Dossier : T-699-11
Référence : 2012 CF 13
[traduction française certifiée, non révisée]
Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2012
En présence de monsieur le juge Near
ENTRE :
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
et
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Le présent appel vise la décision d’un juge de la citoyenneté fondée sur le paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi). Le demandeur (le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), qui conteste l’attribution de la citoyenneté à la défenderesse (Dina El-Koussa), soutient que la preuve établissant qu’elle s’est conformée à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi était insuffisante et que le juge de la citoyenneté n’a pas motivé sa décision.
[2] Après avoir examiné la thèse des deux parties, je dois faire droit au présent appel.
I – Contexte
[3] La défenderesse est née au Liban. Elle est devenue résidente permanente au Canada le 5 août 2002 et s’est installée à Montréal avant de déménager à Halifax en novembre 2004. Au début de 2007, son époux et elle ont acheté un condominium dans cette ville, l’ont revendu et sont retournés au Liban en août 2008, avec leurs deux enfants nés au Canada.
[4] La défenderesse a présenté une demande de citoyenneté canadienne le 1er août 2007. La période pertinente de résidence va du 1er août 2003 au 1er août 2007. La défenderesse a déclaré une absence de 27 jours, ce qui signifie qu’elle était effectivement présente au Canada pendant 1 433 jours. Ce nombre de jours est bien supérieur à l’exigence minimale de 1 095 jours.
[5] Le 25 février 2010, la défenderesse recevait un avis de comparution. Elle devait également remplir le questionnaire et fournir des renseignements justificatifs. Le 18 mars 2010, la lettre qui lui a été adressée a été retournée à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) avec la mention « non réclamée ». Comme elle avait regagné le Liban, la défenderesse soutient qu’elle n’a reçu la lettre qu’après l’expiration du délai.
[6] La défenderesse n’ayant pas encore répondu aux demandes de renseignements supplémentaires, son dossier a été assigné à un juge de la citoyenneté en vue d’une audience le 12 janvier 2011.
[7] Les notes prises par le juge de la citoyenneté durant l’audience semblent indiquer que la défenderesse a répondu à des questions concernant son retour au Liban en 2008. Cependant, elle n’a pas fourni le questionnaire de résidence rempli ni les documents requis. Le juge de la citoyenneté a exigé que ces renseignements soient soumis dans les 30 jours.
[8] La défenderesse a remis son questionnaire de résidence rempli et certains documents justificatifs (notamment les certificats de naissance de ses enfants, la liste des pays dont les tampons figuraient sur son passeport, l’acte notarié d’hypothèque, ses antécédents médicaux, ses déclarations de revenus, des factures de services publics au nom de son mari ainsi que la lettre d’une église évoquant son statut de membre).
[9] Le 22 février 2011, la demande de citoyenneté de la défenderesse a été approuvée. La décision consistait en un document intitulé « Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté », dans lequel des cases cochées indiquaient que la défenderesse s’était conformée à l’obligation de résidence prévue au paragraphe 5(1) de la Loi. Ce formulaire a été signé par le juge de la citoyenneté.
II. Les questions en litige
[10] Le présent appel soulève les questions suivantes :
a) Le juge de la citoyenneté qui a approuvé la demande de la défenderesse a-t-il fourni des motifs suffisants?
b) Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en concluant que la défenderesse s’était conformée à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi?
III. La norme de contrôle
[11] Étant un aspect de l’équité procédurale et de la justice naturelle, le caractère suffisant des motifs doit satisfaire à la norme de la décision correcte (Abou-Zahra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 FC 1073, [2010] ACF no 1326, au paragraphe 16; Chowdhury c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 709, [2009] ACF no 875, au paragraphe 29).
[12] Dans Pourzand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 395, 2008 CarswellNat 831, au paragraphe 19, la Cour a conclu que la norme de contrôle applicable à la décision d’un juge de la citoyenneté touchant le respect de l’obligation de résidence par un demandeur est la raisonnabilité, puisqu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit.
[13] La raisonnabilité « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’« à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).
IV. Analyse
A. Le juge de la citoyenneté qui a approuvé la demande de la défenderesse a-t-il fourni des motifs suffisants?
[14] Le paragraphe 14(2) impose aux juges de la citoyenneté l’obligation de motiver leurs décisions :
Examen par un juge de la citoyenneté
14. (1) Dans les soixante jours de sa saisine, le juge de la citoyenneté statue sur la conformité — avec les dispositions applicables en l’espèce de la présente loi et de ses règlements — des demandes déposées en vue de :
a) l’attribution de la citoyenneté, au titre des paragraphes 5(1) ou (5);
[…]
[…]
Information du ministre
(2) Aussitôt après avoir statué sur la demande visée au paragraphe (1), le juge de la citoyenneté, sous réserve de l’article 15, approuve ou rejette la demande selon qu’il conclut ou non à la conformité de celle-ci et transmet sa décision motivée au ministre.
