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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20091130

Dossier : T-1577-08

Référence : 2009 CF 1221

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE de MONTIGNY

 

 

ENTRE :

SHELDON BLANK

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA JUSTICE

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur voudrait obtenir communication de documents que le défendeur a refusé de lui transmettre après demande d’accès à l’information. La communication des documents a été refusée en vertu de l’article 23 de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. 1985, ch. A-1 (la LAI), au motif qu’ils contiendraient des renseignements protégés par le secret professionnel des avocats (le privilège avocat-client). Le demandeur affirme aussi que le défendeur a retenu abusivement des documents, a traité sa demande d’accès de mauvaise foi et a renoncé au privilège.

 

[2]               La demande d’accès fait suite aux accusations déposées par la Couronne en juillet 1995 contre le demandeur et contre Gateway Industries Ltd., une société papetière de Winnipeg dont le demandeur était l’administrateur, pour des infractions administratives à la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F-14 et au Règlement sur les effluents des fabriques de pâtes et papiers, DORS/92‑269. Certaines des accusations ont été invalidées en 1997, tandis que les autres l’ont été en 2001. En 2002, la Couronne a déposé de nouvelles accusations par voie de mise en accusation, pour finalement les retirer avant le procès en 2004. Le demandeur a alors poursuivi le gouvernement fédéral en dommages-intérêts pour fraude, complot, parjure et abus de ses pouvoirs de poursuite. L’action civile suit son cours.

 

[3]               Le demandeur se représente seul. Il n’a pas de formation juridique proprement dite, mais il n’est pas étranger à la Cour puisqu’il a introduit plusieurs procédures devant cette Cour, devant la Cour d’appel fédérale et même devant la Cour suprême du Canada, dans le cadre de tentatives répétées d’obtenir des documents du gouvernement. L’audience a duré trois jours et a porté sur une quantité considérable de pièces, mais les points à décider sont néanmoins très simples. Il n’est pas demandé à la Cour de dire si la Couronne s’est bien acquittée de ses obligations de divulgation énoncées dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, et l’on ne me demande pas non plus de statuer sur les allégations à la base de l’action civile du demandeur, à savoir la fraude et l’abus des pouvoirs de poursuite. Le seul point à décider est celui de savoir si le défendeur s’est conformé à ses obligations prévues dans la LAI et s’il a eu raison d’appliquer aux documents sollicités par le demandeur l’exception de l’article 23 concernant le privilège avocat-client.

 

a.                   Contexte

[4]               Le demandeur, M. Blank, a présenté sa demande d’accès le 21 janvier 2002. Il voulait obtenir les documents suivants du ministère de la Justice :

[traduction]

Toutes les communications échangées entre Darrin R. Davis et toute autre personne concernant l’un quelconque des sujets mentionnés ci‑après :

 

                                                               i.      connaissance ministérielle,

                                                             ii.      certificats ministériels,

                                                            iii.      article 82 de la Loi sur les pêches, qui comprend les paragraphes 82(1) et 82(2),

                                                           iv.      modification des accusations portées en vertu de la Loi sur les pêches (y compris du REFPP) contre Gateway Industries Ltd. ou contre Sheldon Blank.

 

[5]               Le demandeur a plus tard accepté que la recherche des documents se rapportant à sa demande d’accès se limite au Bureau régional de Winnipeg du ministère de la Justice et aux documents détenus par M. Marty Minuk, un représentant spécial poursuivant au nom du Service fédéral des poursuites pénales du Bureau régional de Winnipeg, par M. Clyde Bond, avocat principal au Service fédéral des poursuites du Bureau régional de Winnipeg, et par M. Darren Davis, procureur de la Couronne chargé du dossier du demandeur. Le demandeur affirme qu’il a consenti à cela comme point de départ, mais qu’il s’est réservé la possibilité d’élargir sa demande d’accès pour y inclure le ministère des Pêches, Environnement Canada et le Service juridique de chacun de ces deux ministères.

 

[6]               Le 6 février 2002, Mme Luitwieler, avocate au ministère de la Justice, a dit au demandeur qu’il y avait dans le dossier de la poursuite à Winnipeg 20 boîtes de documents à examiner, ce qui allait nécessiter 200 heures de travail. M. Blank a accepté de payer 2 000 $ en frais de traitement du dossier.

 

[7]               Le 2 octobre 2002, le demandeur a déposé auprès du Commissariat à l’information du Canada (le commissaire) une plainte dénonçant la lenteur du défendeur à répondre à sa demande d’accès. Le Commissaire a entrepris d’enquêter sur sa plainte.

 

[8]               Suite aux consultations menées avec les autres ministères et à un examen des documents censés intéresser la demande d’accès, le Bureau de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels du ministère de la Justice (le Bureau de l’AIPRP du ministère) a communiqué dix pages, en totalité ou en partie, au demandeur, le 30 octobre 2002. Le Bureau de l’AIPRP du ministère prétendait que certains renseignements figurant sur les pages en question étaient soustraits à la communication en vertu du paragraphe 21(1) et de l’article 23 de la LAI.

 

[9]               Insatisfait des documents qu’il avait reçus, le demandeur a déposé auprès du commissaire une deuxième plainte le 7 novembre 2002. Il y affirmait que le ministère n’avait pas inventorié tous les documents intéressant sa demande d’accès et avait abusivement soustrait des documents à la communication. Le commissaire a entrepris une enquête sur cette plainte.

 

[10]           Le 26 novembre 2002, le commissaire a informé le demandeur que l’enquête sur la première plainte (la prétendue lenteur du défendeur à répondre à sa demande d’accès) avait été menée à terme. Même si le commissaire n’avait constaté aucune mauvaise foi, il précisait que la demande d’accès aurait pu, et aurait dû, être traitée à l’intérieur du délai réglementaire; il se disait préoccupé par l’incapacité du ministère de répondre rapidement à la demande. Le commissaire prenait note aussi de l’écart entre le nombre de boîtes dont on pensait à l’origine qu’elles contenaient des documents pertinents, et le volume beaucoup plus modeste de documents finalement reconnus comme intéressant la demande d’accès. Cela dit, le commissaire considérait comme réglée la plainte du demandeur, puisque le ministère avait communiqué les documents le 30 octobre 2002.

