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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

 

Date : 20101129

Dossier : T-293-07

Référence : 2010 CF 1198

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario) le 29 novembre 2010

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

 

RICHARD WARMAN

 

 

 

le plaignant

 

et

 

 

 

 

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

 

la Commission

 

et

 

 

 

TERRY TREMAINE

 

 

 

 

l’intimé

 

     


MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Commission canadienne des droits de la personne a prouvé hors de tout doute raisonnable que Terry Tremaine avait délibérément fait fi d'une ordonnance du Tribunal canadien des droits de la personne l’intimant de cesser de communiquer des propos susceptibles d’exposer des personnes à la haine ou au mépris pour des motifs illicites. L’intimé a commis un outrage relié à l’ordonnance du Tribunal – d’ailleurs, il s’en vante et il l’a admis devant moi. Toutefois, la question en litige est de savoir s’il a commis un outrage à la Cour. Je conclus avec réticence que non. Si je conclus ainsi, c’est uniquement parce que la Commission a omis de porter à l’attention de l’intimé le fait qu’elle avait enregistré l’ordonnance du Tribunal auprès de la Cour.

 

[2]               M. Tremaine pense (ou peut-être n’est-ce qu’un souhait) qu’il est meilleur que d'autres personnes en raison de la couleur de sa peau. Il est un partisan de la suprématie blanche. Bien que l’aversion qu’il éprouve pour d'autres personnes en raison de la couleur de leur peau soit sans bornes, il a une inimitié particulière envers les Noirs et les peuples autochtones du Canada.

 

[3]               M. Tremaine est aussi un néo-nazi. Il est virulemment anti-Juif. Il ne fait aucune distinction entre judaïcité et sionisme. Selon lui, les Juifs sont des parasites qui prendront le contrôle du monde à moins qu’on les arrête. Les Noirs sont leurs laquais stupides, et les Premières Nations sont de connivence avec eux. M. Tremaine aime beaucoup Hitler : qui avait vu juste – même si l’Holocauste est une supercherie.

 

[4]               Non content de garder ses idées pour lui, il a utilisé Internet pour les mettre là où l’on pourrait les trouver. Il prétend être le chef d’un parti politique non enregistré, le National Socialist Party of Canada (NSP Canada, le parti national-socialiste du Canada), et, en lien avec ce qui précède, il a créé personnellement un site Web. Il a aussi affiché régulièrement des messages sur Stormfront, un site Web états-unien. La devise de Stormfront est « White Pride – World Wide » (fierté blanche – à l’échelle du monde). Richard Warman, qui a pris l’habitude il y a 20 ans de parcourir Internet à la recherche de ce qu’il considère être des messages haineux, s’est plaint de M. Tremaine à la Commission canadienne des droits de la personne. La Commission a enquêté, et elle a décidé que la plainte devait être renvoyée au Tribunal.

 

[5]               Après l’audience, au cours de laquelle M. Warman et M. Tremaine ont tous deux témoigné et plusieurs entrées du site Web de NSP Canada ainsi que les messages que M. Tremaine avait affichés sur Stormfront ont été produits en preuve, le Tribunal a délivré une ordonnance de cesser et de s’abstenir et a imposé une amende de 4 000 $ à M. Tremaine.

 

[6]               La décision et l’ordonnance ont été rendues le 2 février 2007, et elles ont été publiées sous les références 2007 TCDP 2, 59 C.H.R.R. D/391. L’article 57 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi) prévoit qu’aux fins de son exécution, une ordonnance du Tribunal peut être assimilée à une ordonnance rendue par la Cour fédérale par le dépôt d’une copie certifiée conforme au greffe de la Cour fédérale. Cela a été fait le 13 février 2007. Ni la Loi, ni la Loi sur les Cours fédérales, ni les Règles des Cour fédérales n’exigent expressément qu’une copie du certificat de la Cour fédérale soit signifié à l’intimé, et il convient de garder à l’esprit que, au départ, il n’est pas obligatoire que l’ordonnance soit enregistrée auprès de la Cour fédérale.

