex aurait reçu un avis de conformité concernant le procédé AFI‑4 n’emportant pas contrefaçon. Subsidiairement, Merck soutient que la date appropriée est celle à laquelle le ministre a avisé Apotex qu’il [traduction] « ne s’opposait pas » à l’avis de changement d’Apotex optant pour le procédé AFI‑4; plus précisément, cette date était le 27 février 1997.

 

[14]           Apotex a initialement déposé une présentation de drogue nouvelle (PDN) pour l’approbation de l’Apo‑lovastatine fabriquée en utilisant les micro‑organismes appelés Aspergillus flavipes le 21 décembre 1994. Des ébauches d’étiquettes ont été présentées à Santé Canada et celles‑ci auraient été approuvées le 30 avril 1996. Le 25 mai 1996, la PDN d’Apotex a fait l’objet d’une « suspension liée au brevet », ce qui signifie qu’un avis de conformité pour l’Apo‑lovastatine fabriquée en utilisant les micro‑organismes Aspergillus flavipes ne serait pas délivré avant la résolution de l’action en interdiction ou l’expiration des brevets pertinents (incluant le brevet 380).

 

[15]           Merck a raison de dire qu’il n’y a pas d’« attestation » ministérielle du 25 mai 1996 au sens de l’alinéa 8(1)a). Je suis cependant convaincue que, n’eut été du Règlement, Apotex aurait reçu son avis de conformité pour l’Apo‑lovastatine au plus tard le 25 mai 1996.

 

[16]           Apotex soutient que le 30 avril 1996 est la date la plus appropriée pour le début de la période pertinente. Je conviens avec Apotex que la date d’approbation de ses étiquettes pour l’Apo‑lovastatine est le 30 avril 1996. Malgré le témoignage de M. Hems selon lequel les avis de conformité suivent normalement de quelques jours l’approbation des étiquettes, je ne suis pas convaincue que cette date est plus appropriée que la date de « suspension liée au brevet ». Il n’y a absolument aucun doute que la demande aurait été approuvée le 25 mai 1996, date de la lettre de « suspension liée au brevet » de Santé Canada.

 

[17]           À mon avis, la date appropriée, même si elle n’est pas attestée par le ministre, serait la date de « suspension liée au brevet », soit le 25 mai 1996.

 

[18]           L’argument le plus sérieux de Merck concernant la date de début appropriée repose sur l’opinion de cette société selon laquelle l’Apo‑lovastatine d’Apotex aurait contrefait le brevet 380 jusqu’au 27 février 1997. Comme je l’explique plus loin, il s’agit d’un argument qu’il est plus pertinent d’examiner dans le contexte du pouvoir discrétionnaire du tribunal aux termes du paragraphe 8(5) du Règlement.

 

[19]           Je conclus que la période pertinente devrait commencer le 25 mai 1996 et se terminer le 26 mars 1997.

 

V.        Le moyen de défense ex turpi causa

 

[20]           Merck prétend qu’Apotex ne devrait pas avoir le droit de réclamer une indemnité au motif qu’il a été démontré qu’elle a contrefait le brevet 380. Il devrait s’agir, selon Merck, d’un facteur justifiant la réduction ou l’élimination de l’indemnité autrement payable à Apotex.

 

[21]           Dans l’arrêt d’appel, précité, au paragraphe 41, la Cour d’appel a indiqué que cet argument était un moyen de défense ex turpi causa qui « [pouvait] être invoqué » en vertu du paragraphe 8(5) du Règlement. Je constate que la cour n’est pas allée jusqu’à dire qu’un tel moyen de défense serait retenu – elle n’a fait que dire qu’il pouvait être invoqué.

 

[22]           Le paragraphe 8(5) du règlement est rédigé comme suit :

Pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le tribunal tient compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de la première personne ou de la seconde personne qui a contribué à retarder le règlement de la demande visée au paragraphe 6(1).

In assessing the amount of compensation the court shall take into account all matters that it considers relevant to the assessment of the amount, including any conduct of the first or second person which contributed to delay the disposition of the application under subsection 6(1).

