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Date : 20110623

Dossier : T‑1902‑10

Référence : 2011 CF 758

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2011

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

ENTRE :

 

TARGET BRANDS, INC. ET

TARGET CORPORATION

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

FAIRWEATHER LTD., INTERNATIONAL CLOTHIERS INC. ET LES AILES DE LA MODE INC.

 

 

 

défenderesses

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Les demanderesses réclament une injonction interlocutoire interdisant aux défenderesses, tant qu’une décision définitive ne sera pas rendue dans la présente action, d’exploiter un magasin de vente au détail en liaison avec une marque de commerce ou un nom commercial composé du mot TARGET ou du dessin d’une cible, et leur interdisant de montrer, d’annoncer ou d’utiliser le mot TARGET ou le dessin d’une cible pour attirer l’attention du public sur l’entreprise des défenderesses de manière à créer de la confusion entre l’entreprise des défenderesses et celle des demanderesses.

 

[2]               La demanderesse (Target) est une grande chaîne de magasins de vente au détail qui exerce ses activités aux États‑Unis et vend un large éventail de produits. Target Corporation emploie des marques de commerce appartenant à Target Brands, Inc. et notamment la marque TARGET et le dessin d’une cible rouge. La marque TARGET et le dessin d’une cible rouge ont été employés pour la première fois en 1962 par son prédécesseur en liaison avec un magasin situé au Minnesota. Target cherche présentement à s’implanter sur le marché canadien; elle a annoncé son intention d’ouvrir des magasins Target au Canada en 2013.

 

[3]               Les défenderesses (qui se désignent elles‑mêmes sous le nom d’INC) sont des sociétés connexes qui vendent des vêtements et des accessoires à une clientèle à moyen et à faible revenu. Il s’agit de Fairweather, qui vend des vêtements et des accessoires pour dames, d’International Clothiers, qui vend des vêtements et des accessoires pour hommes et des Ailes de la Mode, une société qui n’exerce ses activités qu’au Québec. INC a acquis la marque de commerce déposée TARGET APPAREL lorsqu’elle a acheté les actifs de Dylex Limited. INC a ouvert une chaîne de magasins de vêtements sous l’appellation de Target Apparel.

 

[4]               Target a introduit contre INC une action dans laquelle elle réclame des dommages‑intérêts ainsi qu’une injonction permanente interdisant à INC d’employer le nom commercial TARGET ainsi que le dessin d’une cible. INC a formé une demande reconventionnelle contre TARGET pour contrefaçon de sa marque déposée TARGET APPAREL. L’instruction de ces affaires est prévue pour 2012.

 

[5]               Pour les motifs qui suivent, je rejette la demande d’injonction interlocutoire présentée par Target contre INC.

 

Les faits

Target

[6]               Target exerce ses activités aux États‑Unis d’Amérique. Il s’agit de sa première tentative d’expansion à l’extérieur des États‑Unis. Target est une importante chaîne de magasins de vente au détail qui exploite 1 740 magasins dans 49 États. Son chiffre d’affaires annuel dépasse 65 milliards de dollars US. Les magasins Target ont en moyenne une superficie de vente au détail de 133 300 pieds carrés. Ils offrent une vaste gamme d’articles d’usage courant et divers services. Target affirme que ses magasins ont la réputation d’offrir une présentation et un agencement constants en plus de se caractériser par leur propreté, la serviabilité de son personnel, leur esprit de collaboration et d’innovation en ce qui concerne les produits, l’exclusivité de certains produits et l’offre de certains produits haut de gamme.

 

[7]               Target est connue sous son appellation commerciale américaine TARGET accompagnée d’un logo illustrant une cible rouge. Target utilise l’appellation commerciale TARGET et le logo de la cible rouge tant conjointement que séparément. Target investit des sommes considérables en publicité pour que sa clientèle ait présent à l’esprit le nom et le logo TARGET de manière à différencier sa marque de ses compétiteurs.

 

[8]               À l’heure actuelle, Target n’a aucun magasin au Canada et elle n’expédie aucun produit au Canada. Elle délivre toutefois des cartes de crédit aux Canadiens qui font des emplettes dans ses magasins des États‑Unis. Target maintient que sa marque de commerce est bien connue au Canada depuis au moins les années quatre‑vingt‑dix du fait que des Canadiens visitent ses magasins des États‑Unis et en raison de la publicité qu’elle fait et qui franchit la frontière Canada‑États‑Unis.

 

[9]               Le 13 janvier 2011, Target a annoncé qu’elle venait de signer une entente visant à faire l’acquisition de droits de tenure à bail relatifs à quelque 220 établissements appartenant à Zellers Inc. au Canada. Target prévoit ouvrir entre 100 et 150 magasins Target au Canada en 2013 et en 2014.

 

La marque de commerce TARGET APPAREL

[10]           Dylex Limited (Dylex) a présenté une demande d’enregistrement de la marque de commerce TARGET APPAREL en vue de l’employer en liaison avec certaines marchandises, en l’occurrence « des vêtements pour hommes, notamment : complets, pantalons, vestes et manteaux ». La marque de commerce en question a été enregistrée le 31 juillet 1981 et l’enregistrement a été renouvelé par Dylex le 31 juillet 2006. En août 2001, à la suite de difficultés financières, Dylex a été mise sous séquestre et a par la suite fait faillite.

 

INC

[11]           En 2001, INC a acquis divers actifs se rapportant à des magasins Fairweather de Dylex, et notamment 70 magasins ainsi que la marque de commerce déposée TARGET APPAREL. Ce changement en titre a été enregistré le 4 avril 2002. En 2003, INC a ouvert un magasin de vente de vêtements au rabais Target Apparel sur le chemin Orfus à Toronto. Ce magasin annonçait régulièrement des ventes de vêtements dans des journaux de Toronto. Le magasin a exercé ses activités à cette adresse de 2003 à 2011, année au cours de laquelle il s’est réinstallé juste en face.

 

[12]           INC explique qu’elle a mis au point un nouveau modèle de magasin de vêtements, plus grands, s’adressant aux familles, en vue de livrer concurrence aux détaillants de vêtements américains et européens qui occupaient une part de plus en plus grande du marché canadien. À cette fin, INC a entamé, en novembre 2007, des pourparlers en vue d’acquérir la chaîne de magasins de vêtements DESIGNER DEPOT de la Baie. Elle a fait l’acquisition de ces magasins en vue de les intégrer à la chaîne de magasins Target Apparel.