 

[7]               M. Tremaine était évidemment au courant de la décision du Tribunal, puisqu’il en a demandé le contrôle judiciaire à la Cour. Dans Warman c. Tremaine, 2008 CF 1032, 334 F.T.R. 78, madame la juge Snider a rejeté sa demande. Dans la mesure où des questions de droit étaient en cause, comme l’absence d'une défense alléguant que la critique était dépourvue de malveillance, la juge a conclu que la décision du Tribunal était correcte. Pour les autres questions, la norme de contrôle applicable était la raisonnabilité. La juge a conclu que la décision était raisonnable. M. Tremaine n’a pas interjeté appel.

 

[8]               En mars 2009, la Commission a demandé à la Cour une ordonnance de justification pour que M. Tremaine soit finalement déclaré coupable d’outrage au tribunal. Les documents accompagnant la requête qui ont été signifiés à M. Tremaine comprenaient une copie du certificat de la Cour fédérale confirmant que la décision et l’ordonnance du Tribunal avaient été enregistrées auprès de la Cour le 13 février 2007. La requête était appuyée par un affidavit de M. Warman, auquel étaient jointes à titre de pièces des pages téléchargées d’Internet en 2007, après que l’ordonnance eut été enregistrée. Ces téléchargements provenaient du site Web NSP Canada de M. Tremaine et de Stormfront. Pour différentes raisons, la requête sollicitant l'ordonnance de justification a seulement été entendue le 17 juin 2010. À cette date, un deuxième affidavit de M. Warman avait été ajouté au dossier. Après avoir été convaincu qu’une preuve prima facie avait été établie, j’ai délivré l'ordonnance de justification le 22 juin 2010, publiée sous la référence Warman c. Tremaine, 2010 CF 680, [2010] A.C.F. no 1002 (QL).

 


L'OUTRAGE AU TRIBUNAL : UN PROCESSUS EN TROIS ÉTAPES

[9]               En guise d’introduction, des distinctions doivent être faites : entre l’outrage criminel et l’outrage civil; selon que l’outrage est commis en présence du juge (in facie curiae) ou non (ex facie curiae); selon que le tribunal est une cour d’archives ou non. Il existe de nombreux précédents sur la question. Il n’est pas nécessaire de tous les citer. Dans l’arrêt United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901, la Cour suprême a opéré une distinction entre l’« outrage criminel » et l’« outrage civil » et a dit que l’« outrage criminel » repose sur la notion de transgression publique. Il doit être prouvé hors de tout doute raisonnable que l’accusé a transgressé une ordonnance publiquement, tout en voulant que cette désobéissance publique contribue à miner l'autorité de la cour, en le sachant ou sans s'en soucier. La Commission ne soutient pas que M. Tremaine est coupable d’une intention criminelle. Je conviens que la présente affaire est une affaire d’« outrage civil ».

 

[10]           Selon la distinction entre outrage in facie et outrage ex facie, les tribunaux inférieurs ont seulement une compétence inhérente à l’égard de l’outrage in facie, tandis que d'autres organismes, comme le Tribunal canadien des droits de la personne, ont seulement les pouvoirs que la loi leur confère. La présente affaire est une affaire d’outrage ex facie.

 

[11]           Cela nous amène au troisième point préliminaire, soit la qualité de l’organisme dont les ordonnances ont été transgressées. La Cour suprême a conclu dans Radio-Canada c. Commission de police du Québec, [1979] 2 R.C.S. 618, que la Commission n’avait pas le pouvoir de punir Radio-Canada pour avoir violé un interdit de publication. Telle est la règle applicable aux organismes qui ne sont pas des cours d’archives, en l’absence d’une disposition légale précise (Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394), et c’est cette règle qui s’applique en l’espèce. Cependant, la cour d’archives auprès de laquelle la décision est enregistrée aux fins de son exécution, notamment la Cour fédérale, peut citer une personne pour outrage en cas de non-exécution (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892).

 

[12]           Pour une analyse générale des règles de droit s’appliquant à l’outrage, voir Miller, The Law of Contempt in Canada  (Carswell : Toronto, 1997).

 

[13]           Les articles 466 et suivants des Règles des Cours fédérales font écho à la common law. Ils prévoient notamment qu’est coupable d’outrage au tribunal quiconque désobéit à un moyen de contrainte ou à une ordonnance de la Cour ou agit de façon à entraver la bonne administration de la justice ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour.