 

[23]           Dans l’arrêt d’appel précité, au paragraphe 37, la Cour d’appel a statué que le paragraphe 8(5) « confère un large pouvoir discrétionnaire au tribunal lorsqu’il s’agit d’évaluer le montant de l’indemnité ». Le juge Evans a expliqué que « cette disposition habilite la Cour à déterminer, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, si l’indemnité demandée par la seconde personne devrait être réduite ou éliminée, et dans quelle mesure elle devrait l’être. » Voici ce qu’a indiqué le juge Evans au paragraphe 38 :

Le vaste pouvoir discrétionnaire dont elle dispose en vertu du paragraphe 8(5) permet à la Cour, lorsqu’elle examine des arguments fondés sur l’exception ex turpi causa, de considérer la situation factuelle en son entier, dans toutes ses nuances. En l’espèce, une des nuances dont on peut tenir compte est le fait que ce ne sont pas tous les comprimés vendus par Apotex qui ont été, dans le cadre de l’action en contrefaçon, considérés comme contenant de la lovastatine fabriquée au moyen du procédé argué de contrefaçon. Le tribunal sera sans doute mieux en mesure d’appliquer le principe ex turpi causa dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire plutôt qu’en appliquant des règles délimitant la responsabilité. En vertu du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré, le tribunal est en mesure de déterminer le montant approprié de l’indemnité à accorder (lequel peut être égal à zéro) d’une manière qui tient dûment compte de tous les faits pertinents.

 

[24]           Dans la décision concernant la contrefaçon, j’ai conclu qu’une partie, mais non la totalité, de la lovastatine fabriquée par Apotex était fabriquée au moyen du procédé AFI‑1 emportant contrefaçon. J’ai également conclu qu’une bonne partie de la lovastatine fabriquée et vendue par Apotex était fabriquée au moyen du procédé AFI‑4 qui n’emporte pas contrefaçon. La totalité de la lovastatine contrefaite a été vendue après le 26 mars 1997, soit après la délivrance de l’avis de conformité. La question est la suivante : durant la période pertinente (avant la délivrance de l’avis de conformité) Apotex aurait‑elle, selon toute vraisemblance, fabriqué l’Apo‑lovastatine au moyen du procédé AFI‑1 emportant contrefaçon?

 

[25]           Comme le brevet 380 a finalement été jugé valide, la lovastatine fabriquée au moyen du procédé AFI‑1 au cours de la période pertinente aurait été fabriquée au moyen d’un procédé entraînant en contrefaçon. Compte tenu des faits inhabituels de l’espèce, il est important de se rappeler qu’il n’y a jamais eu de décision quant au bien‑fondé de la demande d’interdiction de Merck. Même en l’absence du Règlement, Apotex ne pouvait pas, selon le droit des brevets, avoir eu le droit d’utiliser le procédé AFI‑1 pour fabriquer et vendre la lovastatine. Autrement dit, en l’absence totale du Règlement, Apotex aurait contrefait le brevet 380 si elle avait fabriqué et vendu l’Apo‑lovastatine fabriquée au moyen du procédé AFI‑1.

 

[26]           À mon avis, Apotex ne devrait pas pouvoir obtenir des dommages‑intérêts pour la vente hypothétique de lovastatine qui, selon toute vraisemblance, aurait été fabriquée et vendue illégalement. Tout bonnement, selon le principe ex turpi causa, un demandeur ne devrait pas tirer un avantage d’un acte illégal ou fautif (voir par exemple, Hall c Hebert, [1993] 2 RCS 159, [1993] ACS no 51). S’il est possible de démontrer qu’Apotex aurait vraisemblablement utilisé le procédé AFI‑1 emportant contrefaçon pendant la période pertinente, le moyen de défense ex turpi causa invoqué par Merck sera retenu et j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 8(5) du Règlement pour refuser à Apotex d’obtenir les montants réclamés à ce titre.

 

[27]           Les faits relatifs au dépôt initial de la PDN sont décrits ci‑dessus. Comme je l’ai mentionné, n’eut été du Règlement, Apotex aurait obtenu en mai 1996 l’approbation en vue de la fabrication et de la vente de l’Apo‑lovastatine faite à partir de l’Aspergillus flavipes. Les présentations réglementaires d’Apotex étaient fondées sur l’utilisation de ce micro‑organisme particulier jusqu’à la délivrance de l’avis de conformité le 27 mars 1997. Cet avis de conformité comportait une monographie de produit qui précisait que le micro‑organisme utilisé pour fabriquer le produit était l’Aspergillus flavipes ou l’Aspergillus obscurus.