 

[13]           À la suite de retards attribuables aux démarches effectuées pour obtenir l’autorisation de divers locateurs ainsi que des permis municipaux, de même qu’à l’installation des nouveaux équipements et à la commande, la fabrication et l’installation d’affiches, une chaîne de magasins Target Apparel a fait son apparition sur le marché dans le nouveau créneau commercial de la vente, au rabais, de vêtements pour toute la famille. De nouveaux magasins ont été ouverts en Nouvelle‑Écosse en septembre 2009, en Colombie‑Britannique en août 2010, ainsi qu’à douze autres endroits par la suite. L’affichage utilisé dans bon nombre de ces magasins se caractérise par l’emploi du mot « Target » inscrit en lettres plus grosses que du mot « Apparel » qui l’accompagne, avec le rouge comme couleur dominante. Une feuille d’érable canadienne rouge dessinée dans un cercle accompagne les mots « Target Apparel ».

 

Genèse de l’instance

[14]           En 2002, les avocats de Target ont introduit une instance en vertu de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce en vue de faire radier l’enregistrement de la marque de commerce INC portant sur les produits TARGET APPAREL. En avril 2002, le registraire des marques de commerce a délivré à INC un avis lui demandant de démontrer que la marque déposée a été employée au Canada. En réponse à cet avis, INC a déposé un affidavit au sujet de l’emploi qu’elle a fait de la marque de commerce. Le registraire des marques de commerce a toutefois estimé que la preuve était insuffisante pour démontrer l’emploi de la marque. INC a interjeté appel de la décision du registraire devant la Cour fédérale, qui a infirmé la décision de ce dernier le 19 octobre 2006. Target a à son tour interjeté appel de cette dernière décision devant la Cour d’appel fédérale, qui a confirmé le jugement de la Cour fédérale le 26 novembre 2007.

 

[15]           Target affirme n’avoir appris qu’en juin 2010 qu’INC utilisait Target Apparel comme nom de magasin. Le 3 août 2010, les avocats de Target ont envoyé une lettre à INC dans laquelle ils s’opposaient à l’emploi du nom commercial TARGET.

 

[16]           Par l’intermédiaire de ses avocats, Target a introduit une nouvelle instance en vertu de l’article 45 en vue de faire radier l’enregistrement de la marque de commerce TARGET APPAREL. Le registraire des marques de commerce a délivré à INC un autre avis en vertu de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce le 30 juillet 2010. Cette instance suit son cours.

 

[17]           Target a déposé le 17 novembre 2010 une action dans laquelle elle réclame des dommages‑intérêts ainsi qu’une injonction permanente interdisant à INC d’employer la marque de commerce TARGET. Target a simultanément présenté la présente requête en vue d’obtenir une injonction interlocutoire contre INC. INC a déposé le 17 janvier 2011 une défense et demande reconventionnelle qu’elle a modifiée le 9 mars 2011. Target a déposé une déclaration modifiée le 16 février 2011 et, le 16 mars 2011, elle a présenté sa réponse et sa défense à la défense et demande reconventionnelle d’INC. L’instruction de la présente affaire est prévue pour novembre 2012.

 

Dispositions législatives applicables

[18]           La Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T‑13 (la Loi sur les marques de commerce) dispose :

7. Nul ne peut :

b) appeler l’attention du public sur ses marchandises, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à y appeler ainsi l’attention, entre ses marchandises, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre;

7. No person shall

b) direct public attention to his wares, services or business in such a way as to cause or be likely to cause confusion in Canada, at the time he commenced so to direct attention to them, between his wares, services or business and the wares, services or business of another;

 

Questions en litige

[19]           En l’espèce, il s’agit de déterminer si la Cour devrait prononcer l’injonction interlocutoire que Target réclame contre INC.

 

Les règles de droit applicables

[20]           Le critère à appliquer dans le cas d’une demande d’injonction interlocutoire trouve son origine dans l’arrêt rendu par la Chambre des lords dans l’affaire American Cyanamid Co c. Ethicon Ltd, [1975] AC 396, (American Cyanamid). La Cour suprême du Canada a repris ce critère à son compte dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 (RJR‑MacDonald). Pour satisfaire à ce critère, il faut répondre aux trois questions suivantes :

                                                                        1.            Y a‑t‑il une question sérieuse à trancher?

                                                                        2.            Le demandeur subirait‑il un préjudice irréparable si l’injonction était refusée?

                                                                        3.            En faveur de qui la prépondérance des inconvénients penche‑t‑elle?

 

[21]           Les exigences du critère sont cumulatives et le demandeur doit satisfaire aux trois volets du critère. Ces facteurs sont interreliés et ne constituent pas des catégories distinctes (Turbo Resources Ltd c. Petro Canada Inc, [1989] 2 CF 451, 24 CPR (3d) 1 (CAF), au paragraphe 20 (Turbo Resources)).

 

[22]           Pour déterminer s’il y a une question sérieuse à trancher, il suffit de procéder à un examen préliminaire du fond de l’affaire. Le critère à satisfaire pour convaincre le tribunal de l’existence d’une question sérieuse à trancher est peu exigeant : il suffit que la demande ne soit ni futile ni vexatoire (RJR‑MacDonald, au paragraphe 44). Le juge saisi de la requête ne devrait aller au‑delà d’un examen préliminaire du fond de l’affaire que lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudrait en fait à un règlement final de l’action ou que la question de la constitutionnalité d’une loi se présente comme une pure question de droit (Turbo Resources, au paragraphe 21; RJR‑Macdonald, au paragraphe 55).

 

[23]           Un préjudice irréparable est un préjudice qui ne peut être réparé, notamment par des dommages‑intérêts. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice plutôt qu’à son étendue. Il est nécessaire qu’il existe des éléments de preuve qui justifient nettement une conclusion de préjudice irréparable (Centre Ice Ltd c. Ligue nationale de hockey, [1993] 71 F.T.R. 5, 53 C.P.R. (3d) 34, au paragraphe 45). On peut notamment conclure à l’existence d’un préjudice irréparable lorsque la partie qui obtient gain de cause ne sera pas en mesure de percevoir des dommages‑intérêts de la partie adverse (RJR‑MacDonald, au paragraphe 59). Voici comment, dans l’arrêt RJR‑MacDonald, aux paragraphes 58 et 59, la Cour suprême du Canada a expliqué le volet du critère se rapportant au « préjudice irréparable » :

À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire.

