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Date : 20120418

Dossier : T‑578‑11

Référence : 2012 CF 445

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 18 avril 2012

En présence de Madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA

ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS,

CHIEFS OF ONTARIO,

AMNISTIE INTERNATIONALE

 

 

 

défendeurs

 

ET ENTRE :

Dossier : T‑630‑11

 

 

SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ASSEMBÉE DES PREMIÈRES NATIONS,

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

CHIEFS OF ONTARIO et

AMNISTIE INTERNATIONALE

 

 

 

défendeurs

 

 

ET ENTRE :

 

Dossier : T‑638‑11

 

 

ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA,

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

CHIEFS OF ONTARIO et

AMNISTIE INTERNATIONALE

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 


 

TABLE DES MATIÈRES

PAR.

 

 

1.                  Introduction............................................................................................................. 1

 

2.                  Les parties.............................................................................................................. 11

 

A.                Les plaignantes.......................................................................................... 11

B.                 La Commission canadienne des droits de la personne.............................. 14

C.                 Les intervenants......................................................................................... 15

D.                L’intimé visé par la plainte......................................................................... 18

 

3.                  La plainte en matière de droits de la personne...................................................... 19

 

4.                  Le contexte de la plainte........................................................................................ 25

 

A.                Le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations – Manuel national ..................................................................................................... 32

B.                 La Directive 20‑1....................................................................................... 35

C.                 Le financement suivant l’Approche améliorée axée sur la prévention....... 47

D.                L’entente de 1965 sur le bien‑être social des Indiens, conclue avec l’Ontario           50

E.                 L’allégation de discrimination .................................................................. 53

 

5.                  L’historique procédural de la plainte..................................................................... 63

 

A.                Devant la Commission............................................................................... 64

B.                 Devant la Cour fédérale............................................................................. 69

C.                 Devant le Tribunal..................................................................................... 75

 

6.                  La décision du Tribunal....................................................................................... 100

 

7.                  Les questions en cause......................................................................................... 108

 

8.                  Les questions procédurales.................................................................................. 113

 

A.                Le Tribunal a‑t‑il le pouvoir de trancher des questions pouvant entraîner le rejet d’une plainte en matière de droits de la personne sans procéder à une instruction au fond complète fournissant aux parties la possibilité de faire entendre des témoins?          115

 

B.                 Le Tribunal est‑il parvenu à sa décision sur la question du groupe de comparaison à la suite d’un processus équitable?........................................................................ 159

 

9.                  Les questions relatives à l’article 5...................................................................... 206

 

A.                L’omission du Tribunal d’examiner la plainte en fonction de l’alinéa 5a) de la Loi  207

 

B.                 L’alinéa 5b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne exige‑t‑il un groupe de comparaison dans tous les cas?................................................................ 222

 

i.             La norme de contrôle...................................................................... 231

ii.           L’objet de la LCDP et son interprétation........................................ 243

iii.         Le sens ordinaire de « Differentiate Adversely »........................... 251

iv.         Les versions française et anglaise de l’alinéa 5b)............................ 272

v.           L’incohérence créée entre les alinéas 5a) et b)................................ 276

vi.         Le rôle des groupes de comparaison dans l’analyse de la discrimination          280

vii.       L’arrêt Withler rendu par la Cour suprême du Canada................... 316

viii.     Les leçons à retenir de l’arrêt Withler.............................................. 332

ix.         L’importance de l’abrogation de l’article 67 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.......................................................................................... 341

x.           Les arguments fondés sur le droit international.............................. 348

xi.         Résumé des conclusions concernant la nécessité de faire appel à un groupe de comparaison selon l’alinéa 5b) de la Loi......................................... 357

 

C.                 L’omission du Tribunal de tenir compte des normes provinciales relatives à l’aide à l’enfance adoptées par le Canada à titre de groupe de comparaison approprié          367

 

10.              Conclusions.......................................................................................................... 391

 

 


 

1.         Introduction

 

[1]               Le gouvernement du Canada finance les services d’aide à l’enfance destinés aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves; pour tous les autres enfants, autochtones et non autochtones, le financement vient des provinces.

 

[2]               La Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et l’Assemblée des Premières Nations ont saisi la Commission canadienne des droits de la personne d’une plainte contre le gouvernement du Canada. Elles y allèguent que les services d’aide à l’enfance pour les enfants des Premières Nations vivant dans des réserves sont sous‑financés, ce qui a pour conséquence que le niveau de service est inadéquat pour certains services et que des services dont peuvent se prévaloir les autres enfants canadiens ne sont pas offerts. Les plaignantes affirment que cela constitue de la discrimination dans la prestation de services destinés au public, sur le fondement de la race et de l’origine nationale ou ethnique.

 

[3]               La Commission canadienne des droits de la personne a renvoyé la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne. À l’issue d’une requête préliminaire présentée par le gouvernement, le Tribunal a rejeté la plainte, jugeant que, puisque aucun autre groupe ne recevait de services d’aide à l’enfance du gouvernement du Canada, il ne pouvait y avoir de différence préjudiciable de traitement dans la prestation de services d’aide à l’enfance aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves.

 

[4]               Le Tribunal a statué qu’il fallait, pour démontrer l’existence d’une différence préjudiciable de traitement au sens de l’alinéa 5b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 [la Loi], comparer les services d’aide à l’enfance offerts par le gouvernement du Canada aux enfants des Premières Nations vivant en réserve à des services analogues offerts à d’autres enfants par le même fournisseur. Selon le Tribunal, l’alinéa 5b) de la Loi n’autorise pas de comparaison entre des services offerts à des bénéficiaires différents par des fournisseurs différents.

 

[5]               Le Tribunal s’est dit dans l’incapacité, sans groupe de comparaison approprié, de conclure que le gouvernement du Canada avait défavorisé les plaignantes dans la fourniture d’un service, et il a rejeté la plainte sans instruction complète au fond.

 

[6]               Les présents motifs se rapportent aux trois demandes de contrôle judiciaire présentées à l’égard de cette décision.

 

[7]               Pour les raisons exposées ci‑dessous, je suis d’avis que, bien que le Tribunal disposât du pouvoir de statuer sur la plainte sans l’entendre au fond, il l’a exercé dans le cadre d’un processus rendu inéquitable par l’abondance des éléments de preuve extrinsèque pris en compte.

 

[8]               J’estime également que la décision est déraisonnable parce que le Tribunal n’a pas expliqué pourquoi il ne pouvait examiner la plainte en fonction de l’alinéa 5a) de la Loi, selon lequel constitue un acte discriminatoire le fait de priver quelqu’un d’un service pour un motif de distinction illicite.

 

[9]               De plus, le Tribunal a mal interprété l’alinéa 5b) de la Loi, et il a conclu à tort que la plainte ne pouvait être reçue en l’absence d’un groupe de comparaison approprié. Il a donné à cette disposition une interprétation rigide et stéréotypée, incompatible avec la recherche de l’égalité réelle exigée par la Loi et par la jurisprudence canadienne en matière d’égalité.

 

[10]           Enfin, en indiquant qu’il ne disposait d’aucun groupe de comparaison pour effectuer une analyse relative à la discrimination, le Tribunal a tiré une conclusion de fait erroné qui ne prenait pas en compte que le gouvernement lui‑même avait adopté les normes provinciales en matière d’aide à l’enfance dans ses politiques de financement.

 

2.         Les parties

 

A.        Les plaignantes

 

[11]           La plainte en matière de droits de la personne émane de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et de l’Assemblée des Premières Nations, désignées collectivement comme « les plaignantes » dans les présents motifs.

 

[12]           La Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations (la Société de soutien) est un organisme sans but lucratif voué à la recherche, à l’élaboration de politiques et à la défense des organismes des Premières Nations œuvrant au bien‑être des enfants, des jeunes et des familles autochtones, notamment les enfants vivant dans des réserves. Elle s’intéresse plus particulièrement à la prévention du mauvais traitement des enfants autochtones et aux mesures à prendre en cas de mauvais traitement.

 

[13]           L’Assemblée des Premières Nations (l’APN) est une organisation nationale qui défend les intérêts de plus de 600 Premières Nations sur des questions comme les droits ancestraux et issus de traités, l’éducation, l’habitation, la santé, l’aide à l’enfance et le développement social.

 

B.        La Commission canadienne des droits de la personne

 

[14]           La Commission a notamment pour fonction d’examiner les plaintes déposées sous le régime de la Loi et de fournir des services de conciliation. Si elle détermine qu’il y a lieu d’instruire une plainte, elle peut la renvoyer au Tribunal canadien des droits de la personne. Lorsqu’elle comparaît devant le Tribunal, la Commission est légalement tenue de défendre l’intérêt public compte tenu de la nature de la plainte : voir l’article 51 de la Loi.

 

C.        Les intervenants

 

[15]           Deux organismes ont obtenu le statut de « partie intéressée » devant le Tribunal, et ils sont tous deux intervenants devant la Cour.

 

[16]           Amnistie Internationale est un organisme non gouvernemental international qui défend les droits de la personne partout sur la planète. Elle a obtenu le statut de partie intéressée devant le Tribunal pour éclairer celui‑ci sur l’application à la plainte des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne. Devant notre Cour, ses observations n’ont porté que sur des questions relevant du droit international.

 

[17]           Chiefs of Ontario est un organisme sans but lucratif représentant les intérêts, notamment les intérêts politiques, des 132 Premières Nations de l’Ontario. Il a obtenu le statut de partie intéressée devant le Tribunal pour formuler des observations relativement aux particularités des services d’aide à l’enfance dans les réserves en Ontario et, devant la Cour, il s’en est principalement tenu à ce sujet.

 

D.        L’intimé visé par la plainte

 

[18]           L’intimé désigné dans la plainte est Affaires indiennes et du Nord Canada, c’est‑à‑dire le ministère qui assume la responsabilité première de veiller à ce que le gouvernement fédéral s’acquitte de ses obligations constitutionnelles, politiques, légales et issues de traités envers les Premières Nations et les Inuits du Canada. Le nom du ministère a changé au moins une fois depuis le dépôt de la plainte; le nom actuel est Affaires autochtones et Développement du Nord Canada. Pour éviter toute confusion, les expressions « le gouvernement du Canada » ou, plus simplement, « le gouvernement » seront employées pour le désigner dans les présents motifs.

 

3.         La plainte en matière de droits de la personne

 

[19]           La plainte en cause a été déposée devant la Commission au mois de février 2007.

 

[20]           Les plaignantes y allèguent que la formule appliquée par le gouvernement du Canada pour le financement des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (connue sous le nom de Directive 20‑1) aboutit à des niveaux de services d’aide à l’enfance inéquitables à l’égard des enfants des Premières Nations vivant dans des réserves en comparaison de ceux dont bénéficient les autres enfants canadiens. Elles allèguent également que cette inéquité constitue de la discrimination fondée sur la race et sur l’origine nationale ou ethnique dans la prestation de services.

 

[21]           Aux termes de la Directive 20‑1, le but poursuivi par la formule de financement est de faire en sorte que les enfants des Premières Nations vivant dans des réserves reçoivent des services « qui s’apparentent » à ceux qui sont fournis aux autres enfants canadiens. Selon la plainte, toutefois, des études ont révélé que le financement par enfant est 22 % moins élevé en moyenne pour les enfants des Premières Nations vivant dans des réserves qu’il l’est pour les enfants vivant en dehors des réserves.

 

[22]           La formule de financement établie par la Directive 20‑1, lit‑on en outre dans la plainte, ne limite pas les ressources affectées au placement en famille d’accueil des enfants des Premières Nations, alors que les programmes d’aide à l’enfance conçus pour que les enfants victimes de violence ou de négligence puissent être maintenus en sécurité dans leur foyer au moyen des services de soutien nécessaires (appelés les « mesures les moins perturbatrices ») seraient nettement sous‑financés, de sorte qu’un nombre disproportionné d’enfants des Premières Nations sont retirés de leur foyer, perpétuant ainsi l’ancien système des pensionnats.

 

[23]           Les plaignantes allèguent de plus que les conflits en matière de compétence opposant le gouvernement du Canada et les provinces retardent la prestation de services d’aide à l’enfance aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves et, pour certains de ces services, en empêchent purement et simplement la fourniture.

 

[24]           La plainte se conclut sur l’affirmation que la discrimination alléguée est systémique et continue. Selon les plaignantes, le gouvernement du Canada est au courant du problème depuis des années; en 2000, puis en 2005 et en 2006, des études confirmant l’existence de la situation inéquitable lui ont été remises, mais le traitement discriminatoire des enfants des Premières Nations vivant dans des réserves s’est poursuivi.

 

4.         Le contexte de la plainte

 

[25]           À cause de la façon dont s’est déroulée l’instance, le Tribunal n’a pas formulé de conclusions de fait détaillées concernant la manière dont les services sont actuellement fournis aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves ou la nature et la portée du rôle du gouvernement du Canada à cet égard.

 

[26]           Toutefois, une compréhension plus approfondie des allégations de la plainte relatives à la manière dont les services d’aide à l’enfance sont fournis aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves est utile pour placer dans leur contexte les questions soulevées par les demandes de contrôle judiciaire.

 

[27]           Qu’il soit clair, cependant, que ce qui suit est avant tout la description des allégations des plaignantes, fournie à seule fin de mettre en contexte la décision du Tribunal et d’établir un cadre pour l’examen des questions soulevées par les demandes de contrôle judiciaire; rien dans cette description ne saurait être considéré comme une conclusion de fait tirée par la Cour. La formulation des conclusions de fait nécessaires pour déterminer s’il y a eu discrimination au sens de l’article 5 de la Loi est du ressort exclusif du Tribunal canadien des droits de la personne.

 

[28]           L’aide à l’enfance relève généralement de la compétence provinciale. Les lois des provinces et territoires en cette matière s’appliquent à tous les enfants qui y vivent. Ce sont habituellement les provinces et territoires qui financent les services d’aide à l’enfance offerts à leurs résidents, sauf pour les enfants qui sont des « Indiens inscrits » vivant dans une réserve.

 

[29]           En application du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations, le gouvernement du Canada finance les services d’aide à l’enfance destinés aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves. Il transfère les fonds aux provinces ou territoires, aux conseils de bande ou conseils tribaux ou directement à des organismes autorisés par lui qui fournissent des services à l’enfance et à la famille dans des réserves. Les parties ne s’entendent pas sur la question du degré de supervision et de contrôle exercé par le gouvernement sur ces services.

 

[30]           Le Parlement n’a pas légiféré en matière d’aide à l’enfance; il a plutôt adopté les normes provinciales pour la prestation des services d’aide à l’enfance dans les réserves. La façon dont le gouvernement finance ces services est complexe et fait intervenir trois politiques et des centaines d’ententes bilatérales ou trilatérales. La Cour suprême du Canada a indiqué, à l’égard d’une de ces ententes, qu’il s’agissait « d’un exemple du fédéralisme souple et coopératif à son meilleur » : voir NIL/TU,O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 R.C.S. 696, paragraphe 44.

 

[31]           À l’origine, la plainte visait uniquement l’une des trois politiques applicables, à savoir la Directive 20‑1. Sa portée s’est ensuite élargie; elle englobe à présent le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations, dont la Directive 20‑1 est une composante, l’Approche améliorée axée sur la prévention, plus récente, et l’entente particulière régissant les services d’aide à l’enfance en Ontario, appelée l’entente sur le bien‑être social de 1965.

 

A.        Le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations – Manuel national

 

[32]           Le défendeur convient que le Manuel national relatif au Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations couvre les trois politiques de financement applicables à la prestation des services d’aide à l’enfance aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves.

 

[33]           L’article 1.3.2 du Manuel énonce ce qui suit :

Le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières nations s’adresse aux enfants indiens et à leurs familles qui vivent ordinairement dans une réserve. Il vise principalement à offrir, dans l’intérêt de l’enfant, des services à l’enfance et à la famille adaptés à la culture, dans le respect des lois et des normes de la province ou du territoire en cause [non souligné dans l’original].

 

[34]           Le financement des services se fait suivant l’une ou l’autre des trois politiques susmentionnées; chacune d’elles sera plus amplement décrite ci‑dessous. Il existe aussi d’autres arrangements ou ententes pris directement par le gouvernement avec d’autres entités (comme des gouvernements de Premières Nations) précisant comment sont financés les services d’aide à l’enfance.

 

B.        La Directive 20‑1

 

[35]           Cette directive, qui est entrée en vigueur en 1991, établit une formule de financement qui était initialement appliquée aux provinces et au Yukon. Elle ne s’appliquait pas à l’Ontario, toutefois, non plus qu’à un petit nombre d’organismes financés en vertu d’une entente distincte.

 

[36]           Les « principes » régissant le programme établi par la Directive 20‑1 sont énoncés à l’article 6 du document. L’article 6.1 énonce que le ministère « s’est engagé à rehausser les services à l’enfance et à la famille offerts dans les réserves de sorte qu’ils s’apparentent à ceux fournis en dehors des réserves dans des conditions semblables » [non souligné dans l’original].

 

[37]           La Directive 20‑1 continue de s’appliquer en Colombie‑Britannique, au Manitoba, à Terre‑Neuve, au Nouveau‑Brunswick et au Yukon. La situation du Yukon a quelque chose d’unique du fait que les services financés par le gouvernement du Canada sont destinés à tous les enfants des Premières Nations, dans les réserves et hors réserve. Deux organismes de services à l’enfance et à la famille de la Saskatchewan sont également financés sous le régime de la Directive 20‑1.

 

[38]           La plainte en cause ne vise pas les services d’aide à l’enfance fournis au Nunavut ou dans les Territoires du Nord‑Ouest. En effet, ce sont les gouvernements territoriaux qui financent ces services sur leur propre budget, alimenté en partie par des paiements de transfert du gouvernement du Canada.

 

[39]           La façon dont les fonds fédéraux parviennent aux bénéficiaires varie d’une province à l’autre et même, dans certains cas, au sein d’une même province, en fonction des ententes particulières applicables.

 

[40]           La Directive 20‑1 a comme caractéristique de prévoir deux types de financement distincts : les fonds alloués à l’entretien et les fonds alloués à l’exploitation.

 

[41]           S’agissant de l’entretien, le gouvernement rembourse les frais approuvés engagés par les organismes provinciaux ou les organismes de Premières Nations pour la prise en charge d’un enfant hors du domicile familial, en fonction des tarifs provinciaux ou territoriaux établis par le gouvernement du Canada.

 

[42]           Le financement de l’exploitation, quant à lui, est calculé en fonction de la population d’enfants admissibles vivant dans la réserve, et majoré d’une allocation par bande et d’une allocation supplémentaire pour éloignement (le cas échéant). Les enfants « admissibles » doivent être indiens inscrits et avoir au moins un parent qui vit dans une réserve.

 

[43]           Les fonds alloués à l’exploitation couvrent toutes les autres dépenses afférentes à l’aide à l’enfance dans les réserves, notamment celles qui se rapportent aux programmes et services de soutien aux enfants, aux salaires et avantages sociaux du personnel et à des frais d’exploitation comme des frais de déplacement, de comptabilité ou de location ou autres frais afférents à des locaux.

 

[44]           La distinction entre le financement de l’entretien et celui de l’exploitation établie par la Directive 20‑1 est un élément fondamental de la plainte pour discrimination. Les plaignantes soutiennent que la formule « par enfant » employée pour allouer les fonds à l’exploitation ne tient pas compte des différences dans les besoins des diverses collectivités en matière d’aide à l’enfance. Par exemple, une réserve isolée comptant une forte proportion de survivants des pensionnats peut recevoir le même financement qu’une réserve en milieu urbain où des ressources communautaires hors réserve sont facilement accessibles.

 

[45]           De fait, les plaignantes allèguent que plus le nombre d’enfants à risque dans une collectivité est élevé, moins il y a de services effectivement offerts à chaque enfant.

 

[46]           Elles soutiennent en outre que l’existence de ces deux types distincts de financement a fait augmenter le nombre d’enfants des Premières Nations inutilement placés en foyer d’accueil. L’accent mis sur le financement de l’entretien dans la Directive 20‑1 fait souvent en sorte que les enfants vivant dans des réserves n’ont pas accès aux « mesures les moins perturbatrices », tels des services en matière de toxicomanie, des services de soutien aux besoins particuliers, du counselling et de la formation en compétences parentales (financées sur le budget limité alloué à l’exploitation, établi en fonction d’une formule « par enfant »).

 

C.        Le financement suivant l’Approche améliorée axée sur la prévention

 

[47]           En 2007, le gouvernement du Canada a élaboré, relativement au financement de l’aide à l’enfance, l’Approche améliorée axée sur la prévention (AAAP), qui a commencé comme projet pilote en Alberta et qui a ensuite été appliquée en Saskatchewan et en Nouvelle‑Écosse (à compter de 2008) puis au Québec et à l’Île‑du‑Prince‑Édouard (depuis 2009). Le gouvernement prévoit l’adhésion d’autres provinces ou territoires à cette nouvelle formule d’ici 2013.

