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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20120203


Dossier : T-2037-11

Référence : 2012 CF 146

[TRADUCTION CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

LA PREMIÈRE NATION D’ATTAWAPISKAT

REPRÉSENTÉE PAR SON CHEF ET SON CONSEIL

 

 

 

demanderesse

(requérante)

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU DÉVELOPPEMENT DU NORD CANADIEN

 

 

 

défenderesse

(intimée)

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE PHELAN

 

I.          OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

[1]               La Cour est saisie d’une requête présentée par la demanderesse, la Première Nation d’Attawapiskat (la PNA), par laquelle elle sollicite plusieurs mesures interlocutoires :

            a)         un jugement déclaratoire portant que le chef et le conseil continuent d’avoir les pouvoirs qui leur ont été conférés par une élection et par la loi, y compris le pouvoir de gérer et de diriger les mesures d’urgence nécessaires pour garantir la santé, la sécurité et le bien‑être des membres de la PNA;

            b)         une ordonnance interdisant au ministre d’imposer à la PNA une gestion par un séquestre‑administrateur (SA) dans l'attente de l’audition de la demande de contrôle judiciaire présentée par la PNA;

            c)         subsidiairement, une ordonnance limitant le pouvoir du SA sur les fonds conférés en vertu de l’entente globale de financement (l’EGF) et exigeant que les autorités fédérales remplissent leurs obligations prévues par l’EGF et interdisant au SA de se payer à même les fonds disponibles en vertu de l’EGF.

 

[2]               La PNA a présenté une demande de contrôle judiciaire tendant à l'annulation de la nomination du SA. Cette demande sera entendue le 24 avril 2012.

 

[3]               Les faits et les circonstances de la présente affaire semblent évoluer avec le temps; il est donc difficile aux parties de cerner les faits qui sont importants dans le cadre du présent différend. Il semblerait que la situation continue d’évoluer de jour en jour.

 

[4]               Puisque la Cour est saisie d’une requête interlocutoire relative à une affaire qui sera intégralement entendue , et ce, par le même juge, elle ne formulera que des observations et des conclusions qui sont absolument nécessaires pour disposer de la présente demande de requête et pour traiter des problèmes urgents qui existent présentement à Attawapiskat.

 

[5]               Il ressort des arguments avancés devant la Cour que la demanderesse ne sollicite pas un jugement déclaratoire interlocutoire, ce qui est une bonne chose; selon une abondante jurisprudence, ce genre de jugement ne peut ou ne saurait être rendu.

 

[6]               La véritable mesure sollicitée est une injonction interdisant au ministre d’imposer une gestion par un SA, ou lui enjoignant de limiter par ailleurs les pouvoirs du SA.

 

[7]               La Cour est redevable àtous les avocats des parties d'avoir tenté d’apporter une certaine clarté à une situation embrouillée. Comme il a été mentionné à l’audience, il faut de toute urgence transporter 22 maisons modulaires sur la route hivernale qui est produite lorsque l’eau et la terre gèlent suffisamment pour pouvoir supporter de lourdes charges. C’est maintenant qu’il faut agir, car il sera trop tard lorsque la fonte débutera, soit dans 6 semaines dans le meilleur des cas. Cette question sera davantage approfondie dans les motifs et dans l’ordonnance.

 

II.         LES FAITS

[8]               Une grande partie des faits essentiels sont constants. Cependant, des questions de sens, d’interprétation, de motifs, de responsabilités et autres questions de même nature posées par ces faits sont matière à controverse.

 

[9]               Une crise du logement grave et sans précédent sévit présentement dans la réserve d’Attawapiskat. Plusieurs membres de la PNA vivent actuellement entassés dans des habitations non sécuritaires, non isolées et dépourvues de services, ou dans des tentes où les installations d’hygiène consistent en un seau qui est vidé dans un fossé. Plusieurs des maisons actuelles sont envahies par la moisissure; les autres habitations consistent en des maisons surpeuplées.