 

[11]           Le 13 décembre 2002, le demandeur a écrit au commissaire pour le prier de s’expliquer davantage sur l’écart entre le nombre initial estimatif de boîtes de documents et le nombre de documents qui avaient finalement été communiqués. Le commissaire lui a répondu par lettre le 21 janvier 2003. Il convient de reproduire la partie de cette lettre qui traite de l’accusation de mauvaise foi faite par le demandeur :

[traduction]

Vous vous demandiez comment le nombre estimatif de documents pertinents pouvait passer de 20 boîtes à une seule boîte. Comme vous vous en souviendrez sans doute, au cours d’une conversation téléphonique que vous avez eue avec Mme Nancy Luitwieler le 29 janvier 2002, vous avez accepté que la recherche des documents se limite aux bureaux régionaux de Winnipeg et aux documents détenus par Marty Minuk, Darrin Davis et/ou Clyde Bond.

 

M. Bond a mentionné qu’il n’avait pas de documents intéressant votre demande d’accès, et l’on a constaté plus tard que les documents de M. Davis ne présentaient pas d’intérêt. M. Minuk a répondu qu’il possédait jusqu’à 20 boîtes qui étaient susceptibles de contenir des documents utiles. Avant de recevoir les boîtes, le ministère de la Justice vous a envoyé une estimation des droits qui était fondée sur cette réponse.

 

Au cours de l’enquête, M. Minuk a informé mon enquêteur que, avant l’envoi des boîtes à l’administration centrale du ministère de la Justice, il avait fait un examen préliminaire des documents et avait conclu que six boîtes seulement pouvaient intéresser votre demande d’accès. Les six boîtes ont été transmises au ministère pour traitement. Après examen de ces boîtes, le ministère s’est rendu compte que des documents totalisant environ une boîte contenaient le nom de Darrin Davis et que, dans cette boîte, seulement 20 pages paraissaient intéresser votre demande d’accès.

 

Comme vous pouvez le voir, l’estimation des droits a été faite avant que le ministère ne connaisse le nombre réel de documents intéressant votre demande d’accès.

 

 

 

[12]           M. Blank a répondu au commissaire en lui envoyant une autre lettre, dans laquelle il exprimait essentiellement les mêmes doutes que ceux qu’il soulève maintenant devant la Cour. Il écrivait ce qui suit : [traduction] « Ce qui me préoccupe, c’est que vous comptez sur des gens pour inventorier des documents qu’il est non seulement dans leur intérêt de protéger, mais qui pourraient aussi engager leur responsabilité personnelle si leur contenu était divulgué ». Il ajoutait qu’une réponse adéquate à sa demande d’accès aurait nécessité un examen impartial de toutes les boîtes recensées à l’origine, ainsi qu’un examen des dossiers de M. Bond, pour confirmer que leur réponse était exacte. Le commissaire n’a pas répondu à cette lettre.

 

[13]           Au cours des cinq années suivantes, le commissaire a enquêté sur la deuxième plainte du demandeur qui concernait la manière dont le défendeur avait appliqué les exceptions prévues par la LAI et inventorié les documents à divulguer. Durant l’enquête, d’autres documents furent recensés comme pouvant intéresser la demande d’accès. Le Bureau de l’AIPRP du ministère a tenu d’autres consultations avec le Bureau régional de Winnipeg et avec Environnement Canada à propos de documents dont l’origine était les bureaux en question. À la requête de l’enquêteur du commissaire, le Bureau de l’AIPRP a établi des correspondances entre plusieurs autres documents. Les consultations, les correspondances et l’enquête entreprise par le commissaire ont eu pour résultat que 174 pages supplémentaires furent communiquées, en totalité ou en partie, au demandeur le 24 janvier 2006. Là encore, certains des renseignements apparaissant sur ces pages ont été soustraits à la divulgation conformément au paragraphe 19(1) et à l’article 23 de la LAI.

 

[14]           Le 8 septembre 2006, la Cour suprême du Canada a rendu son arrêt, Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 R.C.S. 319. Elle y écrivait que, lorsqu’un litige prend fin, alors, dans certains cas, la protection conférée par l’article 23 de la Loi au titre du privilège relatif au litige prend fin elle aussi. En conséquence de cet arrêt, le ministère a reconsidéré plusieurs pages d’abord protégées en vertu de l’article 23 (le privilège relatif au litige) et décidé de faire une communication additionnelle de documents au demandeur. Le ministère a transmis au Bureau de l’AIPRP du ministère, pour examen dans cette demande d’accès, environ 800 pages qui avaient été communiquées au demandeur après l’arrêt de la Cour suprême. Le Bureau de l’AIPRP a ensuite établi des correspondances entre ces 800 pages et celles qui n’avaient pas été communiquées au demandeur dans cette demande d’accès et il a conclu que d’autres renseignements pouvaient être communiqués.

 

[15]           Des consultations avec le Bureau régional de Winnipeg ont encore une fois eu lieu. À la demande de l’enquêteur du commissaire, le Bureau de l’AIPRP du ministère a examiné plusieurs documents que le demandeur avait obtenus par d’autres moyens et avait transmis au commissaire. Il importe de préciser que, au 30 janvier 2003, le demandeur avait présenté un total de 67 demandes d’accès au ministère en vertu de la LAI et en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels (L.R.C. 1985, ch. P-21) et qu’environ 60 000 pages avaient été examinées par le Bureau de l’AIPRP du ministère, selon l’affidavit de Mme Francine Farley, directrice intérimaire de ce Bureau.

