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Date : 20101110

Dossier : T‑175‑09

Référence : 2010 CF 1123

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), 10 novembre 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

 

JANSSEN INC. ET

JANSSEN PHARMACEUTICA N.V.

 

demanderesses

 

et

 

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC ET

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée par Janssen Inc. et Janssen Pharmaceutica N.V. (désignés conjointement par Janssen, sauf indication contraire) à l’encontre de Mylan Pharmaceuticals ULC[1] (Mylan) et du ministre de la Santé (le ministre) en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS 93‑133 (Règlement AC). Janssen cherche à obtenir une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité (AC) à Mylan jusqu'à l’expiration des lettres patentes canadiennes n2310950 (le brevet 950). Janssen Pharmaceutica N.V. est le propriétaire du brevet 950, pour lequel elle a accordé une licence à Janssen Inc.

 

[2]               Le brevet 950 a été déposé le 27 juin 2000. Il est inscrit au Registre des brevets du ministre à l’égard du produit de Janssen à base de galantamine, Reminyl, en capsules à libération prolongée de 8 mg, 16 mg et 24 mg. Le 8 avril 2005, le ministre a délivré un avis de conformité à Janssen pour le Reminyl ER.

 

[3]               Le 27 décembre 2008, Janssen a reçu l’avis d’allégation de Mylan (AA) qui conteste la validité du brevet 950 pour plusieurs motifs, soit l’évidence, la divulgation insuffisante, l’absence d’utilité, l’ambiguïté et la non‑brevetabilité (en tant que méthode de traitement médical).

 

Les revendications du brevet

[4]               Le brevet 950 concerne l’utilisation de la galantamine, un inhibiteur de la cholinestérase, dans le traitement de la maladie d’Alzheimer, mais les revendications en litige ne portent que sur la découverte par Janssen d’un schéma posologique optimal pour le composé. Comme le reconnaît ce brevet, la galantamine était un composé connu qui avait déjà été utilisé et breveté pour le traitement de la maladie d’Alzheimer. Par conséquent, l’idée originale du brevet 950 se limite à la découverte dont se réclame Janssen, soit qu’un lent ajustement de la posologie de la galantamine a amélioré la tolérance des patients au médicament en réduisant les effets secondaires et a permis l’utilisation d’une dose d’entretien plus faible que celle qui s’était déjà révélée efficace.

 

[5]               En l’espèce, les seules revendications en litige sont les revendications 3, 5, 6, 7 et 8 (les revendications pertinentes) :

[traduction]

3.         L’utilisation de galantamine à une première dose d’environ 8 mg/jour jusqu’à une dose finale d’environ 16 mg/jour à 24 mg/jour pour le traitement de la maladie d’Alzheimer, la première dose étant administrée pendant environ deux semaines à environ dix semaines, et l’utilisation de cette première dose pendant environ deux semaines à dix semaines se traduisant par une dose finale plus faible.

 

***

 

5.         L’utilisation de l’une ou l’autre des revendications 1 à 4 dans lesquelles la galantamine est utilisée à une première dose d’environ 8 mg/jour, à une deuxième dose d’environ 16 mg/jour et à une dose finale d’environ 24 mg/jour, la première dose étant administrée pendant environ deux semaines à environ quatre semaines, la deuxième dose étant administrée pendant environ deux semaines à environ quatre semaines et la dose finale étant administrée par la suite.

 

6.         L’utilisation de la revendication 5 dans laquelle la première dose est administrée pendant environ quatre semaines et la deuxième dose est administrée pendant environ quatre semaines.

 

7.         L’utilisation de l’une ou l’autre des revendications 1 à 4 dans lesquelles la galantamine est utilisée à une première dose d’environ 8 mg/jour et à une dose finale d’environ 16 mg/jour, la première dose étant administrée pendant environ deux semaines à environ quatre semaines et la dose finale étant administrée par la suite.

 

8.         L’utilisation de la revendication 7 dans laquelle la première dose est administrée pendant environ quatre semaines.

 

 

La revendication 3 renferme les éléments suivants :

1.      l’utilisation de la galantamine pour traiter la maladie d’Alzheimer;

2.      à une première dose d’environ 8 mg par jour pendant environ 2 à 10 semaines;

3.      suivie d’une dose finale d’environ 16 à 24 mg par jour par la suite;

4.      l’utilisation de ce schéma posologique de progression lente se traduisant par une dose finale plus faible.

 

Les revendications 5 et 6 dépendent de la revendication 3. Les deux décrivent un schéma posologique débutant par une dose de galantamine de 8 mg par jour, augmentant jusqu’à 16 mg par jour et atteignant finalement 24 mg par jour. Le schéma posologique proposé dans ces revendications varie quelque peu, la durée de l’administration de galantamine à chacune des étapes initiales étant de deux à quatre semaines. Les revendications 7 et 8 dépendent également de la revendication 3 et ne sont différentes que dans la mesure où la dose finale de 16 mg par jour est administrée après la fin de la première phase d’ajustement de la posologie d’une durée de deux à quatre semaines.

 

Études cliniques

[6]               La preuve établit que, avant de faire l’objet du brevet 950, la galantamine avait été soumise à un nombre modeste d’essais cliniques visant à déterminer son efficacité en tant que médicament contre la maladie d’Alzheimer. Au cours de ces essais cliniques, la galantamine était administrée de façon progressive en doses variées à des patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Ces études ont démontré que des doses quotidiennes de 24 mg et plus de galantamine étaient efficaces, mais que les problèmes de tolérance au médicament et d’observance du traitement étaient assez fréquents.

 

[7]               C’est plus tard, au cours d’un essai clinique de phase III ultérieur (l’étude du brevet) que Janssen a déterminé qu’un ajustement posologique plus lent pouvait réduire la fréquence et la gravité des effets secondaires de la galantamine. C’est sur cette découverte que repose l’idée originale du brevet 950 de Janssen, c’est‑à‑dire que sa méthode d’ajustement posologique lent réduit de façon efficace les effets secondaires indésirables qu’aurait autrement entraînés la galantamine.