 

[10]           La demanderesse a produit de nombreuses lettres émanant de professionnels de la santé, qui faisaient le point sur les types de maladies et les autres problèmes qui prolifèrent dans la réserve en raison de l’insalubrité des logements.

 

[11]           Comment de telles conditions peuvent-elles exister dans un pays aussi riche, solide et généreux que le Canada? Cela reste sans réponse. Ce n'est pas aujourd'hui que l'on pourra se pencher sur cette question.

 

[12]           La détresse de cette collectivité a retenu toute  l'attention de la classe politique et des médias. Parmi les éléments de preuve dont la Cour est saisie, il y a un certain nombre de renvois à cette attention médiatique ainsi que des renvois très précis aux débats qui ont lieu à la Chambre des communes.

 

[13]           La PNA a conclu avec le ministre l’EGF, qui entre en vigueur le  1er avril 2011 et prend fin le 31 mars 2013. L’EGF prévoit le versement de sommes à la PNA permettant à cette dernière d’exécuter divers programmes et d'assurer divers services. La qualification de l’EGF, selon laquelle il s'agit d'un contrat de nature commerciale, est matière à controverse. La demanderesse y voit un contrat d’adhésion que le gouvernement fédéral lui a imposé, et qui est assujetti à des politiques ministérielles et à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre.

 

[14]           L’article 9.0 de l’EGF définit les cas de manquement de la part de la PNA. L’alinéa d) est la disposition essentielle en l’espèce :

[traduction]

 

9.0       MANQUEMENT

 

9.1       Le Conseil est en défaut d’exécution de la présente entente dans les cas suivants :

 

a)         le Conseil manque à une des obligations énoncées dans la présente entente ou dans toute autre entente en vertu de laquelle un ministère fédéral lui verse des fonds;

 

b)         le vérificateur du Conseil donne une opinion défavorable ou refuse de se prononcer sur les états financiers consolidés vérifiés de celui-ci dans le cadre d’une vérification effectuée selon l’article 4.4 (Exigences en matière de rapport) ou l’article 10.3 (Manquement à l’obligation de fournir les états financiers) de la présente entente ou des dispositions correspondantes de l’entente précédente;

 

c)         de l’avis du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien ou de tout autre ministre qui représente Sa Majesté la Reine du chef du Canada aux termes de la présente entente, au regard des états financiers du Conseil ou de toute autre information financière du Conseil examinée par le ministre, la situation financière du Conseil est telle que l’exécution de tout programme, service ou activité financé en vertu de cette entente est à risque;

 

d)         de l’opinion du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien ou de tout autre ministre qui représente Sa Majesté la Reine du chef du Canada aux termes de la présente entente, la santé, la sécurité ou le bien-être des membres ou des bénéficiaires pourraient être compromis.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[15]           En cas de manquement de la part de la PNA, le ministre dispose d’un certain nombre de recours qui sont prévus à l’article 10.0 de l’EGF :


[traduction]

10.0     RECOURS EN CAS DE MANQUEMENT

 

10.1     Réunion des parties

 

10.1.1  Sans limiter les recours ou toute autre mesure que le Canada peut prendre en vertu de cette entente, en cas de manquement du Conseil, les parties communiquent ou se réunissent afin d’examiner la situation.

 

10.2     Mesures que peut prendre le Canada

 

10.2.1  En cas de manquement du Conseil aux modalités de la présente entente, le Canada peut adopter une ou plusieurs des mesures correctives suivantes qu’il estime raisonnablement nécessaires compte tenu de la nature et de l’importance du manquement :

 

a)         exiger du Conseil la conception et l’application d’un plan d’action de la direction dans les soixante (60) jours civils ou dans tout autre délai convenu par les parties et précisé par écrit;

 

b)         exiger du Conseil qu’il demande un soutien consultatif jugé acceptable par le Canada;

 

c)         nommer, sur présentation d’un avis au Conseil, un séquestre‑administrateur de l’entente de financement;

 

d)         retenir les fonds qui seraient par ailleurs dus en application de l’entente;

 

e)         obliger le Conseil à prendre toute autre mesure corrective raisonnable jugée nécessaire;

 

f)          prendre toute autre mesure raisonnable que le Canada juge nécessaire, y compris tout recours prévu dans une annexe;

 

g)         résilier l’entente.