 

[28]           Au fil du temps, il est devenu clair que l’Aspergillus flavipes et l’Aspergillus obscurus étaient, dans les faits, les mêmes micro‑organismes que l’Aspergillus terreus, le micro‑organisme utilisé dans le procédé breveté AFI‑1. Ainsi, l’approbation qu’aurait reçue Apotex dans le « monde hypothétique » aurait visé l’Apo‑lovastatine fabriquée au moyen du procédé AFI‑1 emportant contrefaçon.

 

[29]           Dans son contre‑interrogatoire, M. Sherman a déclaré clairement qu’en l’absence du Règlement, Apotex aurait fabriqué et vendu de l’Apo‑lovastatine :

[traduction] [A]vant le règlement, nous aurions simplement lancé [l’Apo‑lovastatine]. Si Merck intentait ensuite une poursuite, nous nous serions défendus, mais nous aurions été sur le marché et obtenu les revenus.

 

[30]           Selon mon interprétation, ce commentaire ainsi que les autres remarques de M. Sherman signifient qu’Apotex aurait été disposée à prendre le risque d’être poursuivie en fabriquant et en vendant de l’Apo‑lovastatine emportant potentiellement contrefaçon. Un élément essentiel de toute cette situation est le fait qu’Apotex ne croyait pas, au moins jusqu’à la fin de 1995, que son utilisation de l’Aspergillus flavipes et de l’Aspergillus obscurus contreferait le brevet 380. Comme l’indique la monographie de produit délivrée avec son avis de conformité, Apotex a continué d’alléguer qu’elle fabriquerait la lovastatine au moyen de l’Aspergillus flavipes et de l’Aspergillus obscurus, même si elle savait, en 1995, que ces micro‑organismes étaient les mêmes que l’Aspergillus terreus. Cette preuve permet de conclure qu’Apotex aurait été disposée à vendre la lovastatine contrefaite tout au long de la période pertinente.

 

[31]           Malgré cette preuve, Apotex m’assure qu’elle aurait pris les mesures réglementaires et opérationnelles nécessaires pour être prête à commercialiser la lovastatine non contrefaite à compter du début de la période pertinente. Je dois par conséquent me prononcer sur la question de savoir si Apotex aurait été en mesure de fabriquer l’Apo‑lovastatine au moyen d’un procédé n’emportant pas contrefaçon à tout moment au cours de la période pertinente. 

 

[32]           J’examine d’abord les approbations réglementaires nécessaires pour fabriquer la lovastatine selon le procédé AFI‑4 n’emportant pas contrefaçon.

 

[33]           Ce n’est que le 27 juin 1996 qu’Apotex a demandé au ministre de modifier sa PDN pour qu’il lui délivre un avis de conformité relativement à l’Apo‑lovastatine fabriquée en utilisant le micro‑organisme Coniothyrium fuckelii. Le 27 février 1997, Apotex a obtenu l’approbation en vue de l’utilisation du procédé AFI‑4 n’emportant pas contrefaçon.

 

[34]           Apotex soutient qu’elle aurait pu présenter cette présentation réglementaire plus tôt. À mon avis, cette affirmation est purement conjecturale. Tout d’abord, selon la preuve qui m’a été présentée, Apotex n’a pas su avant la fin de 1995 que l’Aspergillus flavipes et l’Aspergillus obscurus étaient les mêmes micro‑organismes que l’Aspergillus terreus. En d’autres mots, jusqu’à ce qu’elle le sache, Apotex aurait cru qu’elle utilisait des organismes qui n’entraînaient pas contrefaçon. Il s’ensuit que dans le « monde hypothétique », Apotex n’aurait pas, avant la fin de 1995, fait de grands efforts en vue d’obtenir l’approbation pour l’Apo‑lovastatine fabriquée au moyen du procédé AFI‑4 n’emportant pas contrefaçon. Je ne suis pas convaincue que le temps nécessaire pour rédiger et présenter une demande d’approbation réglementaire aurait été, dans le « monde hypothétique », différent de celui nécessaire dans le monde réel. De plus, aucun élément de preuve convaincant ne m’a été présenté pour démontrer que l’examen des modifications de la PDN par Santé Canada aurait donné lieu à une approbation avant le 27 février 1997. À mon avis, il est peu probable qu’Apotex aurait reçu l’approbation réglementaire pour le procédé AFI‑4 avant février 1997.

 

[35]           Le deuxième aspect du « monde hypothétique » est la capacité opérationnelle de fabriquer l’Apo‑lovastatine n’entraînant pas contrefaçon. Apotex et AFI étaient toutes deux activement occupées à mettre au point un procédé n’emportant pas contrefaçon comportant l’utilisation de Coniothyrium fuckelii (le procédé AFI‑4). La question est de savoir si, selon toute vraisemblance, Apotex et AFI auraient pu fabriquer des quantités commerciales d’Apo‑lovastatine au moyen du procédé AFI‑4 durant la période pertinente.