 

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise (R.L. Crain Inc. c. Hendry,  (1988) 48 D.L.R. (4th) 228 (B.R. Sask.)); le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale (American Cyanamid, précité); ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu’une activité contestée n’est pas interdite (MacMillan Bloedel Ltd. c. Mullin, [1985] 3 W.W.R. 577 (C.A.C.‑B.)). Le fait qu’une partie soit impécunieuse n’entraîne pas automatiquement l’acceptation de la requête de l’autre partie qui ne sera pas en mesure de percevoir ultérieurement des dommages‑intérêts, mais ce peut être une considération pertinente (Hubbard c. Pitt, [1976] Q.B. 142 (C.A.)).

 

 

[24]           La Cour d’appel fédérale a expliqué les conditions à remplir pour établir l’existence d’un préjudice irréparable. Voici ce que la Cour dit à ce sujet dans l’arrêt Haché c. Canada, 2006 CAF 424, au paragraphe 11 :

Il appartient aux requérants de démontrer, sur la base de la balance des probabilités, que le préjudice qu’ils subiraient est irréparable : Halford c. Seed Hawk Inc., 2006 CAF 167 au paragraphe 12. De simples affirmations ne sont pas suffisantes. Un préjudice irréparable ne peut pas être inféré. Il doit être établi par une preuve claire et concrète : A. Lassonde Inc. c. Island Oasis Canada Inc., [2001] 2 C.F. 568 au paragraphe 20.

 

 

[25]           La troisième question à examiner, celle de la prépondérance des inconvénients, consiste « à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond » (RJR‑MacDonald, au paragraphe 62). Le maintien du statu quo peut être un facteur pertinent lorsque toutes choses sont égales par ailleurs, mais cette méthode est d’une utilité restreinte dans les litiges de droit privé (RJR‑MacDonald, au paragraphe 75).

 

[26]           La présente demande d’injonction interlocutoire nous oblige à examiner les facteurs auxquels il faut satisfaire dans le cas d’une action en commercialisation trompeuse. L’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce prévoit que nul ne doit appeler l’attention du public sur son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada entre son entreprise et celle d’autrui. Suivant l’arrêt Kirkbi AG c. Ritvik Holdings Inc, 2005 CSC 65, aux paragraphes 66 à 69, (Kirkbi AG), les trois éléments constitutifs de limitation frauduleuse sont les suivants :

            a) l’existence d’un achalandage

            b) le fait d’induire le public en erreur au moyen d’une déclaration trompeuse

            c) l’existence d’un dommage actuel ou potentiel pour le demandeur

Ces questions d’achalandage, de confusion et de dommage sous‑tendent et imprègnent les questions litigieuses soulevées dans la présente demande d’injonction interlocutoire.

 

Analyse

Question sérieuse

[27]           Target est en train d’implanter des magasins TARGET au Canada. Elle exerce depuis longtemps ses activités sous l’appellation commerciale TARGET, avec son logo, bien connu, constitué d’une cible rouge. C’est une importante chaîne de magasins de vente au détail qui est bien connue de bon nombre de Canadiens qui font des emplettes aux États‑Unis. En revanche, INC a lancé une chaîne de magasins de vente de vêtements au rabais au Canada sous l’appellation de « Target Apparel ». INC est titulaire de la marque de commerce déposée TARGET APPAREL en liaison avec des vêtements pour hommes.

 

[28]           Bien qu’elles ne s’entendent pas sur la fiabilité ou sur l’importance des données de sondage soumises par la partie adverse, Target et INC conviennent que les sondages indiquent qu’il existe une certaine confusion dans l’esprit des acheteurs canadiens qui ont été interrogés au sujet des magasins TARGET et Target Apparel.

 

[29]           Target craint qu’INC ne fasse passer ses produits Target Apparel pour ses propres produits Target et elle craint que sa réputation et sa promesse de marque ne subissent un préjudice. Bien qu’elle n’ait pas encore commencé à vendre ses produits au Canada, Target a fait témoigner des experts qui se sont dits d’avis que la marque Target subira un préjudice.

 

[30]           Le demandeur qui n’exerce ses activités qu’aux États‑Unis et non au Canada ne peut invoquer la commercialisation trompeuse que lorsqu’il jouit d’une réputation au Canada et que le public l’associe aux services offerts par le défendeur (Orkin Exterminating Co Inc c. Pestco Co of Canada Ltd et al, (1985), 50 OR (2d) 726, 5 CPR (3d) 433 (CA) (Orkin)). Bien que Target n’ait pas encore commencé à vendre ses produits au détail au Canada, il existe des éléments de preuve qui permettent de penser qu’elle jouit au Canada d’une réputation en ce qui concerne ses marchandises, voire même ses services.

 

[31]           En revanche, INC a présenté des éléments de preuve tendant à démontrer que les magasins Target Apparel font partie des projets conçus pour lui donner la possibilité d’occuper un créneau commercial lui permettant de faire face à ses concurrents internationaux. Elle conteste le sondage et les témoignages d’experts de Target au sujet du degré de confusion créé dans l’esprit des consommateurs et du préjudice que subirait la marque TARGET.

 

[32]           INC affirme que l’exception prévue dans l’arrêt NWL Ltd c. Woods, [1979] 1 WLR 1294 (Woods) s’applique à la présente affaire. Dans l’arrêt RJR‑MacDonald, au paragraphe 51, la Cour suprême du Canada a dit de l’exception établie dans l’arrêt Woods en expliquant qu’il s’agissait d’une exception à la règle générale selon laquelle un juge ne devrait procéder à un examen approfondi sur le fond [que si] « le résultat de la demande interlocutoire équivau[t] en fait au règlement final de l’action ».