 

[16]           Le séquestre-administrateur de l’entente de financement (généralement appelé séquestre‑administrateur ou SA) est défini comme suit par l’EGF : un tiers nommé par le Canada qui est chargé d'administrer le financement qui serait par ailleurs versé au conseil (le conseil de bande), qui remplit en tout ou en partie les obligations du conseil en vertu de la présente entente et qui peut aider le conseil à remédier à tout manquement à son entente de financement. La formulation de cette définition est quelque peu maladroite.

 

[17]           En août, le gestionnaire d’habitation de la PNA a exprimé l’avis qu’il n’y avait pas suffisamment de fonds en ce qui concerne les réparations des maisons (y compris les cabanes et les tentes). La PNA reçoit environ 580 000 $ par année au titre des problèmes de logement (paiement de la dette, réparations et nouvelles constructions) pour une population d’environ 1 900 habitants.

 

[18]           Le 28 octobre 2011, le grand chef du conseil de Mushkegowuk (le conseil régional qui englobe Attawapiskat) a déclaré l'état d’urgence en raison de l'aggravation de la crise du logements.

 

[19]           À l’origine, la crise touchait cinq familles qui vivaient dans des tentes.

 

[20]           Affaires autochtones et Développement du Nord Canada a convenu, le 8 novembre 2011, d’avancer la somme de 500 000 $ en réponse à un plan élaboré par la PNA visant à assurer à ces familles un logement sécuritaire pour l’hiver 2011-2012.

 

[21]           Le 12 novembre  2011, le grand chef a déclaré l’état d’urgence relativement à la crise du logement.

 

[22]           Les plans de la PNA et les besoins qu'elle avait cernés ont continué de changer jusqu’à la fin de 2011, car de nouveaux besoins se sont manifestés ou diverses hypothèses se sont révélées incomplètes ou erronées. Le 21 novembre 2011, le chef a informé les fonctionnaires du ministère que les 17 familles additionnelles vivant dans des cabanons faisaient face à des besoins urgents et il a demandé une somme supplémentaire de 1,5 million de dollars.

 

[23]           Le 25 novembre 2011, le chef a informé les fonctionnaires du ministère que lui et le conseil ne disposaient pas des ressources et de la capacité nécessaires pour faire face à cette situation.

 

[24]           Après l’annonce de l’urgence et l’avance de fonds supplémentaires, des fonctionnaires du ministère se sont rendus à Attawapiskat, le 28 novembre 2011, afin d’évaluer les besoins de la collectivité en matière de logement. Ils ont conclu qu’il fallait agir immédiatement.

 

[25]           La demanderesse accorde beaucoup d’importance au fait que, pendant deux semaines en novembre, les problèmes de la collectivité ont fait beaucoup de bruit dans la classe politique, au point que le premier ministre a fait une déclaration à la Chambre des communes le 30 novembre 2011.

 

[26]           Le même jour, le chef a été informé que la PNA était en défaut aux termes de l’alinéa 9.1d) de l’EGF et qu’un SA avait été nommé.

 

[27]           La PNA s’est immédiatement opposée à la nomination d’un SA. Elle l'a fait apparemment avec encore plus de détermination lorsque la PNA a été informée que le SA était la même firme que celle qu’elle avait démise deux ans auparavant de ses fonctions de co-gestionnaire.

 

[28]           Il n’est pas nécessaire à ce stade de la procédure en contrôle judiciaire de faire une analyse approfondie des divers échanges qui ont eu lieu et des divers points de vue qui ont été adoptés. Il suffit de dire que la frustration, la colère et la méfiance sont grandes.