 

[16]           En conséquence de tout cela, le Bureau de l’AIPRP du ministère a remis au demandeur, le 17 mars 2008, des renseignements additionnels faisant partie des communications antérieures. Certains des renseignements demeuraient soustraits à la communication en application du paragraphe 19(1) et de l’article 23 de la LAI.

 

[17]           Le 5 septembre 2008, le commissaire a remis au demandeur son rapport d’enquête portant sur la deuxième plainte. Dans ce rapport, le commissaire appuyait explicitement la décision du défendeur d’appliquer l’exception prévue par l’article 23 de la LAI et jugeait que le défendeur avait validement exercé le pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 23 et n’avait pas renoncé au privilège avocat-client. Par ailleurs, le commissaire précisait que la plainte portant sur la localisation des documents pertinents avait été réglée, étant donné les documents additionnels communiqués par le ministère et l’impossibilité pour celui-ci de garantir que tous les documents établis avaient été conservés. La partie essentielle de ce rapport est ainsi rédigée :

[traduction]

Article 23

 

En conséquence de notre intervention, et compte tenu de la preuve que vous avez produite au cours de cette enquête, le ministère a communiqué des renseignements additionnels qui bénéficiaient auparavant de l’exception prévue par l’article 23 de la Loi. Nous sommes d’avis que les documents qui bénéficient encore de l’exception relèvent du secret professionnel des avocats en application de l’article 23. Nous sommes également d’avis que le pouvoir discrétionnaire a été validement exercé et qu’il n’y a pas eu renonciation au privilège.

 

Documents manquants

 

En réponse à la partie de votre plainte qui concerne les documents manquants, il est devenu nécessaire d’envoyer l’un de nos enquêteurs à Winnipeg le 5 décembre 2004 pour l’examen de quelque 40 boîtes de documents afin de trouver les documents additionnels correspondant à votre demande d’accès; et c’est ainsi que 182 pages additionnelles de documents ont pu être trouvées et que de nouveaux documents ont pu être communiqués.

Après avoir reçu les documents additionnels, vous avez produit une preuve supplémentaire tendant à démontrer que l’exception de l’article 23 était appliquée d’une manière contradictoire car des portions de certains documents étaient soustraites alors qu’elles étaient communiquées dans un document en double. Vous avez aussi produit une preuve tendant à démontrer que certains renseignements bénéficiant de l’exception avaient été communiqués à la faveur d’autres demandes d’accès et par l’entremise des tribunaux. Cette preuve a été remise au ministère, avec votre autorisation, et des renseignements additionnels vous ont été fournis, les derniers renseignements vous ayant été communiqués le 17 mars 2008; cependant, ladite communication était erronément datée du 17 mars 2007. Cette anomalie a été portée à l’attention du ministère de la Justice, et il a été constaté que la date exacte aurait dû être le 17 mars 2008.

Après avoir obtenu communication des derniers documents, vous avez maintenu votre position selon laquelle les documents correspondant à votre demande n’avaient pas tous été traités, et vous avez produit une preuve tendant à démontrer que certains documents pertinents traités sur d’autres fichiers n’étaient pas traités sur ce fichier – des documents qui confirment l’existence d’autres documents. Il y avait aussi des références à des pièces complémentaires, par exemple des courriers électroniques et des télécopies, qui n’étaient pas annexées aux documents pertinents.

S’agissant de ce qui précède, il convient de souligner qu’un bon nombre des documents n’ont pas été trouvés dans un ordre particulier. Il n’a pas non plus été possible de déterminer la pertinence réelle de certaines des pièces décelées durant notre recherche dans les documents. Le résultat, c’est que le nombre de documents traités et reçus a été inférieur à ce qu’il aurait sans doute dû être.

En réponse à vos allégations et à la preuve que vous avez remise à notre enquêteur à propos des pièces complémentaires manquantes, un deuxième voyage à Winnipeg a eu lieu, qui devait confirmer si lesdites pièces complémentaires pouvaient ou non se trouver parmi les documents détenus par le cabinet Fillmore Riley. Certaines pièces complémentaires ont été trouvées, et nous pouvons vous assurer que ces pièces complémentaires faisaient partie des 182 documents traités et qu’elles vous ont été envoyées en même temps que les autres documents par le ministère de la Justice.

Notre enquête a révélé que, de leur propre aveu, les fonctionnaires du ministère de la Justice ne peuvent pas garantir que tous les documents établis ont été conservés. Il nous a été impossible également de dire avec certitude quels documents correspondaient, ou pouvaient correspondre, à votre demande.

Eu égard à ce qui précède, il nous est impossible de vous dire avec certitude que vous avez reçu tous les documents auxquels vous avez droit en vertu de la Loi. Nous pouvons vous assurer que nous avons fait tout ce qu’il était possible de faire pour trouver les documents pertinents et les examiner en vue de leur éventuelle communication. Cependant, nous considérerons que votre plainte est réglée puisque vous avez reçu d’autres réponses du ministère de la Justice durant cette longue enquête.

[…]

 

 

 

[18]           Le demandeur a déposé un recours en révision devant la Cour le 14 octobre 2008, conformément à l’article 41 de la LAI.

 

[19]           Le 9 février 2009, le défendeur a communiqué au demandeur, comme le lui avait ordonné la Cour le 30 janvier 2009, certaines précisions portant sur les documents dont le demandeur s’était vu refuser la communication intégrale.

 

[20]           Lors du contre-interrogatoire portant sur l’affidavit du défendeur, le demandeur a produit d’autres documents qu’il avait obtenus par d’autres moyens. Des correspondances ont été établies entre ces documents et ceux de ce dossier dont communication avait été refusée, et quelques pages additionnelles ont été communiquées au demandeur. Au 23 mars 2009, 84 pages au total demeuraient soustraites à la communication, en totalité ou en partie.