 

[33]           INC affirme qu’en prononçant une injonction interlocutoire en faveur de Target, la Cour donnerait en fait gain de cause à Target sans qu’un procès ait eu lieu. En effet, si l’injonction demandée est accordée et qu’INC est tenue de modifier ses affiches « Target Apparel », elle ne pourra plus revenir en arrière, en raison des difficultés que comporte un changement d’affichage commercial. INC affirme donc que l’exception prévue dans l’arrêt Woods s’applique, et que Target devrait avoir l’obligation d’établir une forte apparence de droit en l’espèce.

 

[34]           Je ne souscris pas à l’argument d’INC selon lequel la délivrance d’une injonction interlocutoire aurait pour effet en pratique de mettre un terme à l’action. Les difficultés que comporterait la réintégration du nom du magasin « Target Apparel » après qu’une injonction interlocutoire aurait été prononcée n’équivalent pas à un règlement définitif des questions en litige. Le principe général s’applique donc et Target n’a pas à établir l’existence d’une forte apparence de droit; il lui suffit de satisfaire au critère moins exigeant qui l’oblige à démontrer l’existence d’une question sérieuse à trancher.

 

[35]           Sans m’arrêter davantage aux éléments de preuve présentés en ce qui concerne la commercialisation trompeuse et me contentant d’un examen préliminaire de la question, j’estime que la preuve présentée en l’espèce satisfait au critère peu exigeant relatif à l’existence d’une question sérieuse à juger. La présente affaire concerne deux grandes entreprises commerciales qui emploient des appellations commerciales semblables et qui vendent un produit similaire, en l’occurrence, des vêtements. Je suis convaincu que la preuve présentée par Target suffit à soulever la question de savoir si le lancement des magasins Target Apparel INC aurait pour effet de tromper le public en lui faisant croire que les magasins en question sont associés à Target et que la réputation de Target s’en trouverait ternie. Pour en arriver à cette conclusion, il n’est pas nécessaire que je décide si la preuve favorise l’une ou l’autre partie; il suffit que j’estime qu’elle permet de conclure qu’il ne s’agit pas d’une question frivole.

 

Préjudice irréparable

[36]           Ainsi que la Cour suprême l’a souligné dans l’arrêt Kirkbi AG, les trois éléments devant être établis pour qu’il soit permis de conclure à la commercialisation trompeuse sont l’existence d’un achalandage, la confusion et des dommages actuels ou possibles pour le demandeur.

 

Achalandage

[37]           Target affirme que les magasins TARGET sont bien connus au Canada en raison de sa publicité largement diffusée et du fait que de nombreux Canadiens magasinent aux États‑Unis. Bon nombre de Canadiens ont des comptes et des cartes de crédit Target. Target affirme qu’elle a acquis un important achalandage parmi les consommateurs canadiens.

 

[38]           INC affirme que Target n’a pas encore commencé à exploiter son entreprise de vente au détail au Canada et elle invoque l’arrêt Boutique Limité Inc c. Limco Investments, Inc (1998), 232 NR 190 (CAF) (Boutique Limité Inc) à l’appui de la proposition selon laquelle la publicité et la délivrance de cartes de crédit ne constituent pas des services de vente au détail au Canada.

 

[39]           L’arrêt Boutique Limité Inc portait sur l’enregistrement d’une marque de commerce en vertu de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce et non sur une affaire de commercialisation trompeuse au sens de l’alinéa 7b) de la Loi. Cette affaire avait été jugée en fonction de la preuve présentée au registraire et à la Cour. À mon avis, l’arrêt Boutique Limité Inc n’empêche pas Target d’invoquer l’existence d’un achalandage au Canada ni ne neutralise la preuve présentée à cet égard. De plus, il ressort de l’arrêt Orkin que, dans certaines circonstances, le demandeur peut affirmer être victime de commercialisation trompeuse même s’il n’exerce ses activités qu’aux États‑Unis et non au Canada.

 

[40]           INC ne conteste pas que Target a acquis un achalandage au Canada, mais elle soutient que Target n’a pas encore concrètement commencé ses activités de vente au détail au Canada. Je suis disposé à accepter, sur le fondement du critère de l’arrêt Orkin et des éléments de preuve présentés par Target au sujet de ses clients canadiens, que Target a démontré l’existence d’un certain achalandage au Canada.

 

Critère du préjudice irréparable

[41]           La Cour d’appel fédérale a établi que le critère à satisfaire pour établir l’existence d’un préjudice irréparable est strict. Dans l’arrêt Millennium Charitable Foundation c. Canada (Revenu national), 2008 CAF 414 (Millennium Charitable Foundation), la Cour a écrit au paragraphe 25 :

Pour ces motifs, je conclus que la fondation n’a pas su démontrer, selon la balance des probabilités, qu’elle subira un préjudice irréparable si l’ordonnance demandée n’est pas accordée. Comme la fondation n’a pas réussi à démontrer cet élément du critère établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la demande doit être rejetée.

 

Confusion

[42]           Target affirme que les éléments de preuve qu’elle a soumis sous forme de résultats de sondage, confirmés par l’interprétation qu’en ont donnée les experts, appuient la conclusion que les magasins Target Apparel d’INC créent beaucoup de confusion dans l’esprit des Canadiens sondés.

 

[43]           INC conteste la validité du sondage téléphonique réalisé par M. Corbin au nom de Target, en faisant valoir que le sondage ne vérifiait pas dans quelle mesure les Canadiens associaient TARGET au logo de la cible ou à d’autres indices contextuels visuels tels que la superficie, l’apparence ou l’aménagement des magasins. Elle conteste également les sondages effectués sur le vif dans des centres commerciaux réalisés par M. Ford au motif qu’on n’expliquait pas clairement aux personnes interrogées la taille, la présentation et l’apparence interne d’un magasin Target Apparel, le genre de produits offerts et les prix pratiqués à l’heure actuelle dans les magasins Target Apparel ni les avis qui y sont affichés. INC affirme que les résultats de son propre sondage, qui a été réalisé par M. Klein, indiquent que la confusion apparente se situe entre 7 et 14 %, qui précise que [traduction] : « [c]ela est beaucoup moins élevé que le pourcentage constaté dans le sondage de la demanderesse et se situe également sous la marque des 15 % des gens qui, suivant M. Corbin croient qu’Elvis est toujours vivant ».

