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Cour fédérale

 

 

 

 

 

 

 

 

Federal Court

 


 

Date : 20100128

Dossier : T-944-09

Référence : 2010 CF 98

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2010

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

 

 

ENTRE :

ALAIN LEBRASSEUR

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu de l’article 18 de la Loi sur le Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et de l’alinéa 300a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, de la décision par laquelle le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal) a maintenu la décision du Comité de révision (le Comité) de réduire de deux cinquièmes la pension d’invalidité à laquelle avait droit Alain Lebrasseur (le demandeur).

 

 

CONTEXTE FACTUEL

[2]               Le demandeur est membre de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) depuis le 2 juillet 1980. Il a incité sa femme à entrer au service de la GRC, et c’est qu’elle a fait.

 

[3]               Toutefois, à partir de mai 2001, celle-ci a été victime de harcèlement sexuel et psychologique constant de la part de ses supérieurs, ce qui a à la longue entraîné son incapacité de travailler. Elle a entamé en 2003 des procédures judiciaires contre la GRC et son cas a été rapporté par les médias.

 

[4]               Le demandeur a toujours été un policier très respecté ayant une carrière fructueuse. Même après que sa femme est devenue victime du harcèlement de la GRC, son rendement pour l’année 2002 a été évalué positivement. Toutefois, la GRC voulait apparemment qu’il convainque sa femme d’abandonner les procédures judiciaires. Comme il a refusé, il a fait l’objet à son tour de harcèlement et d’abus de la part de certains de ses supérieurs.

 

[5]               Après qu’il eut commencé à subir du harcèlement de la part de la GRC, le demandeur est à son tour tombé malade. Il a cessé de travailler le 28 octobre 2003. Il a fini par être considéré en état d’invalidité permanente pour cause d’anxiété et de dépression.

 

[6]               Il a présenté une demande de pension d’invalidité, mais le ministre des Anciens Combattants l’a rejetée au motif qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que son invalidité était rattachée directement à son service au sein de la GRC, et que son état était plutôt causé par la situation de sa femme.

[7]               Le demandeur a fait appel auprès du Comité. Celui-ci a tenu compte des rapports provenant des professionnels de la santé ainsi que du témoignage du demandeur, qu’il a jugé crédible, et lui a accordé une pension partielle, réduite de deux cinquièmes, parce qu’il considérait que deux rapports médicaux [traduction] « permettaient de croire » que les divergences entre la femme du demandeur et la GRC, qui semblaient se trouver à l’origine de l’état du demandeur, étaient liées à sa vie personnelle.

 

[8]               Le demandeur a fait appel auprès du Tribunal, lequel a confirmé la pension accordée. Il demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

 

DÉCISION CONTESTÉE

[9]               Le Tribunal a estimé que la question dont il était saisi était de savoir si, selon la prépondérance des probabilités, la preuve étayait la conclusion selon laquelle l’invalidité du demandeur était « consécutive ou rattachée directement » à son service au sein de la GRC, conformément à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P-6.

 

[10]           Le Tribunal a rejeté les conclusions des divers rapports médicaux voulant que la GRC ait été entièrement responsable de l’invalidité du demandeur. Premièrement, il a constaté que les rapports se fondaient sur ce que le demandeur avait déclaré à leurs auteurs. La preuve au soutien des conclusions des professionnels de la santé était donc subjective. Deuxièmement, vu la confusion entre les problèmes du demandeur avec la GRC et ceux de sa femme, le Tribunal a conclu qu’il est [traduction] « difficile de savoir si [les professionnels de la santé] parlent des actions de la GRC relativement à sa femme ou au [demandeur] ».

[11]           Le Tribunal a conclu que la conclusion du Comité selon laquelle les problèmes de la femme du demandeur ont contribué à l’évolution de sa maladie était justifiée.

 

QUESTION EN LITIGE

[12]           La question en litige en l’espèce est de savoir si le Tribunal a commis une erreur en décidant de réduire de deux cinquièmes la pension d’invalidité du demandeur. Celui-ci prétend que l’interprétation et l’application par le Tribunal de certaines dispositions législatives, notamment de l’article 39 de la Loi sur le Tribunal d’appel des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18, lequel fournit des instructions sur la façon dont le Tribunal devait apprécier la preuve dont il est saisi, constitue une question distincte. Toutefois, à mon avis, cette question est inextricablement liée au contrôle judiciaire de la décision de fond du Tribunal.

 

NORME DE CONTRÔLE

[13]           La Cour d’appel fédérale a conclu dans Canada (Procureur général) c. Wannamaker, 2007 CAF 126, au par. 12, « que la décision du Tribunal à savoir si une blessure particulière est consécutive au service militaire, une question  mixte de fait et de droit, doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable ». La Cour a ensuite conclu, au par. 13, que « [l]’application appropriée de l’article 39 [de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel)] suppose une décision sur une question mixte de fait et de droit » et qu’elle est examinée selon la norme de la décision raisonnable.