 

[8]               L’étude du brevet a également démontré que la galantamine était presque aussi efficace à des doses quotidiennes de 16 mg que de 24 mg. Malgré le fait que rien dans l’étude du brevet n’indiquait que l’efficacité d’une dose de 16 mg de galantamine était attribuable à la méthode d’ajustement de la posologie employée, Janssen est parvenu à cette conclusion en comparant les résultats de l’étude du brevet à une étude antérieure réalisée par Wilkinson et Murray (l’étude antérieure), dans laquelle il a été observé qu’une dose quotidienne de 18 mg de galantamine constituait, sur le plan de l’efficacité, une dose sous‑optimale. L’étude antérieure traitait de l’importance de ses données dans le passage qui suit :

[traduction] La galantamine est un traitement symptomatique efficace et bien toléré de la maladie d’Alzheimer. Sur une période de 12 semaines, la galantamine a entraîné une amélioration de la performance cognitive selon le critère d’efficacité primaire, l’ADAS‑Cog (sous‑échelle cognitive de l’échelle d’évaluation de la maladie d’Alzheimer). L’effet thérapeutique le plus important a été observé avec la galantamine à 24 mg/jour (4,2 points dans l’analyse par protocole et 3 points dans l’analyse en intention de traiter, une analyse plus prudente). Les deux doses de galantamine, à savoir 18 et 36 mg/jour, ont eu des effets bénéfiques importants sur la fonction cognitive dans l’analyse par protocole. Même si la puissance n’était pas suffisante pour détecter les changements en ce qui concerne les critères de jugement secondaires, la galantamine a produit des résultats significativement meilleurs que le placebo quant à la qualité de vie et à la réponse globale au traitement.

 

 

[9]               Dans une version provisoire du rapport d’étude antérieure, les auteurs ont également discuté de la valeur de l’ajustement plus lent de la posologie comme moyen de favoriser une meilleure observance du traitement :

[traduction] Les résultats provisoires obtenus par cette étude de phase II en cours confirment et étendent les résultats des rapports antérieurs qui révèlent que l’hydrobromure de galanthamine s’avère prometteur comme traitement efficace et bien toléré des troubles cognitifs chez les patients atteints de démence sénile de type Alzheimer (DSTA). Les données présentées indiquent que la galantamine (30 mg/jour) administrée sur une période de 12 semaines à des patients atteints de DSTA entraîne une amélioration hautement significative sur le plan statistique de la performance cognitive. Une excellente tolérance globale au médicament ainsi qu’un faible taux d’interruption ont été observés dans cette étude. Même s’il faut attendre l’analyse statistique complète et la fin de l’étude avant de tirer des conclusions finales, une dose quotidienne de 30 mg semble avoir un effet bénéfique optimal chez les patients. On peut s’attendre à ce que l’ajustement de la posologie durant l’exposition initiale au médicament, c’est‑à‑dire une augmentation plus graduelle de la dose, et l’usage autorisé d’antinauséeux améliorent davantage l’observance du traitement. D’ailleurs, une période d’ajustement posologique de quatre semaines a été incluse dans les études actuelles de phase III. Ces résultats provisoires montrent le potentiel très prometteur de la galantamine dans le traitement de la maladie d’Alzheimer.

 

 

I.          Questions en litige

[10]           Fardeau de la preuve?

 

[11]           L’évidence, l’utilité et l’interprétation des revendications?

 

[12]           Qu’est‑ce qu’une méthode de traitement médical?

 

[13]           Les revendications pertinentes constituent‑elles une méthode de traitement médical, et si oui, l’objet de l’invention est‑il brevetable?

 

[14]           Dépens?

 

II.         Analyse

Fardeau de la preuve

[15]           Les parties sont d’accord et il est bien établi qu’il incombe ultimement à Janssen de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que les assertions de Mylan concernant l’invalidité ne sont pas fondées. 

 

Évidence, utilité et interprétation des revendications

[16]           Dans la présente demande, la question déterminante consiste à savoir si les revendications pertinentes constituent une méthode de traitement médical et si elles sont, de ce fait, non brevetables. Puisque j’ai conclu que les revendications pertinentes constituaient un objet non brevetable, il ne m’est pas nécessaire de régler les autres questions de fond soulevées dans l’avis d’allégation de Mylan et examinées dans la preuve. Disons simplement que je suis absolument convaincu que même si Janssen prétend avoir découvert que le lent ajustement posologique de la galantamine atténue les effets secondaires de ce médicament, ce phénomène était bien connu dans l’art antérieur et aurait donc été évident pour une personne versée dans l’art à l’époque.

 

[17]           Je n’admets pas non plus l’autre prémisse originale de Janssen voulant que le mode proposé d’administration consistant à ajuster lentement la posologie de la galantamine puisse aboutir à une dose d’entretien plus faible (16 mg) que celle qui aurait été nécessaire autrement. Il s’agit d’une conclusion douteuse et injustifiée qu’on ne peut tirer ou prédire en comparant l’étude clinique qui sous‑tend le brevet 950 et les résultats d’une étude clinique antérieure non comparative qui, d’après ce brevet, ont révélé qu’une dose de 18 mg de galantamine constituait une dose « sous‑optimale ».

 

[18]           Dans le domaine de la recherche pharmaceutique, il est courant que les résultats d’une étude clinique ne soient pas reproduits dans une autre, même lorsque les plans d’étude sont équivalents. À défaut d’une étude directe bien conçue sur la galantamine visant à comparer les différentes méthodes d’ajustement de la posologie, personne ne pouvait conclure de manière raisonnable que ces résultats d’études à peine différents étaient dus à l’ajustement posologique lent de la galantamine et non à une quelconque autre raison.

 

[19]           Je suis convaincu que les revendications pertinentes peuvent être interprétées et qu’elles ne sont pas invalides pour cause d’ambiguïté. Comme la question déterminante de savoir si les revendications visent une méthode de traitement médical ne dépend pas du sens du langage contesté, je n’ai pas à trancher cette question précise. 

 

Qu’est‑ce qu’une méthode de traitement médical?

[20]           La Cour suprême du Canada a examiné à au moins deux reprises la question de la brevetabilité de l’objet de l’invention s’agissant d’une méthode de traitement médical.