 

[14]           La première étape, qui peut se dérouler ex parte si la Cour le souhaite (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Winnicki, 2006 CF 350), est une requête sollicitant une ordonnance de justification. Comme je l'ai dit précédemment, cette ordonnance sera délivrée si la Cour est convaincue qu’une preuve prima facie a été établie. Si l'ordonnance de justification n’est pas délivrée, l’affaire se termine là, sous réserve d’un appel. Si l'ordonnance est délivrée, la personne qui a censément commis l'outrage au tribunal reçoit signification de l’ordonnance exigeant qu’elle comparaisse et se prépare à entendre la preuve établissant qu’elle a commis l’acte dont elle est accusée, lequel acte doit être décrit suffisamment en détail. L’intéressé doit être prêt à présenter les moyens de défense qu’il souhaite invoquer. Sauf directives contraires, la preuve est orale. La personne qui a censément commis l'outrage n’est pas tenue de témoigner, et une conclusion d’outrage doit être fondée sur une preuve hors de tout doute raisonnable. Si, comme en l’espèce, il n’y a aucune conclusion d’outrage, l’affaire se termine là, sous réserve encore une fois du droit d’appel.

 

[15]           S’il y a conclusion d’outrage, le troisième stade concerne la peine qu’il convient d’infliger (Warman c. Winnicki, 2007 CAF 52, 359 N.R. 101). Une personne déclarée coupable d’outrage peut être emprisonnée pendant une période ne dépassant pas cinq ans moins un jour, ou jusqu’à ce qu’elle se conforme à l’ordonnance.

 

LA PREUVE CONTRE M. TREMAINE

[16]           La preuve contre M. Tremaine a été énoncée comme suit dans l’ordonnance de justification :

[TRADUCTION]

 

M. Tremaine doit être prêt à entendre la preuve établissant qu’il a commis l’acte d’outrage dont il est accusé, à savoir avoir omis de cesser et de s’abstenir conformément à ce que lui avait ordonné le Tribunal canadien des droits de la personne aux termes de sa décision datée du 2 février 2007, les faits détaillés de cette omission étant exposés dans les affidavits de Richard Warman datés du 12 février 2009 et du 19 mars 2010, et M. Tremaine doit être prêt à présenter tous les moyens de défense qu’il souhaite invoquer.

 

[17]           La Cour d’appel de l’Ontario a résumé comme suit le critère à trois volets applicable à l’outrage civil, dans l’arrêt Prescott-Russell Services for Children and Adults c. G. (N.) (2006), 82 O.R. (3d) 686, au paragraphe 27 :

[TRADUCTION]

 

Les critères applicables à une conclusion d’outrage au tribunal sont bien établis en droit. Il s’agit, en fait, d’un critère à trois volets. Premièrement, l’ordonnance qui a été violée doit énoncer clairement et sans équivoque ce qui doit être fait et ne doit pas être fait. Deuxièmement, la partie qui désobéit à l’ordonnance doit le faire délibérément et volontairement. Troisièmement, les éléments de preuve doivent démontrer hors de tout doute raisonnable que l’outrage a été commis. Tout doute doit clairement être tranché en faveur de la personne ou de l’entité qui a censément violé l’ordonnance. [Citations omises.]

 

 

La même cour a appliqué cet arrêt dans l’arrêt Bell ExpressVu Limited c. Torroni, 2009 ONCA 85, 94 O.R. (3d) 614, de même que dans l’arrêt Hobbs c. Hobbs, 2008 ONCA 598, 54 R.F.L. (6th) 1, où elle a affirmé qu'il doit être clairement dit à la partie ce qu’elle doit faire pour se conformer aux conditions de l’ordonnance. Le juge Martineau, de la Cour, s'est appuyé sur tous ces arrêts dans la décision Canadian Private Copying Collective c. Fuzion Technology Corp., 2009 CF 800, 349 F.T.R. 303.