 

ANALYSE

Position du demandeur

[14]           Le demandeur soutient qu’il n’est pas nécessaire que l’invalidité « consécutive » à son service au sein de la GRC, au sens de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, soit causée directement par ce service. Il s’appuie sur la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Frye, 2005 CAF 264, au par. 29, selon laquelle le demandeur n’a pas à établir un lien de causalité direct ou immédiat entre le décès ou la blessure et le service militaire. Il s’appuie également sur l’arrêt Frye ainsi que sur la décision Untel c. Canada (Procureur général), 2004 CF 451, [2004] 249 F.T.R. 301, pour affirmer que la Loi sur les pensions doit être interprétée de façon généreuse. L’approche du Tribunal était à son avis trop étroite. Le Tribunal a commis une erreur en appliquant l’art. 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), lequel prévoit un examen favorable de la preuve que lui présente le demandeur ou l’appelant.

 

[15]           Le Tribunal a avancé des hypothèses en concluant que les rapports médicaux permettaient de croire que les problèmes de la femme du demandeur avec la GRC, qui semblaient se trouver à l’origine de l’état du demandeur, étaient liés à sa vie personnelle. Le Tribunal a commis ensuite une erreur susceptible de contrôle en maintenant cette décision conjecturale. Son mariage avec une collègue de travail ne devrait pas faire perdre au demandeur son droit à une pension; la décision du Tribunal constitue une discrimination fondée sur l’état matrimonial.

 

[16]           Le Tribunal est tenu de maximiser les prestations accordées, mais il ne s’est pas acquitté de cette obligation. Par conséquent, le fait de réduire la pension qu’il avait accordée, en se fondant sur des motifs hypothétiques et non pertinents, est arbitraire et donc déraisonnable.

 

Position du défendeur

[17]           Le défendeur soutient que, bien que le lien de causalité entre le service et l’invalidité ne doive pas être direct ou immédiat, le demandeur doit tout de même établir son existence. Le demandeur n’a pas réussi à démontrer que le lien entre son service et son invalidité était de nature à justifier son droit à une pension complète.

 

[18]           La conclusion du Tribunal n’était pas conjecturale, parce que les rapports médicaux ont établi que l’invalidité du demandeur était partiellement causée par les problèmes de sa femme. Ainsi, le défendeur cite les conclusions de l’un des rapports selon lesquelles [traduction] « la difficulté éprouvée [par le demandeur] est liée au harcèlement que sa femme […] subissait au travail » et que son stress a comme origine « les problèmes de sa femme liés au travail, qui ont également une incidence sur lui ». Un autre rapport, celui du DButeau, établissait que [traduction] « la situation et la santé de la femme » du demandeur ainsi que sa « propre situation au travail » constituaient des facteurs ayant contribué à sa maladie. Compte tenu de ces rapports, il était loisible au Tribunal de conclure que l’invalidité du demandeur n’était pas entièrement consécutive à son service.

 

[19]           Le défendeur rejette l’argument selon lequel la conclusion du Tribunal porte préjudice aux collègues de travail mariés ou constitue une discrimination à leur égard. Il soutient que la conclusion du Tribunal aurait été la même si la femme du demandeur avait travaillé dans un autre endroit ou si ses problèmes avaient comme origine la situation d’un autre collègue de travail.

 

[20]           Enfin, les dispositions de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) sur lesquelles s’appuyait le demandeur ne signifient pas qu’il n’est pas tenu d’établir un lien de causalité entre son service et son invalidité. Par conséquent, le Tribunal n’avait pas à prêter foi au demandeur ou aux rapports médicaux sur lesquels s’appuyait celui-ci et qui se fondaient sur ce qu’il avait déclaré à leurs auteurs. Le Tribunal était libre de déterminer si l’invalidité de celui-ci était consécutive à son service et en même temps de tirer des conclusions sur la crédibilité et la valeur probante de la preuve dont il était saisi. Ses conclusions n’étaient pas déraisonnables.

 

Analyse

[21]           Selon l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, « des pensions sont, sur demande, accordées aux membres [de la GRC] ou à leur égard, […] en cas d'invalidité causée par une blessure ou maladie — ou son aggravation — consécutive ou rattachée directement à son service militaire ». [Non souligné dans l’original.]

 

[22]           On doit interpréter le terme « consécutive » comme n’exigeant pas un lien direct de causalité. Dans une affaire en matière d’interprétation d’un règlement sur la protection d’assurance pour des blessures découlant de l’utilisation d’un véhicule à moteur, la Cour suprême a mis en garde contre « une interprétation formaliste qui contrecarre l’objet et l’intention de la loi qui prévoit la protection » (Amos c. Insurance Corp. of British Columbia, [1995] 3 R.C.S. 405, au par. 17, 127 D.L.R. (4th) 618). L’expression « découle de » [ou « consécutive » en l’espèce] prévoit donc simplement « un lien de causalité (pas nécessairement direct ou immédiat) » (ibid; souligné dans l’original).

 

[23]           À mon avis, cette interprétation donnée à l’expression « découle de » convient à la Loi sur les pensions. Je constate que, dans sa sagesse, le législateur a jugé utile de préciser que les dispositions de la Loi sur les pensions « s’interprètent d’une façon libérale afin de donner effet à l’obligation reconnue du peuple canadien et du gouvernement du Canada d’indemniser les membres des forces qui sont devenus invalides […] par suite de leur service […] ».