 

[36]           La preuve dont je dispose comprend l’opinion de l’expert Lasure selon laquelle Apotex ne disposait pas d’un procédé n’emportant pas contrefaçon pour fabriquer des quantités commerciales d’Apo‑lovastatine avant le 26 mars 1997 (rapport de l’expert Lasure, pièce 48, aux paragraphes 265, 266 et 275). Cette opinion a été considérablement ébranlée lors du contre‑interrogatoire de l’expert Lasure, qui s’est fait rappeler qu’AFI avait effectué quelques cycles de production à grande échelle dans ses installations de Winnipeg entre le 23 septembre 1996 et le 19 novembre 1996 (voir le rapport de l’expert Connors, pièce 101, aux paragraphes 82 et 85).

 

[37]           Apotex fait valoir qu’AFI et elle auraient pu accélérer la mise au point du procédé AFI‑4 n’entraînant pas contrefaçon. Voici ce qu’a décrit M. Connors dans son rapport d’expert (pièce 101, aux paragraphes 107 et 108) :

[traduction] 107. [...] AFI aurait pu « mettre le paquet » et faire du projet AFI‑4 sa grande priorité. La direction aurait pu réaffecter les membres du personnel qui travaillaient sur le procédé AFI‑1, embaucher de nouveaux employés permanents et temporaires et limiter les activités relatives aux autres programmes [...].

 

108. [...] La production commerciale aurait commencé en août 1995.

 

[38]           Une lacune du témoignage de M. Connor est qu’il ignore l’ensemble de la situation d’Apotex et d’AFI au cours de la période pertinente. Il ne semble y avoir aucun doute qu’Apotex et AFI auraient pu fabriquer la lovastatine au moyen du procédé AFI‑1 emportant contrefaçon. En ce qui a trait à la lovastatine non contrefaite, la preuve est loin d’indiquer clairement qu’Apotex aurait eu, selon toute vraisemblance, la motivation et les ressources pour poursuivre l’autre solution n’entraînant pas contrefaçon. Certains éléments de preuve qui m’ont été présentés montrent qu’Apotex consacrait d’importantes ressources à d’autres médicaments, empêchant probablement Apotex et AFI de travailler plus activement à l’obtention d’approbations et à l’acquisition d’une capacité de production à l’égard de la lovastatine n’entraînant pas contrefaçon.

 

[39]           En outre, même si je convenais qu’Apotex aurait pu accélérer encore plus la mise au point de son procédé AFI‑4, le problème repose cependant sur le fait que, peu importe sa motivation, elle n’aurait pas pu fabriquer la lovastatine non contrefaite avant d’avoir reçu l’approbation pour le faire. Or, ce n’est que le 27 février 1997 qu’Apotex a obtenu l’approbation de Santé Canada.

 

[40]           À la lumière de ces faits, je conclus que selon toute vraisemblance, dans le monde hypothétique, la lovastatine fabriquée et vendue par Apotex aurait utilisé le micro‑organisme Aspergillus flavipes jusqu’à l’approbation du procédé n’emportant pas contrefaçon le 27 février 1997. Comme la preuve qui m’a été présentée le démontre, l’Aspergillus flavipes est en réalité l’Aspergillus terreus. Il s’ensuit qu’un procédé utilisant l’Aspergillus flavipes aurait contrefait le brevet 380. En d’autres mots, à compter du début de la période pertinente jusqu’au 27 février 1997, Apotex aurait, selon toute vraisemblance, utilisé le procédé AFI‑1 emportant contrefaçon, assumant le risque d’être poursuivie en ce faisant. En application du paragraphe 8(5), j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire pour interdire à Apotex d’obtenir une indemnité pour cette période.

 

[41]           La situation est différente en ce qui a trait au dernier mois de la période pertinente. Du 27 février 1997 jusqu’à la fin de la période pertinente, soit le 26 mars 1997, Apotex aurait eu l’approbation nécessaire pour fabriquer l’Apo‑lovastatine non contrefaite.

