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Date : 20101217

Dossier : T‑969‑10

Référence : 2010 CF 1300

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 décembre 2010                                     

En présence monsieur le juge Barnes

 

 

ENTRE :

TIMOTHY GILBERT

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Timothy Gilbert à l’égard d’une décision, en date du 25 mai 2010, d’un comité d’appel du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal). La décision attaquée confirmait une décision antérieure rendue le 8 mai 2009 par un comité de révision de l’estimation qui, à son tour, confirmait l’estimation du degré d’invalidité effectuée le 23 septembre 2008 par le ministère des Anciens Combattants. M. Gilbert soutient que le Tribunal a commis une erreur lorsqu’il a évalué sa demande en application de l’article 35 de la Loi sur les pensions, L.R., 1985, ch. P‑6 à un degré d’invalidité de cinq pour cent pour perte fonctionnelle.

 

Contexte

[2]               M. Gilbert a longtemps travaillé pour la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Il a fait une chute le 30 juillet 2007 pendant son service et il s’est blessé. Ses principales blessures étaient des fractures du péroné et du tibia distal droits et une fracture du calcanéus droit. Les preuves médicales, qui n’ont pas été contestées, montrent qu’il a subi de graves fractures qui ont été traitées par réduction chirurgicale, par la pose d’attelles et par de longues séances de physiothérapie. Malheureusement, les lésions qu’avait subies la cheville de M. Gilbert ont déclenché l’apparition d’une arthrite post‑traumatique dégénérative qui devait, comme cela avait été prédit, déboucher en 2009 sur une fusion chirurgicale.

 

[3]               Le ministère des Anciens Combattants s’est fondé sur les renseignements médicaux dont il disposait à l’époque pour estimer que la blessure qu’avait subie M. Gilbert à la cheville avait entraîné une invalidité de cote quatre d’après le tableau 17.12 de la Table des invalidités de 2006[1]. La cote quatre est définie ainsi : « Amplitude normale des mouvements en général, mais douleur présente quotidiennement et/ou avec le mouvement ». M. Gilbert a interjeté appel de cette estimation, mais le comité de révision de l’estimation a confirmé l’indemnité accordée par le Ministère pour le motif suivant :

[traduction]
Le Comité comprend, comme l’a fait le ministre, que la cheville du demandeur permet en général des mouvements d’une amplitude normale, mais qu’une douleur est présente quotidiennement avec ou sans mouvement, ce qui correspond à une cotation de déficience médicale de quatre, conformément à l’estimation du ministre. Le Comité constate qu’une qualité de vie de niveau un s’applique à tous les aspects du présent dossier dans la mesure où les activités du demandeur eu égard à l’autonomie de vie, aux loisirs et activités communautaires ainsi qu’à ses relations personnelles ont été légèrement affectées, comme l’indiquent les preuves présentées.

 

 

[4]               M. Gilbert a interjeté appel de la décision susmentionnée devant le Tribunal et a présenté un rapport médical mis à jour, daté du 7 janvier 2010, préparé par son chirurgien orthopédique, le Dr W. B. Henderson. Dans ce rapport, le Dr Henderson décrit ainsi l’état de santé de M. Gilbert à cette époque :

[traduction]
J’estime qu’il est possible que l’estimation de l’invalidité ne soit pas entièrement exacte et qu’il y ait peut‑être lieu de tenir compte de nouveaux éléments. Je ne suis pas certain que la différence qui existe entre une fracture de la cheville et une fracture du pilon tibial ait été bien comprise. Les fractures du pilon tibial sont la conséquence d’un traumatisme à plus haute énergie que les fractures de la cheville, pour lesquelles la destruction de l’articulation de la cheville et l’arthrite post‑traumatique qui en résultent n’évoluent pas habituellement aussi rapidement et vers un état aussi grave. M. Gilbert souffrait en fait d’une fracture du tibia distal, de type fracture du pilon tibial, et d’une fracture du calcanéus. Les deux étaient des fractures intra‑articulaires comminutives qui ont rapidement donné lieu à des changements dégénératifs post‑traumatiques.

 

Pour ce qui est des tableaux, celui qui a été utilisé pour calculer l’invalidité de M. Gilbert (Tableau 17.12 – Perte fonctionnelle – Cheville) a, si j’ai bien compris, donné la cote quatre; amplitude normale des mouvements en général, mais douleur présente quotidiennement et/ou avec le mouvement. Je pense qu’il serait plus exact de parler d’ankylose en position de fonction, ce qui donnerait la cote dix‑huit. Je pense qu’il y a également lieu d’aller jusqu’à envisager une ankylose en position défavorable ou articulation ballante, ce qui donnerait la cote vingt‑six. La cheville et l’articulation astragalocalcanéenne sont toutes deux en train de prendre ce qu’on appelle une position en varus. Il y a présence de douleurs en déplacement, une amplitude médiocre et une déformation en varus qui s’aggrave à cause d’une arthrite qui évolue rapidement.