 

[21]           Au cours de l’audience, quelques documents additionnels ont été communiqués par le défendeur, après qu’il fut constaté qu’ils avaient déjà été communiqués à la suite d’une autre demande d’accès. Je dois admettre qu’il a été extrêmement difficile de déterminer précisément quels documents étaient encore en litige, étant donné que le demandeur continuait de déposer de nouveaux documents qui, semble-t-il, lui avaient été communiqués à l’occasion d’autres demandes d’accès et qui, croyait-il, auraient dû lui être communiqués dans le contexte de la présente demande d’accès. La Cour a prié les parties de lui remettre une liste des documents qui sont encore en litige, ce qu’elles ont fait. Il ressort de cette liste, révisée le dernier jour de l’audience, qu’il reste 56 pages qui n’ont pas été communiquées, en totalité ou en partie.

 

[22]           Le point principal soulevé dans la présente demande de révision est de savoir si le défendeur a appliqué validement aux documents que recherche le demandeur l’exception de l’article 23 qui concerne le privilège avocat-client. Plus précisément, M. Blank a soulevé plusieurs questions que l’on peut résumer de la manière suivante :

a)         Le défendeur s’est-il conformé à l’ordonnance du protonotaire qui lui enjoignait de fournir des précisions concernant les documents dont il prétend qu’ils sont intégralement visés par l’exception ou qu’ils sont sans intérêt?

b)         Le défendeur était-il fondé à revendiquer le privilège avocat-client pour les documents non communiqués?

c)         Le défendeur a-t-il renoncé à son droit de revendiquer le privilège avocat-client?

d)         Le défendeur s’est-il abstenu de localiser et traiter tous les documents qui intéressaient la demande d’accès du demandeur, et s’en est-il abstenu délibérément?

e)         La conduite du défendeur était-elle illicite au point d’invalider l’application de l’article 23 de la LAI?

 

II.         Analyse

[23]           L’objet de la Loi est de conférer au public un droit d’accès à l’information contenue dans les documents de l’administration. Ce droit d’accès n’est cependant pas absolu. Il est subordonné à des exceptions énoncées dans la Loi. Les exceptions à ce droit sont précises et limitées : paragraphe 2(1) de la LAI.

 

[24]           Lorsqu’une personne se voit refuser l’accès à des renseignements et qu’elle a déposé une plainte auprès du commissaire à propos du refus, elle peut déposer devant la Cour, en vertu de l’article 41 de la LAI, un recours en révision de ce refus. L’accès du public à l’information gouvernementale ne doit pas être entravé par les cours de justice, sauf dans les circonstances les plus évidentes : Reyes c. Canada (Secrétaire d’État), [1984] A.C.F. n° 1135, 9 Admin. L.R. 296, au paragraphe 3 (C.F.).

 

[25]           Dans une demande de révision fondée sur l’article 41 de la LAI, c’est à l’institution fédérale qu’il appartient d’établir que les renseignements en cause ont été validement soustraits à la communication : voir l’article 48 de la LAI.

 

[26]           Lorsqu’un demandeur dépose un recours en révision de la décision de refuser la communication d’un document, la Cour bénéficie de l’enquête et du rapport du commissaire. L’opinion du commissaire est un facteur à prendre en compte dans un recours en révision, car il détient, en matière d’accès à l’information, une spécialisation que n’a pas la Cour : Canada(Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2004 CF 431, [2004] A.C.F. n° 524, au paragraphe 84, jugement infirmé pour d’autres motifs : 2005 CAF 199; Gordon c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 258, au paragraphe 20; [2008] A.C.F. n° 331; Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2005 CAF 405, [2005] A.C.F. n° 2040, au paragraphe 12. Cela dit, c’est le refus du responsable de l’institution fédérale que la Cour est chargée de revoir, et non les recommandations du commissaire.

 

[27]           L’article 23 de la LAI prévoit une exception discrétionnaire. Dans l’examen de la décision du défendeur de refuser la communication de documents au demandeur conformément à cette disposition de la LAI, il semble que deux normes de contrôle sont applicables puisque deux décisions distinctes doivent être prises. Ce dédoublement des normes de contrôle fut, à l’origine, exposé dans la décision Kelly c. Canada (Solliciteur général), ci‑après, où le juge Barry L. Strayer, s’exprimait sur l’attitude à adopter dans l’examen de décisions discrétionnaires conduisant à la communication ou au refus de communication de renseignements, dans le contexte de la Loi sur la protection des renseignements personnels :

Comme on peut le voir, ces exemptions exigent que le responsable d’un établissement prenne deux décisions : 1) une décision de fait sur la question de savoir si les renseignements en question correspondent à la description de renseignements susceptibles de ne pas être divulgués; et 2) une décision discrétionnaire sur la question de savoir s’il convient néanmoins de divulguer lesdits renseignements.

 

Le premier type de décision est, je crois, révisable par la Cour, et celle-ci peut y substituer sa propre conclusion […]

 

Le second type de décision est purement discrétionnaire. À mon sens, en révisant une telle décision, la Cour ne devrait pas tenter elle-même d’exercer de nouveau le pouvoir discrétionnaire, mais plutôt examiner le document en question et les circonstances qui l’entourent et se demander simplement si le pouvoir discrétionnaire semble avoir été exercé de bonne foi et pour un motif qui se rapporte de façon logique à la raison pour laquelle il a été accordé.

 

Kelly c. Canada (Solliciteur général), (1992) 53 F.T.R. 147, [1992] A.C.F. n° 302, à la page 3 (C.F.), jugement confirmé : (1993) 154 N.R. 319, [1993] A.C.F. n° 475 (C.A.F.).