 

[21]           Dans Tennesse Eastman Co. c. Canada (Commissaire des Brevets), [1974] R.C.S. 111, 8 C.P.R. (2d) 202, la Cour a considéré la question concernant l’emploi d’un composé comportant des qualités essentielles connues (un adhésif) pour une utilisation médicale nouvelle et pratique (la fermeture des incisions chirurgicales). La Cour devait déterminer si la méthode d’emploi projetée s’inscrivait dans la définition d’« invention » figurant à l’article 2 de la Loi sur les brevets, S.R.C. 1952, ch. 203 (aujourd’hui L.R., 1985, ch. P‑4) (la Loi) et, plus particulièrement, s’il s’agissait d’une « réalisation » ou d’un « procédé » brevetable. La Cour a précisé davantage la question en disant qu’elle devait déterminer « si une nouvelle utilisation, à des fins chirurgicales, d’une substance connue, peut être revendiquée comme une invention » [paragraphe 11]. En concluant que cette adaptation du produit adhésif à un emploi chirurgical ne constituait pas une invention brevetable, la Cour a considéré le problème dans le contexte de l’administration des substances médicinales :

Il est clair qu’une nouvelle substance utile dans le traitement médical ou chirurgical des hommes et des animaux est une « invention ». Il est également évident qu’un procédé de fabrication d’une telle substance est aussi une « invention ». En fait, la substance peut être revendiquée comme une invention seulement lorsqu’elle est « préparée ou produite par » un tel procédé. Mais que dire de la méthode de traitement médical ou chirurgical qui utilise la substance nouvelle? Peut‑elle aussi être revendiquée comme une invention? Pour en établir l’utilité, il faut la définir dans une certaine mesure. Dans le cas d’un médicament, les effets souhaités aussi bien que les effets secondaires à redouter doivent être établis, de même que la posologie convenable, les modes d’administration et les contre‑indications. Peut‑on revendiquer ces données thérapeutiques par elles‑mêmes comme une invention distincte consistant en une méthode de traitement qui comporte l’utilisation du nouveau médicament? Je ne le crois pas, et il me semble que l’art. 41 indique sans équivoque que tel n’est pas le cas.

 

 

La Cour a conclu en confirmant qu’une méthode de traitement chirurgical était également exclue de la définition du mot « procédé » figurant à l’article 2 de la Loi. Cette conclusion se fondait en partie sur l’article 41 de la Loi (abrogé en 1987) qui interdisait le brevetage « d’inventions couvrant des substances préparées ou produites par des procédés chimiques et destinées à l’alimentation ou à la médication ».

 

[22]           Dans Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, 21 C.P.R. (4th) 499 (ci‑après AZT ), la Cour suprême du Canada a établi une distinction entre cette affaire et Tennessee Eastman, précité, en concluant que la découverte d’un usage totalement nouveau pour un composé médicinal était brevetable. Néanmoins, la Cour ne remettait pas en cause le point essentiel de l’arrêt Tennesse Eastman, à savoir que les monopoles sur des méthodes de traitement médical ne sont pas permis, en soulignant que « [l]a question de savoir comment et quand, s’il y a lieu, employer l’AZT est laissée à la compétence et au jugement des membres de la profession médicale » [paragraphe 50].

 

[23]           Dans Visx Inc. c. Nidek Co (1999).,181 F.T.R. 22, 3 C.P.R. (4th) 417, confirmé par la Cour d’appel fédérale dans 2001 CAF 215, 16 C.P.R. (4th) 251, le juge Jean‑Eudes Dubé a considéré la question de la méthode de traitement médical en liaison avec un brevet visant un dispositif médical permettant d’effectuer des chirurgies oculaires. Il a conclu qu’un appareil employé pour aider un chirurgien dans l’exercice de ses compétences est brevetable. Cela est compatible avec un certain nombre de décisions selon lesquelles les revendications de brevet visant des produits vendables sont acceptables : voir le raisonnement du juge Roger Hughes dans Merck & Co. c. Nu‑Pharm Inc., 2010 CF 510, 85 C.P.R. (4th) 179, aux paragraphes 109 à 114.

 

[24]           Plus récemment, dans Axcan Pharma Inc. c. Pharmascience Inc., 2006 CF 527, 50 C.P.R. (4th) 321, le juge Sean Harrington a considéré la question dans le contexte d’une revendication de brevet visant une gamme de doses pour un composé médicinal. Après avoir examiné la jurisprudence pertinente, dont Tennessee Eastman, précité, le juge Harrington a conclu qu’une revendication de brevet visant une gamme de dosage ne constitue pas un produit vendable et n’est donc pas brevetable. Le juge Harrington a ensuite conclu que malgré l’abrogation de l’article 41 de la Loi, l’arrêt Tennessee Eastman, précité, était toujours valide en droit au Canada.

 

[25]           Le juge Hughes a rendu une décision similaire dans Merck & Co. c. Nu‑Pharm Inc., précité, où il a confirmé que la revendication d’un brevet à l’égard d’une méthode de traitement qui n’excluait pas l’exercice d’une compétence médicale ou du jugement n’était pas brevetable au Canada, bien qu’une revendication visant une dose précise puisse être brevetable : voir paragraphe 114.

 

[26]           Je retiens de la jurisprudence précitée qu’une revendication de brevet visant une méthode de traitement médical qui, de par sa nature, appartient à un domaine pour lequel on peut penser que la compétence ou le jugement du médecin est nécessaire n’est pas brevetable au Canada. Cela comprend l’administration d’un médicament lorsque le médecin, bien qu’il se fie à la recommandation de dosage du breveté, doit tout de même prêter attention au profil du patient et à la réaction de ce dernier au composé.

 

Les témoins

[27]           Le Dr Joel Sadavoy est professeur de psychiatrie à l’Université de Toronto et directeur des programmes de psychiatrie gériatrique et des programmes de psychiatrie communautaire au  Mount Sinai Hospital de Toronto. Il est médecin praticien en gériatrie et traite notamment des patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Le Dr Sadavoy a de nombreuses publications à son actif dans le domaine de la psychiatrie gériatrique, en plus d’être l’auteur d’un ouvrage intitulé Psychotropic Drugs and the Elderly: Fast Facts, paru en 2004.

 

[28]           Le Dr Murray Raskind est directeur de l’Alzheimer’s Disease Research Centre de l’Université de Washington. Dans le cadre de sa pratique, il traite de 200 à 300 patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Il possède également une expérience considérable dans la gestion d’essais cliniques qui évaluent les traitements de la maladie d’Alzheimer, notamment un essai clinique portant sur la galantamine. Son curriculum vitæ bien rempli fait état de sa contribution à plus de 240 publications. En outre, le Dr Raskind agit à titre de consultant pour Janssen et a déjà témoigné pour cette entreprise dans le cadre d’un litige portant sur un brevet américain.