 

[48]           Sous le régime de l’AAAP, les organismes soumettent un plan d’activités pluri‑annuel assorti d’objectifs de rendement, qui doit ensuite être approuvé par le gouvernement du Canada et le gouvernement provincial concerné. La formule de financement établie par l’AAAP comporte des catégories budgétaires visant l’entretien, l’exploitation et la prévention, et l’allocation des ressources est répartie sur cinq ans.

 

[49]           Bien qu’elle ait initialement été élaborée pour donner plus de latitude aux organismes dans l’affectation de leurs fonds, l’AAAP est contestée à plusieurs égards par les plaignantes. Celles‑ci affirment que le financement de l’entretien – le poste le plus coûteux des programmes d’aide à l’enfance – est plafonné et que tout déficit à ce chapitre doit être absorbé sur les fonds alloués aux mesures les moins perturbatrices ou à l’exploitation. Les plaignantes ajoutent que le financement des services de prévention décroît à la troisième, quatrième et cinquième année du plan.

 

D.        L’entente de 1965 sur le bien‑être social des Indiens, conclue avec l’Ontario

 

[50]           Les services d’aide à l’enfance fournis aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves en Ontario sont régis par une entente fédérale‑provinciale connue sous le nom de protocole d’entente sur les programmes d’aide sociale pour les Indiens (ou entente de 1965 sur le bien‑être social des Indiens).

 

[51]           Aux termes de cette entente, le gouvernement du Canada rembourse à l’Ontario une part convenue des coûts de la prestation de services d’aide à l’enfance aux enfants vivant dans des réserves, y compris des coûts d’entretien des enfants en foyer d’accueil, et il alloue des fonds additionnels aux Premières Nations et aux organismes de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations pour des services de prévention.

 

[52]           L’un des objectifs déclarés de cette entente est de répondre aux besoins des Premières Nations suivant les normes applicables aux collectivités non autochtones.

 

E.        L’allégation de discrimination

 

[53]           Les plaignantes font état d’un rapport de 2009 du Comité permanent des comptes publics de la Chambre des communes concluant que la « [l]a moyenne des dépenses par enfant du système financé par [le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien] est inférieure de 22 % à la moyenne calculée pour les provinces choisies » : page 6.

 

[54]           La conséquence de ce sous‑financement, selon les plaignantes, est que les enfants des Premières Nations vivant dans des réserves ont accès à moins de services que les enfants vivant hors réserve. L’absence de services de prévention pour les enfants des réserves, en particulier, résulte en une proportion beaucoup plus grande d’enfants autochtones placés en foyer d’accueil.

 

[55]           Les plaignantes ont déposé une « fiche de renseignements » tirée du site Web du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien signalant que les taux disproportionnés de placement d’enfants des Premières Nations vivant dans les réserves « témoignent de l’absence de services de prévention qui atténueraient les crises familiales ».

 

[56]           La plainte allègue effectivement qu’on estime que 30 à 40 % des enfants « placés » au Canada sont autochtones. Elle fait aussi état de la conclusion du rapport du Comité permanent des comptes publics selon laquelle 5 à 6 % des enfants des Premières Nations vivant dans des réserves sont placés, un pourcentage huit fois plus élevé que pour les enfants vivant hors réserve.

 

[57]           Mme Cindy Blackstock, directive exécutive de la Société de soutien, a déposé un affidavit devant le Tribunal relativement à la requête pour rejet présentée par le gouvernement, dans lequel elle déclare qu’il y a actuellement plus d’enfants des Premières Nations vivant en dehors de leur famille, sous la garde des autorités responsables du bien‑être de l’enfance, qu’il y avait d’enfants autochtones dans les pensionnats à l’apogée de ce système.

 

[58]           Selon la plainte, en outre, il appert de diverses études que le niveau de services d’aide à l’enfance fournis en réserve est inférieur à celui dont jouissent les enfants hors réserve, en dépit des besoins supérieurs que présentent les enfants des Premières Nations vivant en réserve, besoins découlant de la pauvreté et de piètres conditions de logement ainsi que de l’exposition à la violence familiale et à la toxicomanie.

 

[59]           Les plaignantes ont également déposé le rapport de l’examen mixte national de la politique sur les services à l’enfance et à la famille effectué par le gouvernement du Canada et l’Assemblée des Premières Nations en 2000, selon lequel beaucoup des problèmes de dysfonctionnement observés dans les collectivités des Premières Nations sont attribuables aux séquelles de l’expérience des pensionnats.

 

[60]           Il semble aussi que l’affirmation selon laquelle le financement per capita pour les enfants des Premières Nations vivant dans des réserves est de 22 % inférieur à la moyenne provinciale soit fondée sur l’examen susmentionné. La Cour constate, toutefois, que le gouvernement réfute vigoureusement cette affirmation. Il a déposé devant le Tribunal un rapport d’expert préparé par KPMG, sur lequel nous reviendrons plus loin, qui porte sur le fond de la plainte et qui conteste cette allégation.

 

[61]           Le vérificateur général du Canada et le Comité permanent des comptes publics ont eux aussi conclu que les services d’aide à l’enfance destinés aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves continuent d’être sous‑financés.

 

[62]           Les plaignantes allèguent qu’elles ont plusieurs fois tenté, par la négociation et par des moyens politiques, d’amener le gouvernement à corriger les inégalités de financement, mais sans succès. La plainte en matière de droits de la personne fait suite à ce refus persistant du gouvernement d’apporter une solution réelle au problème.

 

5.         L’historique procédural de la plainte

 

[63]           Parce que les plaignantes contestent la façon dont le Tribunal a mené l’affaire, il s’impose d’examiner le processus que celui‑ci a suivi pour parvenir à la décision faisant l’objet du contrôle.

 

A.        Devant la Commission

 

[64]           Après le dépôt de la plainte devant la Commission et la nomination d’un évaluateur chargé de son examen, le gouvernement a demandé par écrit à la Commission de déclarer la plainte irrecevable en application de l’alinéa 41(1)c) de la Loi, faisant valoir qu’elle n’était pas de sa compétence et qu’elle ne révélait pas prima facie de discrimination.

 

[65]           Le gouvernement a notamment soutenu que, puisqu’il ne fournissait pas lui‑même de services d’aide à l’enfance aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves, l’article 5 de la Loi (interdisant la discrimination dans la prestation de services) ne s’appliquait pas. Cet argument a été appelé la « question concernant les services ».

 

[66]           Le gouvernement a également fait valoir que, puisqu’il ne finançait pas de services d’aide à l’enfance pour d’autres bénéficiaires que les enfants des Premières Nations vivant dans des réserves, il ne pouvait exister de discrimination dans la prestation de ces services. Il n’était pas fondé, selon lui, de comparer le niveau de services fournis par les autorités provinciales d’aide à l’enfance à celui des services fournis aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves, une telle comparaison entre différents gouvernements ne permettant pas de conclure à une différence préjudiciable de traitement fondée sur un motif illicite de la part d’un fournisseur. Il s’agit de la « question relative au groupe de comparaison ».

 

[67]           L’évaluateur a recommandé l’instruction de la plainte. Il a indiqué que la question du financement avait été examinée en profondeur par divers experts en la matière, qui avaient formulé de nombreuses recommandations en vue d’améliorer le système. La question était de savoir si l’insuffisance de financement alléguée et la formule de financement étaient discriminatoires, ce qui ne pouvait, selon lui, être établi sans instruction. Il a donc recommandé le renvoi sans enquête de la plainte au Tribunal.

 

[68]           Par décision en date du 30 septembre 2008, les commissaires ont accepté la recommandation de renvoi, indiquant que la question de l’existence d’une preuve prima facie de discrimination relevait du Tribunal et que la plainte était assez détaillée pour démontrer l’existence d’un lien suffisant avec un motif de distinction illicite et un acte discriminatoire présumé.

 

B.        Devant la Cour fédérale

 

[69]           Le gouvernement du Canada a alors demandé le contrôle judiciaire de la décision de renvoyer la plainte au Tribunal, invoquant comme motifs la question des services et celle du groupe de comparaison. Les plaignantes ont déposé une requête visant la radiation de cette demande ou, subsidiairement, sa suspension jusqu’à ce que le Tribunal statue sur le fond de la plainte.

 

[70]           La protonotaire Aronovitch a rejeté la requête en radiation : Canada (Procureur général) c. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (24 novembre 2009), Ottawa, T‑1753‑08 (C.F.). Elle a toutefois estimé [traduction] « juste et équitable » d’ordonner la suspension de la demande de contrôle judiciaire jusqu’à ce que le Tribunal rende sa décision (page 6).

 

[71]           La protonotaire a fait état de l’argument des plaignantes concernant la nouveauté et la complexité des questions soulevées par la demande de contrôle judiciaire du gouvernement, lesquelles ne pouvaient être dissociées du fond de la plainte. Les plaignantes soutenaient également qu’une décision rendue par la Cour en fonction du dossier limité dont elle disposait les priverait d’une instruction complète en fonction de tout le dossier et que la complexité des questions en cause et leur importance pour les Premières Nations justifiaient que le Tribunal procède à un examen exhaustif.

 

[72]           La protonotaire a retenu les arguments des plaignantes, indiquant que [traduction] « [l]e sujet de la plainte étant sérieux et complexe, je conviens qu’il ne doit pas faire l’objet d’une décision sommaire, rendue sans le dossier factuel nécessaire à l’appréciation globale des questions en cause » (p. 5). La protonotaire a ajouté : [traduction] « [i]l importe … de permettre un examen complet et minutieux par le tribunal spécialisé en la matière de questions pouvant avoir des répercussions sur la capacité future des peuples autochtones de présenter des plaintes en matière de discrimination » (page 6).

 

[73]           Cette décision de la protonotaire Aronovitch a été maintenue par le juge O’Reilly : voir Canada (Procureur général) c. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2010 CF 343, [2010] A.C.F. no 397 (QL).

 

[74]           La demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal a donc été suspendue jusqu’à la décision du Tribunal. La protonotaire Aronovitch a par la suite prolongé la suspension jusqu’à l’issue des présentes demandes de contrôle judiciaire visant la décision du Tribunal.

 

C.        Devant le Tribunal

 

[75]           Lorsque l’affaire a été renvoyée au Tribunal, M. Grant Sinclair, qui en était alors le président, a assumé la gestion de l’instance. Lors de la première conférence de gestion, le 4 février 2009, le gouvernement a soulevé la question des services et celle du groupe de comparaison et a demandé au Tribunal de rendre une décision préliminaire à leur sujet. M. Sinclair a refusé de statuer de façon préliminaire sur ces points, estimant qu’il s’agissait de questions complexes nécessitant une instruction complète.

 

[76]           L’instruction a débuté le 14 septembre 2009 avec la déclaration préliminaire de Mme Blackstock au nom de la Société de soutien. M. Sinclair a ensuite traité de questions d’ordre administratif, dont celle de l’octroi du statut de partie intéressée à Chiefs of Ontario et à Amnistie Internationale, puis l’audience a été ajournée à la semaine du 16 novembre 2009; il était prévu de commencer à entendre la preuve à cette date. La durée prévue de l’audition de la preuve était de 13 semaines, et l’instruction était censée se terminer en février 2010.

 

[77]           Le 2 novembre 2009, Mme Shirish Chotalia a remplacé M. Sinclair à la présidence du Tribunal. Elle est immédiatement intervenue dans la gestion de l’instance. Quatre jours après son entrée en fonction, elle a tenu une conférence de gestion où elle a informé les parties qu’elle souhaitait les voir travailler ensemble à resserrer la portée de la plainte et réduire le nombre des témoins.

 

[78]           Au cours de cette conférence, la présidente a demandé à l’avocat du gouvernement pourquoi il n’avait pas requis la suspension de l’instance devant le Tribunal jusqu’à l’issue de la demande de contrôle judiciaire dont il avait saisi la Cour fédérale. L’avocat lui a répondu qu’il avait reçu instruction de ne pas demander de suspension, mais que son client envisageait le dépôt d’une requête pour que la question des services et celle du groupe de comparaison soient tranchées [traduction] « de façon sommaire avant l’instruction au fond » : dossier conjoint de la demande, volume 11, page 3018. Bien que la présidente ait exprimé des préoccupations au sujet de la façon dont serait présentée au Tribunal la preuve nécessaire pour que celui‑ci statue sur ces questions, les parties n’ont pas discuté davantage de ce point à ce moment‑là.

 

[79]           La présidente a demandé aux parties de déposer des affidavits présentant la teneur du témoignage en interrogatoire principal de chacun des témoins qu’elles entendaient citer. Elle a indiqué que les parties auraient alors la possibilité de contre‑interroger les déposants, et que cette communication de la preuve permettrait au Tribunal et aux parties de comprendre la preuve et de définir les questions en litige.

 

[80]           Toutes les parties se sont vigoureusement opposées à ce changement apporté à la dernière minute à la gestion de l’instance, estimant que cette demande de la présidente se traduirait pour elles en un fardeau onéreux. Signalant que l’instruction au fond de la plainte devait commencer dans huit jours, l’avocat de la Société de soutien a indiqué que la présidente imposait unilatéralement aux parties un processus de communication de la preuve plus lourd que celui qui s’appliquait devant une cour supérieure en matière civile. L’avocat du gouvernement, pour sa part, a dit craindre que cette demande oblige son client à présenter sa défense avant d’avoir entendu la preuve des plaignantes.

 

[81]           À la fin de la conférence de gestion, les avocats ont tous convenu de demander des instructions à leur client au sujet des propositions de la présidente. Ils ont également consenti à examiner s’il n’était pas possible de faire avancer la question de la présentation d’un exposé conjoint des faits.

 

[82]           Par suite de cette conférence de gestion, les parties se sont demandé si M. Sinclair demeurait saisi de l’affaire. L’avocat de la Société de soutien a écrit au Tribunal le 9 novembre 2009, afin d’obtenir des clarifications à ce sujet. Le gouvernement du Canada a répondu en soutenant que l’ancien président n’avait pas été saisi de la plainte, mais n’a pas pris position sur la question de savoir qui devait présider l’instruction. La Commission a elle aussi écrit au Tribunal, lui faisant part de son opinion que M. Sinclair avait bien été saisi de l’affaire.

 

[83]           Les parties n’ont reçu à ce moment aucune réponse du Tribunal concernant cette question mais, lors d’une conférence de gestion tenue en décembre 2009, la présidente a sondé les parties au sujet de la possibilité de désigner une formation de trois personnes pour entendre l’affaire. Cette proposition n’a suscité aucune opposition de la part des parties, lesquelles ont cependant indiqué que cela ne devrait pas retarder davantage l’instance. Aucune des parties n’a formulé d’opposition non plus, lorsque la présidente a décidé de procéder seule à l’instruction.

 

[84]           La Société de soutien a soulevé la question du statut de M. Sinclair dans son avis de demande de contrôle judiciaire, mais elle a confirmé à l’audience qu’elle ne demandait aucune réparation à cet égard. Le paragraphe 48.2(2) de la Loi confère au président du tribunal le pouvoir discrétionnaire de permettre ou non à un membre dont le mandat est échu de terminer les affaires dont il est saisi. De plus, étant donné que M. Sinclair n’avait pas commencé à entendre la preuve, il n’était pas saisi de l’affaire. La preuve ne permet pas d’établir, en outre, s’il était même en mesure de continuer à s’occuper de l’affaire. Dans ces circonstances, je n’examinerai pas plus avant cette question.

 

[85]           Le 12 novembre 2009, une directive du Tribunal a annulé les dates du 16 au 20 novembre 2009 établies pour le début de l’instruction au fond. L’avocat de la Société de soutien a une fois de plus exprimé par lettre ses préoccupations au sujet du geste unilatéral du Tribunal, du retard que prenait l’instance et de l’équité de la procédure suivie. Le Tribunal n’a pas répondu à la lettre.

 

[86]           La nouvelle présidente a tenu une deuxième conférence de gestion le 14 décembre 2009, au cours de laquelle elle a proposé un processus de médiation visant à trouver des moyens de simplifier l’instance. Malgré les préoccupations répétées qu’elles ont exprimées au sujet du report continu de l’instruction, les parties ont fini par consentir à un tel processus, et elles ont ensuite pris part à quelques sept journées de rencontre avec le médiateur. Le processus ne leur a permis de s’entendre sur aucune des questions de fond.

 

[87]           Entretemps, l’avocat du gouvernement avait informé le Tribunal au cours de la conférence de gestion du 14 décembre 2009 qu’il déposerait le 21 décembre une requête visant le rejet de la plainte. La présidente a fixé l’audition de la requête au 19 janvier 2010. Sans consulter les parties, le Tribunal a subséquemment annulé toutes les dates restantes établies pour l’instruction au fond.

 

[88]           Le 21 décembre 2009, le gouvernement du Canada a effectivement déposé sa requête en rejet pour défaut de compétence, soutenant que la plainte ne relevait pas des articles 3 ou 5 de la Loi. Les dispositions pertinentes de la Loi sont jointes en annexe aux présents motifs.

 

[89]           La requête était fondée sur les questions des services et du groupe de comparaison et elle était appuyée d’un court affidavit de la chef de la Direction des programmes sociaux du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien.

 

[90]           Le lendemain, la Société de soutien a déposé une requête en vue de modifier sa plainte pour y ajouter une allégation de représailles se rapportant à l’exclusion présumée de Mme Blackstock d’une rencontre avec des représentants du gouvernement.

 

[91]           L’avocat du gouvernement a répondu à la requête de la Société de soutien par une lettre en date du 29 janvier 2010 où il donnait des précisions sur ce qui s’était passé lors de cette rencontre.

 

[92]           Le Tribunal n’a jamais statué sur la requête pour modification déposée par la Société de soutien, et cette dernière n’a pris aucune mesure pour qu’elle soit entendue.

 

[93]           À l’appui de son argument relatif aux représailles, la Société de soutien a invoqué, dans son mémoire des faits et du droit, l’omission du Tribunal d’entendre sa requête pour modification de la plainte et, à l’audience, elle a déclaré qu’il s’agissait là d’une preuve d’inégalité de traitement de la part du Tribunal. Elle ne fait pas valoir, toutefois, que le Tribunal s’est monté partial et ne demande aucune réparation particulière à cet égard. Je ne poursuivrai donc pas l’examen de cette question, d’autant plus que l’allégation de représailles fait à présent l’objet d’une plainte distincte en matière de droits de la personne.

 

[94]           La société de soutien a continué à faire valoir que le processus suivi par le Tribunal à l’égard de la requête du gouvernement pour faire rejeter la plainte n’était pas équitable, alléguant entre autres que la requête était prématurée et que la preuve ne permettait pas de la trancher.

 

[95]           Les plaignantes ont quand même déposé une preuve documentaire et une preuve par affidavit abondantes en réponse à la requête pour rejet. Les déposants de chaque partie ont en outre été contre‑interrogés, et les transcriptions des contre‑interrogatoires ont été versées au dossier du Tribunal.

 

[96]           Le dossier de la requête pour rejet devant le Tribunal a fini par compter quelque 2 000 pages, sans compter la doctrine et la jurisprudence. Comme il en sera question plus loin, cet élément revêt de l’importance pour ce qui est de la question de l’équité du processus ayant abouti au rejet de la plainte par le Tribunal.

 

[97]           La requête pour rejet a été entendue les 2 et 3 juin 2010. Comme aucune décision n’émanait du Tribunal, l’avocat de la Société de soutien lui a écrit en août puis en décembre 2010 pour savoir quand il prévoyait rendre sa décision. Le Tribunal n’a répondu à aucune des lettres.

 

[98]           Au mois de novembre 2010, l’avocat du gouvernement a demandé la possibilité de présenter des observations au sujet d’un récent arrêt de la Cour suprême du Canada. L’Assemblée des Premières Nations a aussi demandé l’autorisation de formuler des observations concernant l’appui du Canada à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. L’échange des observations de chaque partie a pris fin le 23 décembre 2010.

 

[99]           Au mois de février 2011, la Société de soutien, Amnistie Internationale et la Commission ont toutes écrit au Tribunal au sujet du temps qu’il prenait pour statuer sur la requête en rejet. Comme elle ne recevait pas de réponse, la Société de soutien a entrepris un recours en mandamus devant notre Cour en vue d’obliger le Tribunal à rendre décision, mais elle s’est désistée de sa demande lorsque la présidente a rendu sa décision le 14 mars 2011.

 

6.         La décision du Tribunal

 

[100]       Voici d’abord un bref résumé de la décision du Tribunal, visant à contextualiser l’examen plus approfondi qui en sera fait ci‑dessous dans l’analyse de chacun des motifs invoqués dans la demande de contrôle judiciaire.

 

[101]       Le Tribunal a estimé avoir compétence pour rejeter une plainte en matière de droits de la personne sans tenir d’audience viva voce sur le fond lorsque les faits sont clairs et non contestés ou lorsque l’affaire porte sur de pures questions de droit, à la condition que les parties aient eu la possibilité pleine et entière de se faire entendre.

 

[102]       Examinant la question de savoir si le programme de financement des services d’aide à l’enfance destinés aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves constituait un « service » au sens de l’article 5 de la Loi, le Tribunal a conclu que le procureur général ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir que les faits nécessaires pour trancher cette question étaient clairs, complets et non contestés. Il a jugé que la question des services était « axée sur les faits », que des faits importants étaient contestés et que la preuve présentée au sujet de la requête ne permettait pas d’établir si le gouvernement du Canada fournit un « service » aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves.