 

[44]           INC affirme qu’il ressort du sondage réalisé par M. Klein auprès des clients de Target Apparel que 80 % d’entre eux ont déclaré, après qu’on leur eut montré une photo d’un véritable magasin Target et qu’on leur eut expliqué qu’on y vend diverses marchandises, qu’ils visiteraient probablement un magasin Target lorsqu’il serait ouvert au Canada.

 

[45]           Il ressort de l’examen des résultats de sondage mis en preuve qu’il existe une certaine confusion au sujet des deux entreprises. Mais la véritable question est celle de savoir si la confusion constatée permet de conclure que Target a effectivement subi un préjudice.

 

[46]           Dans l’arrêt Mattel Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, au paragraphe 57 (Mattel), la Cour suprême du Canada a convenu que, lorsqu’il s’agit d’apprécier la probabilité de confusion sur le marché, il faut accorder une certaine confiance au consommateur moyen et que « on ne doit pas procéder en partant du principe que les clients éventuels ou les membres du public en général sont complètement dénués d’intelligence ou de mémoire, ou sont totalement inconscients ou mal informés au sujet de ce qui se passe autour d’eux ».

 

[47]           Compte tenu des directives susmentionnées et des résultats de sondage déposés en preuve par INC suivant lesquels la majorité des clients de Target Apparel à qui l’on a montré une photo d’un magasin Target ont répondu qu’ils y feraient des achats, je ne suis pas convaincu que la confusion qui règne dans l’esprit des consommateurs, suivant les premiers sondages effectués et déposés en preuve par Target, persisterait vu les différences observables et concrètes qui de dégageraient d’une comparaison entre un magasin de vente au rabais de vêtements Target Apparel d’une superficie de 32 000 pieds carrés avec un magasin à rayon offrant une vaste gamme de produits de vente au détail d’une superficie de 133 000 pieds carrés, donc quatre fois plus qu’un magasin Target Apparel.

 

Promesse de marque

[48]           L’essentiel des arguments présentés par Target au sujet du préjudice irréparable a trait aux dommages causés à la « promesse de marque » de Target. Target affirme qu’on peut recourir à l’opinion d’un expert en marketing pour établir l’existence d’une atteinte telle à l’« image de marque » ou au « capital‑marque » et à l’achalandage qu’elle constitue un préjudice irréparable (Imax Corp c. Showmax, Inc, [2000] 182 FTR 180, aux paragraphes 73, 82 et 83). Target affirme également, qu’une fois perdus, il peut être impossible de récupérer l’achalandage et la part de marché, ce qui entraîne un préjudice irréparable (BGM Holdings Ltd c. Jim Gauthier Chev Cadillac Ltd, 2010 MBQB 213, au paragraphe 50).

 

[49]           Target cite les propos suivants tirés de la décision Business Depot Ltd c. Canadian Office Depot Inc, [1993] 63 FTR 271, 49 CPR (3d) 230, à la page 237 :

                        [traduction] 

Comme c’est le cas avec la plupart des affaires de cette nature, il est difficile d’évaluer le préjudice que subirait la demanderesse si l’on autorisait les défenderesses à employer le nom « OFFICE DEPOT » en Ontario. De toute évidence, la demanderesse subira une perte de part de marché du fait que des consommateurs se rendront dans les magasins des défenderesses en croyant à tort qu’il s’agit de magasins de la demanderesse et qu’ils sont toujours des clients d’Office Depot. Il est pratiquement impossible de déterminer combien de clients croiront à tort que c’est le cas ou encore de mesurer l’ampleur de la part de marché que la demanderesse perdra de ce fait, mais je suis persuadé que la perte subie dans l’intervalle jusqu’au procès aurait de vastes conséquences que l’on ne pourrait facilement quantifier sous forme de dommages‑intérêts.

 

 

[50]           Target affirme que son nom commercial constitue l’une des marques ayant le plus de valeur dans le domaine de la vente au détail. La marque Target comporte une « promesse de marque » qui permet de la différencier de ses concurrents. Le témoin expert de Target, M. Thompson, a expliqué que la « marque » est assimilée aux caractéristiques distinctives et identifiables qui permettent de reconnaître une entreprise, ce qui comprend le nom et la marque de commerce. La promesse de marque est un concept qui a trait à la constance, à l’assortiment de produits, à la qualité, au style, au statut, au prix, à la valeur ainsi qu’à d’autres facteurs qui peuvent contribuer à fidéliser une clientèle. Le « capital‑marque » est la valeur que représente pour l’entreprise le respect de sa promesse de marque.

 

[51]           Target soutient que sa preuve démontre que la promesse de marque de Target porte sur la propreté de ses magasins, qui offrent toujours un stock important d’assortiments de produits divers que l’on ne trouve pas ailleurs, et sur son personnel serviable et compétent. Target affirme que ses caractéristiques, parmi d’autres, font de la marque Target une « marque sincère ». M. Thompson fait référence à un rapport de l’Association for Consumer Research (ACR) en vue de démontrer que les atteintes portées à une marque « sincère » causent un préjudice irréparable.

 

[52]           Le rapport de l’ACR commentait une étude réalisée en 2004 par la professeure Jennifer Aaker de l’Université Stanford (l’étude Aaker) :

                        [traduction] 

Les résultats de cette étude démontrent que même si, avec le temps, la marque dite « sincère » jouissait d’une plus grande fidélité de la part de ses clients que la marque dite « excitante », l’atteinte avait considérablement nui aux rapports que les consommateurs entretenaient avec la marque sincère.

 

Fait étonnant, les rapports des consommateurs avec la marque sincère n’ont montré aucun signe de rétablissement en dépit des excuses qui ont été faites et des tentatives de réparation.

 

Cette situation tranche singulièrement avec le fait que les rapports des consommateurs avec la marque excitante se sont lentement détériorés au fil du temps en l’absence d’atteinte et que, en cas d’atteinte suivie d’un rétablissement, la relation avec la marque excitante s’est renforcée et améliorée de façon étonnante.