 

[28]           Ces normes de contrôle ont plus tard été appliquées dans le contexte de la LAI par le juge John M. Evans, dans l’arrêt 3430901 Canada Inc. c. Canada (Ministre de l’Industrie), 2001 CAF 254, [2002] 1 C.F. 421 (C.A.F.). Après une longue analyse pragmatique et fonctionnelle de la Loi, le juge Evans concluait ainsi :

Lorsqu’elle examine le refus du responsable d’une institution fédérale de communiquer un document, la Cour doit déterminer, en appliquant la norme de la décision correcte, si le document demandé est visé par une exception. Toutefois, lorsque la Loi confère au responsable d’une institution fédérale le pouvoir discrétionnaire de refuser de communiquer un document visé par une exception, la légalité de l’exercice de ce pouvoir doit faire l’objet d’un examen s’appuyant sur les motifs qui permettent normalement, en droit administratif, de revoir l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire administratif, notamment le caractère déraisonnable. Je soulignerai simplement sans faire une analyse fonctionnelle ou pragmatique que ces conclusions sont identiques à celles du juge La Forest dans l’arrêt Dagg, précité.

 

 

[29]           En accord avec ces précédents, la Cour a elle aussi procédé à une analyse pragmatique et fonctionnelle, pour conclure que la décision qui concerne le point de savoir si un document demandé relève ou non d’une exception prévue par la LAI devrait être revue d’après la norme de la décision correcte, et que la décision discrétionnaire de refuser de communiquer un document visé par une exception devrait être revue d’après la norme de la décision raisonnable simpliciter : Thurlow c. Canada (Solliciteur général), 2003 CF 1414, [2003] A.C.F. n° 1802, aux paragraphes 28 et 29. Voir aussi la décision Elomari c. Agence spatiale canadienne, 2006 CF 863, [2006] A.C.F. n° 1100, au paragraphe 21.

 

[30]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. n° 9, la Cour suprême a jugé qu’il n’y a que deux normes de contrôle : la norme de la décision correcte et la norme de la décision raisonnable. Les décisions revues suivant la norme de la décision correcte n’appellent aucune retenue dans un contrôle judiciaire. Au contraire, les décisions discrétionnaires appellent en général un examen fondé sur la norme de la décision raisonnable.

 

[31]           Par conséquent, la Cour doit appliquer deux normes de contrôle pour la décision du défendeur de refuser la communication de renseignements en application de l’article 23 de la LAI qui concerne le privilège avocat-client. Elle doit appliquer la norme de la décision correcte pour la décision selon laquelle l’information non communiquée relève de l’exception de l’article 23, et la norme de la décision raisonnable pour la décision discrétionnaire de refuser la communication des renseignements visés par l’exception. Naturellement, la Cour doit aussi se demander si le pouvoir discrétionnaire a été exercé de bonne foi et dans un dessein qui se rapporte de façon logique à l’objet pour lequel il a été accordé.

 

A.        Respect de l’ordonnance du protonotaire enjoignant au défendeur de fournir des précisions

[32]           Dans son ordonnance du 30 janvier 2009, le protonotaire Roger Lafrenière enjoignait au défendeur de remettre au demandeur une liste des précisions suivantes concernant les documents dont le défendeur prétend qu’ils sont intégralement visés par l’exception ou qu’ils sont sans intérêt : (1) l’indication des numéros de page sur le document; (2) la date du document; (3) le destinataire et l’expéditeur du document; (4) le titre du document; et (5) la raison particulière pour laquelle l’exception est revendiquée. Ces précisions ont été communiquées par le défendeur le 9 février 2009.

 

[33]           Les questions découlant de l’ordonnance du protonotaire auraient dû être réglées par voie de requête avant l’audition de la demande. Quoi qu’il en soit, je crois que le défendeur s’est pleinement conformé à l’ordonnance. Il est vrai, comme l’a souligné le demandeur, qu’aucun des documents ne fait état d’une date, d’un destinataire ou d’un expéditeur. Cependant, ayant eu l’avantage de voir les documents dans leur version non expurgée, je puis confirmer que tous ces documents sont des ébauches qui étaient annexées à une communication entre Darrin Davis et son client, comme on peut le voir dans la colonne « nature de l’exception », dans les précisions relatives aux documents du défendeur. À ce titre, ils n’étaient pas datés et ils ne faisaient mention d’aucun destinataire ni d’aucun expéditeur. Je suis donc d’avis que le défendeur s’est conformé à l’ordonnance du protonotaire Lafrenière.

 

B.         Le défendeur était-il fondé à revendiquer le privilège avocat-client pour les documents soustraits à la communication?

[34]           L’article 23 de la LAI prévoit une dispense discrétionnaire de divulgation pour les documents qui contiennent des renseignements protégés par le secret professionnel des avocats :

23. Le responsable d’une institution fédérale peut refuser la communication de documents contenant des renseignements protégés par le secret professionnel qui lie un avocat à son client.

23. The head of a government institution may refuse to disclose any record requested under this Act that contains information that is subject to solicitor-client privilege.

 

[35]           L’importance et le caractère sacré du privilège avocat-client ont été confirmés maintes fois par la Cour fédérale et par la Cour suprême du Canada. Dans l’arrêt Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 R.C.S. 809, le juge John C. Major, rédigeant l’arrêt unanime de la Cour suprême, écrivait (au paragraphe 17) que le privilège avocat‑client est « jalousement protégé » et qu’il ne devrait être levé « que dans les circonstances les plus exceptionnelles, notamment en cas de risque véritable qu’une déclaration de culpabilité soit prononcée à tort ». La Cour suprême réaffirmait aussi l’importance du privilège avocat-client au sein de l’administration, affirmant que ce privilège s’applique « lorsqu’un avocat salarié de l’État donne un avis juridique à son client, l’organisme gouvernemental » (au paragraphe 19).