 

[18]           Qu’est ce qui a effectivement été ordonné en l’espèce? L’ordonnance du Tribunal dit :

[169]   Pour les motifs susmentionnés, le Tribunal affirme que la plainte déposée contre Terry Tremaine est fondée et il ordonne ce qui suit :

 

1. que Terry Tremaine, et les autres personnes qui agissent en concertation avec lui, mettent fin à l'acte discriminatoire consistant à utiliser ou à faire utiliser un téléphone en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement, pour communiquer des messages du genre de ceux qui ont ici été déclarés contraires au paragraphe 13(1), ou tout autre message présentant un contenu sensiblement analogue, qui sont susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable en raison d'un motif de distinction illicite, contrevenant ainsi au paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne;

 

 

 

[19]           La Commission a soutenu que M. Tremaine avait commis un outrage lié à l’ordonnance du Tribunal à deux égards. Premièrement, il avait permis que les messages haineux visés dans les motifs du Tribunal demeurent sur Internet. Deuxièmement, il avait continué à afficher de nouveaux messages du genre de ceux qui avaient été déclarés contrevenir au paragraphe13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[20]           Quant au premier point, il a été établi que M. Tremaine était et est le webmestre du site Web NSP Canada et qu’il était et est techniquement capable de retirer les messages visés expressément par le Tribunal.

 

[21]           Bien que M. Tremaine ne soit pas le webmestre de Stormfront, il a été soutenu qu’il aurait pu à tout le moins demander aux responsables de ce site de supprimer les messages qu’il y avait affichés, et qui faisaient partie de « fils » de conversation. Stormfront aurait pu acquiescer ou non. Il est loisible à la Cour d’ordonner à quelqu’un se trouvant dans son ressort de demander à quelqu’un se trouvant hors de son ressort de faire ou de ne pas faire quelque chose. À cet égard, on peut citer, par exemple, l’affaire Smith c. Canada (Procureur général), 2009 CF 228, [2010] 1 R.C.F. 3, dans laquelle M. Smith était et en attente de la peine de mort au Montana (comme il l’est toujours, d’ailleurs). Monsieur le juge Barnes a déclaré que la décision de l’intimé de retirer son soutien diplomatique à la demande de clémence de M. Smith était illégale, et il a ordonné à l’intimé de renouveler toutes les mesures nécessaires pour appuyer la cause de M. Smith auprès du gouvernement du Montana. Les intercessions n’ont pas porté fruit jusqu’à présent. Une ordonnance de présenter des observations a aussi été au cœur des diverses décisions dans l’affaire Khadr (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S 44).

 

LES MOYENS DE DÉFENSE DE M. TREMAINE

[22]           M. Tremaine ne présente pas comme défense que les messages affichés après l’ordonnance du Tribunal et son enregistrement auprès de la Cour n’étaient pas du genre de ceux qui avaient été déclarés contrevenir au paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. De fait, il est hors de tout doute que les messages étaient du même genre. M. Tremaine ne soutient pas non plus que le lien avec le Canada soit insuffisant pour qu'il soit jugé pour outrage. Il s’est plutôt défendu en invoquant les motifs suivants :

a.       il a seulement reçu signification du certificat confirmant que l’ordonnance du Tribunal avait été enregistrée auprès de la Cour après que les violations alléguées de cette ordonnance eurent été commises;

b.      quoi qu'il en soit, il ne lui a pas été ordonné de supprimer les messages existants de son site Web, et il ne lui a pas été ordonné de demander à Stormfront d’en faire de même;

c.       il n’a pas violé le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne pour les motifs suivants :

                                                               i.      il n’a pas « abordé » ou « fait aborder » certaines questions;

                                                             ii.      s’il l’a fait, ce n’était pas au moyen d’un téléphone ni en recourant aux services d'une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement;

d.      il était sous le coup d’une ordonnance de la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan lui interdisant d’accéder à Internet;

e.       M. Warman le persécute.

 

[23]           Le moyen de défense primordial de M. Tremaine est qu’il a appris seulement en août 2010, lorsqu’il en a reçu signification, que l’ordonnance du Tribunal avait été enregistrée à la Cour. Il n’avait aucune intention de défier la Cour. Cependant, le certificat faisait partie des documents qui lui ont été signifiés en mars 2009 avec la requête sollicitant une ordonnance de justification. Il ne s’est peut-être pas rendu compte que les documents comprenaient le certificat de la Cour fédérale, mais il était certainement au courant de la requête sollicitant une ordonnance de justification puisqu’il a comparu personnellement à l’audience fixée à l’origine en juillet 2009, et qui a ensuite été reportée. Le seul changement de situation entre ces deux dates est un message affiché sur le site de Stormfront le 22 juillet 2009, message qui n’a pas été mentionné dans les documents de M. Warman qui ont constitué le fondement de l’ordonnance de justification. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de déterminer avec précision à quel moment M. Tremaine a pris connaissance des faits pertinents, puisque ce message ne fait pas partie des faits qui lui sont reprochés.