 

 

[53]           Target affirme que les magasins Target Apparel (d’INC) vont à l’encontre de la promesse de marque de Target étant donné que les magasins « Target Apparel » vendent une gamme plus restreinte de marchandises (en l’occurrence, des vêtements y compris des articles invendus provenant de Fairweathers et d’International Clothiers), que leurs magasins sont très différents sur le plan de la conception et de l’aménagement ainsi qu’en ce qui concerne l’assortiment de produits et des services offerts, et que leurs caractéristiques varient d’un magasin à l’autre. Target affirme que dès que les consommateurs associent un magasin à une mauvaise expérience d’achat, ou à une catégorie particulière de marchandises plutôt qu’à plusieurs catégories, il est difficile, voire impossible, de modifier cette perception, ce qui aurait des répercussions importantes sur le comportement des consommateurs pour de nombreuses années.

 

[54]           Target fait valoir que, par son témoignage, M. Thompson établit que les magasins « Target Apparel » causeront un préjudice à la marque « sincère » de Target, et que plus longtemps les magasins « Target Apparel » continueront à employer un nom trompeur, plus longtemps les consommateurs seront convaincus que Target a renié sa promesse de marque au Canada.

 

[55]           Target affirme que le fait que la promesse de marque Target ne soit pas respectée au Canada entraînera une perte de capital‑marque et qu’il sera impossible de déterminer l’ampleur des dommages, rendant impossible toute action en justice par la suite.

 

[56]           INC conteste l’argument de Target que sa marque subira un préjudice irréparable suivant la théorie de la marque « sincère » avancée par M. Thompson. INC soutient que la théorie de M. Thompson repose sur des conjectures, qu’elle est fallacieuse et qu’elle contredit les éléments mis en preuve par Target qu’INC interprète comme démontrant l’existence de caractéristiques propres à une marque « excitante ». INC conteste l’expertise de M. Thompson, soulignant qu’il est un économiste et que ses services n’ont pas été retenus pour qu’il donne son avis au sujet des perceptions des marques ou sur la question de savoir si une marque est « sincère » ou « excitante ».

 

[57]           INC a produit une copie de l’étude Aaker de 2004, et fait valoir qu’il s’agissait d’une expérience universitaire préliminaire au cours de laquelle on avait interrogé 69 personnes invitées à examiner un site Internet offrant des services fictifs de photographie numérique sur une période deux mois. Les auteurs de cette expérience avaient manipulé certaines variables pour créer vraisemblablement une « personnalité » de marque qui était selon le cas qualifiée de « sincère » ou d’« excitante ». INC a souligné que l’étude Aaker comportait de nombreuses « mises en garde » au sujet de l’expérience et qu’elle précisait que d’autres études devaient être effectuées sur le sujet. L’auteur principal, la professeure Aaker écrivait en effet :

           

                        [traduction] 

Mises en garde et invitation à effectuer d’autres recherches

[…]

La présente méthode comporte toutefois certaines limites, notamment la taille restreinte de l’échantillon, les bruits attribuables à l’environnement dans lequel l’étude a été réalisée et les limites de toute généralisation du fait que l’étude portait sur deux types de personnalités et une seule catégorie de produits. De plus, même si, pour notre test bêta vedette, nous avons tenu compte d’avantages relatifs à la validité écologique, les relations ont néanmoins été interprétées de façon artificielle et ont été interrompues au bout de la période de deux mois en question. De fait, compte tenu de l’ampleur des moyennes obtenues en ce qui concerne la mesure de la solidité des relations, il est permis de s’interroger sur la question de savoir si de telles relations ont effectivement été créées. La période de temps limitée retenue pour cette étude soulève par ailleurs des questions au sujet de la durabilité des effets observés. Nous estimons qu’il y aurait lieu de recourir à une méthodologie qui reconnaîtrait plus explicitement le processus graduel, complexe et cumulatif que représente l’évolution des relations sur une période donnée constituerait à notre avis une solution avantageuse, compte tenu en particulier de la valeur diagnostique des mesures d’intimité et de rapports avec soi‑même. La validité interne peut également être renforcée en tentant de dissocier la communication de l’atteinte elle‑même, et en établissant une distinction entre l’examen de l’atteinte et les aspects de réparation des défaillances du service.

 

 

 

[58]           J’estime qu’il est difficile de se prononcer sur l’argument de Target relatif au préjudice irréparable fondé sur une théorie en matière de marketing portant sur les personnalités de marque « sincère » et « excitante ». J’ai examiné l’affidavit de M. Thompson, ainsi que le contre‑interrogatoire qu’il a subi au sujet de son affidavit et son réinterrogatoire. Il reconnaît qu’il n’a pas effectué lui‑même les recherches sur les personnalités de marque. Il ne cite que l’étude Aaker qu’il qualifie de modèle de référence sur ce qui se produit en cas de violation d’une promesse de marque. Il demeure toutefois imprécis au sujet des mises en garde de la professeure Aaker.

 

[59]           Dans son témoignage, M. Thompson ne répond pas aux mises en garde formulées par la professeure Aaker au sujet du danger de procéder à des généralisations en ce qui concerne les types de personnalité (sincère et excitant) et la durabilité des conséquences d’une atteinte. Sans plus d’éléments, il m’est impossible de combler le gouffre entre une étude réalisée par Internet sur une période de deux mois auprès de 69 personnes au sujet d’un service fictif de photographie numérique qui perd l’album de photos en ligne de ses clients, et un conflit opposant deux grandes entreprises en ce qui concerne la commercialisation d’une appellation.

 

[60]           Il me semble que lorsqu’un expert témoigne par voie d’affidavit et que son témoignage est contesté, il est préférable d’attendre au procès pour évaluer ce témoignage d’expert après avoir vérifié ses compétences et avoir bénéficié des témoignages et des interrogatoires, contre‑interrogatoires et réinterrogatoires, fournis ou effectués directement devant le tribunal.

 

[61]           Je conclus donc que Target n’a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que sa promesse de marque subirait un préjudice irréparable d’après l’affidavit de l’expert qui a été présenté en preuve.