 

[29]           Le dossier relatif à la présente requête comprenait des éléments de preuve et des mentions relatifs aux internats et aux mauvais traitements infligés aux membres des Premières Nations, notamment aux membres de la PNA. Bien que ces éléments de preuve puissent permettre d’expliquer certaines réactions et tendent à établir l’authenticité et la sincérité de l’opposition de la PNA à la nomination du SA, la question dont la Cour est saisie dans le cadre d’une demande en injonction est plus circonscrite que les questions soulevées par ces éléments de preuve. Ils pourront être utiles lorsque la présente procédure de contrôle judiciaire sera instruite au fond.

 

[30]           Enfin, quant aux faits pertinents à la présente injonction, le 2 décembre 2011, la PNA a obtenu une soumission de 2,4 millions de dollars relativement à la construction de 22 maisons modulaires.

 

[31]           La PNA et le SA ont signé un contrat pour la construction de ces maisons et des fonds ont été avancés afin que la construction des maisons modulaires et leur livraison au fur et à mesure qu’elles sont terminées puissent être assurés par le fournisseur.

 

[32]           La PNA a un plan quant à la prestation de services aux terrains nécessaires, à la livraison et à l’installation des maisons modulaires. De Beers Canada Inc. (De Beers), la société minière qui possède une mine sur la réserve, a accepté d’intervenir à titre de gestionnaire de projet. Le plan et les modalités d'intervention de De Beers ont été acceptés par le ministre.

 

[33]           Il y a des maisons modulaires à Moosonee (et il y en aura d’autres) et la route hivernale est en train de se raffermir. Malgré tout cela, les parties semblent incapables d’agir de concert afin que les maisons modulaires soient transportées sur le site. Le temps presse; s'il devient impossible d’effectuer la livraison sur la route hivernale, cela aura pour conséquence le report à l'an prochain de l’exécution du projet urgent.

 

[34]           À l’audience, les avocats des parties ont fait de leur mieux pour expliquer le fossé presque inexplicable entre les points de vue des deux parties et la défenderesse a expliqué que si la PNA présente des factures et que De Beers confirme que ces factures sont conformes au plan approuvé, le SA effectuera le paiement et le projet pourra aller de l’avant avec la rapidité nécessaire. Ce faisant, on ne demande pas à la PNA de « reconnaître » la légitimité du SA. Le fait que la PNA présentera des factures et traitera avec le SA ne portera aucun préjudice à son opposition à la nomination du SA.

 

[35]           Après ce résumé plutôt bref des faits, la Cour passera maintenant à l’analyse des principes de droit relatifs à la question de l’une injonction.

 

III.       ANALYSE DES QUESTIONS DE DROIT

[36]           Le critère à trois volets applicable en matière d’injonction a été clairement consacré par la jurisprudence RJR-MacDonald Inc c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 [RJR‑MacDonald]. Le requérant doit établir a) qu’il existe une question sérieuse à trancher, b) qu’il subirait un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas rendue et c) que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’une injonction.

 

[37]           Toutefois, avant d’aborder la question du critère à trois volets, la défenderesse soulève une question préliminaire : elle soutient que, selon l’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, on ne peut pas demander une injonction contre l’État.

22. (1) Le tribunal ne peut, lorsqu’il connaît d’une demande visant l’État, assujettir celui-ci à une injonction ou à une ordonnance d’exécution en nature mais, dans les cas où ces recours pourraient être exercés entre personnes, il peut, pour en tenir lieu, déclarer les droits des parties.

 

 

 

 (2) Le tribunal ne peut, dans aucune poursuite, rendre contre un préposé de l’État de décision qu’il n’a pas compétence pour rendre contre l’État.

22. (1) Where in proceedings against the Crown any relief is sought that might, in proceedings between persons, be granted by way of injunction or specific performance, a court shall not, as against the Crown, grant an injunction or make an order for specific performance, but in lieu thereof may make an order declaratory of the rights of the parties.

 

 (2) A court shall not in any proceedings grant relief or make an order against a servant of the Crown that it is not competent to grant or make against the Crown.