 

[103]       S’agissant de la question du groupe de comparaison, toutefois, le Tribunal a estimé qu’il s’agissait d’une pure question de droit, que les parties avaient eu la possibilité pleine et entière d’être entendues et qu’il n’existait pas d’autre élément de preuve que les plaignantes auraient pu soumettre à l’appui de leur position.

 

[104]       Suivant l’alinéa 5a) de la Loi, il est discriminatoire de priver quelqu’un d’un service sur le fondement d’un motif de distinction illicite. Le Tribunal a estimé que, dans les cas de refus complet de service, la preuve de la discrimination n’exige pas de groupe de comparaison.

 

[105]       Suivant l’alinéa 5b) de la Loi, est discriminatoire le fait de « défavoriser » quelqu’un « à l’occasion de [la] fourniture » de services, sur le fondement d’un « motif de distinction illicite ». Le Tribunal a jugé que, pour conclure à l’existence d’un acte discriminatoire au sens de l’alinéa 5b), il fallait disposer d’une comparaison avec le traitement qu’un autre bénéficiaire ne présentant pas la caractéristique personnelle désignée comme le fondement de la discrimination reçoit du fournisseur de services.

 

[106]       Le Tribunal a ensuite examiné s’il était possible de conclure à une différence préjudiciable de traitement relevant de l’alinéa 5b) de la Loi en se fondant sur une comparaison entre deux fournisseurs de services. Il s’est demandé, plus particulièrement, s’il pouvait, afin de déterminer si le gouvernement du Canada faisait preuve de discrimination dans la prestation de services, comparer les services d’aide à l’enfance fournis par ce dernier à ceux que fournissaient les provinces.

 

[107]       Le Tribunal a conclu qu’une telle comparaison n’était pas permise, l’alinéa 5b) exigeant une comparaison avec des services fournis à d’autres personnes par le même fournisseur. Puisque le gouvernement du Canada ne fournissait de services d’aide à l’enfance qu’aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves, il ne pouvait exister de différence préjudiciable de traitement dans la fourniture de services au sens de l’alinéa 5b) de la Loi. Le Tribunal a donc rejeté la plainte.

 

7.         Les questions en cause

 

[108]       Voici les questions soulevées par les présentes demandes de contrôle judiciaire.

1.         Le Tribunal a‑t‑il le pouvoir de trancher des questions pouvant entraîner le rejet d’une plainte en matière de droits de la personne sans procéder à une instruction au fond complète fournissant aux parties la possibilité de faire entendre des témoins?

2.         Le Tribunal est‑il parvenu à sa décision sur la question du groupe de comparaison à la suite d’un processus équitable?

3.         Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en n’examinant pas la plainte en fonction de l’alinéa 5a) de la Loi?

4.         L’alinéa 5b) de la Loi exige‑t‑il un groupe de comparaison dans tous les cas?

5.         Le Tribunal a‑t‑il conclu à tort à l’absence de groupe de comparaison pertinent en l’espèce?

 

[109]       Il faudra en outre déterminer quelle est la norme de contrôle applicable pour chacune de ces questions.

 

[110]        Il importe également de comprendre ce qui n’est pas en cause dans les présentes demandes.

 

[111]       Aucune des parties n’a demandé le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal concernant la question des services, et je ne suis pas saisie de cette question[1].

 

[112]       Le gouvernement a également soutenu devant le Tribunal que la formule de financement qu’il applique procède d’une pure politique de l’ordre exécutif, en sorte que les questions soulevées par la plainte ne sont pas justiciables. Les parties conviennent toutefois que je ne suis pas saisie de cette question en l’espèce.

 

8.         Les questions procédurales

 

[113]       Les demandes de contrôle judiciaire soulèvent deux questions se rapportant au processus suivi par le Tribunal. La première concerne la capacité du Tribunal, sous le régime de la Loi, de rendre une décision pouvant sceller l’issue d’une plainte sans procéder à une instruction au fond permettant aux parties de présenter des témoins. La seconde a trait au caractère équitable du processus suivi par le Tribunal.

 

[114]       J’examinerai en premier lieu la question de savoir si le Tribunal est habilité à trancher des questions de façon préliminaire avant l’instruction complète du fond de la plainte. La question de l’équité du processus suivi par le Tribunal sera analysée plus loin dans les présents motifs.

 

A.        Le Tribunal a‑t‑il le pouvoir de trancher des questions pouvant entraîner le rejet d’une plainte en matière de droits de la personne sans procéder à une instruction au fond complète fournissant aux parties la possibilité de faire entendre des témoins?

 

[115]       Selon la définition qu’en donne la Commission, il s’agit de la question de savoir [traduction] « si le Tribunal a compétence pour rejeter une plainte sur le fond de façon sommaire », tandis que pour la Société de soutien il s’agit plutôt de savoir [traduction] « si le Tribunal a commis une erreur en rejetant la plainte sans tenir d’audience ».

 

[116]       Aucune de ces formulations ne rend correctement compte de la question que la Cour doit trancher, car elles reposent toutes deux sur un postulat erroné. Le Tribunal n’a pas rejeté la plainte « de façon sommaire » ni « sans tenir d’audience ». Il a tenu une audience sur la question du groupe de comparaison. Chaque partie a pu présenter une preuve relativement à cette question et a eu la possibilité de contester la preuve de la partie adverse, et chacune a également eu l’occasion de comparaître devant le Tribunal et de lui présenter des observations. Ce que les demanderesses contestent en réalité, c’est la forme que l’audience a prise.

 

[117]       Les demanderesses soutiennent que le processus suivi par le Tribunal soulève une véritable question de compétence et que le contrôle du choix procédural du Tribunal doit donc s’effectuer en fonction de la norme de la décision correcte.

 

[118]       Le gouvernement du Canada leur oppose que la conclusion du Tribunal portant qu’il avait compétence pour trancher une question distincte dans le cadre d’une requête préliminaire, avant d’instruire la plainte au fond, met en cause l’interprétation de pouvoirs conférés au Tribunal par sa loi habilitante, ce qui appelle l’application de la norme de la raisonnabilité.

 

[119]       Il n’est pas nécessaire que je me prononce sur ce point puisque j’estime que le Tribunal a conclu à bon droit qu’il était habilité à établir selon quel processus les questions soulevées par une plainte en matière de droits de la personne seraient tranchées. Le Tribunal a également conclu à juste titre qu’il n’est pas toujours tenu de procéder à une instruction complète comportant audition de témoins à l’égard de chacun des points soulevé par une plainte pour trancher des questions de fond.

 

[120]       Les demanderesses soutiennent que la Loi exige du Tribunal qu’il instruise chaque plainte qui lui est transmise par la Commission. Elles ajoutent que la Loi et la jurisprudence ne permettent au Tribunal de rejeter une plainte sans instruction complète au fond que dans des circonstances limitées, c’est‑à‑dire en cas d’abus de procédure, ce qui inclut les retards indus.

 

[121]       Les demanderesses soutiennent qu’en rejetant la plainte au fond à l’issue d’une requête préliminaire, le Tribunal a élargi sa compétence d’une façon qui ne trouve appui ni dans la Loi ni dans la jurisprudence.

 

[122]       Selon elles, en outre, le rejet sommaire d’une plainte sans instruction complète au fond par le Tribunal constitue une usurpation de la fonction de vérification que le législateur a assignée à la Commission.

 

[123]       Elles invoquent, en dernier lieu, la décision de notre Cour statuant que la présente affaire soulève des questions importantes et complexes qui ne peuvent être tranchées en l’absence du dossier factuel nécessaire.

 

[124]       Le paragraphe 49(1) autorise la Commission à demander au président du Tribunal « de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle‑ci, que l’instruction est justifiée ». Le paragraphe 53(1) permet au Tribunal, à l’issue d’une instruction, de rejeter une plainte qu’il juge non fondée. La Loi ne précise pas, toutefois, la forme que doit prendre l’instruction.

 

[125]       Cela dit, la Loi prévoit aussi, au paragraphe 50(1), que le membre à qui l’affaire a été assignée donne à toutes les personnes ayant reçu l’avis prévu « la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations ».

 

[126]       L’alinéa 50(3)e) de la Loi confère au Tribunal le pouvoir de trancher toute question de procédure. En outre, le Tribunal n’est pas tenu à l’observation stricte des règles de preuve et il est expressément habilité à recevoir des éléments de preuve par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen : alinéa 50(3)c).

 

[127]       Les tribunaux administratifs sont sensés constituer une juridiction plus rapide et moins formaliste que les tribunaux judiciaires. Le paragraphe 48.9(1) de la Loi, énonçant que « [l]’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique », témoigne de cette volonté.

 

[128]       L’établissement de la procédure à suivre pour parvenir promptement à une décision équitable et juste à l’égard de chaque plainte dont il est saisi relève donc à bon droit de la fonction juridictionnelle du Tribunal. La nature de cette procédure peut varier d’un cas à l’autre, en fonction du genre de questions en cause.

 

[129]       Les tribunaux administratifs sont « maîtres de leur procédure ». Dans Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560, [1989] A.C.S. no 25 (QL), paragraphe 16, la Cour suprême du Canada a indiqué qu’« [e]n l’absence de règles précises établies par loi ou règlement, ils fixent leur propre procédure à la condition de respecter les règles de l’équité et, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, de respecter les règles de justice naturelle ».

 

[130]       S’agissant du Tribunal, le paragraphe 48.9(2) de la Loi en habilite le président à établir des règles de pratique. La règle 3 des Règles de procédure du Tribunal permet aux parties de soumettre des requêtes au Tribunal et au Tribunal d’établir la procédure propre à trancher les questions soulevées par ces requêtes.

 

[131]       Rien dans la Loi ou dans les Règles de procédure ne restreint le type de requêtes qui peuvent être déposées devant le Tribunal. Il n’existe donc selon moi aucun obstacle législatif ou réglementaire empêchant une partie de demander par requête au Tribunal de se prononcer sur une question de fond avant l’instruction complète de la plainte.

 

[132]       Ni la Loi ni les Règles du Tribunal n’empêchent non plus le Tribunal de statuer sur une telle requête, dans la mesure où il donne aux parties la « possibilité pleine et entière » de présenter la preuve nécessaire pour trancher la question et de présenter des observations. Le processus suivi par le Tribunal pour l’audition de la requête doit aussi être équitable et le Tribunal doit respecter les règles de justice naturelle.

 

[133]       Les demanderesses soutiennent qu’il est établi en jurisprudence que le Tribunal ne peut rejeter une plainte à l’issue d’une requête préliminaire que dans les cas où cette décision s’impose de toute évidence et uniquement si la poursuite de l’instance équivaudrait à un abus de procédure.

 

[134]       À l’appui de cette affirmation, elles citent la décision rendue par notre Cour dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Société canadienne des postes, 2004 CF 81, [2004] 2 R.C.F. 581 [Cremasco], ainsi que les décisions du Tribunal dans les affaires Harkin c. Canada (Procureur général), 2009 TCDP 6, [2009] D.C.D.P. no 6 (QL), et Buffet c. Canada (Forces armées canadiennes), 2005 TCDP 16, [2005] D.C.D.P. no 9 (QL).

 

[135]       Dans Cremasco, la plainte en matière de droits de la personne dont le Tribunal était saisi datait de plus de huit ans et les questions qu’elle soulevait avaient déjà fait l’objet de deux arbitrages de conflits de travail et d’une autre plainte devant la Commission. L’intimée avait présenté une requête pour rejet sommaire à laquelle le Tribunal avait fait droit, concluant que la plainte constituait un abus de procédure.

 

[136]       À l’issue du contrôle judiciaire de cette décision, le juge von Finckenstein a déclaré qu’il ne pouvait accepter « l’argument de la Commission selon lequel le Tribunal doit tenir une enquête en règle lorsqu’une affaire lui est renvoyée » : paragraphe 16.

 

[137]       Après avoir examiné quelques‑unes des dispositions législatives susmentionnées, le juge von Finckenstein a indiqué qu’il était « difficile de voir » pourquoi il serait dans l’intérêt de quiconque que le Tribunal tienne une audience qui équivaudrait à un abus de procédure : paragraphe 18. Il a conclu qu’aucune interdiction légale ou jurisprudentielle n’empêchait le Tribunal de rejeter une plainte pour abus de procédure à l’issue d’une requête préliminaire « à supposer dans tous les cas qu’il existe des motifs valables d’agir ainsi » : paragraphe 19. Sa décision a été confirmée par la Cour d’appel fédérale : 2004 CAF 363, 329 N.R. 95.

 

[138]       Bien que la décision dans l’affaire Cremasco ait été rendue dans un contexte d’allégation d’abus de procédure, rien dans les décisions de la Cour fédérale ou de la Cour d’appel fédérale n’indique que le Tribunal peut rejeter une plainte en matière de droits de la personne sans tenir une instruction complète au fond uniquement dans les cas d’abus de procédure. Ce qu’indique la décision du juge von Finckenstein, c’est que le Tribunal n’est pas obligé de tenir une enquête en règle sur chaque plainte que lui renvoie la Commission.

 

[139]       J’ai aussi examiné avec attention les décisions rendues par le Tribunal dans les affaires Harkin et Buffet. Je n’interprète pas ces deux décisions comme signifiant que le Tribunal peut rejeter une plainte sans l’entendre au fond uniquement dans les cas d’abus de procédure ou de délai indu.

 

[140]       Je comprends cependant que le gouvernement soit d’accord avec l’affirmation, formulée dans Buffet, selon laquelle la compétence du Tribunal pour rejeter une plainte en matière de droits de la personne à une étape préliminaire ne devrait être exercée qu’avec prudence, et seulement dans les cas les plus clairs : précité, au par. 39. Je suis également d’accord avec cette déclaration.

 

[141]       La majorité des affaires en matière de droits de la personne sont très fortement tributaires de faits qui leur sont propres, lesquels sont souvent vigoureusement contestés. Par conséquent, de nombreux cas mettent en jeu de graves questions de crédibilité. Bien que le Tribunal puisse recevoir des preuves par affidavit, plus les faits sont âprement contestés et plus les enjeux liés à des questions de crédibilité sont importants, moins il convient de procéder de la sorte. En pareils cas, il pourrait bien être nécessaire d’entendre l’affaire au fond, ce qui implique l’audition de témoins en preuve principale et en contre‑interrogatoire en présence d’un membre du Tribunal.

 

[142]       De même, dans les cas où les questions de fait et de droit sont complexes et entremêlées, il serait peut‑être préférable, pour des raisons d’efficacité, d’attendre la tenue d’une instruction complète avant de trancher la question préliminaire : voir Newfoundland (Human Rights Commission) c. Newfoundland (Department of Health) (1998), 164 Nfld. & P.E.I.R. 251, 13 Admin. L.R. (3d) 142, au par. 21.

 

[143]       Cela dit, il est possible que dans certains cas il ne soit pas nécessairement requis de tenir une instruction complète comportant l’audition de témoins. Comme l’a souligné le Tribunal, il pourrait s’agir de cas où les faits ne sont pas contestés, ou lorsque l’enjeu repose sur une pure question de droit.

 

[144]       Il pourrait aussi y avoir des cas où il conviendrait de régler des questions soulevées par le plaignant par étapes, suivant un ordre précis, de façon à ce que l’instruction puisse se dérouler de manière efficace.

 

[145]       Par exemple, il pourrait s’avérer tout à fait approprié pour le Tribunal de choisir d’entendre et de trancher une question vraiment distincte ou préliminaire sans tenir une instruction complète sur le fond de la plainte, en particulier s’il devenait possible, en disposant de cette question, de restreindre les enjeux, de circonscrire les débats ou de régler l’affaire purement et simplement.

 

[146]       Un exemple hypothétique examiné lors de l’auditence illustre ce point. Le Tribunal pourrait être saisi d’une affaire d’équité salariale susceptible de nécessiter la tenue d’une instruction s’étendant sur deux ans, pendant laquelle se poserait la question de savoir si la nature de la relation entre les plaignants et le défendeur fait de ce dernier un « employeur » au sens de l’article 11 de la Loi. Dans un tel cas, il pourrait très bien être approprié pour le Tribunal d’entendre et de statuer sur cette question en premier lieu, car une décision négative sur ce point pourrait permettre de disposer de la plainte.

 

[147]       De fait, il serait insensé dans cette hypothèse de forcer les parties à consacrer temps et argent pour une instruction de deux ans, si le statut juridique de la relation existant entre les plaignants et le défendeur pourrait éventuellement être déterminant quant à l’issue de la plainte, et que ce statut pourrait être déterminé de façon rapide et équitable avant l’examen en profondeur de la question de la discrimination salariale.

 

[148]       Les exemples cités ci‑dessus ne visent pas établir une liste exhaustive de toutes les circonstances où le Tribunal pourrait décider de statuer sur certaines questions sans instruire la plainte au fond. Dans chaque cas, le Tribunal doit examiner les faits et les questions qui lui ont été présentés et déterminer la procédure qu’il convient de suivre dans le but de garantir un processus d’audience aussi informel et rapide que le respect des principes de justice naturelle et des règles de procédure le permet.

 

[149]       Le processus retenu par le Tribunal doit cependant être équitable et il doit en toutes circonstances donner à chacune des parties « la possibilité pleine et entière de comparaître, […] de présenter des éléments de preuve ainsi que leurs observations » en ce qui concerne la question en litige.

 

[150]       Je ne suis pas d’accord avec les demanderesses pour dire que la protonotaire Aronovitch avait donné des instructions précises au Tribunal quant à la forme que devrait prendre l’audience. La protonotaire Aronovitch devait statuer sur une requête visant à surseoir à une demande de contrôle judiciaire en attendant la décision du Tribunal sur la plainte des demanderesses en matière des droits de la personne. C’est dans ce contexte qu’elle a souligné que les questions soumises au Tribunal étaient « sérieuses et complexes », et que le fait de permettre l’examen complet et minutieux de ces questions par un Tribunal spécialisé comportait un intérêt. Il appartenait au Tribunal de décider de la meilleure façon de procéder à cet examen, sous réserve du respect en tout temps des règles en matière d’équité et de justice naturelle.

 

[151]       Je n’accepte pas non plus l’argument des demanderesses selon lequel, en examinant la requête du gouvernement, le Tribunal usurpait indûment la fonction d’examen préliminaire de la Commission et contrôlait sa décision de lui renvoyer la plainte.

 

[152]       À cet égard, je fais miens les commentaires formulés par le juge von Finckenstein dans l’arrêt Cremasco, voulant qu’« [i]l ne s’agissait pas d’un contrôle de la décision de la Commission de renvoyer l’affaire au Tribunal. C’était plutôt une décision nouvelle par laquelle le membre déterminait la meilleure manière de disposer des points qui avaient été soumis au Tribunal : précité, au par. 14.

 

[153]       Il convient aussi de noter que le rapport d’évaluation de la Commission ne contenait aucune conclusion sur la question de savoir si la plainte des demanderesses en matière de droits de la personne établissait une preuve prima facie de discrimination. De plus, la décision du 30 septembre 2008 rendue par la Commission établissait clairement qu’une décision de cette nature ne pouvait être rendue que par le Tribunal : voir aussi Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, au par. 23.

 

[154]       Enfin, je n’accepte pas l’argument d’Amnistie Internationale selon lequel la surveillance et la mise en application adéquates des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne exigent que le Tribunal tienne une audience au fond.

 

[155]       J’accepte le point de vue d’Amnistie suivant lequel le droit international en matière de droits de la personne exige du Canada qu’il surveille et fasse respecter à l’échelle nationale les droits individuels de la personne et qu’il fournisse des recours efficaces lorsqu’il y a atteinte à ces droits : voir, par exemple, la Déclaration universelle des droits de l’homme, Rés. AG 217 (III), doc. off. GA NU, 3e session, Supp. n13, doc. ONU A/810 (1948), article 8; Comité des droits de l’enfant, Observation générale no 2 : Le rôle des institutions nationales indépendantes de défense des droits de l’homme dans la protection et la promotion des droits de l’enfant, trente‑deuxième session, Doc. NU CRC/GC/2002/2 (15 nov. 2002), par. 1 et 25; Comité des droits de l’enfant, Observation générale no 5 : Mesures d’application générales de la Convention relative aux droits de l’enfant (art. 4, 42 et 44, par. 6), trente‑quatrième session, Doc. NU CRC/GC/2003/5 (27 nov. 2003), par. 65.

 

[156]       Cela dit, je n’interprète pas les instruments internationaux cités par Amnistie comme imposant la forme particulière que doivent épouser ces mesures d’application. Dans la mesure où le Tribunal fonctionne de façon indépendante, et que les procédures suivies sont équitables et favorisent le règlement des questions en litige, le Canada s’acquitte de ses obligations internationales.

 

[157]       J’estime donc que le pouvoir du Tribunal de contrôler sa propre procédure lui permet d’entendre des requêtes soulevant des questions de fond, dont des requêtes en rejet de plaintes en matière de droits de la personne qui, en certaines circonstances, sont présentées avant la tenue d’une instruction au fond de la plainte. Le processus suivi par le Tribunal à cet égard demeure cependant soumis en tout temps aux exigences de l’équité procédurale.