 

[24]           Le requérant doit toujours établir que la personne qui a censément commis l’outrage avait connaissance de l’ordonnance qui a censément été violée. Dans l’arrêt Bhatnager c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 R.C.S. 217, monsieur le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la Cour suprême, a affirmé, au paragraphe 16 :

D'après la jurisprudence, il n'y a aucun doute que la common law a toujours exigé la signification à personne ou la connaissance personnelle réelle de l'ordonnance d'un tribunal comme condition préalable à la responsabilité pour outrage au tribunal.  Il y a près de deux siècles, dans l'arrêt Kimpton v. Eve (1813), 2 V. & B. 349, 35 E.R. 352, le lord chancelier Eldon a conclu qu'une partie ne pouvait être tenue responsable d'outrage au tribunal compte tenu de la preuve non contestée qu'elle n'avait jamais eu connaissance de l'ordonnance.  Dans l'arrêt Ex parte Langley (1879), 13 Ch. D. 110 (C.A.), le lord juge Thesiger a énoncé le principe suivant à la p. 119 :

 

[TRADUCTION]  . . . la question dans chaque cas, et selon les circonstances particulières de l'affaire, doit être:  y a‑t‑il eu un avis donné à la personne accusée d'outrage au tribunal qui permette de déduire des faits qu'elle a effectivement reçu un avis de l'ordonnance qui avait été rendue?  Et dans une affaire de ce genre, compte tenu du fait qu'il peut y avoir atteinte à la liberté de la personne, je suis d'avis que ceux qui affirment qu'il y a eu un tel avis sont tenus de le démontrer hors de tout doute raisonnable.

 

[25]           La Commission a établi hors de tout doute raisonnable que M. Tremaine a eu tôt connaissance de l’ordonnance du Tribunal. Cependant, elle n’a pas établi que M. Tremaine avait appris avant mars 2009, au plus tôt, que l’ordonnance avait été enregistrée auprès de la Cour. Comme je l'ai dit précédemment, il y a un affichage en cause entre mars et août 2009, un affichage sur le site de Stormfront qui ne faisait pas partie de la preuve invoquée contre M. Tremaine. À ce stade-ci, il suffit de dire que, dans cet affichage, M. Tremaine exprimait de l’insatisfaction à l’égard de la décision de madame la juge Snider, qui avait rejeté sa demande de contrôle judiciaire de la décision du Tribunal.

 

[26]           M. Poulin, agissant pour le compte de la Commission, soutient que la distinction entre l’ordonnance du Tribunal et son enregistrement auprès de la Cour est artificielle. Je conviens qu’il ne serait pas nécessaire de signifier le certificat d’enregistrement ni d’en donner autrement avis avant d’exécuter une ordonnance comme une ordonnance de payer une somme d’argent, mais le Tribunal canadien des droits de la personne lui-même n’a aucune compétence inhérente ni lorsqu'il s'agit de l'exécution de ses ordonnances, par voie d’injonction ou autrement, ni pour déclarer quelqu’un coupable d’outrage. L'élément clé doit être l’enregistrement de l’ordonnance auprès de la Cour, et, dans les cas d’outrage, la connaissance de cet enregistrement.