 

[29]           Le Dr Serge Gauthier est neurologue. Il enseigne aux départements de psychiatrie, de neurologie et de neurochirurgie de l’Université McGill. Il est également directeur de l’Unité de recherche sur la maladie d’Alzheimer et les troubles apparentés du Centre McGill d’études sur le vieillissement. Depuis plus de 31 ans, le DGauthier travaille dans le domaine de la maladie d’Alzheimer comme médecin traitant, chercheur et conseiller scientifique. Il a beaucoup publié dans le domaine de la médecine et a acquis une vaste expérience de travail avec la galantamine.

 

[30]           Le Dr Edward Sellers est professeur émérite de médecine, de pharmacologie et de psychiatrie à la Faculté de médecine de l’Université de Toronto. Titulaire d’un doctorat en pharmacologie de l’Université Harvard, il est l’auteur d’un grand nombre de publications dans ce domaine.

 

[31]           Médecin de soins primaires, le Dr Peter Lin pratique au sein de deux groupes de médecine familiale à Toronto. Il participe de près à l’élaboration et à la prestation de programmes de formation médicale continue à l’intention des médecins en soins primaires, même si la maladie d’Alzheimer ne compte que pour une petite partie de ce travail. C’est dans le cadre de sa pratique clinique que le Dr Lin a l’occasion de traiter la maladie d’Alzheimer par la galantamine. Dans son affidavit, il prétend offrir une opinion concernant [traduction] « la plupart des médecins en soins primaires qui prescrivent […] de la galantamine ».

 

La preuve

[32]           Concernant la question de savoir si les revendications pertinentes constituent une méthode de traitement médical, Janssen s’est fondée principalement sur le témoignage des Drs Lin et Gauthier. Néanmoins, cette question a également été abordée par les Drs Sellers et Raskind dans leur affidavit et dans leur témoignage. Par conséquent, j’ai considéré toute leur preuve sur cette question sans distinction. Le seul témoin de Mylan concernant cette question était le DSadavoy.

 

[33]           Il a été demandé au Dr Sadavoy de se prononcer sur la question de savoir si les revendications pertinentes du brevet 950 se distinguent du travail d’un médecin. Il a conclu que le brevet 950 « empiète gravement sur la compétence du clinicien » parce qu’il recoupe les domaines du jugement clinique qui comprend les traitements personnalisés. Ce point est exprimé aux paragraphes 261, 262, 263 et 264 de son affidavit :

 

                        [traduction]

261.     Les revendications pertinentes du brevet 950 visent les deux premiers éléments des soins : elles dictent la quantité de médicaments à administrer quotidiennement et la fréquence d’ajustement de la posologie.

 

262.     À mon avis, cela empiète gravement sur la compétence du clinicien. Comme je le mentionne dans le présent affidavit, le traitement par la galantamine doit être individualisé en fonction de facteurs interdépendants, soit les caractéristiques du patient (notamment son état de santé et sa tolérance aux effets indésirables) et les caractéristiques du médicament (notamment ses effets réels et anticipés, tant positifs que négatifs).

 

263.     Fort de cette évaluation, le clinicien détermine ensuite la dose de départ, la fréquence d’ajustement et la dose finale qui conviennent le mieux. Au cours du traitement, il incombe au clinicien de surveiller le patient, d’évaluer sa réponse au médicament et de gérer les effets secondaires. En se basant sur ces évaluations continues, il ajustera la dose et la fréquence d’ajustement.

 

264.     La dose que je prescris à mes patients est déterminée en partie selon les concentrations disponibles, et en partie en fonction de la tolérance du patient à l’égard du médicament et de sa réponse au traitement.

 

 

[34]           Le Dr Sadavoy a été interrogé relativement à ce témoignage. Les passages suivants présentent un résumé fort utile de sa position :

[traduction]

387                  Q.        Le principe selon lequel il faut « commencer par une faible dose et l’augmenter progressivement (start low and go slow) » n’est donc pas suffisant pour traiter un patient?

 

                        R.         Comme je l’ai déjà dit, il s’agit d’un principe. Il faut l’appliquer de façon spécifique à un patient donné.

 

388                  Q.        Et certains de ces facteurs que vous venez d’énumérer sont la pharmacocinétique et la pharmacodynamie du médicament, n’est‑ce pas?

 

R.         Oui, en plus de l’effet connu du médicament sur le plan clinique. La pharmacocinétique et la pharmacodynamie sont des analyses très détaillées de l’action d’un médicament, de l’effet de l’organisme sur le médicament et de l’effet du médicament sur l’organisme.

 

                                    D’un point de vue clinique, les connaissances sur la façon dont le patient réagit au médicament à cause des propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques de ce dernier sont également des renseignements importants.

 

                                    Ainsi, pour un médicament donné, le profil des effets secondaires, par exemple la façon dont les effets secondaires se manifestent, constitue de l’information cruciale. Cette information combinée à la compréhension de la façon dont le patient modifie sa réponse au médicament en raison de sa condition physique constitue de l’information tout aussi essentielle pour un médecin [p. 1051 et 1052].

 

                                    Tout cela est pris en compte lorsqu’on évalue le principe « commencer par une faible dose et l’augmenter progressivement ».

 

[…]

 

393                  Q.        Donc, si nous imaginons une situation où une personne versée dans l’art se voyait remettre à sa clinique un médicament gériatrique, sans plus d’indication, et que je lui disais : « Veuillez administrer ce médicament au patient selon le principe fondamental de la psychiatrie gériatrique, c’est‑à‑dire “commencez par une faible dose et augmentez‑la progressivement” », disposerait‑elle de suffisamment d’information?

 

                        R.         Vous auriez une indication de départ. Je le répète, ce qui est essentiel avant d’appliquer ce principe, c’est de se poser les questions suivantes : Qui est ce patient? Dans quelle mesure est‑il capable de métaboliser ce médicament précis à ce moment précis?

 

                                    Quels sont les facteurs divergents qui pourraient interférer avec le ‑ avec ce médicament ou améliorer ses effets? Quelles sont les ‑ quelles sont les caractéristiques de ce médicament qui pourraient être particulièrement bénéfiques, toxiques ou encore nuisibles pour ce patient en particulier?