 

[158]       La question suivante est donc de savoir si le processus suivi en l’espèce par le Tribunal était équitable.

 

B.        Le Tribunal est‑il parvenu à sa décision sur la question du groupe de comparaison à la suite d’un processus équitable?

 

[159]       Les demanderesses ont soulevé plusieurs questions en ce qui concerne l’équité du processus suivi par le Tribunal en l’espèce. Lorsqu’il est question d’équité procédurale, le devoir de la Cour est de déterminer si le processus utilisé par le décideur répond au degré d’équité exigé compte tenu de toutes les circonstances : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au par. 43.

 

[160]       La Commission soutient qu’elle a été traitée injustement vu qu’elle ne savait pas que le Tribunal allait véritablement statuer sur le fond de la plainte au moment de disposer de la requête.

 

[161]       Je n’accepte pas cet argument. Il apparaissait clairement dans l’avis de requête signifié par le gouvernement du Canada qu’il cherchait à faire rejeter la plainte, et pour quels motifs.

 

[162]       Un des motifs que faisait valoir le gouvernement dans son avis de requête était que la plainte n’était pas visée par l’article 5 de la Loi. Le gouvernement soutenait qu’il ne finançait les services d’aide à l’enfance pour aucun autre groupe que les enfants des Premières Nations habitant dans les réserves, et qu’il ne pouvait être comparé aux fournisseurs provinciaux de services d’aide à l’enfance. Il apparaît aussi clairement de la transcription de l’audience que les demanderesses, dont la Commission, comprenaient l’enjeu de la requête.

 

[163]       J’estime que la Commission savait sur quoi portait la requête du gouvernement, notamment que la plainte pouvait être rejetée si le Tribunal concluait qu’elle n’était pas visée par la notion de service telle que définie à l’article 5 de la Loi, ou qu’elle ne répondait pas aux critères de discrimination qui y sont établis.

 

[164]       Les demanderesses affirment aussi que le processus suivi par le Tribunal était inéquitable parce qu’elles ont été incapables de présenter les éléments de preuve nécessaires sur la question du groupe de comparaison. Or, rien n’indique que le Tribunal ait limité de quelque façon le type ou le nombre d’éléments de preuve pouvant être présentés dans le cadre de la requête. Les demanderesses n’ont pas non plus précisé quelle preuve elles n’ont pu produire devant le Tribunal en réponse à la requête du gouvernement. Je ne suis donc pas persuadée qu’elles ont été traitées de façon inéquitable à cet égard.

 

[165]       Les demanderesses soutiennent en outre que le Tribunal a commis une erreur en manquant de respect envers la culture des Premières Nations lorsqu’il a rendu sa décision sur une des questions les plus importantes à lui avoir été soumises en ce qui concerne des membres des Premières Nations. Les demanderesses font valoir que la Cour suprême du Canada a depuis longtemps reconnu la valeur de la preuve orale dans des causes concernant les Autochtones. En insistant pour examiner la requête sur la base d’un dossier écrit, le Tribunal, affirment les demanderesses, n’a pas respecté les coutumes et traditions des Premières Nations.

 

[166]       Cet argument pose deux difficultés. La première est que les demanderesses n’ont encore une fois pu désigner aucun élément de preuve qu’elles ont été incapables de produire devant le Tribunal, en raison de son choix de procédure, en ce qui concerne la question du groupe de comparaison. La deuxième difficulté est que les demanderesses n’ont pas expliqué comment la présentation d’une preuve orale serait pertinente dans le cadre de l’exercice d’interprétation entrepris par le Tribunal à l’égard de l’article 5 de la Loi.

 

[167]       Je suis cependant convaincue qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce étant donné que le Tribunal a pris en compte une preuve extrinsèque, sans aviser les parties qu’il le ferait pour trancher la requête, et sans leur accorder la possibilité d’y répondre.

 

[168]       En prévision de l’instruction au fond, les parties ont signifié et produit au Tribunal des documents qui portait sur le fond du litige. La production de documents s’est poursuivie après que le gouvernement eut présenté, en décembre 2009, sa requête en rejet de la plainte. De fait, les parties ont continué de produire auprès du Tribunal de la documentation portant sur le fond de la plainte bien après l’audition de la requête en rejet en juin 2010.

 

[169]       Tout compte fait, les parties ont produit auprès du Tribunal plusieurs milliers de pages de documents concernant le fond de la plainte.

 

[170]       Je ne comprends pas que le gouvernement conteste les affirmations faites par Mme Blackstock aux paragraphes 42 et 51 de son affidavit, selon lesquelles les parties n’ont jamais été avisées que le Tribunal examinerait, dans le cadre la requête en rejet de la plainte, des documents déposés hors de ce contexte.

 

[171]       Les documents déposés par le gouvernement du Canada au soutien de sa requête en rejet étaient relativement courts, alors que les demanderesses ont déposé un nombre important de documents au soutien de leur réponse. Les souscripteurs ont été contre‑interrogés sur leurs affidavits, et les transcriptions de ces contre‑interrogatoires ont été déposées auprès du Tribunal. Comme je l’ai déjà dit dans les présents motifs, le dossier soumis au Tribunal dans le cadre de la requête en rejet comportait environ 2 000 pages, en plus de la jurisprudence.

 

[172]       Au paragraphe 62 de sa décision, le Tribunal a semblé reconnaître qu’il lui serait possible de disposer de la requête en rejet « en s’appuyant sur le dossier afférent ».

 

[173]       Il appert toutefois d’autres déclarations faites par le Tribunal dans ses motifs qu’il ne s’en est pas tenu uniquement au « dossier afférent ». Les motifs démontrent que le Tribunal n’a fait aucune distinction entre les documents produits par les parties en ce qui concerne la requête en rejet du gouvernement et les documents se rapportant au fond de la plainte, et qu’il a pris en compte des documents produits hors du contexte de la requête pour disposer des questions dont il était saisi.

 

[174]       Voici ce qu’a déclaré le Tribunal au paragraphe 6 de sa décision :

Par suite de la requête de la Couronne, j’ai été saisie des éléments de preuve suivants. En l’espèce, la Couronne et les plaignantes, ainsi que deux intervenants, les Chiefs of Ontario (les Chefs) et Amnistie Internationale (Amnistie), ont déposé les documents et présenté les observations énumérés à l’annexe « A ».

 

D’autres renvois aux documents figurant à l’annexe « A » sont faits aux paragraphes 17 et 107 de la décision.

 

[175]       L’annexe « A » contient une liste de 118 documents, dont des listes de documents et de témoins, des résumés de témoignage, des déclarations d’individus, des éléments de preuve documentaire, des rapports d’experts, etc. Plusieurs de ces documents ont trait au fond de la cause et n’ont pas été produits en relation avec la requête en rejet.

 

[176]       Parmi les rapports d’experts du gouvernement qui préoccupent particulièrement les demanderesses, il y a celui préparé par KPMG que le gouvernement a déposé auprès du Tribunal par plusieurs mois après l’audition de la requête. Le rapport de KPMG est un avis rédigé par un cabinet de comptables traitant, entre autres choses, de la possibilité de comparer les niveaux de financement de l’aide à l’enfance dans divers ressorts. Le rapport remet aussi en question l’affirmation des demanderesses selon laquelle le financement que fournit le gouvernement du Canada aux services d’aide à l’enfance est inférieur de 22 % par enfant à la moyenne des provinces.

 

[177]       Le Tribunal déclare aussi au paragraphe 6 de sa décision qu’« il a passé au crible les documents produits se rapportant à la requête, ce qui représente plus de 10 000 pages » [Italiques ajoutés.]. Le Tribunal ajoute que « [i]roniquement, malgré l’abondance de documents, le tout semble bien insuffisant pour parvenir à un règlement de la présente plainte dans toute sa portée et son étendue ».

 

[178]       La confusion du Tribunal quant à la portée du dossier soumis ressort clairement de l’affirmation suivante faite au paragraphe 49 de la décision : « Le dossier du Tribunal pour cette seule requête contient plus de 10 000 pages ». [Italiques ajoutés.]

 

[179]       La décision du Tribunal a été rendue le 14 mars 2011, avec la mention qu’elle pourrait faire [traduction] « l’objet de retouches de forme ». Le 7 avril 2011, le Tribunal a rendu une décision modifiée corrigeant diverses erreurs dans le texte original. Fait important, aucune des affirmations citées ci‑dessus n’a été modifiée.

 

[180]       Il appert donc à la face même de la décision que, à l’insu des parties, le Tribunal a examiné au bas mot 8 000 pages de documents extrinsèques pour statuer sur la requête en rejet présentée par le gouvernement. Les parties ne savaient pas qu’il en serait ainsi, et elles n’ont donc pas eu la possibilité de consacrer du temps à cette documentation ni d’y répondre.

 

[181]       La Société de soutien a présenté sa demande de contrôle judiciaire le 13 avril 2001. Un des motifs invoqués dans l’avis de demande était qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale à son égard en raison du fait que le Tribunal s’était appuyé sur une preuve extrinsèque.

 

[182]       Le 18 avril 2011, le gouvernement du Canada a présenté une demande en vertu de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

 

[183]       Le directeur des activités du greffe du Tribunal a répondu peu de temps après à cette demande. Le représentant du greffe a déposé un [traduction] « index certifié confirmant l’ensemble de la documentation qui était soumise à la présidente Chotalia lorsqu’elle a rendu la décision du 14 mars 2011, laquelle rejetait la plainte dans le dossier T1340/7008 ». L’index contenait tous les documents référencés à l’annexe « A » de la décision du Tribunal, à l’exception des rapports d’experts des parties. La lettre de transmission du représentant du greffe indiquait : [traduction] « Veuillez prendre note que les rapports d’experts produits par les parties n’ont pas été pris en compte par la présidente lorsqu’elle a rendu sa décision. À ce titre, ils ne figurent pas dans l’index certifié ».

 

[184]       Je ne suis pas disposée à accorder le moindre poids à cette affirmation.

 

[185]       Premièrement, elle contredit la propre affirmation du Tribunal selon laquelle il avait « passé au crible » les documents concernant la requête, documents qu’il a désignés comme étant ceux énumérés à l’annexe « A » de la décision. Les rapports d’experts produits par les parties sont expressément mentionnés à l’annexe « A ».

 

[186]       De plus, la déclaration officielle du greffe semble constituer une tentative de réponse aux arguments relatifs à l’équité procédurale que la Société de soutien invoque dans son avis de demande de contrôle judiciaire. Dans ce contexte, elle est inappropriée.

 

[187]       Les cours de révision ont à de nombreuses reprises mis en garde les décideurs contre la tentation d’étoffer leurs décisions au moyen d’une preuve par affidavit produite après le fait en réponse aux demandes de contrôle judiciaire de leurs décisions : voir, par exemple, Sapru c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 35, 413 N.R. 70, au par. 51, et Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255, [2009] 2 R.C.F. 576, au par. 45.

 

[188]       Ce qui s’est produit en l’espèce est encore plus problématique que dans les affaires Sapru et Sellathurai. Lorsqu’un décideur produit un affidavit pour tenter après coup d’améliorer sa décision, les déclarations en cause sont faites sous serment et la partie lésée peut à tout le moins les contester en contre‑interrogatoire.

 

[189]       En l’espèce, la déclaration énumérant les documents que le Tribunal a examinés ou pas pour trancher la requête en rejet n’émanait pas de la commissaire elle‑même, mais plutôt d’un fonctionnaire du greffe du Tribunal. Rien n’explique comment le représentant du greffe a su ce que la commissaire avait examiné ou pas pour rendre sa décision. Rien n’explique non plus la présence d’énoncés contradictoires dans la décision. De plus, la déclaration en cause est faite dans une lettre plutôt que dans un affidavit. Les demanderesses n’ont donc aucun moyen de contester les affirmations du représentant du greffe.

 

[190]       Tout compte fait, tout ce dont nous disposons est la propre affirmation du Tribunal selon laquelle il avait « passé au crible » 10 000 pages de documents relativement à la requête en rejet, alors que le dossier soumis relativement à cette requête ne comportait qu’environ 2 000 pages. En outre, aucune des parties n’a avancé que la jurisprudence soumise en relation avec la requête pouvait un tant soit peu expliquer une différence de 8 000 pages.

 

[191]       Acceptant telles que formulées les affirmations faites par le Tribunal dans sa décision, force m’est de conclure que celui‑ci a examiné des milliers de pages de documents qui ne lui avaient pas été dûment présentés dans le cadre de la requête en rejet, sans en informer les parties, et sans leur accorder la possibilité de soumettre des observations à cet égard. Il s’agit d’une violation flagrante de l’équité procédurale : Pfizer Co. c. Sous‑ministre du Revenu National pour les douanes et l’accise, [1977] 1 R.C.S. 456, à la p. 463.

 

[192]       Comme l’a dit la Cour d’appel de l’Ontario au paragraphe 33 de l’arrêt Khan c. Université d’Ottawa, 148 D.L.R. (4th) 577, 34 O.R. (3d) 535 (C.A.), [traduction] « le droit à l’équité procédurale n’aurait guère de sens si la personne lésée n’était pas mise au courant des renseignements et des arguments contraires, et que la possibilité ne lui était pas accordée de les attaquer avant que la décision ne soit rendue ».

 

[193]       Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement conteste que le Tribunal ait pris en compte des preuves extrinsèques pour rendre sa décision sur la requête en rejet. Il souligne cependant qu’aucune référence au rapport préparé par KPMG n’apparaît dans les motifs du Tribunal. Bien que le gouvernement reconnaisse que les demanderesses n’ont pas à démontrer le préjudice qu’elles ont subi du fait que le Tribunal se soit appuyé sur des preuves extrinsèques, il soutient qu’elles doivent établir que les documents sur lesquels le Tribunal s’est fondé ont pu avoir une incidence sur l’issue de la requête.

 

[194]       Le gouvernement fait valoir que rien ne prouve en l’espèce que les documents extrinsèques ont joué un rôle dans la décision du Tribunal de rejeter la plainte relative aux droits de la personne des demanderesses. Par conséquent, les erreurs du Tribunal n’ont eu aucune incidence.

 

[195]       Je souligne dès le départ que les demanderesses n’ont pas à établir qu’elles ont subi un préjudice réel du fait de la prise en compte par le Tribunal de preuves extrinsèques pour prouver qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale à leur égard en l’espèce. Elles doivent seulement établir qu’aux yeux des gens raisonnables il est possible qu’il existe un préjudice découlant d’un manquement à l’équité procédurale par le Tribunal : voir Khan, précité, au par. 34; Kane c. Conseil d’administration de l’Université de la Colombie‑Britannique, [1980] 1 R.C.S. 1105, à la p. 1116.

 

[196]       De plus, l’examen par le Tribunal d’éléments de preuves extrinsèques en l’espèce ne s’est pas limité à la prise en compte du rapport de KPMG. Comme je l’ai déjà souligné, il appert de sa décision que le Tribunal a examiné des milliers de pages de documents qui ne faisaient pas partie du dossier de la requête. Or, le rapport de KPMG n’a que 141 pages.

 

[197]       Bien qu’on ne m’ait pas fourni tous les éléments documentaires produits devant leTribunal en ce qui concerne le fond de l’affaire, il ressort clairement du dossier qui m’est soumis que cette documentation comprenait des listes de documents et de témoins, des résumés de témoignage, des déclarations d’individus, des éléments de preuve documentaire, les rapports d’experts des demanderesses, etc. Selon moi, le simple volume de documents extrinsèques « passés au crible » par le Tribunal ne peut que soulever de graves doutes quant à l’équité du processus suivi en ce qui concerne la requête en rejet.

 

[198]       De plus, la question du groupe de comparaison est « sur le tapis » depuis pratiquement le moment où les plaignantes ont déposé leur plainte auprès de la Commission en 2007. De fait, en réponse au dépôt de la plainte, le gouvernement a immédiatement tenté de la faire rejeter sommairement par la Commission pour absence de compétence sur la base à la fois de la question des services et de celle du groupe de comparaison.

 

[199]       Par conséquent, il est impossible d’imaginer qu’il ne serait fait aucune mention de la question du groupe de comparaison dans l’une ou l’autre des milliers de pages de documentation déposée par les parties auprès du Tribunal concernant le fond de la plainte. Il est donc tout à fait raisonnable de présumer qu’un certain nombre de ces observations auraient été pertinentes quant aux questions soumises au Tribunal en ce qui concerne la requête en rejet. En conséquence, je suis convaincue que le manquement du Tribunal à l’équité peut raisonnablement avoir causé préjudice aux demanderesses.

 

[200]       Le gouvernement du Canada fait aussi valoir que même si je devais conclure que le fait pour le Tribunal de s’appuyer sur une preuve extrinsèque ne constituait pas une atteinte à l’équité procédurale, cette erreur en soi ne justifierait pas l’annulation de sa décision. Selon le gouvernement, la décision devrait être confirmée si notre Cour conclut que le Tribunal n’a commis aucune faute dans son interprétation de l’article 5 de la Loi en ce qui a trait à la question du groupe de comparaison.

 

[201]       Toutefois, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, p. 661, [1985] A.C.S. no 78 (QL), la négation du droit à une audience équitable « doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente ».

 

[202]       Pour arriver à cette conclusion, la Cour suprême a fait remarquer qu’« [i]l faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit ». La Cour a aussi fait observer qu’il n’appartient pas à la cour de révision de refuser ce droit « en fonction d’hypothèses sur ce qu’aurait pu être le résultat de l’audition » : tous ces extraits sont tirés de la page 661.

 

[203]       Je reconnais qu’il y a une exception restreinte à cette règle. Une cour de révision peut ne pas tenir compte d’un manquement à l’équité procédurale « lorsque le fondement de la demande est à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir » : W. Wade, Administrative Law (6e éd. 1988), p. 535, cité dans Mobil Oil Canada Ltd. et al. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, p. 228, [1994] A.C.S. no 14 (QL). Voir aussi Yassine c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 172 N.R. 308, 27 Imm. L.R. (2d) 135, au par. 9 (C.A.F.). Cette situation peut se produire, par exemple, lorsque les circonstances de l’affaire soulèvent un type particulier de question de droit, savoir une question pour laquelle il existe une réponse inéluctable : Mobil Oil, précité, p. 228.

 

[204]       Je ne suis pas convaincue que les exceptions énoncées dans Yassine ou Mobil Oil s’appliquent en l’espèce. Je suis en outre convaincue que le Tribunal a commis trois erreurs susceptibles de révision dans son interprétation et son application de l’article 5 de la Loi, et dans la façon dont il a traité la question du groupe de comparaison. Par conséquent, la décision du Tribunal doit être annulée.

 

[205]       Ces erreurs sont analysées dans la section qui suit des présents motifs.

 

9.         Les questions relatives à l’article 5

 

[206]       Comme je l’expliquerai plus loin, j’ai conclu que le Tribunal avait commis une erreur en ne fournissant aucun motif expliquant pourquoi la plainte ne pouvait être examinée en fonction de l’alinéa 5a) de la Loi. J’ai également conclu que son interprétation de l’alinéa 5b) de la Loi était déraisonnable. Enfin, j’ai conclu que le Tribunal avait négligé de prendre en compte un fait important en concluant qu’il ne disposait d’aucun groupe de comparaison pour effectuer l’analyse relative à l’alinéa 5b) de la Loi, à savoir le propre choix du gouvernement de retenir les normes provinciales en matière d’aide à l’enfance comme élément de comparaison approprié.

 

A.        L’omission du Tribunal d’examiner la plainte en fonction de l’alinéa 5a) de la Loi

 

[207]       La plainte relative aux droits de la personne qui est en cause en l’espèce a été engagée sous le régime de l’article 5 de la Loi, qui prévoit ce qui suit :

5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

 

a) d’en priver un individu;

 

 

 

 

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

 

5. It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

 

 

 

 

(a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

 

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

on a prohibited ground of discrimination.

 

[208]       L’article 3 de la Loi établit que la « race » et l’« origine nationale ou ethnique » constituent des motifs de distinction illicites.

 

[209]       Dans la plainte dont le Tribunal a été saisi, on affirme que certains services offerts aux enfants des Premières Nations habitant dans les réserves sont de moins bonne qualité en raison du sous‑financement des services d’aide à l’enfance par le gouvernement du Canada. Toutefois, à la page trois du formulaire de plainte, les plaignantes allèguent plus particulièrement que des conflits de compétence entre le gouvernement du Canada et les provinces ont privé les enfants des Premières Nations habitant dans les réserves de services auxquels ont par ailleurs accès les enfants canadiens vivant hors réserve.

 

[210]       Dans le cadre de la requête en rejet, les plaignantes ont également présenté des éléments de preuve au Tribunal pour soutenir que les mesures prises par le gouvernement du Canada ont privé les enfants des Premières Nations habitant dans les réserves de l’accès à certains services d’aide à l’enfance : voir, par exemple, les paragraphes 11, 42 et 48 de l’affidavit de Mme Blackstock; l’affidavit de Elsie Flette, aux paragraphes 24 et 26.