 

[42]           Reste à savoir si, au cours de cette période d’un mois, Apotex aurait utilisé le procédé AFI‑1 emportant contrefaçon plutôt que le procédé AFI‑4. Selon la conclusion générale que j’ai tirée dans la décision concernant la contrefaçon, dans le « monde réel », une partie et non la totalité de l’Apo‑lovastatine a été fabriquée au moyen du procédé emportant contrefaçon. Rien dans la preuve, sauf des hypothèses, me donne à penser qu’Apotex aurait contrefait le brevet 380 au cours de la période du 27 février 1997 au 26 mars 1997, après avoir obtenu l’approbation nécessaire à l’égard du procédé AFI‑4. Je ne réduirai ni n’éliminerai le droit d’Apotex à des dommages‑intérêts pour cette période.

 

VI.       Conclusion

 

[43]           Après avoir examiné avec soin les directives de la Cour d’appel dans l’arrêt d’appel et les éléments de preuve dont je disposais, je conclus ceci :

 

1.                  la période pertinente aux fins de l’article 8 du Règlement s’étend du 25 mai 1996 au 26 mars 1997;

 

2.                  le montant des pertes d’Apotex aux termes de l’article 8 du Règlement doit être réduit par la soustraction du montant réclamé pour la période comprise entre le 25 mai 1996 et le 26 février 1997.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La période pertinente aux fins de l’article 8 du Règlement s’étend du 25 mai 1996 au 26 mars 1997.

 

2.                  Le montant des pertes d’Apotex aux termes de l’article 8 du Règlement est réduit par la soustraction du montant réclamé pour la période comprise entre le 25 mai 1996 et le 26 février 2007.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


ANNEXE A

 

Le cadre légal

 

L’article 8 du Règlement de 1998 est rédigé comme suit :

 

 

8. (1) Si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est retirée ou fait l’objet d’un désistement par la première personne ou est rejetée par le tribunal qui en est saisi, ou si l’ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, rendue aux termes de ce paragraphe, est annulée lors d’un appel, la première personne est responsable envers la seconde personne de toute perte subie au cours de la période :

 

      a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal estime d’après la preuve qu’une autre date est plus appropriée;

 

 

      b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’ordonnance.

 

(2) La seconde personne peut, par voie d’action contre la première personne, demander au tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à cette dernière de lui verser une indemnité pour la perte visée au paragraphe (1).

 

(3) Le tribunal peut rendre une ordonnance aux termes du présent article sans tenir compte du fait que la première personne a institué ou non une action pour contrefaçon du brevet visé par la demande.

 

(4) Le tribunal peut rendre l’ordonnance qu’il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits à l’égard de la perte visée au paragraphe (1).

 

(5) Pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le tribunal tient compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de la première personne ou de la seconde personne qui a contribué à retarder le règlement de la demande visée au paragraphe 6(1).

8. (1) If an application made under subsection 6(1) is withdrawn or discontinued by the first person or is dismissed by the court hearing the application or if an order preventing the Minister from issuing a notice of compliance, made pursuant to that subsection, is reversed on appeal, the first person is liable to the second person for any loss suffered during the period

 

 

      (a) beginning on the date, as certified by the Minister, on which a notice of compliance would have been issued in the absence of these Regulations, unless the court is satisfied on the evidence that another date is more appropriate; and

 

(b) ending on the date of the withdrawal, the discontinuance, the dismissal or the reversal.

 

 

(2) A second person may, by action against a first person, apply to the court for an order requiring the first person to compensate the second person for the loss referred to in subsection (1).

 

 

(3) The court may make an order under this section without regard to whether the first person has commenced an action for the infringement of a patent that is the subject matter of the application.

 

(4) The court may make such order for relief by way of damages or profits as the circumstances require in respect of any loss referred to in subsection (1).

 

 

(5) In assessing the amount of compensation the court shall take into account all matters that it considers relevant to the assessment of the amount, including any conduct of the first or second person which contributed to delay the disposition of the application under subsection 6(1).

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1169‑01

 

 

INTITULÉ :                                                  APOTEX INC c
MERCK FROSST CANADA LTÉE

 

 

 

NOUVELLE DÉCISION FONDÉE SUR LE DOSSIER TEL QU’IL SE PRÉSENTAIT À LA CLÔTURE DE LA PLAIDOIRIE FINALE LORS DU PROCÈS CONFORMÉMENT À L’ORDONNANCE DE LA JUGE SNIDER DATÉE DU 26 JANVIER 2012

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        La JUGE Snider

 

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 23 mai 2012

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

APOTEX INC

 

McCarthy Tétrault LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

MERCK FROSST CANADA LTÉE

 

 

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