 

                                    De plus, quelle est la gamme de doses pour ce médicament? Quelles sont les doses de départ recommandées? Quelles sont les doses de départ prudentes? Quels sont les choix qui s’offrent pour amorcer l’administration d’un médicament? Et ainsi de suite.

 

                                    Ainsi, comme je l’ai déjà dit, les médecins sont hautement qualifiés, et il y a une raison à cela : c’est parce qu’il s’agit d’un processus complexe.

 

                                    Ainsi, pour reprendre une image journalistique, le principe « commencer par une faible dose et l’augmenter progressivement » correspond à la manchette. Le contenu de l’article, pour ainsi dire, sous cette manchette est un amalgame complexe de toutes ces choses et il est adapté en fonction de chaque patient [p. 1053 à 1055].

 

 

[35]           D’après le témoignage par affidavit présenté par le Dr Gauthier et le Dr Raskind, le brevet 950 n’empêche pas le médecin d’exercer son jugement parce qu’il lui fournit des renseignements utiles qui lui serviront régulièrement lors de la prescription de la galantamine.

 

[36]           C’est ce qui est expliqué au paragraphe 45 de l’affidavit du Dr Gauthier :

[traduction]

45.       Le brevet 950 ne fait pas obstacle à la capacité d’un médecin de traiter des patients; il l’aide plutôt à utiliser la galantamine le plus efficacement possible. La capacité de fournir aux patients un traitement anticholinestératique dont l’efficacité est prouvée à une faible dose avec moins d’effets secondaires améliore la fidélité du patient au traitement et atténue le fardeau imposé aux soignants.

 

 

Il convient d’évaluer l’affidavit du Dr Gauthier dans le contexte de son témoignage à l’interrogatoire au cours duquel il a reconnu bien volontiers qu’une approche individuelle du traitement par la galantamine était recommandée. Cela comprenait certains éléments comme le poids corporel, les antécédents, la tolérance aux médicaments en général et la réaction du patient. Le DGauthier a accepté le fait qu’un ajustement de la posologie peut être nécessaire à la suite d’une réaction indésirable :

[traduction]

R.        Oui, c’est ce qui est écrit. J’aimerais toutefois apporter une petite nuance. Parfois, l’ajustement de la dose recommandée dans la monographie ne s’applique pas à un patient en particulier. Une dose qui devrait normalement être bien tolérée pourrait entraîner des effets secondaires chez un patient. Par conséquent, vous pourriez, pour ce patient précis, prolonger la période d’ajustement de la posologie en revenant à la dose précédente qui était bien tolérée, puis essayer de nouveau plus tard la dose minimale efficace [p. 1742].

 

 

[37]           Le Dr Sellers avait un point de vue légèrement différent sur cette question. D’après son témoignage, les revendications du brevet 950 ne visent pas une méthode de traitement médical parce qu’elles énoncent des schémas posologiques précis pour l’utilisation de la galantamine dans le traitement de la maladie d’Alzheimer. Selon lui, les doses et les périodes d’ajustement posologique revendiquées sont « immuablement liées » et ne font pas appel au jugement professionnel que le médecin exerce lorsqu’il est en consultation avec un patient. Le Dr Sellers a poursuivi en contestant l’opinion du Dr Sadavoy selon laquelle les schémas posologiques sont conçus par les médecins en vue de traiter chaque patient. Cette critique était fondée sur le principe que les médecins ne mènent pas des « expériences » sur leurs patients et qu’ils s’appuient plutôt sur des lignes directrices ou des directives pour administrer les doses appropriées établies grâce à la recherche clinique. Le Dr Sellers est même allé jusqu’à décrire l’approche du Dr Sadavoy comme étant [traduction] « une forme d’anarchie thérapeutique » [p. 3886].

 

[38]           Le Dr Lin a fourni un affidavit semblable à celui du Dr Sellers. Lui aussi a témoigné que la plupart des médecins qui traitent la maladie d’Alzheimer par la galantamine ne conçoivent pas de schéma posologique individualisé, mais qu’ils se fient plutôt à la monographie du produit. Il a critiqué le Dr Sadavoy pour avoir supposément fait fi des données probantes. Ce point est traité aux paragraphes 28 et 29 de l’affidavit du Dr Lin :

[traduction]

28.       Au paragraphe 265 de son affidavit, le DSadavoy déclare ceci : « Au moment de déterminer la fréquence de la posologie, je me fie aux suggestions du fabricant du médicament concernant l’ajustement de la posologie, à mon expérience clinique des réponses et des réactions habituelles de mes patients et à mes observations à l’égard de la réponse et de la tolérance d’un patient donné à chaque dose. »

 

29.       Je ne crois pas que l’expérience clinique du Dr Sadavoy ait une plus grande valeur que les données probantes ayant abouti au schéma posologique breveté. Les patients du Dr Sadavoy ne font pas l’objet d’essais systématiques permettant d’obtenir des résultats de l’ampleur requise pour établir le schéma posologique breveté. Lorsqu’il n’y a pas de données cliniques pour un schéma posologique, l’expérience clinique du médecin peut alors être appropriée. Toutefois, dès qu’un essai a été mené sur plusieurs centaines de patients, les résultats probants qu’on en tire l’emportent sur l’expérience du médecin.

 

 

[39]           Le Dr Lin et le Dr Sellers laissent entendre que l’exercice du jugement professionnel ne figure pas dans le protocole de traitement indiqué dans le brevet 950 parce qu’aucun médecin prudent n’en dérogerait. Selon le Dr Lin, le médecin qui prescrit de la galantamine ne fait appel à son expérience que s’il ne dispose d’aucune donnée clinique. C’est ce qui explique selon lui la présence de plusieurs mises en garde concernant certains patients qu’on retrouve dans la monographie de produit de Janssen destinée aux médecins dont les patients sont traités par Reminyl (p. ex. poids, coaffections, effets secondaires, interactions médicamenteuses). D’après le Dr Lin, tous ces aspects du jugement professionnel concernent les populations de patients qui n’avaient pas encore fait l’objet d’études. Par conséquent, ce n’est que pour ces patients qu’il faudrait appliquer le jugement professionnel aux décisions touchant la posologie. Cette distinction est peut‑être intéressante sur le plan médical, mais elle ne s’applique pas au brevet 950, qui ne se limite pas à un profil ou à un groupe de patients en particulier. Le brevet revendique le monopole de l’administration de la galantamine aux patients souffrant de la maladie d’Alzheimer, qu’ils aient participé ou non à des essais cliniques.