 

[211]       Les plaignantes sont particulièrement préoccupées par le manque de financement de mesures préventives qui permettraient aux enfants des Premières Nations habitant dans les réserves de demeurer au foyer sous la supervision des autorités responsables du bien‑être de l’enfance. Selon les plaignantes, le fait de ne pas offrir ces services a entraîné le retrait de leur foyer d’un nombre disproportionné d’enfants des Premières Nations habitant dans les réserves et leur placement en foyer d’accueil. Comme je l’ai déjà souligné, les plaignantes soutiennent que cette situation a pour effet de perpétuer l’héritage de l’expérience des pensionnats indiens.

 

[212]       Des éléments de preuve documentaire ont aussi été présentés au Tribunal par l’intermédiaire de l’affidavit de Mme Blackstock pour appuyer la position des plaignantes suivant laquelle les mesures prises par le gouvernement ont complètement privé les enfants des Premières Nations habitant dans les réserves de certains services d’aide à l’enfance. Par exemple, la « fiche d’information » d’octobre 2006 des Affaires indiennes et du Nord fait état de ce qui suit :

[l’]approche fédérale actuelle pour le financement des services à l’enfance et à la famille a empêché les organismes de services dans ce domaine de suivre le rythme des changements de politiques des provinces et des territoires en la matière. En conséquence, il est impossible à ces organismes d’offrir l’éventail complet des services proposés par les provinces et les territoires aux autres Canadiens. [Italiques ajoutés.]

 

[213]       On retrouve des commentaires semblables sur l’inaccessibilité de certains services d’aide à l’enfance pour les enfants des Premières Nations habitant dans les réserves dans le rapport du Comité permanent des comptes publics de la Chambre des communes.

 

[214]       Bien que la plainte reprenne en termes généraux le libellé de l’article 5 de la Loi, elle ne renvoie pas directement à cet article ni n’établit de distinction entre les alinéas a) et b) de cette disposition. De plus, la requête en rejet du gouvernement renvoie simplement à l’article 5 de la Loi pour appuyer son argument voulant que le Tribunal n’a pas compétence pour instruire la plainte, et aucune distinction n’y est faite entre les alinéas 5a) et b) comme pouvant s’appliquer à la plainte.

 

[215]       Avant et pendant l’audition de la requête en rejet, les parties et le Tribunal ont échangé sur la question de savoir si la plainte se rapportait aux alinéas 5a) et b) ou seulement à l’alinéa 5b) de la Loi. De plus, certaines des prétentions des parties sur la requête en rejet ont fait expressément référence à l’alinéa 5b) de la Loi.

 

[216]       Ceci dit, les observations écrites et orales présentées au Tribunal ont en grande partie porté sur la question de savoir s’il pouvait y avoir discrimination au sens de l’article 5 considéré dans son ensemble dans la mesure où le gouvernement du Canada ne fournissait pas de services d’aide à l’enfance à d’autres bénéficiaires que les enfants des Premières Nations habitant dans les réserves.

 

[217]       Aucune des parties n’a tenté durant l’audition de la requête en rejet d’aborder la question des différences existant entre les libellés des alinéas 5a) et 5b) de la Loi, et aucune observation n’a été présentée en ce qui concerne les incidences que les différences de libellé de ces alinéas pourraient avoir sur la plainte.

 

[218]       De plus, un certain nombre d’observations orales présentées par les demanderesses portaient sur le fait que le résultat allégué des mesures prises par le gouvernement était de priver les enfants des Premières Nations habitant dans des réserves d’un certain nombre de services d’aide à l’enfance, assujettissant selon toute vraisemblance la plainte aux dispositions de l’alinéa 5a) de la Loi.

 

[219]       Au paragraphe 125 de sa décision, le Tribunal a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’établir un groupe de comparaison pour les cas de refus de services dans le cadre de l’alinéa 5a) de la Loi, bien qu’il n’ait tiré aucune conclusion de fait à cet égard. Le Tribunal a cependant conclu à la nécessité de constituer un groupe de comparaison pour établir l’existence d’une différence de traitement préjudiciable au sens de l’alinéa 5b) de la législation.

 

[220]       Bien que le Tribunal ait examiné de façon assez approfondie la plainte au regard de l’alinéa 5b) de la Loi, il n’a pas expliqué pourquoi elle ne pouvait pas être examinée en fonction de l’alinéa 5a), dans la mesure où on y alléguait le refus de fournir des services aux enfants des Premières Nations habitant dans les réserves. Il s’agit d’une erreur de droit et d’un manquement à l’équité procédurale : voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au par. 22.

 

[221]       L’absence complète de motifs sur ce point signifie également qu’il manque à cet aspect de la décision du Tribunal la justification, la transparence et l’intelligibilité nécessaires au caractère raisonnable d’une décision : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au par. 47, et Khosa, précité, au par. 59.

 

B.        L’alinéa 5b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne exige‑t‑il un groupe de comparaison dans tous les cas?

 

[222]       On se souviendra que l’alinéa 5b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit qu’au regard d’un individu, le fait pour un fournisseur de services destinés au public « de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture » constitue un acte discriminatoire « s’il est fondé sur un motif de distinction illicite ».

 

[223]       Le Tribunal a accepté l’argument du gouvernement voulant que pour être considérée comme une différence de traitement préjudiciable au sens de l’alinéa 5b) de la Loi, le traitement réservé au plaignant doit nécessairement être comparé à celui accordé à d’autres individus recevant le même service du même fournisseur de services.

 

[224]       Le Tribunal est arrivé à cette conclusion en reconnaissant que la Loi commande une interprétation large, libérale et fondée sur son objet. Toutefois, il a aussi souligné que les termes de la loi doivent pouvoir recevoir l’interprétation qu’on leur prête.

 

[225]       Le Tribunal a fait observer que la version française de l’alinéa 5b) employait le mot « défavoriser » plutôt que les termes « differentiate adversely », reconnaissant que ce mot n’impliquait pas nécessairement une comparaison. Ayant conclu que la version anglaise de la disposition nécessitait une comparaison, contrairement à la version française, le Tribunal s’en est remis aux principes d’interprétation des lois et à la jurisprudence pour vérifier qu’elle était l’intention du législateur lors de l’adoption de cette disposition.

 

[226]       Appliquant les règles générales d’interprétation des lois, le Tribunal a conclu qu’il était préférable de retenir l’interprétation plus étroite de la version anglaise de l’alinéa 5b). Pour arriver à cette conclusion, le Tribunal a aussi pris en compte la jurisprudence dans laquelle il a trouvé la confirmation qu’il était nécessaire de procéder à une analyse par groupes de comparaison dans tous les cas. Le Tribunal a également tenté d’établir une distinction d’avec la jurisprudence menant à la conclusion opposée.

 

[227]       Après avoir déterminé qu’une analyse de la discrimination en fonction de l’alinéa 5b) nécessitait absolument une comparaison, le Tribunal a alors conclu qu’il ne pouvait pas comparer les services fournis par le gouvernement du Canada avec des services semblables fournis par les provinces. Cette position a mené le Tribunal à conclure qu’il n’y avait pas de groupe de comparaison approprié en l’espèce aux fins d’une analyse relative à sur l’alinéa 5b).

 

[228]       Le Tribunal n’était également pas convaincu que l’abrogation de l’article 67 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (lequel faisait en sorte que les mesures discriminatoires prises sous le régime de la Loi sur les Indiens échappaient de tout examen au regard de la Loi) avait une quelconque pertinence en l’espèce. Selon le Tribunal, cette modification a seulement eu pour effet d’assujettir le gouvernement du Canada et les Premières Nations aux dispositions qui interdisent la discrimination fondée sur des motifs illicites quand ils fournissent des services aux Autochtones.

 

[229]       Le Tribunal a conclu que les plaignantes ne pouvaient pas démontrer l’existence d’une différence de traitement préjudiciable dans la prestation des services sous le régime de l’alinéa 5b) de la Loi sans établir de comparaison entre les services d’aide à l’enfance fournis par le gouvernement du Canada aux enfants des Premières Nations habitant dans les réserves et les mêmes services rendus à d’autres groupes. Vu que le gouvernement du Canada ne fournissait pas de services d’aide à l’enfance à d’autres bénéficiaires que les enfants des Premières Nations habitant dans les réserves, le Tribunal a rejeté la plainte après avoir déterminé qu’il était impossible de comparer les services d’aide à l’enfance fournis par le gouvernement du Canada avec les services d’aide à l’enfance fournis par les gouvernements provinciaux ou territoriaux.

 

[230]       J’examinerai dans un premier temps la conclusion du Tribunal suivant laquelle le libellé de l’alinéa 5b) exigeait nécessairement une comparaison pour établir l’existence d’une différence de traitement préjudiciable dans la fourniture d’un service. J’aborderai ensuite la conclusion du Tribunal voulant qu’il n’y avait pas de groupe de comparaison en l’espèce vu qu’on ne pouvait comparer les services d’aide à l’enfance fournis par le gouvernement du Canada aux enfants des Premières Nations habitant dans les réserves avec les services d’aide à l’enfance provinciaux pour déterminer s’il y avait distinction illicite au sens de l’alinéa 5b) de la Loi.

 

i)          La norme de contrôle

 

[231]       La première question que je suis appelée à trancher dans l’examen de la conclusion du Tribunal selon laquelle l’alinéa 5b) de la Loi exigeait nécessairement l’établissement d’une comparaison avec un autre groupe recevant les mêmes services du même fournisseur de services est la question de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à cet aspect de la décision du Tribunal.

 

[232]       Les demanderesses soutiennent que la conclusion du Tribunal suivant laquelle il est nécessaire d’avoir un groupe de comparaison pour établir la discrimination visée par l’alinéa 5b) de la Loi est une véritable question de compétence, appelant donc un contrôle selon la norme de la décision correcte : Dunsmuir, précité, au par. 59. Je ne suis pas d’accord.

 

[233]       L’exercice d’interprétation auquel le Tribunal s’est livré nécessitait qu’il détermine les éléments nécessaires dont il faut tenir compte dans le cadre de l’analyse d’une allégation de discrimination en vertu d’une disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le Tribunal interprétait une disposition de sa propre loi habilitante relativement à une question qui relevait « essentiellement [de son] mandat et de [son] expertise » : voir Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471 [Mowat], au par. 24.

 

[234]       Il est maintenant bien établi que les décisions reposant sur l’interprétation de la loi habilitante d’un tribunal administratif appellent en principe l’application de la norme de contrôle de la raisonnabilité, sauf dans certaines circonstances où la norme applicable sera celle de la décision correcte : voir, par exemple, Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, au par. 28 et Dunsmuir, précité, aux par. 58 à 61. Voir aussi Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, 420 N.R. 364, au par. 18; Celgene Corp. c. Canada (P.G.), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3, au par. 34.

 

[235]       Les demanderesses ont tenté de qualifier la question en cause de question de « compétence », et donc susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Cependant, depuis l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a souligné à maintes reprises la nécessité pour les cours de révision d’attacher moins d’importance aux notions générales traditionnelles de « compétence » au profit d’une déférence plus grande envers les décideurs spécialisés dans l’interprétation de leur loi habilitante : voir Mowat, précité; Smith, précité, au par. 28; et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, 339 D.L.R. (4th) 428.

 

[236]       Je ne suis également pas d’accord avec les demanderesses quand elles prétendent que l’interprétation de l’alinéa 5b) de la Loi est une question d’importance générale pour le système juridique dans son ensemble, appelant donc l’application de la norme de la décision correcte.

 

[237]       Il est vrai que les cours de révision n’ont traditionnellement pas fait preuve de déférence envers les tribunaux des droits de la personne appelés à trancher des questions de droit, qu’elles ont souvent perçues comme des questions d’importance générale. La Cour suprême s’est toutefois récemment écartée de cette position : voir Mowat, précité, aux par. 19 à 24.

 

[238]       En effet, dans l’arrêt Mowat, la Cour suprême a reconnu l’existence « d’une tension entre certains des principes qui sous‑tendent l’actuel régime de contrôle judiciaire lorsqu’il s’applique aux décisions d’un tribunal des droits de la personne » : au par. 21. La Cour suprême a toutefois conclu que les cours de révision devaient la même déférence aux tribunaux des droits de la personne interprétant leur propre loi que celle qui est due aux autres tribunaux administratifs. De plus, la Cour a invité les cours de révision à faire preuve de retenue avant d’assimiler les questions relatives aux droits de la personne à des questions « d’une importance capitale pour le système juridique », même lorsqu’elles ont une portée générale : aux par. 23 et 24.

 

[239]       L’arrêt Mowat nous rappelle aussi, au par. 25, qu’il convient de prendre en compte l’expertise du Tribunal en ce qui concerne la question qui lui est soumise. En l’espèce, le Tribunal possède une expertise dans le domaine des droits de la personne : voir le paragraphe 48.1(2) de la Loi.

 

[240]       Le Tribunal interprétait donc une disposition de sa propre loi habilitante concernant la définition de la discrimination, une question relevant essentiellement de son mandat et de son expertise. L’interprétation donnée par le Tribunal de l’alinéa 5b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est donc susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[241]       Je soulignerais toutefois que ma décision au regard de la norme de contrôle n’a en fin de compte aucune incidence sur l’issue. Cela tient au fait que je suis convaincue que l’interprétation que le Tribunal a donnée de l’alinéa 5b) était déraisonnable.

 

[242]       Pour étayer cette conclusion, j’examinerai en premier lieu l’objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne ainsi que les principes généraux d’interprétation qu’il convient de lui appliquer.

 

ii)         L’objet de la LCDP et son interprétation

 

[243]       En abordant une question d’interprétation législative, il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens linéaire et grammatical qui s’harmonisent avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur : voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, [1998] A.C.S no 2 (QL), au par. 21, et voir Ruth Sullivan, ed., Sullivan on the Construction of Statutes, 5th ed. (Markham: LexisNexis, 2008), p. 1.

 

[244]       En l’espèce, nous appliquons la Loi canadienne sur les droits de la personne, une loi de nature quasi constitutionnelle édictée par le Parlement pour donner effet à cette valeur canadienne fondamentale qu’est l’égalité ‑ une valeur qui, comme l’a dit la Cour suprême du Canada, réside au cœur même de notre société libre et démocratique : voir Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, p. 615, [1993] A.C.S. no 20 (QL), la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente (mais pas sur ce point).

 

[245]       Comme l’indique l’article 2 de la Loi, l’objet de cette dernière est de veiller à ce que tous les individus aient droit à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, le sexe et l’âge, entre autres facteurs.

 

[246]       Les lois sur les droits de la personne ont été décrites comme étant « […] le dernier recours de la personne désavantagée et de la personne privée de ses droits de représentation » : Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne) [1992] 2 R.C.S. 321, [1992] A.C.S. no 63 (QL), au par. 18. Dans ce contexte, la Cour suprême du Canada a mis en garde à maintes reprises contre les dangers d’une analyse stricte ou légaliste qui restreindrait ou contrarierait l’objet d’un tel document de nature quasi constitutionnelle : voir Mossop, précité, à la p. 613, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente (mais pas sur ce point). La tâche de la Cour est plutôt « d’insuffler la vie, de façon généreuse, aux dispositions particulières qui nous sont soumises » : Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571, au par. 7.

 

[247]       En fait, la Cour suprême a fait remarquer à de nombreuses occasions qu’il convient d’interpréter les lois sur les droits de la personne d’une façon large, libérale et en fonction de leur objet, d’une manière qui concorde avec leurs objectifs prédominants, de façon à garantir que l’on atteint le mieux possible les objectifs réparateurs de ces lois : voir, par exemple, l’arrêt Mossop, précité, aux p. 611 et 612. Voir aussi Insurance Corp. of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, 3 C.H.R.R. D/1163; Commission ontarienne des droits de la personne) c. Simpsons‑ Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, [1985] A.C.S. no 74 (QL) [O’Malley]; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, [1987] A.C.S. n42 (QL) [Action Travail].

 

[248]       Cette jurisprudence nous enseigne qu’un libellé ambigu devrait être interprété d’une façon qui reflète le mieux les objectifs réparateurs de la loi. Il s’ensuit que l’analyse grammaticale stricte peut se trouver subordonnée à l’objet réparateur de la loi : voir Nouveau‑Brunswick (Commission des droits de la personne) c. Potash Corporation of Saskatchewan Inc., 2008 CSC 45, [2008] 2 R.C.C. 604, au par. 67.

 

[249]       Donc, « il n’y a pas lieu de s’en rapporter uniquement à la méthode d’interprétation fondée sur l’analyse grammaticale, notamment en ce qui concerne l’interprétation de lois de nature constitutionnelle et quasi‑constitutionnelle » : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665, au par. 30 (citant Gould et O’Malley, précités).

 

[250]       Cette approche interprétative n’autorise toutefois pas les interprétations qui ne cadrent pas avec le libellé de la loi : voir Potash Corporation, précité, au par. 19. Voir aussi Mowat, précité, au par. 33, et Succession Bastien c. Canada, 2011 CSC 38, [2011] 2 R.C.S. 710, au par. 25.

 

iii)        Le sens ordinaire de « Differentiate Adversely »

 

[251]       Comme je l’expliquerai plus loin, le Tribunal a commis une erreur en concluant que dans son sens ordinaire, l’expression « differentiate adversely » utilisée à l’alinéa 5b) exige un groupe de comparaison dans tous les cas où l’on cherche à déterminer s’il y a discrimination dans la fourniture de services. Cette conclusion est déraisonnable car elle va à l’encontre de l’objet et de l’esprit de la loi, et donne lieu à des résultats manifestement absurdes que le législateur ne saurait avoir souhaités.

 

[252]       L’expression « differentiate adversely » n’est pas uniquement liée à la prestation de services visée à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Elle apparaît également à l’alinéa 6b) de la Loi, lequel prévoit qu’au regard d’un individu, le fait pour un fournisseur de locaux commerciaux ou de logements « de le défavoriser » à l’occasion de leur fourniture, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite [italiques ajoutés].

 

[253]       Dans le même ordre d’idée, l’alinéa 7b) de la Loi prévoit « qu’au regard d’un employé, le fait de le défavoriser en cours d’emploi » constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite [italiques ajoutés]

 

[254]       À mon avis, le sens ordinaire de l’expression « differentiate adversely in relation to any individual », pour un motif de distinction illicite, signifie qu’une personne est traitée d’une façon différente qu’elle l’aurait été n’eût été son appartenance à un groupe protégé. Cette interprétation s’harmonise avec l’objet de la Loi et l’intention du législateur lorsqu’il a adopté la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[255]       À l’opposé, la conclusion du Tribunal selon laquelle l’expression « differentiate adversely » à l’alinéa 5b) exige un groupe de comparaison dans tous les cas où l’on cherche à déterminer s’il y a discrimination dans la fourniture de services donne lieu à des résultats manifestement absurdes que le législateur ne saurait avoir souhaités.

 

[256]       Suivant l’analyse faite par le Tribunal, l’employeur qui décide en toute lucidité de moins payer son unique employé parce qu’elle est une femme, parce qu’elle est noire ou parce qu’elle est musulmane n’aurait pas commis un acte discriminatoire au sens de l’alinéa 7b) de la Loi parce qu’il n’y a aucun autre employé à qui l’employé défavorisé pourrait être comparé.

 

[257]       Dans le même ordre d’idée, le commerçant qui force son employé à travailler dans l’arrière boutique après avoir découvert qu’il est gai n’aurait pas commis un acte discriminatoire si aucune autre personne n’était employée de cet établissement.

 

[258]       On se rappellera que suivant son article 2, la Loi canadienne sur les droits de la personne a pour objet de veiller à ce que tous les individus aient droit à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, le sexe et l’âge, entre autres facteurs.

 

[259]       Dans les exemples précités, des personnes sont clairement défavorisées dans leur emploi en raison de leur appartenance à un groupe protégé. Toutefois, selon l’interprétation du Tribunal, aucun recours ne leur serait ouvert en vertu de la Loi. Une telle interprétation ne s’harmonise pas avec l’objet de la loi et est déraisonnable.

 

[260]       D’autres exemples soumis durant l’audience servent à illustrer comment une personne ou un groupe de personnes peut être défavorisé, même si personne d’autre ne travaille pour le même employeur ou ne reçoit les mêmes services du même fournisseur de services.

 

[261]       Prenons l’exemple de l’employeur qui ne veut engager que des travailleurs étrangers en croyant pouvoir les payer 50 pour cent du taux courant. Selon l’interprétation du Tribunal, cet employeur n’aurait pas commis d’acte discriminatoire si la société n’employait pas de travailleurs canadiens auxquels les travailleurs étrangers pourraient être comparés.

 

[262]       De la même façon, le restaurateur qui insiste pour assigner à un client une place à l’arrière d’une salle en raison de la couleur de sa peau n’aurait pas commis un acte discriminatoire si le restaurant n’avait jamais servi un autre client.

 

[263]       Enfin, l’interprétation que le Tribunal fait de l’alinéa 5b) de la Loi signifierait que le gouvernement du Canada ne commettrait pas d’acte discriminatoire s’il restreignait les services fournis à un seul groupe protégé, même s’il reconnaissait que sa décision était fondée sur des considérations discriminatoires.