 

Licences

[62]           INC affirme qu’un autre problème que soulèvent les arguments de Target au sujet de la « promesse de marque » est le fait que, même si elle reproche aux magasins Target Apparel d’INC de ne pas respecter ses normes élevées, Target a octroyé des licences à des détaillants du Canada qui ne correspondent pas à la promesse de marque déclarée de Target. Ces détaillants sont de petites entreprises canadiennes qui utilisent TARGET dans leur nom commercial. Confrontées par Target, certaines d’entre elles ont signé une entente aux termes de laquelle elles reconnaissent les droits prioritaires de Target sur ce nom et aux termes de laquelle elles sont autorisées à continuer à l’employer. Parmi ces entreprises, mentionnons, par exemple, Target Food Stores & Gas Ltd., qui exploite deux petits dépanneurs faisant l’objet d’une licence de Target Brands Inc. Toutefois, compte tenu des différences qui existent en ce qui concerne l’ampleur et l’envergure de Target et cette modeste entreprise et d’autres petites entreprises analogues, il n’existe à mon avis aucune confusion appréciable entre Target et ces entreprises beaucoup plus petites.

 

[63]           Je ne trouve pas particulièrement efficace l’argument d’INC suivant lequel Target n’a pas respecté sa promesse de marque en permettant ou en tolérant que de petites entreprises emploient le nom TARGET. En revanche, le fait que Target autorise régulièrement des entreprises à utiliser le nom TARGET sape son argument qu’elle a subi un préjudice du fait que les magasins Target Apparel sont associés à Target dans l’esprit de certaines personnes.

 

[64]           Target affirme que l’emploi qu’INC fait de sa marque de commerce risque de lui faire perdre le contrôle sur sa marque en raison de son absence du marché (Target Event Production Ltd c. Cheung, 2010 CAF 255, au paragraphe 28). Target affirme que cela confirme qu’elle possède de solides arguments en ce qui concerne le volet préjudice du critère de la commercialisation trompeuse.

 

[65]           À mon avis, la question du contrôle sur les marques de commerce comportant le mot « Target » est une question qu’il est préférable de trancher au procès.

 

Incapacité de payer les dommages‑intérêts

[66]           Target affirme en outre que lorsqu’il n’existe pas d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que les défenderesses seraient en mesure de payer les dommages‑intérêts auxquels elles pourraient être condamnées, l’existence d’un préjudice irréparable est établie (Canadian Fracmaster Ltd c. Trojan Wellhead Services Ltd (1992), 40 CPR (3d) 402 (C.F. 1re inst.), à la page 404 (Canadian Fracmaster Ltd). Target soutient que le témoin d’INC, M. Harrington, a formé son avis au sujet de l’incapacité de payer d’INC en se fondant sur son examen d’un bilan plutôt que de se fier à un bilan dûment vérifié, de sorte qu’il n’a pas été satisfait au critère énoncé dans Canadian Fracmaster Ltd..

 

[67]           INC a versé au dossier son engagement de tenir des registres complets et exacts et notamment de comptabiliser ses ventes. Ces registres seraient particulièrement utiles pour déterminer le montant d’éventuels dommages‑intérêts.

 

[68]           L’argument de Target ne m’a pas convaincu qu’INC n’a pas réussi à démontrer sa capacité de payer les dommages‑intérêts auxquels elle pourrait être condamnée. Target conteste l’argument d’INC suivant lequel on pourrait quantifier les dommages; elle soutient plutôt qu’il serait impossible de déterminer l’ampleur des dommages. Vu l’ensemble de la preuve présentée par INC, il est évident qu’INC est une entreprise commerciale importante qui est en mesure de se lancer dans un projet d’ouverture de magasins de vêtements à l’échelle du pays. La question du montant des dommages‑intérêts est loin d’être réglée et j’estime que la charge de la preuve repose toujours sur Target.

 

[69]           Pour démontrer qu’INC ne serait pas en mesure de payer les dommages‑intérêts auxquels elle pourrait être condamnée, je m’attendrais à ce que Target avance des chiffres concrets en ce qui concerne le montant des dommages‑intérêts et qu’elle réfute ensuite les éléments de preuve d’INC au sujet de sa capacité de payer cette somme.

 

 

[70]           Target n’a pas encore commencé à exploiter son entreprise projetée au Canada. Elle a annoncé l’ouverture de son premier magasin au Canada pour 2013. Dans sa déclaration, Target sollicite une injonction permanente. Le procès est prévu pour novembre 2012. Target a déposé sa demande d’injonction interlocutoire en novembre 2010. L’injonction interlocutoire est censée s’appliquer jusqu’à ce qu’une injonction permanente soit accordée ou refusée à la suite de l’instruction de l’affaire en 2012. En d’autres termes, on se rapproche de la date du procès.

 

[71]           Pour résumer les conclusions tirées jusqu’à ici, rappelons que le degré de confusion dans l’esprit des éventuels clients demeure un sujet controversé, que l’avis des experts nécessite un examen et une évaluation plus étroits et qu’il reste relativement peu de temps avant le procès. Après examen de l’ensemble de la preuve, j’arrive à la conclusion, compte tenu de l’analyse qui précède, que Target n’a pas démontré selon la prépondérance des probabilités qu’elle subira un préjudice irréparable au cours des mois qui s’écouleront avant qu’une décision ne soit rendue à la suite de l’instruction de la présente affaire.

 

[72]           Pour en arriver à cette conclusion, je ne perds pas de vue que Target affirme être particulièrement vulnérable en raison du fait qu’elle n’ouvrira aucun magasin au Canada avant 2013. Cet aspect relève toutefois à mon avis davantage de la question de la prépondérance des inconvénients.

 

Prépondérance des inconvénients

[73]           Bien que, dans l’arrêt Millennium Charitable Foundation, la Cour d’appel fédérale ait jugé que le défaut d’établir l’existence d’un préjudice irréparable rendait inutile l’examen de la question de la prépondérance des inconvénients, Target affirme que la prépondérance des inconvénients est « primordiale » étant donné qu’il s’agit de l’élément qui assure une application souple des principes d’equity dans diverses situations factuelles (David Hunt Farms Ltd c. Canada (Ministre de l’Agriculture), [1994] 2 CF 625 (CA), aux paragraphes 22 à 24.

 

[74]           L’application souple du critère de l’arrêt American Cyanamid dépend du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance. Dans l’arrêt Turbo Resources, la Cour d’appel fédérale cite à plusieurs reprises dans sa décision l’arrêt American Cyanamid, y compris au paragraphe 33 :

Les autres considérations mentionnées par lord Diplock dans cette affaire doivent, ainsi que je l’ai indiqué, être appréciées ensemble plutôt qu’à la suite l’une de l’autre. Tel semble avoir été le principe suivi par le lord juge lui‑même lorsqu’il a conclu que la répartition des inconvénients favorisait le demandeur. Si donc nous rattachons ces constatations au résumé des facteurs applicables figurant ci‑haut, la répartition des inconvénients devrait être constamment appréciée.