 

[40]           Certains passages du témoignage par affidavit présenté par le Dr Lin sont contraires à ses propres pratiques en matière de traitement de la maladie d’Alzheimer. Lors de son interrogatoire, il a reconnu que les données sur la posologie fournies dans la monographie constituaient le [traduction] « point de départ » et fournissaient « des renseignements utiles pour guider notre pratique » [p. 2412]. Il a également déclaré que les médecins [traduction] « ont l’habitude de suivre des lignes directrices parce qu’il s’agit pour nous d’un résumé en quelque sorte » [p. 2414][2]. Puis, le Dr Lin a reconnu que la directive de la monographie du produit de Janssen invitant les médecins à faire preuve de souplesse dans l’ajustement de la posologie de la galantamine ne s’appliquait qu’à une faible proportion de patients qui avaient des réactions indésirables extrêmes. Néanmoins, et peu importe les chiffres, le Dr Lin a concédé qu’un médecin doit être vigilant et prendre des décisions sur les doses individualisées au besoin en fonction de la réponse du patient au médicament. Cet exercice fait clairement appel au jugement professionnel.

 

[41]           Le Dr Sellers a de la même façon admis que [traduction] « pour certains patients, il peut être nécessaire d’effectuer un tel ajustement... » [p. 3878].

 

[42]           Le Dr Sellers et le Dr Lin font tous les deux une interprétation erronée du témoignage du DSadavoy à propos du rôle des médecins dans la prescription des médicaments. Le Dr Sadavoy n’a pas laissé entendre que le médecin établirait un schéma posologique en faisant fi des lignes directrices du fabricant. Il a plutôt dit que, lorsqu’il établit un schéma posologique pour un patient, le médecin traitant tiendrait compte de nombreux éléments, notamment la monographie de produit, mais également le profil du patient et sa réponse au médicament. Le fait que certains médecins comme le Dr Lin dépendent peut‑être beaucoup plus de la monographie pour obtenir des conseils sur la posologie ne signifie pas que des médecins comme le Dr Sadavoy, qui peuvent être plus attentifs à d’autres facteurs, n’exercent pas bien la médecine. Lorsque le Dr Sellers qualifie l’approche du Dr Sadavoy de « forme d’anarchie thérapeutique », il fait là une description injuste qui témoigne d’un manque profond d’objectivité. Ce n’est tout simplement pas un argument valable de dire qu’en présence d’une recommandation du fabricant sur la posologie, il n’y a pas lieu pour le médecin traitant d’exercer un quelconque jugement professionnel. Dans la mesure où les Drs Lin et Sellers laissent penser le contraire, je rejette leurs témoignages.

 

[43]           Mon évaluation globale du témoignage du Dr Raskind est qu’il a évité à plusieurs reprises la question des soins personnalisés en se repliant sur l’idée qu’en milieu clinique, la valeur thérapeutique de la galantamine est pratiquement impossible à évaluer. Même si c’est peut‑être le cas, cela n’enlève rien à l’approche sensée adoptée par le Dr Sadavoy, qui maintient que les ajustements de la posologie peuvent toujours être justifiés à cause du profil du patient ou de sa tolérance au médicament. Le Dr Raskind a fait preuve d’un dogmatisme troublant sur ce point, en plus de tenir à l’occasion un langage inconsidéré à l’égard du Dr Sadavoy qu’il a été forcé de retirer au contre‑interrogatoire.

 

[44]           Je rejette le témoignage du Dr Raskind sur cette question pour une autre raison. Durant son interrogatoire, il a été confronté au témoignage qu’il avait donné précédemment lors d’un procès intenté aux États‑Unis concernant un brevet sur la galantamine. À ce procès, le Dr Raskind avait été interrogé sur la capacité d’un médecin d’utiliser efficacement la galantamine même sans renseignements précis sur la posologie dans le brevet. Lors de son témoignage au nom de Janssen, et pour appuyer l’affirmation du caractère réalisable, il a déclaré qu’un médecin serait capable de faire fonctionner l’invention par l’exercice du jugement professionnel[3]. Il a également affirmé que le « mantra » concernant l’ajustement posologique auquel un médecin ferait appel était « commencer par une faible dose et l’augmenter progressivement », autrement dit, utiliser une méthode d’ajustement de la posologie assez similaire au processus décrit dans le brevet 950. Voici les échanges qui ont eu lieu au cours du procès aux États‑Unis :

[traduction]

Q.        « Question : La posologie décrite dans le brevet? Réponse : Oui. Question : Avez‑vous pris connaissance de la posologie du brevet? Réponse : Oui, je l’ai fait. Question : À votre avis, est‑ce qu’une personne versée dans l’art aurait été capable d’administrer de la galantamine à une dose efficace sur le plan thérapeutique en 1986, une personne versée dans l’art » ‑ permettez‑moi de reformuler la question. Je crois qu’elle se répète environ trois fois.

 

« Est‑ce qu’une personne versée dans l’art en 1986 aurait été capable, en lisant le brevet, d’administrer de la galantamine à une dose thérapeutique? Réponse : Oui, elle en aurait été capable. Question : Comment s’y serait‑elle prise? Réponse : Elle aurait commencé par une faible dose, comme il est indiqué dans le brevet, puis elle aurait augmenté graduellement la dose jusqu’à ce qu’elle observe des effets thérapeutiques ou que le patient subisse des effets indésirables si dérangeants qu’il faille cesser toute augmentation de la dose du médicament. Question : Cette méthode d’ajustement de la posologie, était‑elle bien connue de la personne versée dans l’art en 1986? Réponse : Oui. En médecine gériatrique, le mantra consiste à commencer par une faible dose et à l’augmenter; il faut l’augmenter. Cependant, nous commettons souvent une erreur parce que nous craignons tellement de voir apparaître des effets secondaires que nous commençons par une faible dose et que nous oublions de l’augmenter. C’est une des choses qu’il faut toujours garder à l’esprit, vous savez, c’est toujours un équilibre entre les effets thérapeutiques et les effets indésirables, mais il ne faut pas oublier que nous essayons d’obtenir des effets thérapeutiques. »

[p. 1997 à 1999]

 

 

[45]           Le témoignage susmentionné contraste fortement avec ce que le Dr Raskind a d’abord déclaré en contre‑interrogatoire dans la présente instance. Lorsqu’on lui a demandé si le « mantra » de la médecine gériatrique selon lequel il faut « commencer par une petite dose et l’augmenter progressivement » existait en 1996, il a déclaré :

[traduction] Je n’admets pas ce « mantra ». Qu’entendez‑vous par « mantra »? Qu’est‑ce qu’un mantra?