 

[264]       Donc, aucun recours ne serait ouvert sous le régime de l’alinéa 5b) de la Loi dans la situation hypothétique où le ministre responsable reconnaît expressément que le gouvernement a pris la décision de restreindre les services fournis à une catégorie particulière de personnes parce qu’il n’appréciait pas ou ne respectait pas le groupe de personnes en question en raison de leur race ou de leur origine nationale ou ethnique, et que ces gens, à son avis, ne méritaient ni support ni compréhension en raison de leur appartenance à ce groupe particulier.

 

[265]       Le gouvernement du Canada convient que l’interprétation que fait le Tribunal de l’alinéa 5b) donne lieu aux résultats décrits ci‑dessus. Il maintient néanmoins que l’interprétation de la loi faite par le Tribunal est non seulement raisonnable, mais qu’elle est en fait correcte.

 

[266]       Je ne peux souscrire à ce point de vue. Une interprétation de l’expression « differentiate adversely », tel que cette expression est utilisée aux alinéas 5b), 6b) et 7b) de la Loi, qui donne lieu aux conclusions ci‑dessus n’entre pas dans la gamme des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Une telle interprétation ne correspond pas au but que le législateur a clairement énoncé en adoptant la Loi canadienne sur les droits de la personne, et ne peut représenter ce qu’il avait l’intention de réaliser en édictant ces dispositions de la Loi. Cela est tout simplement déraisonnable.

 

[267]       Les alinéas 5b), 6b) et 7b) de la Loi doivent être lus conjointement et recevoir une interprétation harmonieuse. Le Tribunal a donc commis une erreur dans la mesure où il a tenté d’établir une distinction d’avec la jurisprudence fondée sur l’alinéa 7b) en déclarant que « les affaires où il est question d’une déficience reposent sur des situations particulières et individuelles » : voir les paragraphes 124 et 125 de la décision du Tribunal.

 

[268]       De plus, les exemples précités illustrent que les situations pour lesquelles on ne dispose pas d’éléments de comparaison directs pour prouver la discrimination vont bien au‑delà du contexte de la déficience en matière d’emploi. Pourtant chaque exemple met en cause une pratique discriminatoire.

 

[269]       Ma conclusion en ce qui concerne l’interprétation de l’expression « differentiate adversely » utilisée à l’alinéa 5b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est confirmée lorsqu’on considère la version française de la loi et l’incohérence que l’interprétation du Tribunal créerait dans tout l’article.

 

[270]       De plus, mon interprétation de la loi est confortée par la jurisprudence traitant des éléments requis pour établir une preuve prima facie de discrimination suivant la Loi canadienne sur les droits de la personne et par le rôle que jouent les groupes de comparaison dans l’analyse de la discrimination. Mon interprétation s’harmonise également avec l’intention du législateur lorsqu’il a abrogé l’article 67 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ainsi qu’avec les obligations auxquelles le Canada est tenu en vertu du droit international.

 

[271]       J’examinerai successivement chacun de ces éléments.

 

iv)        Les versions française et anglaise de l’alinéa 5b)

 

[272]       Selon la version française de l’alinéa 5b), constitue un acte discriminatoire « s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur […] de services […] destinés au public […] de le défavoriser [un individu] à l’occasion de leur fourniture » [italiques ajoutés].

 

[273]       Comme l’a fait remarquer le Tribunal, le terme « défavoriser » employé à l’alinéa 5b) de la Loi ne requiert pas nécessairement toujours un groupe de comparaison : voir par. 114 des motifs du Tribunal.

 

[274]       J’ai déjà expliqué pourquoi la version anglaise de l’alinéa 5b), interprétée correctement, ne requiert pas non plus une comparaison. En conséquence, il n’y a aucune incohérence entre les versions anglaise et française de l’alinéa 5b) : les deux versions ont un sens commun.

 

[275]       L’interprétation que le Tribunal donne de l’alinéa 5b) crée toutefois une incohérence à l’intérieur de l’article 5 de la Loi. Ce sera l’objet des prochains paragraphes.

 

v)         L’incohérence créée entre les alinéas 5a) et b)

 

[276]       Une autre raison permettant de conclure que l’interprétation que le Tribunal donne de l’alinéa 5b) de la Loi est déraisonnable est qu’elle créerait une incohérence interne entre les alinéas 5a) et b), en fixant des exigences différentes d’ordre juridique ou encore en matière de preuve pour établir l’existence d’une discrimination au sens de chaque alinéa.

 

[277]       Selon un principe général d’interprétation des lois, [traduction] « les dispositions d’une loi se combinent pour former un ensemble cohérent et plausible » : Sullivan, précité, aux pages 361 et 364. Une interprétation de l’article 5 de la Loi ayant pour effet d’imposer un fardeau de preuve plus strict aux plaignants faisant l’objet d’un traitement défavorable dans la prestation d’un service qu’à ceux qui se voient refuser ce même service, ne permet pas de former tel « ensemble cohérent et plausible » : Sullivan, précité, à la page 364. En fait, l’interprétation que donne le Tribunal de l’article 5 de la Loi a l’effet contraire.

 

[278]       Ainsi, exiger un groupe de comparaison pour chaque plainte fondée sur l’alinéa 5b) de la Loi, mais non pour les plaintes fondées sur l’alinéa 5a), entraînerait des résultats absurdes. Comme l’a souligné la Commission, l’interprétation du Tribunal signifierait que [traduction] « [s]i le financement était de 0 $, la LCDP s’appliquerait, mais si le financement était de 1 $ et sans doute insuffisant, la LCDP ne s’appliquerait pas » : mémoire des faits et du droit de la Commission, au par. 101.

 

[279]       Ni le libellé de la loi ni la jurisprudence ne prévoit un tel résultat absurde : voir Battlefords and District Co‑operative Ltd. c. Gibbs, [1996] R.C.S. 566, 140 D.L.R. (4th), au par. 49, motifs concourants de la juge McLachlin (maintenant juge en chef).

 

vi)        Le rôle des groupes de comparaison dans l’analyse de la discrimination

 

[280]       Ma conclusion que l’interprétation donnée par le Tribunal à l’alinéa 5b) de la Loi est déraisonnable est en outre appuyée par la jurisprudence portant sur la Loi ainsi que sur l’article 15 de la Charte canadienne des droits et des libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (U.K.), 1982, ch. 11 [la Charte].

 


[281]       Bien qu’il ne s’agisse pas d’une proposition universellement acceptée[2], la Cour suprême du Canada reconnaît depuis longtemps que l’égalité est un concept comparatif inhérent et que, pour établir l’existence de la discrimination dans une affaire particulière, il faut recourir à une forme quelconque de comparaison : Law Society British Columbia c. Andrews, [1989] 1 R.C.S. 143, [1989] A.C.S. no 6 (QL), au par. 26.

 

[282]       Cela ne signifie pas cependant que, pour établir une discrimination au sens de l’alinéa 5b) de la Loi, il faut faire appel à un groupe de comparaison dans chaque affaire.

 

[283]       Il incombe au plaignant d’établir une preuve prima facie de discrimination au sens de la Loi. Le critère de la preuve prima facie de discrimination est souple et ne nécessite pas forcément une analyse rigoureuse concernant un groupe de comparaison.

 

[284]       Selon la Cour suprême du Canada, une preuve prima facie de discrimination est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur du plaignant, en l’absence de réplique raisonnable de la part de l’intimé : O’Malley, précité.

 

[285]       Dès que le plaignant établit une preuve prima facie de discrimination, il incombe à l’intimé de donner une explication raisonnable pour les actes reprochés.

 

[286]       Bien qu’elle soit mentionnée rarement dans les premières décisions en matière de droits de la personne, la notion de groupe de comparaison a occupé au cours des dernières années une place importante dans la jurisprudence sur le droit à l’égalité, particulièrement dans les affaires fondées sur l’article 15 de la Charte : voir, par exemple, Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, [1999] A.C.S. no 12 (QL).

 

[287]       Bien que les cadres analytiques applicables au paragraphe 15(1) de la Charte et aux lois provinciales et fédérales sur les droits de la personne aient évolué séparément et pris des formes distinctes, cette évolution ne s’est pas faite isolément. Comme l’a reconnu la Cour d’appel de la Colombie Britannique dans British Columbia (Ministry of Education) c. Moore, 2010 BCCA 478, 326 D.L.R. (4th) 77, au par. 40, la juge Rowles, dissidente (mais pas sur ce point), il y a eu un [traduction] « croisement important » entre les deux domaines du droit.

 

[288]       Un des champs de « croisement » tiré de la jurisprudence relative à la Charte a été l’adoption occasionnelle d’une analyse formelle d’un groupe de comparaison pour interpréter des dispositions en matière de droits de la personne : Moore, précité, au par. 112, la juge Rowles, dissidente (mais pas sur ce point).

 

[289]       Il est donc important de comprendre exactement de quoi il s’agit lorsqu’on cherche à déterminer si un groupe de comparaison est requis pour établir une différence de traitement préjudiciable dans la prestation des services, aux fins de l’alinéa 5b) de la Loi.

 

[290]       Le groupe de comparaison ne fait pas partie de la définition de discrimination. Il constitue plutôt un moyen de preuve qui peut servir, dans certains cas, à établir l’existence de la discrimination.

 

[291]       Il existe de nombreux types d’affaires concernant les droits de la personne qui ne commandent pas d’analyse fondée sur un groupe de comparaison. La femme qui est victime de harcèlement sexuel de la part de son patron n’a pas besoin, pour établir une preuve prima facie de discrimination, de démontrer que les autres employées n’ont pas subi un traitement similaire.

 

[292]       Dans le même ordre d’idées, il n’est pas nécessaire de faire appel à un groupe de comparaison pour établir une différence de traitement préjudiciable en matière d’emploi en raison d’une déficience : voir, par exemple, Lane c. ADGA Group Consultants Inc. (2008), 91 O.R. (3d) 649, 295 D.L.R. (4th) 425, au par. 94 (Cour div. Ont.). L’examen d’un groupe de comparaison peut même s’avérer inapproprié dans certains cas. Souvent, les employés ayant une déficience ne cherchent pas à être traités de la même façon que leurs collègues de travail. Au contraire, au cœur d’une demande fondée sur une déficience se trouve souvent la volonté du demandeur d’être traité différemment par rapport à ses collègues pour pouvoir bénéficier de mesures d’accommodement.

 

[293]       De fait, un traitement identique peut, dans certains cas, engendrer de « graves inégalités » : voir, par exemple, Andrews, précité, au par. 26. Il est parfois nécessaire d’établir des distinctions dans le traitement pour atteindre l’égalité réelle : Law, précité, au par. 46.

 

[294]       L’exigence que les individus égaux soient traités également constitue l’essence de l’égalité formelle, [traduction] « ce qui implique en corollaire que les individus différents soient traités différemment » : voir Beverley Baines, « Equality, Comparison, Discrimination, Status », dans Fay Faraday, Margaret Denike & M. Kate Stephenson, eds., Making Equality Rights Real: Securing Substantive Equality Under the Charter (Toronto : Irwin Law, 2006), pages 73 à 76.

 

[295]       Un tel critère de la « situation analogue » en matière d’égalité, qui nous ramène aux régimes iniques du « séparé mais égal », est depuis longtemps rejeté en droit canadien : voir, par exemple, Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] R.C.S. 1219, [1989] A.C.S. no 42 (QL), par rapport à Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183.

 

[296]       Dans certains cas, la comparaison avec d’autres personnes peut être utile. Le candidat rejeté dans le processus d’embauche peut vouloir comparer ses compétences avec celles du candidat retenu dans le but d’établir l’existence d’une discrimination lors du processus d’embauche : voir, par exemple, Shakes c. Rex Pak Ltd. (1982), 3 C.H.H.R. D/1001 (Comm. D’enq. Ont.).

 

[297]       Toutefois, le candidat rejeté peut également établir avoir été victime de discrimination en matière d’emploi même si personne d’autre n’a jamais été embauché : Israeli c. Commission canadienne des droits de la personne (1983), 4 C.H.H.R. D/1616 (T.C.D.P.).

 

[298]       De plus, comme l’a fait observer la Cour d’appel fédérale dans Lincoln c. Bay Ferries Ltd., 2004 CAF 204, 322 N.R. 50, les arrêts O’Malley et Ontario (Human Rights Commission) c. Etobicoke (Borough), [1982] 1 R.C.S. 202, [1982] A.C.S. no 2 (QL) prévoient la règle de base concernant l’établissement, par le plaignant, d’une preuve prima facie de discrimination. La Cour a noté que « [l]es décision des tribunaux dans Shakes et Israeli […] ne sont que des exemples de l’application de cette règle : au par. 18.

 

[299]       De même, dans l’arrêt Morris c. Canada (Forces armées canadiennes), 2005 CAF 154, 334 N.R. 316, la Cour d’appel fédérale a souligné que la définition juridique de la preuve prima facie n’exige pas du plaignant qu’il apporte un type particulier de preuve pour établir les faits nécessaires propres à montrer qu’il a été victime d’un acte discriminatoire au sens de la Loi : voir par. 27.

 

[300]       Il convient de noter que l’affaire Morris concernait une plainte fondée sur l’alinéa 7b) de la Loi dans laquelle on alléguait une différence de traitement préjudiciable en matière d’emploi pour un motif de distinction illicite. Comme il a été déjà mentionné, le libellé de l’alinéa 7b) est similaire à celui de l’alinéa 5b) de la Loi, et prévoit que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de « défavoriser » un individu en cours d’emploi.

 

[301]       Dans la décision Morris, le Tribunal avait conclu que le plaignant avait établi la discrimination fondée sur l’âge, même s’il n’avait pas fourni de preuve comparative concernant le traitement accordé à ses camarades. En concluant que la plainte était fondée, le Tribunal a statué qu’il suffisait que « la preuve démontre que la discrimination est un élément qui a joué dans le refus d’offrir un emploi au plaignant » : Morris c. Canada (Forces armées canadiennes) (2001) 42 C.H.R.R. D/443, [2001] T.C.D.P. no 41 (QL) (T.C.D.P.), au par. 75.

 

[302]       En confirmant la décision du Tribunal, la Cour d’appel fédérale a rejeté expressément la pertinence d’une formule ou d’un critère rigide pour l’établissement d’une preuve prima facie, et a souligné qu’un critère juridique souple permet mieux de promouvoir l’objet général sous‑tendant de la Loi. La Cour d’appel fédérale a fait observer que « [l]a discrimination prend des formes nouvelles et subtiles » et qu’« il est maintenant reconnu que la preuve comparative de discrimination revêt des formes beaucoup plus nombreuses que la discrimination particulière identifiée dans la décision Shakes » : arrêt Morris, précité, au par. 28.

 

[303]       Bien que le président du Tribunal ne soit pas lié en l’espèce, il convient de noter que le Tribunal canadien des droits de la personne a déjà tranché qu’il n’est pas toujours nécessaire de déterminer un groupe de comparaison pour établir une preuve prima facie de discrimination au sens de l’alinéa 7b) de la Loi : voir, par exemple, Lavoie c. Canada (Conseil du Trésor du Canada), 2008 TCDP 27, [2008] D.C.D.P. no 27 (QL), aux par. 143 et 153.

 

[304]       En concluant qu’il est toujours nécessaire de faire appel à un groupe de comparaison pour établir une discrimination au sens de l’alinéa 5b) de la Loi, le Tribunal s’était fondé principalement en l’espèce sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Re Singh, [1989] 1 C.F. 430, [1988] A.C.F. no 414 (QL), au par. 17.

 

[305]       Dans l’arrêt Singh, il était question d’une allégation de discrimination fondée sur le refus de délivrer des visas de visiteurs. La Cour d’appel fédérale a été saisie de l’affaire par renvoi. La Cour était appelée à trancher si la Commission pouvait faire enquête sur une plainte en matière de droits de la personne déposée par un résident canadien et fondée sur une discrimination dans la prestation d’un service destiné au public, à la suite du refus de délivrer un visa de visiteur à un parent du plaignant qui vivait à l’étranger.

 

[306]       C’est dans ce contexte que la Cour d’appel fédérale a dit : « Si l’on reformule la chose sous forme algébrique, constitue un acte discriminatoire le fait pour A, à l’occasion de la fourniture de services à B, d’établir une distinction illicite à l’égard de C » : au par. 17. La Cour a par conséquent conclu que la Commission pouvait en effet faire enquête sur ce type de plainte.

 

[307]       Le Tribunal semble avoir compris de cet emprunt à l’algèbre que la Cour d’appel fédérale « a reformulé l’alinéa 5b) » à tous égards : voir la décision du Tribunal, au par. 117.

 

[308]       Or, l’observation formulée dans l’arrêt Singh, précité, n’était évidemment pas censée être un énoncé définitif du critère à appliquer dans les affaires fondées sur l’alinéa 5b). En fait, la Cour d’appel fédérale a par la suite dit que ces propos semblent « être des observations incidentes » : voir Canada (Procureur général) c. Watkin, 2008 CAF 170, 167 A.C.W.S. (3d) 135, au par. 29.

 

[309]       Tout ce que la Cour d’appel fédérale voulait dire avec sa formule algébrique dans l’arrêt Singh, c’était qu’un individu pouvait être victime de discrimination au sens de l’alinéa 5b) de la Loi par suite d’un traitement différent préjudiciable accordé à un membre de sa famille.

 

[310]       La Cour d’appel fédérale a ajouté dans Singh que « de façon concrète, constituerait un acte discriminatoire le fait pour un policier qui fournit des services de régulation de la circulation au grand publie, de traiter un contrevenant plus sévèrement qu’un autre en raison de son origine nationale ou ethnique » : au par. 17.

 

[311]       Je conviens avec la Société de soutien que l’exemple du policier dans l’arrêt Singh a été donné dans un contexte particulier afin d’expliquer la nature de la discrimination dans cette affaire. Il ressort par ailleurs clairement des motifs de cet arrêt que la Cour d’appel fédérale n’avait pas l’intention de décrire la seule forme que la discrimination pouvait revêtir, ni d’exclure d’autres moyens de prouver une discrimination.

 

[312]       En fait, comme le souligne la Société de soutien au paragraphe 75 de son mémoire des faits et du droit, [traduction] « la Cour n’empêchait pas de conclure à une discrimination si le même policier traitait un contrevenant plus sévèrement en raison de son origine nationale ou ethnique qu’un autre qui n’avait pas cette même origine » [italiques dans l’original].

 

[313]       Je conviens également avec la Société de soutien que [traduction] « [l]orsqu’il a considéré que l’arrêt Singh décrivait le seul moyen de prouver la discrimination, le président a décidé à tort qu’il était nécessaire de faire appel à un groupe de comparaison dans tous les cas et, par extension, en l’espèce » : mémoire des faits et du droit, au par. 75.

 

[314]       Il importe aussi de souligner que, dans Singh, la Cour d’appel fédérale n’était pas même saisie de la question de savoir s’il était nécessaire de faire appel à un groupe de comparaison pour établir une discrimination au sens de l’alinéa 5b) de la Loi. Par conséquent, le Tribunal a eu tort de se fonder sur cet arrêt.

 

[315]       Comme nous l’avons souligné, l’utilisation d’un groupe de comparaison en matière de droits de la personne s’inspirait de la jurisprudence relative à l’article 15 de la Charte. Toutefois, la Cour suprême du Canada a récemment exprimé son inquiétude au sujet du rôle des groupes de comparaison dans l’examen des plaintes fondées sur l’article 15. Comme nous le verrons dans la section suivante des présents motifs, l’arrêt récent Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, renforce l’opinion selon laquelle l’interprétation que donne le Tribunal de l’alinéa 5b) de la Loi est déraisonnable.

 

vii)       L’arrêt Withler de la Cour suprême du Canada

 

[316]       L’arrêt Withler de la Cour suprême a été rendu environ dix jours avant la décision du Tribunal en l’espèce, mais il ne semble pas avoir été porté à l’attention du Tribunal. Bien qu’il ne soit pas déterminant en l’espèce en raison des différences dans les cadres d’analyse applicables selon qu’il s’agisse de la Loi ou de la Charte, l’arrêt Withler est néanmoins instructif en raison des indications importantes qu’on y trouve au sujet de l’utilisation et des limites des groupes de comparaison lorsqu’il s’agit d’établir s’il y a discrimination.

 

[317]        En fait, comme la juge Rowles l’a fait observer dans ses motifs dissidents de l’arrêt Moore, l’application des notions de la jurisprudence relative à la Charte dans le contexte des lois sur les droits de la personne [traduction] « est appropriée dans la mesure où cet exercice enrichit l’analyse de l’égalité réelle, est conforme aux limites de l’interprétation des lois et prend en compte l’objet et la nature quasi constitutionnelle de la loi habilitante » : Moore, précité, au par. 51, citant Leslie A. Reaume, « Postcards from O’Malley : Reinvigorating Statutory Human Rights Jurisprudence in the Age of the Charter » dans Fay Faraday, Margaret Denike & M. Kate Stephenson, eds., Making Equality Rights Real : Securing Substantive Equality Under the Charter (Toronto : Irwin Law, 2006), pages 373 à 375.