 

[38]           Il ressort clairement de la jurisprudence Zenon Environmental Inc c Canada, 2005 CF 210, par laquelle le juge Strayer qualifie d'anomalie l’immunité dont bénéficie l’État du droit général, que ce texte joue en cas d'action dirigée contre l’État, mais non pas lorsqu’il y a contestation de l’autorité exercée par un fonctionnaire, au motif qu'il outrepasse les pouvoirs que lui confèrent la loi ou la Constitution. L’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif a simplement codifié la common law. Plus particulièrement, l’article 22 ne joue pas dans le cas d'une demande de contrôle judiciaire présentée à juste titre en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[39]           Dans plusieurs de ses décisions, dont Bande indienne de Musqueam c Canada (Gouverneur en conseil), 2004 CF 579, la Cour a accordé des injonctions dans le cadre de procédures en contrôle judiciaire engagées en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. L’interdiction d'accorder  des injonctions contre l’État est un principe  reconnu par la common law depuis longtemps et il est antérieur à la Loi sur les Cours fédérales, dont le libellé est plus précis.

 

[40]           En substance, la défenderesse demande à la Cour de rejeter, à l'étape préliminaire, la demande de contrôle judiciaire sous réserve du droit de la demanderesse d’intenter une action contre l’État.

 

[41]           Une jurisprudence abondante enseigne que les demandes de contrôle judiciaire ne doivent pas être radiées lors d'une étape préliminaire, sauf dans les cas très exceptionnels où la demande n’a aucune chance d’être accueillie (voir David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc (CA), [1995] 1 CF 588; Chiasson c Canada (Procureur général), 2006 CF 1208).

 

[42]           La thèse de la défenderesse est fondée sur l’argument selon lequel la relation entre la bande et le gouvernement fédéral aux termes de l’EGF est de nature contractuelle – un contrat de prestation de programmes et de services. La défenderesse invoque l’arrêt Irving Shipbuilding Inc c Canada (Procureur général), 2009 CAF 116. Cet arrêt était fondé sur une analyse relative à la nature de la relation entre les parties – une démarche que le présent dossier ne saurait justifier. Il est prématuré de tirer une conclusion définitive de cet argument de droit.

 

[43]           Même dans une situation d’ordre contractuel, des recours de droit public peuvent être ouverts quand les moyens de contestation sont de nature constitutionnelle ou sont fondés sur le fait qu’une partie n’a pas la compétence requise ou outrepasse les pouvoirs qui lui sont conférés. Les moyens de contestation de la demanderesse comprennent des allégations d’usage inapproprié de pouvoirs, de prise en compte de facteurs non pertinents et de détournement de pouvoir – des moyens qui relèvent tous du recours en contrôle judiciaire.

 

[44]           Par conséquent, en vertu des articles 18.1 et 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour a bel et bien compétence pour rendre une injonction contre la défenderesse, si les circonstances le justifient. Cela dit, rien n’empêche la défenderesse de faire valoir l’un ou l’autre de ses arguments concernant le caractère approprié d’une instance engagée en vertu de l’article 18.1 lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire au fond.

 

[45]           L’argument de la défenderesse quant à la nature de la relation entre les parties et la qualification de la relation aux termes de l’EGF peut fort bien donner lieu à une question sérieuse à trancher – le premier élément du critère à trois volets sur laquelle la Cour s'exprimera.

 


A.        La question sérieuse

[46]           Comme l’enseigne l'arrêt RJR-MacDonald, précité, le seuil de la « question sérieuse » n’est pas élevé; pour pouvoir prétendre à une injonction, il suffit que soit posée une question qui n’est « ni futile ni vexatoire ».

 

[47]           Par des décisions telles que Nation Cri de Kehewin c Canada, 2011 CF 364, et Bande indienne Tobique c Canada, 2010 CF 67, notre Cour a confirmé que la décision du ministre de nommer un SA était susceptible de contrôle selon la norme de la « décision raisonnable ».

 

[48]           La PNA a allégué que le ministre a exercé le pouvoir de nomination du SA dans un but illégitime, et non aux fins de ce pouvoir, et, ce faisant, il a tenu compte de considérations extrinsèques ou sans pertinence.