 

[24]           L’article 3 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) vise le même objectif. De plus, l’article 39 prévoit ce qui suit :

Le Tribunal applique […] les règles suivantes en matière de preuve :

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci;

 

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

 

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

 

[25]           C’est dans ce cadre législatif que la décision du Tribunal doit être examinée.

 

[26]           Cette décision repose principalement sur deux conclusions : premièrement, que les rapports médicaux sur lesquels s’appuyait le demandeur sont loin de constituer une preuve probante puisqu’ils se fondaient sur ce que le demandeur a déclaré à ses médecins; deuxièmement, qu’il est [traduction] « difficile de savoir » si le fait d’attribuer l’invalidité du demandeur aux actions de la GRC renvoyait au traitement de la GRC envers lui-même ou envers sa femme. À mon avis, ces conclusions sont déraisonnables pour les motifs énoncés ci-après.

 

[27]           Bien que le défendeur ait raison d’affirmer que le Tribunal a droit de tirer des conclusions sur la crédibilité et qu’il n’a pas à accepter tous les éléments de preuve qui lui sont présentés, sa conclusion au sujet des rapports médicaux présentés par le demandeur, selon laquelle celui-ci constituait la source des conclusions tirées par les professionnels de la santé, est non justifiée. Il ne suffit pas d’affirmer que les rapports en question sont fondés sur des faits rapportés par le demandeur parce qu’ils ne sont pas pour autant moins crédibles si cette version des faits est véridique. Le Tribunal n’a tiré aucune conclusion sur la crédibilité du demandeur; et pourtant, il n’a pas tenu compte de la conclusion favorable que le Comité a tirée quant à sa crédibilité. Par conséquent, le Tribunal n’a pas justifié sa décision d’écarter les rapports médicaux.

 

[28]           J’ajouterais que le raisonnement du Tribunal est particulièrement déficient vu la nature de l’invalidité du demandeur. Contrairement à une blessure qu’un médecin peut simplement examiner, diagnostiquer les causes d’une invalidité comme celle du demandeur – anxiété et dépression – n’est tout simplement possible que si le professionnel de la santé parle avec le patient; le médecin ne peut s’appuyer que sur les faits rapportés par celui-ci. Si le Tribunal soupçonne que le patient a une perception inexacte des événements passés, il doit le dire et fournir des explications à cet égard. En l’espèce, toutefois, la véracité du témoignage du demandeur est incontestable. En fait, la preuve non contestée démontre que le demandeur a été harcelé par ses supérieurs pendant deux ans. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été le fait de lui dire qu’ils allaient continuer [traduction] « le malmener par d’autres moyens » sans qu’il puisse en voir la fin. Par conséquent, la preuve étayait clairement une conclusion selon laquelle l’invalidité du demandeur était « consécutive » à son service au sein de la GRC.

 

[29]           En ce qui concerne la conclusion du Tribunal portant qu’il est [traduction] « difficile de savoir » si les rapports des professionnels de la santé attribuaient la maladie du demandeur aux actions de la GRC envers lui-même ou envers sa femme, bien qu’elle commande la retenue, elle ne peut servir de fondement raisonnable, eu égard au droit applicable, à la conclusion que la pension du demandeur doit être réduite. Le Tribunal a conclu que la preuve est ambiguë. À mon avis, il s’agit exactement du type de situation à laquelle s’applique l’alinéa 39c) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), qui prévoit qu’à l’égard du demandeur ou de l’appelant, le Tribunal « tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande ». Selon le Tribunal, la preuve a laissé place à l’incertitude, laquelle devait être tranchée en faveur du demandeur. La décision du Tribunal ne peut donc pas « se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 S.C.R. 190, par. 47).

 

[30]           De plus, il faut se rappeler que les mauvais traitements subis par le demandeur, lequel avait joui jusque-là d’une carrière fructueuse et de l’estime de ses collègues et de ses supérieurs, ont débuté lorsque sa femme a présenté une plainte et qu’elle a entamé une poursuite en justice contre la GRC. Les membres de la GRC qui ont essayé d’intimider le demandeur pour qu’il convainque sa femme d’abandonner sa poursuite en justice ne faisaient aucune distinction entre sa vie personnelle et son service. Il était trop tard pour faire en l’espèce une distinction entre la vie personnelle et la carrière, ainsi que celle entre le stress causé par chacune d’elles, quelque appropriée qu’elle puisse être dans d’autres affaires. Le demandeur a subi un préjudice en raison de ce manquement, et je trouve déraisonnable le fait de lui refuser une indemnité sur ce fondement.

 

CONCLUSION

[31]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de la décision sera accueillie, avec dépens.

 

 


JUGEMENT

[32]           LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire de la décision soit accueillie, avec dépens.

 

 

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-944-09

 

INTITULÉ :                                                   ALAIN LEBRASSEUR c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA           

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 19 décembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                   Le 28 janvier 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

James R. K Duggan

 

POUR LE DEMANDEUR

Nadine Perron

Lisa Morency

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

James R.K Duggan, avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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