 

[36]           Plus récemment, la Cour suprême a jugé que le privilège avocat-client, dans l’article 23 de la LAI, comprend à la fois le privilège de la consultation juridique et le privilège relatif au litige : Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 R.C.S. 319. Le privilège de la consultation juridique concerne les communications confidentielles entre l’avocat et son client. La raison d’être de ce privilège, c’est que l’avocat et son client doivent avoir la possibilité d’échanger des renseignements et des avis d’une manière complète et franche, sans craindre qu’ils soient communiqués à des entités extérieures à la relation privilégiée (arrêt Blank, précité, au paragraphe 26). C’est pourquoi il est essentiel que ce privilège soit absolu et indéfini dans sa durée (arrêt Blank, précité, aux paragraphes 8 et 37). Les critères qui permettent de conclure à l’existence d’un privilège avocat-client ont été décrits de la manière suivante par le juge Robert George Brian Dickson (son titre à l’époque) dans l’arrêt Canada c. Solosky, [1980] 1 R.C.S. 821, à la page 837 : 1) une communication entre un avocat et son client; 2) qui comporte une consultation ou un avis juridiques; et 3) que les parties considèrent de nature confidentielle.

 

[37]           Le privilège relatif au litige concerne, quant à lui, les renseignements et documents recueillis ou établis dans le contexte du litige. Son objet est de créer une « zone de confidentialité » dans les préparatifs et la conduite d’un litige pendant ou appréhendé; sa durée est donc limitée, puisque, en l’absence de procédures étroitement liées, il prend fin avec le litige qui lui a donné lieu (arrêt Blank, précité, aux paragraphes 6, 8 et 34). Le critère qui permet de dire si un tel privilège relatif au litige devrait s’attacher à un document est celui-ci : 1) il s’agit d’une communication; 2) préparée ou obtenue; 3) pour l’« objet principal » d’un litige raisonnablement anticipé (arrêt Blank, précité, aux paragraphes 59 et 60).

 

[38]           Il convient de souligner que l’action civile en dommages-intérêts engagée par le demandeur contre la Couronne, pour fraude, complot, parjure et abus des pouvoirs de poursuite n’a pas été considérée par la Cour suprême, dans l’arrêt Blank, précité, comme une « procédure étroitement liée » à la poursuite criminelle sous-jacente. En conséquence, les documents qui bénéficiaient antérieurement du privilège relatif au litige ont dû être divulgués. Le défendeur a réexaminé environ 800 pages qui étaient en cause dans l’affaire portée devant la Cour suprême. Après avoir examiné ces pages et avoir établi des correspondances avec les pages de ce dossier, il a communiqué des renseignements additionnels au demandeur le 17 mars 2007.

 

[39]           La Cour suprême a aussi jugé dans l’arrêt Blank, précité, qu’il y a souvent, dans un litige, un risque de chevauchement du privilège de la consultation juridique et du privilège relatif au litige. Le privilège de la consultation juridique peut continuer de s’appliquer à des documents auxquels ne s’attache plus le privilège relatif au litige (arrêt Blank, au paragraphe 49). J’ai conclu que la présente affaire renferme plusieurs exemples de ce type de chevauchement. C’est vrai en particulier des documents judiciaires provisoires ou des exposés provisoires de conclusions. Ces documents provisoires demeurent protégés par le privilège de la consultation juridique, en application de l’article 23 de la LAI, même si leur version finale a pu être diffusée après l’expiration du privilège relatif au litige qui s’appliquait à eux. Les documents judiciaires provisoires constituent, durant leur rédaction, un échange entre avocat et client, échange dans lequel l’avocat donne à son client des directives ou des options sur la position juridique à adopter dans le litige. Le client, quant à lui, fait des observations sur cette consultation juridique, donne d’autres directives, et ainsi de suite. Les documents judiciaires provisoires et les exposés provisoires de conclusions ont, de par leur nature même, vocation à être confidentiels. Seule la version finale qui est déposée ou soumise au tribunal n’a pas cette vocation. Les documents judiciaires provisoires ou les exposés provisoires de conclusions satisfont manifestement aux trois critères exposés dans l’arrêt Solosky, précité, pour le privilège de la consultation juridique.

 

[40]           J’ai aussi examiné attentivement les autres documents dont le défendeur a refusé la communication, et je suis d’avis qu’ils sont tous protégés par le privilège de la consultation juridique, en vertu de l’article 23 de la LAI. Ils répondent tous aux trois critères du privilège de la consultation juridique, puisqu’ils comportent tous une consultation ou un avis juridiques que les deux parties considéraient de nature confidentielle.

 

[41]           Le commissaire a d’ailleurs reconnu avec le défendeur que les documents soustraits à la communication répondent aux conditions du privilège avocat-client aux fins de l’article 23 de la LAI. Cette conclusion n’est pas déterminante, mais à l’évidence elle a beaucoup de poids compte tenu des connaissances spécialisées du commissaire.

 

[42]           Une fois qu’il est admis que des documents bénéficient de l’exception de l’article 23 de la LAI, le responsable de l’institution fédérale est tenu, en vertu de l’article 25 de la Loi, de voir si telle ou telle partie du document peut malgré tout être communiquée dans la mesure où cela ne pose pas de problèmes sérieux. L’article 25 est ainsi rédigé :

Le responsable d’une institution fédérale, dans les cas où il pourrait, vu la nature des renseignements contenus dans le document demandé, s’autoriser de la présente loi pour refuser la communication du document, est cependant tenu, nonobstant les autres dispositions de la présente loi, d’en communiquer les parties dépourvues des renseignements en cause, à condition que le prélèvement de ces parties ne pose pas de problèmes sérieux.

 

Notwithstanding any other provision of this Act, where a request is made to a government institution for access to a record that the head of the institution is authorized to refuse to disclose under this Act by reason of information or other material contained in the record, the head of the institution shall disclose any part of the record that does not contain, and can reasonably be severed from any part that contains, any such information or material.