 

 

[75]           Dans mon examen de la prépondérance des inconvénients, j’ai tenu compte du fait que Target n’ouvrira aucun magasin avant la tenue du procès prévu pour novembre 2012, alors qu’INC a déjà ouvert des magasins un peu partout au Canada. L’état de vulnérabilité dont parle Target repose sur une allégation de conséquence néfaste sur la promesse de marque de Target qui, selon ce que j’ai conclu, n’a pas été démontrée selon la prépondérance des probabilités. Néanmoins, cette allégation sera examinée au procès avant que Target n’ouvre ses magasins, et, en tout état de cause, Target n’est pas obligée de renoncer à ses projets avant le procès ou de les modifier.

 

[76]           Abstraction faite de l’issue l’action intentée par Targer et de la demande reconventionnelle s’y rapportant, je n’ai entendu aucun élément de preuve tendant à démontrer que l’ouverture des magasins Target au Canada sera empêchée ou retardée, et ce, d’autant plus si l’on tient compte de l’article de journal versé au dossier dans lequel Target affirme qu’elle ne prévoit aucun retard et aucun changement de tactique ou d’échéancier en ce qui concerne ses projets d’ouvrir entre 100 et 150 magasins en 2013 et 2014.

 

[77]           L’octroi d’une injonction interlocutoire en faveur de Target signifierait qu’INC aurait à enlever et à remplacer toutes les affiches de ses magasins, ce qui, suivant la preuve, supposerait d’importantes négociations avec divers propriétaires. Target affirme qu’il ne s’agit pas d’un problème majeur et qu’elle est en mesure de payer les dommages‑intérêts auxquels elle serait condamnée si INC obtenait gain de cause au procès. INC affirme pour sa part que si elle devait modifier son affichage, elle ne reprendrait pas le nom de Target Apparel par la suite.

 

[78]           Il me semble qu’un changement d’affichage n’est pas une uniquement une question de coût étant donné que le remplacement et la réintégration du nom Target Apparel pourraient amener les clients à penser que l’entreprise est instable, et qu’il n’aurait pas pour unique effet d’entraîner des dépenses pour INC.

 

[79]           Target affirme que le tribunal peut apprécier la prépondérance des inconvénients telle qu’elle existait à un moment précis avant l’instruction de la requête. Un des facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer l’époque pertinente a trait à la conduite des parties avant l’instruction de la requête. Target affirme que le tribunal peut tenir compte de la question de savoir si les défenderesses ont agi en pleine connaissance de cause et si elles étaient conscientes des risques (Carbo Ceramics Inc c. China Ceramics Proppant Ltd, 2004 CAF 283, aux paragraphes 4 et 9). Target affirme qu’INC était consciente du risque lorsqu’elle a décidé d'ouvrir ses magasins Target Apparel.

 

[80]           Si l’on retrace le fil des événements, on constate qu’INC a acquis la marque de commerce TARGET APPAREL en liaison avec des marchandises lorsqu’elle a acquis les actifs de Dylex en 2001. Elle a ouvert un magasin sur le chemin Orfus en 2003. Target a contesté la validité de la marque de commerce en 2003 et ce procès s’est terminé par une décision par laquelle la Cour d’appel fédérale a confirmé en 2007 la validité de la marque de commerce TARGET APPAREL. INC a entamé des négociations en vue d’acquérir les magasins Designer Depot de la Baie en 2007 et a ouvert des magasins Target Apparel à commencer par la Nouvelle‑Écosse en 2009. Target a annoncé en 2011 qu’elle allait se lancer sur le marché canadien.

 

[81]           Je constate qu’INC n’a commencé son expansion en ouvrant des magasins Target Apparel qu’après que la Cour d’appel fédérale eut tranché en sa faveur. Target n’avait pas encore annoncé qu’elle comptait étendre ses activités au Canada. La décision d’INC ne m’apparaît pas être le fruit d’un risque que la Cour pourrait condamner.

 

[82]           INC a pris des mesures de précaution en réaction aux prétentions de Target. Elle s’est, quoique pas totalement, abstenue de copier intégralement le nom de Target; elle a inscrit une feuille d’érable rouge dans un cercle au lieu d’une cible; elle a publié un avis dans lequel elle précise qu’elle n’est pas Target et, finalement, elle s’est engagée à comptabiliser ses ventes tant que le procès est en cours.

 

[83]           Je conclus donc que la prépondérance des inconvénients favorise INC plutôt que Target en ce qui concerne l’injonction interlocutoire.

 

Dispositif

[84]           J’estime que Target a soulevé une question sérieuse qui répond au critère peu exigeant énoncé dans l’arrêt RJR MacDonald. J’estime toutefois que dans la présente requête en injonction interlocutoire Target n’a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités qu’elle subira un préjudice irréparable. Enfin, je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise INC.

 

[85]           La requête en injonction interlocutoire est rejetée.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

1                    La requête en injonction interlocutoire est rejetée;

2                    Les dépens sont adjugés à la défenderesse INC.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1902‑10

 

 

INTITULÉ :                                                   TARGET BRANDS, INC., TARGET CORPORATION et

                                                                        FAIRWEATHER LTD., INTERNATIONAL CLOTHIERS INC. et LES AILES DE LA MODE INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 2 mai 2011

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE MANDAMIN

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 23 juin 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Robert MacFarlane

Mark Robbins

Megan Langley Grainger

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Mark Evans

Mark Biernacki

Genevieve Prevost

 

POUR LES DÉFENDERESSES

FAIRWEATHER LTD. et

LES AILES DE LA MODE INC.

 

Jeffrey Kaufman

May Cheng

POUR LA DÉFENDERESSE

INTERNATIONAL CLOTHIERS INC.

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bereskin & Parr SRL

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Smart & Biggar

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

FAIRWEATHER LTD. et

LES AILES DE LA MODE INC.

 

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

INTERNATIONAL CLOTHIERS INC.

 

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