 

 

Une fois sa sincérité mise en doute par le témoignage qu’il avait donné aux États‑Unis, le Dr Raskind est revenu sur son témoignage canadien dans l’échange suivant :

[traduction]

Q.        Maintenant, vous a‑t‑on posé ces questions et avez‑vous donné ces réponses? 

 

R.        Oui et oui.

 

Q.        Revenons donc au mot « mantra ». C’est un terme que vous avez employé dans la réponse à une question à savoir si une personne versée dans l’art ‑ si la méthode d’ajustement posologique était bien connue de la personne versée dans l’art en 1986. Vous avez utilisé ce mot dans le contexte de cette réponse.

 

            D’après moi, la réponse indique que l’approche consistant à commencer par une petite dose et à l’augmenter progressivement était une pratique bien connue en médecine gériatrique.

 

            Êtes‑vous d’accord avec moi?

 

R.        Oui.

 

Q.                Et plus précisément en ce qui concerne la galantamine?

 

R.        Je suis d’accord.

[p. 1999‑2000]

 

 

[46]           Il ressort clairement du témoignage du Dr Raskind présenté aux États‑Unis qu’il a admis l’importance pour un médecin d’exercer son jugement lorsqu’il administre de la galantamine pour assurer le maintien d’un équilibre entre les effets thérapeutiques et les effets indésirables. Je rejette son témoignage ultérieur en l’espèce selon lequel cet aspect du jugement professionnel était entièrement éclipsé par la promesse inventive du brevet 950.

 

[47]           Le Dr Raskind s’est ensuite ravisé quant à la description d’« au pif » qu’il avait faite de l’approche du Dr Sadavoy. Il a reconnu, mais non sans réticence, qu’un certain jugement professionnel était nécessaire pour prescrire de la galantamine, au moins pour évaluer les réactions indésirables au médicament [p. 2010].

 

[48]           Compte tenu de la nature substantielle et étonnante des contradictions entre les témoignages du Dr Raskind lors des deux instances portant sur la galantamine, du caractère évasif de son témoignage en l’espèce et de son association étroite avec Janssen, je rejette son témoignage sur cette question.

 

[49]           Le témoignage du Dr Gauthier au sujet de la méthode de traitement médical ne me pose aucune difficulté. Lors de l’interrogatoire, le Dr Gauthier était disposé à admettre l’évidence, et son témoignage n’était guère différent de celui présenté par le Dr Sadavoy. Toutefois, à la fin, il a fait savoir qu’il ne soutenait pas la position de Janssen, soit que vu l’existence de l’étude clinique qui sous‑tend le brevet 950, il n’y avait plus de place pour l’exercice d’un jugement clinique dans l’administration de la galantamine aux patients atteints de la maladie d’Alzheimer.

 

[50]           Les témoignages montrent clairement que les médecins prudents, comme le Dr Sadavoy, qui tentent de gérer l’administration de médicaments entraînant des effets secondaires lorsqu’ils traitent des patients âgés le font en tenant compte d’un certain nombre de facteurs individualisés. Contrairement aux témoignages par affidavit présentés par les témoins de Janssen, cela ne se limite pas aux conseils du fabricant en matière de posologie. Dans ce contexte, l’ajustement posologique revendiqué par Janssen ne peut être considéré que comme une recommandation destinée aux médecins. Une prise en charge efficace des patients peut exiger une surveillance individualisée continue et des ajustements de la posologie en parallèle.

 

[51]           L’argument avancé par Janssen et ses témoins voulant que le brevet 950 soit utile aux médecins et que, par conséquent, il n’empiète pas sur leur compétence et leur jugement passe à côté des préoccupations de la jurisprudence. La crainte soulevée par le brevetage d’un schéma posologique est qu’il empêchera peut‑être le médecin d’exercer sa compétence et son jugement s’il souhaite utiliser un composé connu à des fins établies sans être titulaire d’une licence du breveté. Cela m’étonne que les témoins de Janssen ne se soient pas penchés sur le problème de l’imposition d’un monopole sur les pratiques de prescription des médicaments dans la profession médicale. Lorsque le Dr Gauthier a été interrogé à ce sujet, il était clair qu’il n’avait jamais imaginé que l’application du brevet 950 pourrait imposer aux médecins des limites en ce qui concerne la prescription de la galantamine. Quand l’avocat de Mylan a pressé le Dr Gauthier de répondre à ce sujet, l’avocat de Janssen a fait valoir qu’il s’agissait en fait d’une question de droit et que le témoin n’était pas apte à y répondre. Même s’il y a assurément un aspect juridique à cette question, on aurait pu demander à tous les témoins de Janssen de faire des commentaires sur la façon dont le monopole proposé dans le brevet 950 à l’égard d’un schéma posologique médicinal utilisant un ancien médicament à des fins établies pourrait influer sur la capacité des médecins à traiter correctement leurs patients. C’est uniquement dans ce cadre que la question de savoir si le brevet 950 vise une méthode de traitement médical pourrait être soulevée de façon juste et convenable. Ici, les témoins de Janssen n’ont pas réussi à en parler sans détour.

 

[52]           En conclusion, je suis totalement convaincu que les revendications pertinentes du brevet 950 visent une méthode de traitement médical. En cherchant à obtenir un monopole pour l’ajustement posologique efficace de la galantamine, le brevet 950 fait obstacle à la capacité des médecins d’exercer leur jugement pour l’administration des versions génériques du médicament. En effet, sans licence accordée par Janssen, le médecin qui voudrait administrer une version générique de la galantamine pour le traitement de la maladie d’Alzheimer suivant la méthode revendiquée dans le brevet 950 contreferait le brevet. De fait, en théorie, le médecin qui prescrirait le Reminyl à un patient sans la permission de Janssen de la manière revendiquée par le brevet 950 contreferait également le brevet.

 

Y a‑t‑il lieu de réexaminer le raisonnement de la Cour dans Tennessee Eastman compte tenu de l’abrogation de l’article 41 de la Loi et de la décision Amazon.com, Inc. c. Canada et le Commissaire aux brevets, 2010 CF 1011?