 

[27]           Dans l’arrêt Taylor, précité, qui a confirmé la validité constitutionnelle du paragraphe 13(1) de la Loi, le juge en chef Dickson a affirmé, au paragraphe 72 :

[…] De fait, le risque que l'emprisonnement sanctionne la diffusion non voulue de messages discriminatoires est réduit encore par l'exigence que l'ordonnance pour outrage au tribunal soit fondée sur la conclusion que l'intéressé a volontairement accompli un acte interdit par ordonnance judiciaire (Re Sheppard and Sheppard (1976), 67 D.L.R. (3d) 592 (C.A. Ont.), aux pp. 595 et 596).  En bref, l'emprisonnement ne peut être prononcé que lorsque l'intimé a intentionnellement transmis des messages tout en sachant qu'ils sont jugés susceptibles de causer le mal décrit au par. 13(1), et je ne peux donc être d'accord pour dire que la possibilité qu'une ordonnance pour outrage au tribunal soit prononcée contre un individu paralyse indûment la liberté d'expression.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Dans cette affaire, comme dans celle-ci, l’ordonnance du Tribunal avait été enregistrée auprès de la Cour. C’était la violation de l’ordonnance de la Cour, et non de l’ordonnance du Tribunal, qui avait mené à l’outrage.

 

[28]           Les accusations d’outrage énoncées dans l’ordonnance de justification doivent être rejetées puisque tous les faits sont survenus avant que M. Tremaine ait eu connaissance de l’enregistrement auprès de la Cour.

 

[29]           J’admets aussi le moyen de défense de M. Tremaine selon lequel l’ordonnance ne disait pas avec suffisamment de précision qu’il lui était ordonné de retirer d’Internet les messages que le Tribunal avait déclarés haineux ainsi que les messages de nature semblable affichés jusqu’alors, ou à tout le moins de ne ménager aucun effort pour faire retirer ces messages. L’ordonnance visait les « articles du genre de ceux qui ont ici été jugés contraires au paragraphe 13(1) », et non les articles qui avaient effectivement été jugés être en violation du paragraphe 13(1). Les « articles du genre de » ne sont pas les mêmes articles.

 

[30]           M. Tremaine a aussi soutenu qu’il n’avait pas « abordé des questions » au sens du paragraphe 13(1) de la Loi, c'est-à-dire qu'il n'avait pas « communiqué ». M. Tremaine a [TRADUCTION] « téléchargé » de son ordinateur au Canada à des sites Web situés aux États-Unis. Il est la seule personne à avoir pris part à ce processus. M. Warman a « téléchargé » de ces sites Web états-uniens à son ordinateur au Canada. Sans l’intervention de M. Warman, il n’y aurait eu aucune communication complétée, de sorte que c’est M. Warman qui a communiqué, et non M. Tremaine.

 

[31]           L’argument selon lequel la communication ne s’est pas faite au moyen d’un téléphone ni en recourant aux services d'une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement se fonde sur le paragraphe 13(2) de la Loi, qui est ainsi rédigé :

(2) Il demeure entendu que le paragraphe (1) s’applique à l’utilisation d’un ordinateur, d’un ensemble d’ordinateurs connectés ou reliés les uns aux autres, notamment d’Internet, ou de tout autre moyen de communication semblable mais qu’il ne s’applique pas dans les cas où les services d’une entreprise de radiodiffusion sont utilisés.

(2) For greater certainty, subsection (1) applies in respect of a matter that is communicated by means of a computer or a group of interconnected or related computers, including the Internet, or any similar means of communication, but does not apply in respect of a matter that is communicated in whole or in part by means of the facilities of a broadcasting undertaking.

 

 

[32]           Cette modification a été apportée après le 11 Septembre 2001. Elle est évidemment postérieure à l’arrêt Taylor, et sa constitutionnalité n’a pas fait l’objet d’une décision définitive. Quoi qu’il en soit, M. Tremaine soutient que l’ordonnance ne lui interdisait pas d’utiliser Internet.

 

[33]           Il est beaucoup trop tard pour formuler ces arguments en l’espèce. Aucune question constitutionnelle n’a jamais été soumise comme l’exige l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, et les tribunaux ont statué à maintes reprises, notamment dans l’arrêt Taylor, que l’invalidité alléguée d’une ordonnance judiciaire ne pouvait pas servir d’excuse pour y désobéir. L’ordonnance même doit être annulée.

 

[34]           En outre, le paragraphe 13(2) de la Loi est purement déclaratoire. Puisque l’ordonnance même renvoie expressément aux motifs qui l’ont précédée, et puisque ces motifs ont traité en détail des notions de « communication » et d’« Internet », il n’était pas nécessaire de mentionner Internet dans l’ordonnance elle-même.