 

[43]           La Cour d’appel fédérale a jugé que le prélèvement signifie que les renseignements généraux de nature descriptive devraient être prélevés et communiqués, sauf lorsque ce serait là révéler des renseignements privilégiés : Rubin c. Canada (Société canadienne d’hypothèques et de logement), [1989] 1 C.F. 265, page 271. Les « renseignements de nature descriptive » à prélever sont « la description du document, le nom, le titre et l’adresse de la personne visée par la communication, les conclusions de la communication et la signature ». Les renseignements prélevés permettent à celui qui les a demandés « de savoir qu’il y a eu une communication entre certaines personnes à une certaine date sur un certain sujet, mais rien de plus » : arrêt Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CAF 287, [2004] A.C.F. n° 1455 (C.A.F.), au paragraphe 66, confirmé : Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 R.C.S. 319.

 

[44]           Le défendeur a, comme il convient, procédé à un prélèvement dans les documents en cause en communiquant les renseignements de nature descriptive se rapportant aux renseignements non communiqués. Le défendeur a aussi, conformément à l’ordonnance du protonotaire Lafrenière, communiqué d’autres renseignements de nature descriptive se rapportant aux documents totalement soustraits à la communication. Par conséquent, le défendeur a communiqué au demandeur tous les renseignements auxquels il a droit, sans révéler de renseignements privilégiés.

 

[45]           L’affaire ne s’arrête toutefois pas là. Comme je l’ai déjà mentionné, le ministère de la Justice doit démontrer non seulement que les documents non communiqués tombent dans l’exception de l’article 23 de la LAI, mais également qu’il a agi de bonne foi lorsqu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire et qu’il a décidé de ne pas communiquer les documents. Mais avant de passer à cette question, j’examinerai d’abord l’argument avancé par le demandeur selon lequel il y a eu renonciation au privilège.

 

C.                 Le défendeur a-t-il renoncé à son droit de revendiquer le privilège avocat-client?

[46]           Le demandeur semble prétendre que le défendeur a renoncé à son droit de revendiquer le privilège avocat-client pour les renseignements dont communication a été refusée. Il fonde son argument sur les observations que M. Minuk, comparaissant pour la Couronne, avait faites lors des procédures criminelles engagées devant le juge de première instance, à la Cour du banc de la Reine du Manitoba. Après examen attentif des transcriptions desdites procédures déposées par le demandeur, je ne puis y trouver un quelconque élément de nature à confirmer l’existence d’une renonciation au privilège. Les observations de M. Minuk avaient trait à la connaissance ministérielle des accusations criminelles qui avaient été portées contre le demandeur et sa société en vertu de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F-14, ainsi qu’à la prescription qui s’attachait auxdites accusations. Les observations de M. Minuk ne signifient aucunement que le défendeur a renoncé, même tacitement, à son droit de revendiquer le privilège avocat-client pour les documents dont il a refusé la communication.

 

[47]           Le demandeur a aussi prétendu que, une fois qu’un document a été obtenu dans le contexte d’une autre demande d’accès, il faut considérer qu’il y a eu à tous égards renonciation au privilège pouvant s’y attacher. Il n’en est rien. Un document tire parfois son apparence du contexte dans lequel il est trouvé; le libellé particulier d’une demande d’accès doit également être pris en compte. Il est donc pour le moins concevable qu’un document donné puisse être jugé communicable dans une demande d’accès et non communicable dans une autre, sans que le pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 23 de la LAI soit pour autant exercé mal à propos. En tout état de cause, bon nombre des documents que le demandeur prétend avoir reçus à la suite d’autres demandes d’accès ont été communiqués par le défendeur durant l’audience.

 

[48]           Pour les mêmes raisons, je suis également d’avis que le défendeur n’avait pas l’obligation de faire correspondre tous les documents communiqués à la suite d’autres demandes d’accès déposées par le demandeur avec les documents considérés dans la demande d’accès qui est à l’origine de la présente instance. En premier lieu, le défendeur ne serait en mesure d’établir une correspondance que pour les documents qui relèvent de lui, puisque chaque institution fédérale est une entité distincte aux fins de la LAI. En tout état de cause, le nombre impressionnant de demandes d’accès faites par le demandeur, et le nombre correspondant de documents qui ont donc été communiqués, auraient entraîné pour le défendeur une énorme dépense, en temps et en énergie, qui n’aurait pu qu’ajouter aux coûts et délais de traitement de la présente demande d’accès. Et, aspect sans doute plus important, chaque demande d’accès doit être traitée comme un exercice distinct et autonome, que l’on accomplira en soignant la manière dont la demande est formulée et orientée.

 

D.        Le défendeur s’est-il abstenu de localiser et traiter tous les documents qui intéressaient la demande d’accès, et s’en est-il abstenu délibérément?

[49]           Le demandeur affirme que le défendeur a négligé de localiser et traiter tous les documents qui intéressaient sa demande d’accès. Il fait aussi valoir que le défendeur a agi ainsi délibérément. Or, il n’a avancé aucun fait à l’appui de ces allégations, si ce n’est l’écart entre les vingt boîtes qui furent à l’origine jugées utiles, et les 10 pages qui ont finalement été communiquées le 30 octobre 2002.