 

[53]           Janssen fait valoir que le raisonnement de la Cour dans Tennessee Eastman, précité, devrait être réexaminé à la suite de l’abrogation de l’article 41 de la Loi – une disposition sur laquelle la Cour a fondé son raisonnement selon Janssen. Comme je l’ai noté ci‑dessus, il s’agit d’un argument qui a déjà été soulevé devant notre Cour et qui a toujours été rejeté. Malgré l’abrogation de l’article 41, Tennessee Eastman, précité, demeure toujours valide en droit au Canada parce que l’intérêt public qui y a été reconnu est toujours valide. Indépendamment de la question du « renouvellement à perpétuité », l’éthique et la santé publique commandent que ces brevets soient exclus parce que les médecins ne doivent pas être empêchés ou limités de travailler au mieux de leur compétence et de leur jugement par peur de contrefaire un brevet protégeant un pur traitement médical (contrairement à un produit médical ou pharmaceutique vendable). Cette préoccupation est particulièrement évidente en l’espèce, car le brevet 950 empêche effectivement l’emploi d’un composé connu (galantamine) dans un but connu (le traitement de la maladie d’Alzheimer) par l’emploi d’une méthode de traitement bien connue (le dosage). De fait, le brevet 950 revendique un monopole à l’égard d’une méthode de traitement médical et le Dr Raskind et Janssen ont fait valoir lors de l’instance américaine relative au brevet qu’elle était disponible et qu’elle pouvait être utilisée par tout médecin souhaitant utiliser la galantamine pour traiter la maladie d’Alzheimer.

 

[54]           Cette situation ressemble beaucoup aux faits examinés par la Court of Appeals des États‑Unis pour le Federal Circuit dans King Pharmaceuticals, Inc. c. Eon Labs, Inc., 09‑1437 (Fed. Cir. 2010). Cette affaire portait sur une revendication de brevet concernant l’administration d’un médicament connu (metaxalone) pour un emploi connu (relaxant musculaire) et la conclusion « imprévue » que sa biodisponibilité était améliorée lorsqu’il était pris avec de la nourriture. L’art antérieur recommandait seulement que le médicament soit pris avec de la nourriture dans le but de réduire les nausées. La Cour a conclu qu’un brevet ne pouvait être délivré pour la découverte d’un bénéfice qui était inconnu, mais qui était inhérent à l’emploi connu et pratiqué du médicament. La Cour a affirmé que [traduction] « [d]écider autrement priverait le public d’une méthode de traitement de la douleur musculaire qui a été utilisée depuis des décennies ». Je suis conscient que les principes du droit des brevets aux États‑Unis sont différents de ceux applicables ici, mais cela ne rend pas moins convaincante la préoccupation de la Cour à l’égard de l’intérêt public.

 

[55]           Janssen soutient que je devrais m’inspirer de la décision récente de mon collègue, le juge Michael Phelan, dans Amazon.com, Inc., précité, sur la brevetabilité de méthodes de faire des affaires pour mon raisonnement concernant le brevet 950. Bien que je n’aie aucune critique à faire concernant l’analyse du juge Phelan dans cette affaire, l’analogie n’est pas utile sur le plan juridique. En effet, le juge Phelan a reconnu qu’il y a des domaines de découverte qui, pour des raisons d’intérêt public, ne peuvent pas faire l’objet d’un monopole. L’extension de la protection par brevets à certaines méthodes de faire des affaires implique des questions de nature principalement commerciale et ne soulève pas le genre de considérations d’intérêt public que fait intervenir la prestation de soins médicaux à des patients dont la vie ou le bien‑être peut être en jeu.

 

III.       Conclusion

[56]           Les revendications pertinentes visent une méthode de traitement médical qui ne peut faire l’objet d’un monopole en vertu d’un brevet canadien. La demande d’interdiction de Janssen est donc rejetée et les dépens sont adjugés à Mylan. J’accepterai les observations écrites des parties concernant les dépens. Mylan disposera de 30 jours pour présenter sa réclamation et Janssen disposera de 15 jours pour répondre. Mylan pourra répliquer au cours des 7 jours qui suivront. Les observations initiales ne devront pas faire plus de 10 pages et la réplique de Mylan ne devra pas dépasser 3 pages.


 

JUGEMENT

 

            LA COUR DÉCIDE que la présente demande d’interdiction est rejetée et que les dépens, dont le montant sera déterminé une fois que les parties auront présenté leurs observations, sont payables à Mylan Pharmaceuticals ULC.

 

LA COUR DÉCIDE EN OUTRE que l’intitulé du présent jugement est modifié dans le but de refléter le changement de nom de la défenderesse Genpharm ULC pour Mylan Pharmaceuticals ULC et le changement de nom de la demanderesse Janssen‑Ortho Inc. pour Janssen Inc.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean‑François Vincent

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑175‑09

 

INTITULÉ :                                                   JANSSEN INC. ET AL. c.
            MYLAN PHARMACEUTICALS ULC ET AL.

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           7 et 8 septembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                  10 novembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jason Markwell

David Badurina

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Tim Gilbert

Nathaniel Lipkus

Matthew Dugas

 

POUR LA DÉFENDERESSE

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault s. r. l.

Barristers and Solictiors

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Gilbert’s s. r. l.

Barristers and Solicitors

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

 



[1]     À la demande des parties, j’ai modifié l’intitulé en l’espèce pour tenir compte du changement de nom de la défenderesse Genpharm ULC pour Mylan Pharmaceuticals ULC et du changement de nom de la demanderesse Janssen‑Ortho Inc. pour Janssen Inc.

 

[2]     Dans son affidavit, il est mentionné que ces informations [traduction] « donnent aux médecins les renseignements nécessaires pour que les décisions thérapeutiques soient laissées à leur discrétion et soient prises de manière éclairée » [paragraphe 12]. 

 

[3]     Le témoignage du Dr Raskind a été résumé dans la décision de la District Court des États‑Unis pour la District Court du Delaware (dans re 318 Patent Infringement Litig., 578 F.Supp.2d 711, 737 (D.Del.2008)) comme suit : [traduction] « De plus, le Dr Raskind a déclaré dans son témoignage que la pratique clinique standard de l’ajustement posologique pouvait servir à déterminer la dose thérapeutique efficace de galantamine » [paragraphe 83].

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