 

Si l’on devait prendre en considération un des autres tableaux, ce qui me paraît raisonnable, je pense qu’il serait également approprié de retenir la cote dix‑huit du tableau 17.9 – Perte fonctionnelle – Membres inférieurs : marche lentement sur terrain plat et a besoin normalement d’une canne ou de béquilles et ne peut pas monter les escaliers ou des rampes sans main‑courante, ou la douleur limite la marche à 250 mètres ou moins.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[5]               Le Tribunal a refusé de modifier l’estimation de l’invalidité effectuée par le Ministère. Dans ses motifs, le Tribunal a cité un long passage du rapport du Dr Henderson du 7 janvier 2010, mais dans ses conclusions, il a uniquement mentionné le rapport du Dr Henderson de l’année précédente. Voici la conclusion du Tribunal :

[traduction]
Le Tribunal ne va donc pas modifier la décision, datée du 8 mai 2009, du Comité de révision de l’estimation.

 

Le Tribunal note que, dans son rapport daté du 30 janvier 2009, le Dr Henderson affirme que la cheville de l’appelant a une bonne amplitude, avec 10 degrés de dorsiflexion à 20 degrés de flexion plantaire; un tomodensitogramme a confirmé que la cheville était bien en place, mais avait subi quelques légers changements dégénératifs. Le Tribunal note que la cheville de l’appelant n’est pas soudée et qu’il n’y a pas de preuve clinique d’ankylose.

 

Pour ces motifs, l’estimation demeure inchangée et la cote de la qualité de vie ne sera pas modifiée.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

C’est cette conclusion qui fait l’objet de la présente demande.

 

Question en litige

[6]               Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur dans son appréciation des preuves médicales présentées, en particulier du diagnostic d’ankylose établi par le Dr Henderson en 2010?

 

Analyse

            La norme de contrôle

[7]               Je conviens avec le défendeur que la norme de contrôle applicable à la question soulevée dans la présente demande est celle de la raisonnabilité et je souscris à l’observation en ce sens du juge Michel Beaudry tirée de la décision Beauchene c. Canada (PG), 2010 CF 980, au paragraphe 21 :

La Cour a aussi statué que l’interprétation de la preuve médicale et l’estimation de l’invalidité d’un demandeur constituaient des décisions qui relevaient de la compétence spécialisée du Tribunal et qui commandaient la retenue judiciaire (Yates c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 749, 237 F.T.R. 300). De telles questions sont des questions de fait ou mixtes de fait et de droit auxquelles s’applique la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir, au par. 51).

 

 

[8]               Les critères utilisés pour évaluer la blessure à la cheville de M. Gilbert figurent dans la Table des invalidités de 2006, tableau 17.12 – Perte fonctionnelle de la cheville. Son invalidité a toujours été évaluée à la cote quatre, décrite comme suit dans le tableau : « amplitude normale des mouvements en général, mais douleur présente quotidiennement et/ou avec le mouvement ». Le Dr Henderson n’était pas d’accord avec cette cote et a déclaré dans son rapport du 7 janvier 2010 qu’une cote dix‑huit était justifiée en raison de l’existence d’une « ankylose en position de fonction ». Le Tribunal ne l’a pas dit expressément, mais il semble qu’il n’ait pas accepté le diagnostic d’ankylose du Dr Henderson et qu’il ait conclu que le diagnostic n’était pas appuyé par des preuves médicales.

 

[9]               La question qui m’est soumise est donc celle de savoir si le Tribunal pouvait raisonnablement écarter le diagnostic d’ankylose posé par le Dr Henderson pour les motifs qu’il a donnés.

 

[10]           Selon la jurisprudence de la Cour sur laquelle je me fonde, le Tribunal n’a pas de compétence inhérente pour résoudre de façon indépendante des questions médicales. Lorsqu’il tire des conclusions de nature médicale, il peut uniquement s’appuyer sur les preuves médicales qui ont été présentées ou il peut demander de nouvelles preuves médicales indépendantes en application de l’article 38 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18 (voir Rivard c. Canada, [2001] A.C.F. no 1072). En l’absence de conclusion défavorable sur le plan de la crédibilité, le Tribunal est également tenu d’accepter les preuves médicales non contredites (voir MacKay c. Canada (PG), (1997), 129 FTR 286, par. 26).