 

[318]       De plus, comme je l’ai déjà noté, l’utilisation d’un groupe de comparaison comme moyen de prouver la discrimination a été importée dans le contexte des lois sur les droits de la personne à partir de la jurisprudence relative à l’article 15 de la Charte. Dans la mesure où l’analyse fondée sur un groupe de comparaison découle de la Charte, la jurisprudence issue de la Charte est manifestement utile pour comprendre le rôle et les limites de l’analyse fondée sur un groupe de comparaison dans les affaires touchant aux droits de la personne.

 

[319]       Il convient également de souligner que les différences de cadres analytiques entre les affaires fondées sur l’article 15 de la Charte et les affaires en matière de droits de la personne tendent à s’amenuiser. En fait, dans R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, la Cour suprême a rejeté l’accent mis dans l’arrêt Law sur la dignité humaine et a réorienté son approche relativement à la discrimination sur les principes énoncés dans l’arrêt Andrews : voir Moore, précité, au par. 52, la juge Rowles, dissidente (mais pas sur ce point).

 

[320]       L’arrêt Andrews est l’une des premières décisions relatives à la Charte qui [traduction] « se rapproche étroitement de la jurisprudence traditionnelle en matière des droits de la personne » : voir Moore, précité, au par. 53, la juge Rowles, dissidente (mais pas sur ce point). En fait, pour tenter de définir la notion de « discrimination » dans l’arrêt Andrews, le juge McIntyre s’est appuyé sur la jurisprudence bien établie en matière de droits de la personne, dont les arrêts O’Malley et Action Travail, précités, et a énoncé la définition qui a servi de fondement à l’analyse requise par le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[321]       Dans l’arrêt Withler, précité, au par. 43, la Cour suprême a fait observer que l’application d’une démarche stricte axée sur la comparaison pourrait nuire à l’objet de l’égalité réelle et à l’analyse de la discrimination.

 

[322]       Ce point est ainsi résumé dans le sommaire de l’arrêt Withler :

Une analyse fondée sur la comparaison avec un « groupe aux caractéristiques identiques » risque de se muer en recherche de la similitude, de court‑circuiter l’analyse de l’égalité réelle et de se révéler difficile à appliquer. Bien que l’égalité soit un concept intrinsèquement comparatif et que la comparaison joue un rôle du début à la fin dans l’analyse que commande le par. 15(1), il se peut qu’une démarche axée sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques ne permette pas – voire empêche – la reconnaissance de la discrimination à laquelle l’art. 15 est censé remédier. L’exercice requis est une démarche qui tienne compte du contexte global de la situation du groupe de demanderesses, de l’incidence véritable de la mesure législative sur leur situation et de la question de savoir si cette mesure perpétue un désavantage ou des stéréotypes négatifs à l’égard du groupe.

 

[323]       La Cour suprême a souligné dans Withler que la question principale dans les affaires fondées sur le paragraphe 15(1) consiste à déterminer si la mesure législative contestée va à l’encontre de la « norme fondamentale d’égalité réelle établie par le par. 15(1) » : au par. 2. La Cour a ajouté au même paragraphe que, pour ce faire, il faut prendre en compte le « contexte global » de l’affaire, « y compris l’incidence réelle de la mesure sur les demanderesses et les membres du groupe de comparaison approprié ».

 

[324]       La Cour déclare qu’« [i]l faut se garder de transformer l’appréciation de l’égalité réelle en recherche formaliste et arbitraire du groupe de comparaison “approprié” ». Selon la Cour, en définitive, une seule question se pose : « La mesure contestée transgresse‑t‑elle la norme d’égalité réelle consacrée par le par. 15(1) de la Charte? » : au par. 2.

 

[325]       La Cour suprême du Canada a affirmé de nouveau dans l’arrêt Withler que l’égalité est un concept intrinsèquement comparatif. Tout en reconnaissant qu’un niveau de comparaison peut être « inévitable », la Cour n’a pas considéré que l’analyse rigide fondée sur un groupe de comparaison est essentielle dans tous les cas. En fait, selon la Cour, la démarche comparative appelle la prudence et commande l’appréciation de « tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demanderesses et de l’effet réel de la mesure législative sur leur situation » : au par. 43.

 

[326]       La Cour a fait observer qu’il ressort des arrêts comme Law, précité, qu’il est plus utile d’analyser « les facteurs qui permettent de reconnaître l’effet discriminatoire ». Ces facteurs sont fondés sur la « perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes comme étant les principaux indices de discrimination » : les deux citations tirées de l’arrêt Kapp, précité, au par. 23, citées dans Withler, précité, au par. 53.

 

[327]       En fait, la Cour a reconnu dans Withler qu’il peut même être impossible de trouver un groupe de comparaison approprié – comme dans les circonstances de l’espèce – lorsqu’il n’existe aucun groupe analogue auquel les plaignantes puissent être comparées : voir au par. 59.

 

[328]       Citant les propos de la professeure Margot Young, la Cour a précisé que [traduction] « [s]i aucune correspondance sur le plan de l’expérience ou du profil ne peut être établie avec des personnes plus près du centre, la marginalisation et la dépossession des plus défavorisés ne seront pas relevées. Ces cas singuliers seront simplement attribués à l’échec personnel, à une anomalie ou au hasard » : « Blissed Out : Section 15 at Twenty », dans Sheila McIntyre & Sanda Rodgers, eds., Diminishing Returns : Inequality and the Canadian Charter of Rights and Freedoms (Markham : Butterworths, 2006) pages 45 et 63, cité dans Withler, précité, au par. 59.

 

[329]       La Cour suprême a donc conclu qu’une analyse fondée sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques « ne permet pas toujours de détecter l’inégalité réelle et risque de se muer en recherche de la similitude, de court‑circuiter le deuxième volet de l’analyse de l’égalité réelle et de se révéler difficile à appliquer ». Selon la Cour, il se peut qu’une telle démarche ne permette pas – voire empêche – la reconnaissance de la discrimination : au par. 60.

 

[330]       Tout en reconnaissant que la première étape de l’analyse que commande le paragraphe 15(1) consiste à établir une « distinction » et de mettre donc en jeu la notion de comparaison, la Cour a néanmoins dit dans Withler ce qui suit :

Il n’est pas nécessaire de désigner un groupe particulier qui corresponde précisément au groupe de demanderesses, hormis la ou les caractéristiques personnelles invoquées comme motif de discrimination. Dans la mesure où le demandeur établit l’existence d’une distinction fondée sur au moins un motif énuméré ou analogue, la demande devrait passer à la deuxième étape de l’analyse. Cette démarche offre la souplesse requise pour l’examen des allégations fondées sur des motifs de discrimination interreliés. Elle permet également d’éviter le rejet immédiat de certaines demandes s’il se révèle impossible de désigner un groupe dont les caractéristiques correspondent précisément à celles du demandeur. [au par. 63, italiques ajoutés].

 

[331]       La Cour a fait observer que la valeur probante de la preuve comparative dépendra des circonstances de l’espèce : au par. 65. Dans les cas où il n’existe pas de groupe de comparaison précis en raison de la situation unique des plaignants, le décideur peut légitimement examiner la preuve circonstancielle de désavantage historique afin d’établir une différence de traitement : voir Withler, précité, au par. 64.

 

viii)      Les leçons à retenir de l’arrêt Withler

 

[332]       Les Autochtones occupent une position unique au sein de la structure constitutionnelle et juridique du Canada. De plus, ils forment un groupe défini par le gouvernement du Canada, pour l’application de la loi, du fait de la race.

 

[333]       Cela donne lieu à de nombreuses situations inusitées et insolites. En fait, la nature sui generis des rapports de la Couronne avec les Autochtones est reconnue depuis longtemps par la Cour suprême : voir, par exemple, R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, [1999] A.C.S. no 55 (QL), au par. 44.

 

[334]       Par ailleurs, personne ne peut véritablement contester le fait que les membres des Premières Nations du Canada figurent parmi les personnes les plus défavorisées et marginalisées de notre société.

 

[335]       En raison de leur position unique dans l’ordre constitutionnel canadien, les membres des Premières Nations du Canada bénéficient de services du gouvernement fédéral qui ne sont pas fournis aux autres Canadiens à l’échelle fédérale. Il s’agit notamment de services d’aide à l’enfance destinés aux enfants, de services d’enseignement et de soins de santé.

 

[336]       Les membres des Premières Nations du Canada sont ainsi placés dans la « zone neutre » définie par la professeure Young, où il pourrait ne pas y avoir d’équivalent pour l’expérience ou le profil des personnes ou des groupes de personnes marginalisées et dépossédées qui demandent en justice la protection de leurs droits.

 

[337]       Si l’on interprète l’alinéa 5b) de la Loi comme le fait le Tribunal, à savoir qu’il faut dans tous les cas faire une comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques pour pouvoir établir l’existence d’une différence de traitement préjudiciable dans la prestation des services, sa décision signifie que, contrairement aux autres Canadiens, les membres des Premières Nations se verront limités dans leur capacité d’obtenir la protection de la Loi s’ils estiment être victimes de discrimination dans la fourniture d’un service gouvernemental en raison de leur race ou de leur origine nationale ou ethnique. Ce résultat n’est pas raisonnable.

 

[338]       Le critère énoncé dans l’arrêt O’Malley est suffisamment souple pour permettre au Tribunal de tenir compte de tous les facteurs pertinents dans un cas donné, par exemple les désavantages historiques, les stéréotypes, les préjugés, la vulnérabilité, l’objet ou l’effet de la mesure en cause et tout lien entre un motif de distinction illicite et la différence de traitement préjudiciable alléguée.

 

[339]       L’interprétation des lois canadiennes doit être conforme à la Charte. Comme le fait observer la Société de soutien, [traduction] « [u]ne interprétation de la Loi qui nécessite invariablement une comparaison parfaite avec un groupe aux caractéristiques identiques et empêche donc les Premières Nations, contrairement aux autres Canadiens, de présenter des demandes fondées sur la discrimination concernant les services du gouvernement ne respecte pas la Charte ni ses valeurs » : voir le mémoire des faits et du droit, au par. 81.

 

[340]       Je conviens également avec les demanderesses qu’une interprétation de l’alinéa 5b) qui accepte le statut sui generis des Premières Nations et qui reconnaît la nécessité d’adopter des approches différentes pour évaluer les demandes fondées sur la discrimination, selon le contexte social, est conforme aux valeurs de la Charte.

 

ix)        L’importance de l’abrogation de l’article 67 de la Loi canadienne sur les droits de la personne

 

[341]       Les demanderesses et Chiefs of Ontario font valoir que l’abrogation récente de l’article 67 de la Loi traduit l’intention du législateur d’être lié par l’alinéa 5b) de la Loi relativement aux services que le gouvernement du Canada fournit aux membres des Premières Nations. Ils font également valoir qu’il s’agit d’un facteur contextuel qui justifie une interprétation large de l’alinéa 5b) de la Loi.

 

[342]       L’article 67 de la Loi prévoyait que « [l]a présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi ».

 

[343]       Plus particulièrement, l’APN et Chiefs of Ontario soulignent les commentaires formulés au cours des audiences du Comité ayant mené à l’adoption du projet de loi visant à abroger l’article 67. Jim Prentice (ministre des Affaires indiennes à l’époque) y a discuté de l’importance de l’abrogation de l’article 67.

 

[344]       Selon le ministre Prentice, il serait dorénavant possible d’invoquer la Loi pour justifier le contrôle des mesures d’intervention fédérales, dont la qualité des services offerts par le gouvernement du Canada. Sur ce point, le ministre a dit ce qui suit :

L’abrogation de l’article 67 donnera à nos citoyens autochtones, et en particulier aux femmes, la possibilité de faire ce qu’elles ne peuvent pas faire aujourd’hui, soit déposer un grief relativement à une action soit de leur gouvernement autochtone soit, franchement, du gouvernement du Canada, relativement à des décisions qui les touchent. Cela peut englober l’accès à des programmes, l’accès à des services, la qualité des services offerts, en sus d’autres questions […].

 

Canada, Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord, Procès‑verbal et témoignages, 39e législature, 1re session (22 mars 2007).

 

[345]       Selon le gouvernement, l’abrogation de l’article 67 de la Loi n’est pas pertinente à l’égard des questions en litige, puisque cet article ne s’appliquait qu’aux décisions autorisées par la Loi sur les Indiens, L.R.C., 1985, ch. I‑5 ou son règlement d’application, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Le financement fédéral concernant l’aide à l’enfance n’est pas prévu par la loi; il découle des accords conclus entre le gouvernement fédéral et les organismes bénéficiaires, en vertu du pouvoir fédéral de dépenser.

 

[346]       Le gouvernement soutient également que son pouvoir de dépenser n’est pas limité aux questions qui relèvent de son champ de compétence, et que l’aide à l’enfance relève de la compétence provinciale : voir l’arrêt NIL/TU,O Child and Family Services Society, précité.

 

[347]       Je n’ai pas à me pencher sur toutes les ramifications que l’abrogation de l’article 67 de la Loi pourrait avoir quant à la possibilité pour les membres des Premières Nations de contester des mesures d’intervention du gouvernement du Canada. Il suffit de dire que mon interprétation de l’alinéa 5b) de la Loi est compatible avec l’intention qu’avait le législateur lorsqu’il a abrogé l’article 67 de la Loi.

 

x)         Les arguments fondés sur le droit international

 

[348]       Amnistie internationale, l’APN et Chiefs of Ontario soutiennent que le Tribunal a également commis une erreur en omettant de tenir compte des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne lorsqu’il a interprété l’alinéa 5b) de la Loi, et que son interprétation est incompatible avec les obligations du Canada découlant du droit international.

 

[349]       Amnistie internationale a présenté des arguments détaillés relativement à plusieurs instruments internationaux, dont il faut selon elle tenir compte pour interpréter correctement l’alinéa 5b) de la Loi. Il s’agit notamment de la Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, 1577 R.T.N.U. 3, 28 I.L.M. 1456 (entrée en vigueur le 2 septembre 1990, adhésion par le Canada le 13 décembre 1991), la Convention internationale sur les droits civils et politiques, 19 décembre 1966, 999 R.T.N.U. 171, R.T Can. 1976 no 47, 6 I.L.M. 368 (entrée en vigueur le 23 mars 1976, adhésion par le Canada le 19 mai 1976), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 19 décembre 1966, 993 R.T.N.U. 3, R.T. Can. 1976 no 46, 6 I.L.M. 360 (entrée en vigueur le 3 janvier 1976, adhésion par le Canada le 19 mai 1976) et la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 7 mars 1966, 660 R.T.N.U. 195, 5 I.L.M. 352 (entrée en vigueur le 4 janvier 1969, adhésion par le Canada le 14 octobre 1970).

 

[350]       Amnistie internationale et l’APN mentionnent également la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, doc. off. AG 61/295, DOAG ONU, 61e sess., suppl. no 49, vol. III, Doc. ONU A/61/49 (2007) [DNUDPA] (qui a été maintenant approuvée officiellement par le Canada) comme indice important de l’engagement du gouvernement du Canada de traiter les membres des Premières Nations de façon juste et équitable. Selon Amnistie internationale et l’APN, la DNUDPA reflète aussi les normes émergentes en droit international relativement aux droits des peuples autochtones.

 

[351]       La Cour suprême du Canada a reconnu l’importance du droit international en matière de droits de la personne dans l’interprétation d’une législation interne comme la Loi. La Cour a statué que, dans l’exercice d’interprétation du droit canadien, le législateur sera présumé agir conformément à ses obligations internationales. Par conséquent, appelés à choisir entre diverses interprétations possibles d’une disposition législative interne, les tribunaux éviteront celles qui emporteraient la violation des obligations internationales. Le législateur respectera également les valeurs et les principes contenus dans le droit international, coutumier et conventionnel.

 

[352]       Bien que ces présomptions soient réfutables, le législateur doit exprimer clairement son intention de manquer à une obligation internationale : voir R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, au par. 53; Sullivan, précité, à la page 548.

 

[353]       Les instruments internationaux comme la DNUDPA et la Convention relative aux droits de l’enfant peuvent être pris en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois : voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, [1999] A.C.S. no 39 (QL), aux par. 69 à 71.

 

[354]       Par conséquent, dans la mesure du possible, il faut privilégier une interprétation qui reflète ces valeurs et principes : voir le mémoire des faits et du droit d’Amnistie internationale, au par. 29; Sullivan, précité, aux pages 547 à 549; Hape, précité, aux par. 53 et 54; Baker, précité, aux par. 65 et 70; et R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, au par. 175.

 

[355]       J’ai déjà expliqué pourquoi l’interprétation que donne le Tribunal de l’alinéa 5b) de la Loi est déraisonnable compte tenu des principes juridiques du droit interne. Il suffit de dire que mon interprétation de cette disposition concorde plus étroitement avec les obligations internationales du Canada que l’interprétation du Tribunal, et sera donc privilégiée.

 

[356]       Avant de passer à la question suivante, je ferai observer que plusieurs autres arguments avancés par Amnistie internationale (portant sur les obligations qu’aurait le gouvernement du Canada en vertu du droit international en matière de services d’aide à l’enfance) visent plutôt le fond de la plainte relative aux droits de la personne déposée par les demanderesses. Il n’est pas nécessaire d’examiner ces arguments compte tenu des questions dont la Cour est saisie.

 

xi)        Résumé des conclusions concernant la nécessité de faire appel à un groupe de comparaison selon l’alinéa 5b) de la Loi

 

[357]       En définitive, le Tribunal et la Cour doivent s’attacher au libellé de l’alinéa 5b) de la Loi, selon lequel constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait [pour le fournisseur de services] « de le défavoriser [un individu] à l’occasion de leur fourniture ».

 

[358]       Selon le sens ordinaire des mots, « le fait […] de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture » veut dire accorder à une personne ou un groupe de personnes un traitement différent pour un motif de distinction illicite.

 

[359]       L’interprétation que donne le Tribunal de l’alinéa 5b), à savoir qu’il faut faire appel dans tous les cas à un groupe de comparaison qui reçoit les mêmes services du même fournisseur, est contraire à l’objet et aux versions française et anglaise de la Loi, et est de ce fait déraisonnable.

 

[360]       L’interprétation du Tribunal fait en sorte que sa décision n’appartienne pas aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il s’ensuit en effet que certaines personnes et groupes de personnes, victimes d’actes discriminatoires, se verront refuser la protection de la Loi si elles ne sont pas en mesure de définir un groupe de comparaison approprié, aux fins de leurs plaintes.

 

[361]       L’interprétation du Tribunal va par ailleurs à l’encontre des enseignements de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Morris voulant que l’emploi du terme « défavoriser » dans la Loi n’exige pas que le plaignant soumette un type particulier de preuve afin d’établir les faits nécessaires en vue de démontrer qu’il a été victime d’un acte discriminatoire.

 

[362]       L’interprétation du Tribunal est aussi incompatible avec l’arrêt Withler de la Cour suprême, qui reconnaît qu’une démarche axée sur la comparaison avec un groupe n’est pas toujours nécessaire et peut même faire obstacle à l’objectif de l’égalité réelle – la norme fondamentale établie par l’art. 15 de la Charte et la Loi : voir Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. B.C.G.S.E.U., [1999] 3 R.C.S. 3, [1999] A.C.S. no 46 (QL), au par. 41 [Meiorin].

 

[363]       Enfin, l’interprétation de l’article 5 de la Loi qui nécessite invariablement la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques refuserait aux membres des Premières Nations du Canada la protection de la Loi relativement aux services que le gouvernement du Canada n’offre qu’aux Autochtones. Contrairement aux autres Canadiens, les membres des Premières Nations ne seraient pas en mesure de présenter une plainte fondée sur l’article 5 de la Loi s’ils estimaient être victimes d’actes discriminatoires à l’occasion de la fourniture des mêmes services. Cette interprétation de ce qui doit être considéré comme une disposition réparatrice n’est pas conforme à l’objet de la Loi, aux valeurs de la Charte ni aux obligations du Canada au regard du droit international. Par conséquent, elle est déraisonnable.

 

[364]       Cela nous conduit à la dernière question en litige.

 

[365]       Après avoir conclu à la nécessité d’un groupe de comparaison pour établir une discrimination au sens de l’alinéa 5b) de la Loi, le Tribunal a ensuite estimé qu’il n’existait pas de groupe de comparaison approprié en l’espèce, puisque les services d’aide à l’enfance fournis par le gouvernement du Canada aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves ne pouvaient pas être comparés aux services d’aide à l’enfance fournis par le gouvernement provincial pour établir une discrimination au sens de l’alinéa 5b) de la Loi. Cette conclusion a amené le Tribunal à rejeter la plainte relative aux droits de la personne présentée par les demanderesses.

 

[366]       Comme je l’expliquerai plus loin, j’estime que le Tribunal a commis une erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve essentiels lorsqu’il a conclu à l’absence de groupe de comparaison approprié en l’espèce.