Information du demandeur
(3) En cas de rejet de la demande, le juge de la citoyenneté en informe sans délai le demandeur en lui faisant connaître les motifs de sa décision et l’existence d’un droit d’appel.
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Consideration by citizenship judge
14. (1) An application for
(a) a grant of citizenship under subsection 5(1) or (5),
[…]
shall be considered by a citizenship judge who shall, within sixty days of the day the application was referred to the judge, determine whether or not the person who made the application meets the requirements of this Act and the regulations with respect to the application.
[…]
Advice to Minister
(2) Forthwith after making a determination under subsection (1) in respect of an application referred to therein but subject to section 15, the citizenship judge shall approve or not approve the application in accordance with his determination, notify the Minister accordingly and provide the Minister with the reasons therefor.
Notice to applicant
(3) Where a citizenship judge does not approve an application under subsection (2), the judge shall forthwith notify the applicant of his decision, of the reasons therefor and of the right to appeal.
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[15] Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323, [2010] ACF no 373, la Cour a donné des précisions au paragraphe 17 sur l’obligation de fournir des motifs :
[17] Une décision est suffisamment motivée lorsque les motifs sont clairs, précis et intelligibles et lorsqu’ils disent pourquoi c’est cette décision-là qui a été rendue. Une décision bien motivée atteste une compréhension des points soulevés par la preuve, elle permet à l’intéressé de comprendre pourquoi c’est cette décision-là qui a été rendue, et elle permet à la cour siégeant en contrôle judiciaire de dire si la décision est ou non valide : voir Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, paragraphe 46; Mehterian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. n° 545 (C.A.F.); VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.F.), paragraphe 22; décision Arastu, précitée, paragraphes 35 et 36.
[16] Compte tenu de ces principes, le demandeur soutient que l’omission du juge de la citoyenneté de fournir des motifs constitue un manquement à l’équité procédurale et une erreur manifeste justifiant l’intervention de la Cour (voir, par exemple, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Salim, 2010 CF 975, [2010] ACF no 1219). Le juge de la citoyenneté aurait dû à tout le moins préciser lequel des critères admis en matière de résidence il avait employé, et comment il y a été satisfait, le cas échéant (voir, par exemple, Jeizan, précitée, au paragraphe 18; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Behbahani, 2007 CF 95, [2007] ACF no 1039, aux paragraphes 3 et 4).
[17] La défenderesse fait valoir que la Loi est muette en ce qui concerne la forme et l’étendue des motifs requis. Elle s’appuie sur la section 1.20 du Guide CP 2 de CIC, dans laquelle il est reconnu que « le décideur doit justifier sa décision », mais aussi que « selon l’article 15 de la Loi sur la citoyenneté, il est obligatoire d’exposer les motifs d’une décision lorsqu’un juge de la citoyenneté décide de ne pas approuver une demande ».
[18] La défenderesse souligne également que l’« Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté » est un formulaire pratique dont l’usage est approuvé aux fins de prise de décision. Il permet au juge de la citoyenneté de cocher les cases pour indiquer si les demandeurs ont respecté ou non les exigences établies au paragraphe 5(1) de la Loi, et comporte des encadrés pour présenter le calcul détaillé des jours de résidence. La case correspondant à la phrase [traduction] « a respecté » les exigences a été cochée en l’espèce, et le nombre de jours inscrits était 1 433, soit un nombre de jours supérieur à la norme minimale. Une case est prévue pour les [traduction] « motifs », mais il n’est pas obligatoire de la remplir.
[19] La défenderesse fait remarquer qu’au moment d’évaluer le caractère suffisant des motifs, « les tribunaux devraient tenir compte de la “réalité quotidienne” des tribunaux administratifs » et des « modes d’expression abrégés ancrés dans les compétences du décideur administratif », tel qu’il en était question dans l’arrêt Administration de l’aéroport international de Vancouver c Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2010] ACF no 809, au paragraphe 17.
[20] La défenderesse soutient que les notes du juge de la citoyenneté concernant la résidence subséquente de la famille au Liban devraient être considérées comme faisant partie de la décision. Elles démontrent qu’il a examiné la preuve. Elle s’appuie sur l’arrêt Administration de l’aéroport international de Vancouver, précité, où la Cour laissait entendre que les renseignements concernant les motifs de la décision d’un décideur pouvaient être tirés du « dossier présenté au tribunal et [du] contexte périphérique ».
[21] Je suis prêt à reconnaître que le caractère suffisant des motifs doit être évalué dans son contexte, mais ne suis pas convaincu que les exigences de clarté, de précision et d’intelligibilité prescrites dans la décision Jeizan, précitée, ont été respectées. Il m’est impossible de savoir exactement ce qui a motivé la décision ou, plus précisément, quel élément de preuve a permis au juge de conclure que la défenderesse devait recevoir la citoyenneté.