 

[49]           La demanderesse s’appuie en grande mesure sur des éléments de preuve indirects, notamment le moment où les déclarations politiques ont été faites et celui où le SA a été nommé. Elle s’appuie aussi sur le défaut du ministère de suivre ses propres politiques lorsqu’il a décidé de nommer le SA.

 

[50]           La demanderesse soutient en outre qu’il doit exister un lien entre la mauvaise gestion des fonds de la part de la PNA et la crise, dont les parties reconnaissent l’existence, dans les domaines de la santé, de la sécurité et du bien‑être. Selon la demanderesse,  aucun lien de ce genre n'est établi en l'espèce.

 

[51]           La demanderesse peut-elle établir les éléments d’un détournement de pouvoir de la part du ministre? Cela reste à voir. Il est évident que cela nécessitera des contre‑interrogatoires et la production d’éléments de preuve additionnels.

 

[52]           Toutefois, la demanderesse a démontré, de manière suffisante, qu’est posée une question sérieuse et que la demande n’est ni futile ni vexatoire. Il y a une véritable controverse concernant l’interprétation de l’EGF, la qualification de la relation entre les parties et les principes juridiques pertinents en l'espèce.

 

B.         Le préjudice irréparable

[53]           La demanderesse doit aussi établir qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée dans l'attente d’une décision sur le fond. En ce qui concerne la caractère irréparable du préjudice, c'est la nature de celui-ci qui compte, et non son ampleur.

 

[54]           Comme l’a observé la Cour d’appel fédérale par l’arrêt Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, le demandeur doit établir la réalité d’un préjudice irréparable; il ne saurait être conjectural ou hypothétique.

 

[55]           La demanderesse soutient que la nomination du SA lui cause, en soi, un préjudice irréparable parce qu’elle porte préjudice à sa dignité et à son autodétermination ainsi qu’à sa capacité de faire face aux risques graves et urgents auxquels sont exposés les membres de sa collectivité, à laquelle le chef et le conseil doivent rendre compte.

 

[56]           La défenderesse minimise ces inquiétudes en soulignant que les pouvoirs et les responsabilités du chef et du conseil demeurent inchangés, que la nomination du SA ne touche que l’EGF, et non les autres financements ou pouvoirs.

 

[57]           On ne saurait prendre à la légère les répercussions que le SA peut avoir au regard des préoccupations soulevées par la demanderesse. Toutefois, l’EGF prévoyait la possibilité de nommer un SA, et la demanderesse a reconnu (encore que de mauvaise grâce, peut‑être) la nature du préjudice, en particulier si la nomination était régulière. Cette nomination, en soi, ne lui cause pas un préjudice irréparable – un préjudice à sa dignité, à son autodétermination et à sa capacité de faire face aux situations délicates ne peut découler que d'une nomination inappropriée. Il n’a pas encore été prouvé qu'elle était inappropriée et tel est le nœud de la présente procédure en contrôle judiciaire.

 

[58]           En l’absence d’une nomination inappropriée du SA, la réalité des autres genres de préjudice allégués, tels que le préjudice à la relation fiduciaire avec l’État, l’atteinte à la confiance entre les parties et les autres formes de préjudice intangible (mais peut‑être non moins réel), n’a pas été démontrée à ce stade de l'instance.

 

[59]           Le seul préjudice réel et actuel établi par la demanderesse concerne le retard dans la prestation de services aux terrains et dans la livraison des maisons modulaires dont il a été fait mention plus haut. On peut dire que la question de savoir qui a causé ce préjudice reste posée.

 

[60]           En ce qui a trait à cette question, les intérêts des membres de la collectivité sont directement touchés et doivent l’emporter sur les différends opposant le chef et le conseil d’une part, et le ministre d’autre part. Les personnes touchées ainsi que la collectivité dans son ensemble subiront un préjudice réel si on ne profite pas du moment opportun en raison de querelles d’ordre juridique.

 

[61]           On ne saurait donc retenir la thèse de la demanderesse selon laquelle l’utilisation des fonds pour rémunérer le SA lui cause un préjudice irréparable, plutôt qu’un préjudice qui peut être réparé par des dommages‑intérêts.