 

C.        L’omission du Tribunal de tenir compte du propre choix du Canada d’adopter les normes provinciales relatives à l’aide à l’enfance comme facteur de comparaison approprié

 

[367]       J’ai conclu que l’alinéa 5b) de la Loi ne requiert pas de groupe de comparaison pour établir une différence de traitement préjudiciable dans la fourniture des services. Toutefois, même si j’avais tort, je suis convaincue que le Tribunal a commis une erreur lorsqu’il a conclu à l’absence de groupe de comparaison pertinent en l’espèce. Le Tribunal a omis d’examiner les observations parties au sujet d’un fait essentiel mentionné au dossier. Par conséquent, sa décision sur ce point ne satisfait pas aux critères de transparence, d’intelligibilité et de justification qui doivent être respectés pour qu’une décision soit considérée comme raisonnable.

 

[368]       Bien que le Tribunal ait qualifié la question relative au groupe de comparaison de « pure question de droit », il existait une composante factuelle dans l’analyse du Tribunal. Autrement dit, il ressort implicitement de sa décision que le Tribunal a établi qu’il n’y avait pas de groupe de comparaison approprié en l’espèce : voir la décision du Tribunal, aux par. 5, 10 à 13 et 128 à 130.

 

[369]       Ayant conclu que l’analyse de la discrimination au sens de l’alinéa 5b) ne requiert pas nécessairement de groupe de comparaison pour établir un traitement préjudiciable à l’occasion de la fourniture des services, le Tribunal a décidé qu’il ne pouvait pas comparer les services d’aide à l’enfance offerts par le gouvernement du Canada avec les services offerts par les provinces.

 

[370]       Selon le Tribunal, le sens grammatical et ordinaire des termes employés à l’alinéa 5b) requiert une comparaison entre les services offerts par un seul fournisseur à des personnes différentes. Une conclusion contraire ouvrirait la porte toute grande à une avalanche de nouveaux genres de plaintes visant différents ressorts et employés. Le Tribunal a conclu que rien dans la jurisprudence n’appuyait une telle interprétation.

 

[371]       Le Tribunal estimait également que recourir à des groupes de comparaison « appartenant à des ressorts différents » en l’espèce ferait en sorte que les parties plaignantes bénéficieraient d’un traitement préférentiel et que les Premières Nations subiraient un préjudice en raison des réclamations ultérieures formulées contre elles, en utilisant différentes Premières Nations comme groupes de comparaison.

 

[372]       La conclusion du Tribunal à cet égard comporte deux aspects : un aspect factuel et un aspect juridique. Dans la mesure où le Tribunal a établi qu’il n’y avait pas de groupe de comparaison approprié en l’espèce, cette conclusion est une question mixte de droit et de fait, susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité.

 

[373]       La conclusion du Tribunal portant sur l’absence de groupe de comparaison approprié en l’espèce est déraisonnable puisqu’en la formulant, il a omis un fait essentiel. Autrement dit, le Tribunal a omis de tenir compte de l’importance des normes provinciales relatives à l’aide à l’enfance adoptées par le Canada à titre de facteur de comparaison approprié aux fins de ses programmes d’aide à l’enfance.

 

[374]       Comme je l’ai déjà indiqué dans les présents motifs, le gouvernement du Canada a décidé d’élaborer son propre programme d’aide à l’enfance pour les enfants des Premières Nations vivant dans des réserves en s’inspirant des normes provinciales relatives à l’aide à l’enfance dans son manuel de programmes et ses politiques de financement.

 

[375]       Le « Manuel national » du gouvernement visant le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations régit les trois politiques actuelles sur le financement et la prestation de services d’aide à l’enfance destinés aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves. Rappelons que, selon la section 1.3.2 du manuel, le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations « s’adresse aux enfants indiens » qui vivent dans une réserve. « Il vise principalement à offrir, dans l’intérêt de l’enfant, des services à l’enfance et à la famille adaptés à la culture, dans le respect des lois et des normes de la province ou du territoire en cause » [italiques ajoutés].

 

[376]       En outre, l’article 6.1 de la Directive 20‑1 prévoit que « [l]e ministère s’est engagé à élargir les services d’aide à l’enfance et à la famille des Premières Nations dans les réserves, de manière qu’ils soient comparables aux services offerts hors des réserves dans des circonstances analogues » [italiques ajoutés]. Un énoncé semblable figure dans l’Entente sur le bien‑être social de 1965.

 

[377]       La Société de soutien et l’APN ont rappelé expressément cet engagement dans leur formulaire de plainte. Les conséquences de l’adoption par le gouvernement d’un groupe de comparaison au niveau provincial aux fins de ses programmes d’aide à l’enfance des Premières Nations ont d’ailleurs fait l’objet d’un vif débat devant le Tribunal au cours de l’audience sur la requête en rejet.

 

[378]       Le Tribunal semblait savoir que le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations du gouvernement du Canada visait principalement à offrir des services d’aide à l’enfance destinés aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves selon les normes de la province de référence : voir la décision du Tribunal, aux par. 85 et 93.

 

[379]       Toutefois, le Tribunal n’a jamais examiné les conséquences possibles, s’il en est, de cet aspect lorsqu’il a conclu que les services d’aide à l’enfance fournis par le gouvernement du Canada ne pouvaient pas être comparés aux services fournis par les provinces. L’omission du Tribunal d’analyser un argument clé avancé par les demanderesses à l’appui de la plainte relative aux droits de la personne présentée par la Société de soutien et l’APN signifie que sa décision sur ce point ne satisfait pas aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité qui doivent être respectés pour qu’une décision soit considérée comme raisonnable.

 

[380]       Le gouvernement du Canada fait valoir qu’il ne faudrait pas accorder beaucoup de poids à la référence aux normes provinciales relatives à l’aide à l’enfance dans les documents qui régissent son Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. Selon le gouvernement, il ne s’agit que d’une [traduction] « question de responsabilité financière ».

 

[381]       Il ne m’appartient pas d’évaluer l’importance de l’adoption par le gouvernement des niveaux et normes provinciales concernant les services d’aide à l’enfance aux fins de son Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations, ni les conséquences possibles de cette démarche pour la plainte relative aux droits de la personne présentée par la Société de soutien et l’APN. Je soulignerai simplement que ce choix fait partie de « tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demanderesses » et constitue donc une question qui doit être examinée par le Tribunal : Withler, précité, au par. 43.

 

[382]       Comme l’a fait remarquer le Tribunal, les dispositions régissant le financement par le gouvernement du Canada des services d’aide à l’enfance destinés aux enfants des Premières Nations vivant dans des réserves sont fort complexes. Le Tribunal a conclu que le dossier soumis n’expliquait pas suffisamment la véritable nature des dispositions entourant la mise en œuvre du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations du gouvernement. Ce n’était pas non plus le cas des renseignements qu’avait le Tribunal au sujet des normes provinciales relatives aux services d’aide à l’enfance : voir la décision du Tribunal, aux par. 7, 76 et 80 à 97.

 

[383]       Il appartient au Tribunal de décider quelles sont les conséquences du choix du Canada de préciser que le respect des normes provinciales d’aide à l’enfance est l’un des principaux objectifs de son Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. Cette conclusion devra tenir compte de la relation entre le gouvernement du Canada et les provinces en ce qui concerne le financement et la fourniture des services d’aide à l’enfance et nécessitera probablement un dossier de preuve beaucoup plus complet que celui sur lequel s’appuyait la requête en rejet.

 

[384]       Je ferais une dernière mise en garde : dans la mesure où l’on peut considérer qu’elle donne à penser qu’il n’est jamais approprié de rechercher au‑delà des actes d’un fournisseur de services ou d’un employeur intimé une preuve comparative pouvant aider à établir l’existence d’une discrimination au sens de la Loi, la décision du Tribunal est manifestement erronée.

 

[385]       Dans le cas hypothétique susmentionné où un employeur décide de n’embaucher que des ouvriers étrangers pour exploiter leur vulnérabilité en leur versant une rémunération moins élevée, il serait parfaitement loisible au Tribunal d’accepter une preuve d’expert concernant le « taux en vigueur » pour les employés fournissant des services similaires à d’autres employeurs. La preuve d’expert concernant les taux de rémunération sur le marché du travail pourrait également être utile lorsqu’une seule employée pense avoir reçu un salaire moindre parce qu’elle est une femme, parce qu’elle est de race noire ou parce qu’elle est musulmane.

 

[386]       Dans chaque cas, le tribunal doit évaluer la valeur probante de la preuve en question. Rien ne s’oppose, en principe, à la recevabilité d’une preuve de cette nature pour établir l’existence d’une discrimination dans un cas donné.

 

[387]       En fait, notre Cour a statué que la preuve à caractère statistique est souvent un moyen utile pour prouver la discrimination : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien‑être social) (re Chopra) (1998), 146 F.T.R. 106, [1998] A.C.F. no 432 (QL). De plus, une preuve à caractère statistique concernant la main‑d’œuvre de l’employeur intimé ou ses pratiques en matière d’embauche n’est pas la seule preuve qui puisse être pertinente pour prouver la discrimination.

 

[388]       Par exemple, dans Action Travail, précité, pour démontrer la forte sous‑représentation des femmes détenant des emplois manuels au CN, on a comparé le pourcentage des femmes détenant certains emplois au sein du CN et celui des femmes détenant des emplois sur le marché du travail en général et des emplois manuels dans la même région géographique : voir p. 1123 à 1124.

 

[389]       En fait, de nombreuses affaires relatives aux droits de la personne reposent sur une preuve circonstancielle, dont des tendances et pratiques autres que celles de l’intimé. On a fait remarquer à maintes reprises que [traduction] « [l]a discrimination n’est pas un phénomène qui se manifeste ouvertement, comme on serait porté à le croire. Il est rare en effet qu’on puisse prouver par des preuves directes qu’un acte discriminatoire a été commis intentionnellement » : voir Basi c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1988), 9 C.H.R.R. D/5029 à D/5038, [1988] D.C.D.P. no 2 (QL) (T.C.D.P.).

 

[390]       Par conséquent, il peut se révéler nécessaire de rechercher au‑delà des actes de l’employeur ou du fournisseur de services intimé une preuve de ce ce qui a été décrit dans Basi comme des [traduction] « subtiles odeurs de discrimination » : à D/5040.

 

10.       Conclusions

 

[391]       J’ai donc conclu que, bien que le Tribunal ait été habilité à trancher la question relative au groupe de comparaison sans tenir une audience complète sur le fond de la plainte, le processus qu’il a suivi dans la présente affaire n’était pas équitable parce que, en parvenant à sa décision, le Tribunal a pris en compte un volume important d’éléments extrinsèques.

 

[392]       J’ai également conclu que le Tribunal a commis une erreur en omettant d’expliquer pourquoi il n’y avait pas lieu de procéder à l’instruction de la plainte en fonction de l’alinéa 5a) de la Loi.

 

[393]       Le Tribunal a commis une autre erreur lorsqu’il a interprété l’alinéa 5b) de la Loi comme requérant un groupe de comparaison identifiable dans chaque cas pour établir une différence de traitement préjudiciable dans la fourniture des services.

 

[394]       Enfin, en concluant qu’il n’y avait pas de groupe de comparaison approprié pouvant s’avérer utile à son analyse de la discrimination, le Tribunal a commis une erreur lorsqu’il n’a pas tenu compte de l’importance de l’adoption par le gouvernement des normes provinciales d’aide à l’enfance dans ses manuels de programmes et ses politiques de financement.

 

[395]        Par conséquent, les trois demandes de contrôle judiciaire sont accueillies. La décision du Tribunal du 14 mars 2011 est annulée et l’affaire est renvoyée à un membre instructeur du Tribunal canadien des droits de la personne pour nouvelle décision conformément aux présents motifs. Selon l’accord des parties, il n’y a pas d’adjudication de dépens.


JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE :

 

1.                  Les trois demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.

 

2.                  La décision du Tribunal du 14 mars 2011 est annulée et l’affaire est renvoyée à un membre instructeur du Tribunal canadien des droits de la personne pour nouvelle décision conformément aux présents motifs.

 

3.                  Une copie des présents motifs sera versée dans les dossiers T‑578‑11, T‑630‑11 et T‑638‑11;

 

4.                  Chaque partie assume ses propres dépens.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 


 

ANNEXE A

 

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

 

 

 

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

 

(2) Une distinction fondée sur la grossesse ou l’accouchement est réputée être fondée sur le sexe.

 

5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

 

a) d’en priver un individu;

 

 

 

 

 

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

 

 

 

6. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de locaux commerciaux ou de logements :

 

a) de priver un individu de leur occupation;

 

 

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

 

 

 

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

 

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

 

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

 

 

 

 

 

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

c) la plainte n’est pas de sa compétence; …

 

 

48.1 … (2) Les membres doivent avoir une expérience et des compétences dans le domaine des droits de la personne, y être sensibilisés et avoir un intérêt marqué pour ce domaine.

 

48.2 … (2) Le membre dont le mandat est échu peut, avec l’agrément du président, terminer les affaires dont il est saisi. Il est alors réputé être un membre à temps partiel pour l’application des articles 48,3, 48,6, 50 et 52 à 58.

 

 

48.9 (1) L’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

 

(2) Le président du Tribunal peut établir des règles de pratique régissant, notamment :

 

 

 

a) l’envoi des avis aux parties;

 

b) l’adjonction de parties ou d’intervenants à l’affaire;

 

 

c) l’assignation des témoins;

 

d) la production et la

signification de documents;

 

e) les enquêtes préalables;

 

f) les conférences préparatoires;

 

g) la présentation des éléments de preuve;

 

h) le délai d’audition et le délai pour rendre les décisions;

 

i) l’adjudication des intérêts.

 

49. (1) La Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle‑ci, que l’instruction est justifiée.

 

 

50. (1) Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux‑ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

 

 

 

(2) Il tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente partie.

 

 

(3) Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir :

 

c) de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire;

 

d) de modifier les délais prévus par les règles de pratique;

 

e) de trancher toute question de procédure ou de preuve.

 

51. En comparaissant devant le membre instructeur et en présentant ses éléments de preuve et ses observations, la Commission adopte l’attitude la plus proche, à son avis, de l’intérêt public, compte tenu de la nature de la plainte.

 

 

53. (1) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur rejette la plainte qu’il juge non fondée.

 

 

67. [Abrogé, 2008, ch. 30, art. 1] La présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi.

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted.

 

3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

 

 

(2) Where the ground of discrimination is pregnancy or child-birth, the discrimination shall be deemed to be on the ground of sex.

 

5. It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

 

 

a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

 

 

 

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

 

on a prohibited ground of discrimination.

 

6. It is a discriminatory practice in the provision of commercial premises or residential accommodation

 

 

(a) to deny occupancy of such premises or accommodation to any individual, or

 

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

 

on a prohibited ground of discrimination.

 

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

 

 

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

 

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

 

on a prohibited ground of discrimination.

 

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission; …

 

48.1 … (2) Persons appointed as members of the Tribunal must have experience, expertise and interest in, and sensitivity to, human rights.

 

 

48.2  (2) A member whose appointment expires may, with the approval of the Chairperson, conclude any inquiry that the member has begun, and a person performing duties under this subsection is deemed to be a part-time member for the purposes of sections 48.3, 48.6, 50 and 52 to 58.

 

48.9 (1) Proceedings before the Tribunal shall be conducted as informally and expeditiously as the requirements of natural justice and the rules of procedure allow.

 

(2) The Chairperson may make rules of procedure governing the practice and procedure before the Tribunal, including, but not limited to, rules governing

 

(a) the giving of notices to parties;

 

(b) the addition of parties and interested persons to the proceedings;

 

(c) the summoning of witnesses;

 

(d) the production and service of documents;

 

 

(e) discovery proceedings;

 

(f) pre-hearing conferences;

 

(g) the introduction of evidence;

 

(h) time limits within which hearings must be held and decisions must be made; and

 

 

(i) awards of interest.

 

49. (1) At any stage after the filing of a complaint, the Commission may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry into the complaint if the Commission is satisfied that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry is warranted.

 

 

50. (1) After due notice to the Commission, the complainant, the person against whom the complaint was made and, at the discretion of the member or panel conducting the inquiry, any other interested party, the member or panel shall inquire into the complaint and shall give all parties to whom notice has been given a full and ample opportunity, in person or through counsel, to appear at the inquiry, present evidence and make representations.

 

(2) In the course of hearing and determining any matter under inquiry, the member or panel may decide all questions of law or fact necessary to determining the matter.

 

(3) In relation to a hearing of the inquiry, the member or panel may

 

(c) subject to subsections (4) and (5), receive and accept any evidence and other information, whether on oath or by affidavit or otherwise, that the member or panel sees fit, whether or not that evidence or information is or would be admissible in a court of law;

 

(d) lengthen or shorten any time limit established by the rules of procedure; and

 

(e) decide any procedural or evidentiary question arising during the hearing.

 

51. In appearing at a hearing, presenting evidence and making representations, the Commission shall adopt such position as, in its opinion, is in the public interest having regard to the nature of the complaint.

 

 

 

53. (1) At the conclusion of an inquiry, the member or panel conducting the inquiry shall dismiss the complaint if the member or panel finds that the complaint is not substantiated.

 

67. [Repealed, 2008, c. 30, s. 1] Nothing in this Act affects any provision of the Indian Act or any provision made under or pursuant to that Act.

 

 

 

Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03‑05‑04)

 

3. (1) Les requêtes, y compris les requêtes d’ajournement, sont présentées par voie d’avis de requête. Ledit avis doit

 

a) être donné dans les plus brefs délais possibles;

 

b) être communiqué par écrit, à moins que le membre instructeur permette de procéder différemment;

 

c) indiquer le redressement recherché et les motifs invoqués à l’appui; et

 

d) préciser tout consentement obtenu des autres parties.

 

(2) Dès réception de l’avis de requête, le membre instructeur

 

a) doit s’assurer de donner aux autres parties la possibilité de répondre;

 

b) peut préciser sous quelle forme, de quelle manière et à quel moment la réponse doit être présentée;

 

 

 

c) peut donner des directives au sujet de la présentation de l’argumentation et de la preuve par toutes les parties, et préciser notamment sous quelle forme, de quelle manière et à quel moment elles doivent être présentées;

 

d) doit disposer de la requête de la façon qu’il estime indiquée.

 

3. (1) Motions, including motions for an adjournment, are made by a Notice of Motion, which Notice shall

 

(a) be given as soon as is

practicable;

 

(b) be in writing unless the Panel permits otherwise;

 

 

(c) set out the relief sought and the grounds relied upon; and

 

(d) include any consents of the other parties.

 

 

(2) Upon receipt of a Notice of Motion, the Panel

 

(a) shall ensure that the other parties are granted an opportunity to respond;

 

(b) may direct the time, manner and form of any response;

 

 

 

 

(c) may direct the making of argument and the presentation of evidence by all parties, including the time, manner and form thereof;

 

 

 

(d) shall dispose of the motion as it sees fit.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑578‑11

 

INTITULÉ :                                                  COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE v.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

 

DOSSIER :                                                    T‑630‑11

 

INTITULÉ :                                                  SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA v.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

 

DOSSIER :                                                    T‑638‑11

 

INTITULÉ :                                                  ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Les 13, 14 et 15 février 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                 Le 18 avril 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Philippe Dufresne

Daniel Poulin

Samar Musallam

 

POUR LA DEMANDERESSE

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

Nicholas McHaffie

Sarah Clarke

POUR LA DEMANDERESSE

(SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA)

 

David Nahwegahbow

Joanne St. Lewis

POUR LA DEMANDERESSE

(ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS)

 

Jonathan D.N. Tarlton

Melissa Chan

POUR LE DÉFENDEUR

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

Michael Sherry

 

POUR LE DÉFENDEUR

(CHIEFS OF ONTARIO)

 

Justin Safayeni

POUR LA DÉFENDERESSE

(AMNISTIE INTERNATIONALE)

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE Division des services de contentieux

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

STIKEMAN ELLIOTT S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

(SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA)

 

NAHWEGAHBOW, CORBIERE Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

(ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS)

 

MYLES J. KIRVAN

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

MICHAEL SHERRY

Avocat

Mississauga (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

(CHIEFS OF ONTARIO)

STOCKWOODS LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(AMNISTIE INTERNATIONALE)

 



[1] C’est uniquement parce que j’emploie la terminologie utilisée par les parties pendant l’instance qu’il est question de services d’aide à l’enfance fournis par le Gouvernement du Canada ou que le gouvernement est désigné comme « fournisseur de services » dans les présents motifs. On ne saurait en conclure que la Cour considère que le financement de programmes d’aide à l’enfance par le Gouvernement constitue la fourniture d’un service au sens de l’article 5 de la Loi. La qualification de cette action gouvernementale devra attendre.

[2] Voir, par exemple, Sophia Moreau, « Equality Rights and the Relevance of Comparator Groups » (2006), 5 J.L. & Equal. 81; et Andrea Wright, « Formulaic Comparisons : Stopping the Charter at the Statutory Human Rights Gate », in Fay Faraday, Margaret Denike & M. Kate Stephenson, eds., Making Equality Rights Real: Securing Substantive Equality Under the Charter (Toronto : Irwin Law, 2006), aux pages 410 et 427.

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