[22] Compte tenu des difficultés persistantes à obtenir de la défenderesse des documents justificatifs pour confirmer sa résidence, le juge aurait dû indiquer pourquoi la preuve à l’appui de cette conclusion était devenue suffisante, peu importe si celle-ci repose uniquement sur le respect de l’obligation de présence effective. Comme il est nécessaire de fournir des motifs additionnels, le formulaire prévoit clairement un encadré à cet effet. Les motifs peuvent être brefs, mais restent nécessaires.
[23] Même en considérant que les notes du juge de la citoyenneté font partie des motifs, cela ne garantit pas leur caractère suffisant. Les notes évoquent néanmoins la nécessité que la défenderesse remplisse un questionnaire de résidence, précisent la période applicable de résidence, confirment la date à laquelle la défenderesse a quitté le Canada pour le Liban en août 2008 et font référence à ses enfants et à son mari, sans indiquer clairement sur quelle base la décision a en fait été rendue.
[24] Il m’est actuellement impossible de savoir si le juge de la citoyenneté a tiré une conclusion raisonnable en ce qui concerne la résidence de la défenderesse en se fondant sur la preuve. Cette situation témoigne du caractère insuffisant des motifs.
B. Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en concluant que la défenderesse s’était conformée à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi?
[25] Selon le demandeur, il était déraisonnable de la part du juge de la citoyenneté de conclure que la défenderesse avait respecté l’obligation de résidence énoncée par la Loi en appliquant l’un ou l’autre des trois critères établis. Il souligne que la défenderesse n’a pas fourni tous les renseignements requis et laisse entendre, plus précisément, que les renseignements bancaires et les factures de services publics présentés pour la période pertinente étaient négligeables.
[26] La défenderesse fait au contraire valoir que le demandeur est simplement en désaccord avec la décision. D’après elle, il met en cause la production incomplète des documents justificatifs requis tout en sous-estimant d’importants éléments de preuve présentés, comme la liste des pays dont les tampons figuraient sur son passeport. D’après la défenderesse, le demandeur tente d’imposer une analyse qualitative là où une approche quantitative a légitimement été employée.
[27] Compte tenu de mon analyse sur le caractère suffisant des motifs, il n’est pas nécessaire que je m’étende sur cette question. Cependant, je dois rappeler au demandeur que rien n’empêche un juge de la citoyenneté de fonder sa conclusion sur le seul critère du calcul strict du nombre de jours de présence effective (voir Martinez-Caro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 640, [2011] ACF no 881), ou de parvenir à la même conclusion lors du réexamen en s’appuyant sur des motifs plus complets.
V. Conclusion
[28] Les motifs fournis en l’espèce étaient insuffisants pour apprécier le caractère raisonnable de la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle l’obligation de résidence avait été respectée. Compte tenu des débats que continuent de susciter les affaires de citoyenneté, il serait très utile pour la Cour que les juges de la citoyenneté indiquent clairement en une ou deux phrases les critères qu’ils ont employés et qu’ils expliquent les motifs pour lesquels ils arrivent à une conclusion donnée. Les détails requis dans ces motifs varieront selon le critère retenu et le contexte périphérique. Cependant, même si l’on peut déduire que le critère employé est celui de la présence effective au Canada (qui me paraît, en règle générale, le plus conforme à la Loi), les juges de la citoyenneté devraient tout de même le préciser. Ils devraient aussi expliquer avec plus ou moins de détails, suivant les faits de l’affaire, ce qui les a incités à accepter ou rejeter la preuve qu’on leur a présentée.
[29] Par ailleurs, lorsqu’un formulaire d’avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté est utilisé, il ne suffit pas de cocher les cases sans autre explication, comme c’est le cas en l’espèce. Dans certains cas, des notes supplémentaires rédigées par les juges peuvent suffisamment illustrer leur raisonnement, mais il serait de loin préférable que le critère employé et la raison pour laquelle le juge a accepté la preuve de présence effective soient clairement indiqués dans la décision. Une case intitulée [traduction] « Motifs » est déjà prévue à cet effet.
[30] Pour ces motifs, il est fait droit à l’appel. L’affaire est renvoyée pour réexamen à un autre juge de la citoyenneté.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que l’appel est accueilli et l’affaire est renvoyée pour réexamen à un autre juge de la citoyenneté.
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-699-11
INTITULÉ : MCI c. DINA EL-KOUSSA
LIEU DE L’AUDIENCE : HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 13 DÉCEMBRE 2011
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE NEAR.
DATE DES MOTIFS : LE 4 JANVIER 2012
COMPARUTIONS :
Patricia MacPhee
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POUR LE DEMANDEUR |
Elizabeth A. Wozniak
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POUR LA DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Myles J. Kirvan Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DEMANDEUR |
Elizabeth A. Wozniak Beveridge, MacPherson & Buckle Halifax (Nouvelle-Écosse)
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POUR LA DÉFENDERESSE |