 

[11]           En l’espèce, le Tribunal n’a pas expliqué pourquoi il écartait le diagnostic d’ankylose du Dr Henderson. Il est possible que le Tribunal ait eu tout à fait raison d’estimer que M. Gilbert ne souffrait pas d’ankylose et n’avait donc pas droit à une cote d’invalidité plus élevée. En fait, une partie du problème auquel faisait face le Tribunal venait du fait que le rapport du Dr Henderson du 7 janvier 2010 contenait peu de données cliniques susceptibles d’appuyer son diagnostic. Le Dr Henderson a néanmoins compris que la cote d’invalidité quatre initialement retenue était fondée sur l’observation selon laquelle, à cette époque, la cheville de M. Gilbert avait une « amplitude normale des mouvements en général ». Le DHenderson a ensuite clairement écrit [traduction] « qu’il serait plus exact de parler d’ankylose ». Il a également constaté que M. Gilbert souffrait, à ce moment‑là, d’une [traduction] « amplitude médiocre » et d’une [traduction] « arthrite qui évolue rapidement ». Il a conclu en proposant de procéder à d’autres examens. Il ressortait également très clairement de l’ensemble des preuves médicales qu’il s’agissait d’un état qui s’aggravait progressivement de sorte que les rapports médicaux antérieurs avaient une force probante moindre.

 

[12]           Le Tribunal cite les passages pertinents du rapport du DHenderson du 7 janvier 2010, mais dans sa conclusion, il fait uniquement référence au rapport du DHenderson de l’année antérieure qui indiquait [traduction] « une bonne amplitude », une « cheville […] bien en place » et « quelques légers changements dégénératifs ». Il semble que le Tribunal se soit fondé sur ces éléments pour conclure [traduction] « qu’il n’y a pas de preuve clinique d’ankylose ».

 

[13]           Comme le Tribunal n’a pas expliqué pourquoi il a rejeté le diagnostic d’ankylose posé par le DHenderson en 2010, je ne peux qu’émettre des hypothèses sur la façon dont ces éléments de preuve ont été appréciés, s’ils l’ont vraiment été. On pourrait normalement présumer que le DHenderson a appuyé son diagnostic sur certaines preuves cliniques, et il a d’ailleurs noté que l’état de santé de M. Gilbert continuait à se détériorer et que le mouvement de la cheville avait « une amplitude médiocre ». Cela est bien différent des éléments de preuve contenus dans le rapport de 2009 sur lequel le Tribunal s’est au bout du compte fondé. Si, comme cela semble être le cas, l’évaluation de l’amplitude du mouvement de la cheville du patient est un facteur déterminant dans ce genre de diagnostic, le Tribunal était tenu de prendre en compte ces autres éléments de preuve et d’expliquer comment il était arrivé à la conclusion que M. Gilbert ne souffrait pas d’ankylose.

 

[14]           Comme nous l’avons vu, le Tribunal n’est pas autorisé à substituer de son propre chef son opinion à celle du DHenderson. Il pouvait rejeter l’avis de celui‑ci s’il existait des preuves et des motifs rationnels de le faire, et s’il les mentionnait. En l’espèce, l’absence de motifs intelligibles expliquant le rejet de l’avis du DHenderson au profit, semble-t-il, d’éléments de preuve plus anciens qui seraient normalement moins fiables, constitue une erreur susceptible de révision (voir King c. Canada (PG), [2000] A.C.F. no 196, 182 FTR 226, par. 20 à 22).

 

[15]           En fait, si le Tribunal était conscient de ses obligations aux termes de l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), il aurait dû, en cas d’incertitude sur le fondement du diagnostic d’ankylose du DHenderson, trancher en faveur de M. Gilbert ou demander des précisions d’ordre médical. S’il avait des motifs solides pour conclure que M. Gilbert ne souffrait pas d’ankylose, il lui incombait de l’expliquer pour que M. Gilbert puisse comprendre sa décision.

 

[16]           J’estime qu’il s’agit d’une affaire à l’égard de laquelle il convient de statuer à nouveau sur le fond et conformément aux présents motifs. Il n’y a pas de raison de ne pas renvoyer l’affaire aux mêmes membres du Tribunal.

 

[17]           Le demandeur a droit aux dépens, que j’établis à 2 500 $, y compris les débours.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée au Tribunal pour qu’il rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs.

 

LA COUR STATUE ÉGALEMENT que le demandeur a droit à des dépens de 2 500 $, lesquels comprennent les débours.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑969‑10

 

INTITULÉ :                                                   GILBERT

                                                                        c

                                                                        PGC

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 1er décembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 17 décembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jennifer Koschinsky

 

POUR LE DEMANDEUR

Jamie Freitag

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Heenan Blaikie

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 



[1] La Table des invalidités est prévue par le paragraphe 35(2) de la Loi sur les pensions et a pour objet de proposer une norme unifiée pour l’estimation des invalidités courantes.

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