 

C.        La prépondérance des inconvénients

[62]           Le troisième élément du critère à trois volets exige que la Cour examine la prépondérance des inconvénients. Il a été défini comme suit :

[Il] consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond.

 

(Voir l’arrêt Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110, à la page 129)

 

[63]           Lorsque l'injonction est demandée à l’encontre d’un organisme public, il faut rechercher qui subira le plus grand préjudice, en tenant compte de l’intérêt public.

 

[64]           La défenderesse invoque les observations suivantes tirées de l’arrêt RJR-MacDonald, précité, à l'appui de sa thèse portant qu’au regard des obligations incombant au ministre, c'est à lui, et non au chef et au conseil, que toute interdiction causerait un préjudice irréparable :

71     À notre avis, le concept d’inconvénient doit recevoir une interprétation large dans les cas relevant de la Charte.  Dans le cas d’un organisme public, le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l’organisme public et, en partie, de l’action qu’on veut faire interdire.  On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés.  Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public.

 

[65]           Le problème en l’espèce est que les deux parties sont des pouvoirs publics dont les missions comportent des éléments divers et parfois complémentaires d’intérêt public.

 

[66]           Il y a donc, en général, équilibre des inconvénients dans ce genre de cas. Le ministre doit au public canadien de veiller à ce que les fonds soient utilisés de façon appropriée. Le ministre et le chef ou le conseil sont redevables envers la collectivité d’Attawapiskat. C’est particulièrement le cas lorsque la santé, la sécurité et le bien-être de la collectivité sont en jeu.

 

[67]           Ce n’est qu’en ce qui a trait à la question de l’installation des maisons modulaires que la balance penche manifestement en faveur de la demanderesse. Il n’existe aucune autre preuve de problème avec le SA qui aurait des répercussions aussi directes sur la collectivité d’Attawapiskat.

 

IV.       CONCLUSION

[68]           Vu le critère à trois volets prévu par la loi, et vu que le pouvoir de la Cour en matière d'injonction est discrétionnaire, elle ne prononcera d’injonction pour l'instant, à condition que le ministre et son SA respectent les modalités de l’ordonnance au sujet des paiements visant les 22 maisons modulaires qui doivent être installées sur la réserve d’Attawapiskat.

 

[69]           La Cour attend du chef et du conseil qu'ils prennent les mesures nécessaires permettant au SA de respecter les modalités imposées par l’ordonnance de rejet de la présente demande d’injonction.

 

[70]           Il sera notamment ordonné que, lorsque le SA recevra les factures relatives à l’installation des maisons modulaires (y compris les services, le transport ou tout élément raisonnablement lié à l’installation) et lorsque le gestionnaire de projet, De Beers, aura confirmé que les biens ou les services inscrits dans les factures respectent le plan de redressement approuvé au préalable par les parties, le SA réglera ces factures sans délai.

 

[71]           La demanderesse n’aura pas à accepter ou à reconnaître le caractère légal de la nomination du SA pour avoir droit au règlement des factures.

 

[72]           Au cours de la période précédant l’audition de la présente demande d’injonction, les parties ont pu bénéficier de la médiation dirigée par le juge Mandamin. En cas de difficultés dans l’application des modalités de l’ordonnance de la Cour, les parties peuvent demander l’aide du juge Mandamin. Sinon, toute controverse découlant de l’ordonnance sera déférée à la Cour.

 


[73]           La demande sera rejetée sans dépens.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 3 février 2012

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2037-11

 

INTITULÉ :                                       LA PREMIÈRE NATION D’ATTAWAPISKAT, REPRÉSENTÉE PAR SON CHEF ET SON CONSEIL

 

                                                            et

 

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES  AUTOCHTONES ET DU DÉVELOPPEMENT DU NORD CANADIEN

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 31 janvier 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  Le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 3 février 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Katherine Hensel

Maria Golarz

Brendan Van Niejenhuis

Benjamin Kates

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Gary Penner

Dan Luxat

Michael Beggs

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

HENSEL BARRISTERS

Avocats

Toronto (Ontario)

 

STOCKWOODS LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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