 

[35]           M. Tremaine n’a pas été représenté par avocat devant le Tribunal ni dans le contexte de la demande de contrôle judiciaire devant madame la juge Snider. Cela ne permet pas à son avocat actuel, Me Christie, de soulever ces points maintenant. Lorsque la cause appropriée se présentera, il devra argumenter en tenant compte de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Association de l’industrie canadienne de l’enregistrement c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2010 CAF 220, 323 D.L.R. (4th) 42, une affaire qui concernait le téléchargement de musique à partir d’Internet. Au paragraphe 39, monsieur le juge Pelletier a affirmé :

À mon avis, certaines décisions appuient le principe selon lequel la question de savoir si une communication est une communication au public repose sur deux facteurs : l’intention de la personne qui communique et la réception de la communication par au moins un membre du public. Si ces deux conditions sont respectées, il y aura donc communication au public.

 

[36]           Les messages que M. Tremaine a affichés sur Internet ont aussi mené au dépôt d’accusations en Saskatchewan en vertu du paragraphe 319(2) du Code criminel au motif que M. Tremaine aurait communiqué des déclarations qui fomentaient volontairement la haine contre un groupe identifiable. Une des conditions de sa mise en liberté sous caution était qu’il n’accède pas à Internet. Cependant, cette condition lui a seulement été imposée en janvier 2008, et elle n’a aucun rapport avec son comportement de 2007 qui lui a valu d'être accusé d'outrage au tribunal. Les conditions de sa mise en liberté sous caution ont par la suite été quelque peu assouplies, mais cela non plus n’est pas pertinent au regard de la présente affaire.

 

[37]           Enfin, la moralité de M. Warman a été remise en question lors de son contre-interrogatoire. Il a écrit une lettre à l’Université de la Saskatchewan, où M. Tremaine était chargé de cours à temps partiel. Peu après, le contrat de M. Tremaine n’a pas été renouvelé. Son avocat a laissé entendre que cela avait mené à l’impécuniosité de M. Tremaine, de sorte que celui-ci n’avait pas pu engager un avocat pour le représenter devant le Tribunal ni dans le contexte de la demande de contrôle judiciaire. M. Warman a poursuivi plus de 50 entités pour diffamation. Il a obtenu des dommages-intérêts et des dépens, et il s’est bâti une réputation fondée sur ses plaintes à la Commission canadienne des droits de la personne, où il a déjà travaillé. Une des formations du Tribunal l’a critiqué. J’ai affirmé au cours de l'audience, et je le répète maintenant, que rien de cela n’est pertinent quant à la présente affaire. M. Warman n’a participé à aucun fil de conversation de Stormfront, et il ne peut être considéré comme ayant piégé M. Tremaine de quelque façon que ce soit.

 

LES DÉPENS

[38]           Il n’y a aucune raison de déroger à la pratique habituelle selon laquelle les dépens suivent l’issue de la cause. Cependant, puisque la requête en outrage est rejetée au motif que la partie requérante, la Commission, a omis de prendre des mesures pour aviser M. Tremaine que l’ordonnance du Tribunal avait été enregistrée auprès de la Cour, des dépens seront accordés uniquement contre la Commission.


ORDONNANCE

 

            AU TERME D’UNE AUDIENCE DE JUSTIFICATION demandée afin que M. Tremaine soit déclaré coupable d’outrage au tribunal;

            POUR LES MOTIFS EXPOSÉS;

LA COUR ORDONNE :

1.                 La requête est rejetée, avec dépens contre la Commission canadienne des droits de la personne.

2.                 M. Warman ne doit ni profiter des dépens ni être obéré par ceux-ci.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-293-07

 

INTITULÉ :                                       RICHARD WARMAN c. TERRY TREMAINE

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Victoria (Colombie-Britannique)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             les 8, 9 et 10 et le 12 novembre 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      le 29 novembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Richard Warman

POUR LE PLAIGNANT

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Me Daniel Poulin

 

POUR LA COMMISSION

Me Douglas H. Christie

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Richard Warman

POUR LE PLAIGNANT

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Me Daniel Poulin

Division des services du contentieux

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA COMMISSION

 

Me Douglas H. Christie

Avocat

Victoria (Colombie-Britannique)

POUR L’INTIMÉ

 

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