 

[50]           En dépit des affirmations du demandeur, les faits révèlent une autre réalité. Il se trouve que le défendeur s’est donné beaucoup de mal pour localiser et traiter tous les documents intéressant la demande d’accès, même s’il ne fut pas aussi prompt qu’il aurait dû l’être. Plusieurs consultations avec le Bureau régional de Winnipeg et d’autres ministères ont eu lieu afin de déterminer ce qui pouvait être communiqué. Le Bureau de l’AIPRP du ministère de la Justice a aussi établi des correspondances avec de nombreuses pages communiquées dans d’autres demandes d’accès ou par suite d’autres procédures judiciaires, et il a coopéré avec les enquêteurs du commissaire. Trois autres ensembles de documents ont donc été communiqués au demandeur entre 2002 et 2008, ce qui représentait environ 800 pages supplémentaires. Les documents n’ont pas tous été assemblés et communiqués d’emblée, mais les recherches et communications ultérieures ont fait que le demandeur s’est vu communiquer la plupart des renseignements auxquels il a droit. Il se peut fort bien que certains documents établis par le défendeur n’aient pas été conservés ou localisés, comme l’a admis le défendeur lui-même. Mais je suis d’avis que tout ce qui pouvait humainement être fait pour donner suite à la demande d’accès du demandeur a été fait. Le commissaire lui-même lui avait d’ailleurs écrit que son institution avait fait « tout ce qu’il était possible de faire pour trouver les documents pertinents et les examiner en vue de leur éventuelle communication » au demandeur, et il avait donc considéré que la plainte était réglée. Encore une fois, l’opinion réfléchie du commissaire est un facteur dont la Cour doit tenir compte dans la procédure de contrôle judiciaire.

 

[51]           Le demandeur voudrait que la Cour ordonne au défendeur de rechercher une nouvelle fois les documents intéressant sa demande d’accès. À supposer même que la Cour soit habilitée à le faire en vertu de l’article 49 de la Loi, une disposition qui lui donne le pouvoir de rendre « une autre ordonnance si elle l’estime indiqué », elle sera peu disposée à le faire. Ainsi que l’écrivait le juge Strayer dans la décision X c. Canada (Ministre de la Défense nationale), (1992) 58 F.T.R. 93, [1992] A.C.F. n° 1006, l’une des conditions préalables à l’exercice d’un tel pouvoir est la conclusion selon laquelle « le responsable de l’institution fédérale refuse de communiquer un document demandé en vertu de cette Loi […] » (à la page 3). En l’espèce, il semble que tout a été mis en œuvre pour localiser les documents pertinents, et même les enquêteurs mandatés pour examiner la plainte du demandeur n’ont pu déceler un manquement de la part du défendeur. Rien ne justifie donc l’ordonnance que voudrait obtenir le demandeur.

 

E.         La conduite du défendeur était-elle illicite?

[52]           Il est clair que, au deuxième stade de la procédure, la Cour n’examinera pas la décision prise par l’institution fédérale pour savoir si elle serait arrivée à la même conclusion, mais elle se demandera si le pouvoir discrétionnaire semble avoir été exercé de bonne foi et pour une raison qui présente un lien rationnel avec l’objet pour lequel ce pouvoir a été conféré. Comme je l’ai déjà dit, la norme de contrôle qui est applicable à cette deuxième étape de l’enquête est celle de la décision raisonnable. Pour savoir si la divulgation a eu lieu dans le respect des formes, la Cour examinera uniquement la LAI et la jurisprudence qui oriente l’interprétation et l’application de cette loi, par opposition aux lois qui exigent une divulgation dans d’autres types de procédure judiciaire, tout particulièrement dans le contexte du droit criminel : Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CAF 287, [2004] A.C.F. n° 1455, au paragraphe 14.

 

[53]           Le demandeur est d’avis, comme il était d’avis dans des procédures antérieures portées devant la Cour, que non seulement le défendeur n’a pas divulgué tous les documents auxquels il avait droit, mais encore que la décision de ne pas lui transmettre plusieurs documents a été prise de mauvaise foi, par ceux-là mêmes qui ont le plus à perdre dans l’action civile sous-jacente en dommages-intérêts qu’il a engagée contre la Couronne, pour fraude, complot, parjure et abus de ses pouvoirs de poursuite. Il affirme en particulier que M. Minuk, M. Davis et M. Bond ont tout intérêt à ce que leur conduite ne soit pas révélée, puisqu’ils étaient tous impliqués dans ce que le demandeur considère comme une attitude malhonnête, voire criminelle. Dans sa plaidoirie comme dans ses arguments écrits, le demandeur expose en long et en large la manière dont il interprète les événements entourant les procédures criminelles qui ont déjà été menées à leur terme. Il affirme catégoriquement que, si certains documents lui avaient été communiqués, il aurait pu obtenir gain de cause dans sa requête en suspension des procédures engagées contre lui et contre sa société en 1999. Il affirme aussi que M. Davis, l’une des trois personnes nommément désignées dans sa demande d’accès, a agi de mauvaise foi et ne pouvait pas être impartiale et juste dans la manière dont il a traité ladite demande d’accès, étant donné que sa présence à une conférence en 1995 avait été payée (du moins en partie) par Environnement Canada. Finalement, il prétend que les pièces qui auraient dû lui être communiquées dans son procès criminel conformément aux principes de l’arrêt Stinchcombe (R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326) devraient maintenant être communiquées en vertu de la LAI.

 

[54]           Ce n’est pas la première fois que le demandeur avance ces arguments devant la Cour. Il a fait les mêmes allégations tout récemment dans l’espèce Blank c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2006 CF 1253, [2006] A.C.F. n° 1635. Voici comment mon collègue le juge James J. Russell a disposé de ces insinuations (au paragraphe 33) :

Je n’ai pas devant moi une preuve convaincante de ce que le demandeur a reçu ou n’a pas reçu au cours de la poursuite pénale, ni ne sais pourquoi, dans ladite poursuite, la communication de documents n’a pas été traitée. Le demandeur dit avoir été laissé dans l’ignorance sur le déroulement de la poursuite pénale. Cependant, je crois que la Cour d’appel fédérale s’est exprimée clairement sur le fait que je ne devais examiner « que la Loi et la jurisprudence qui en guide l’interprétation et l’application ». […] Pareillement, s’agissant de la conduite de M. Murray au regard de la divulgation du contenu de ses propres dossiers, je n’ai devant moi aucun élément qui donnerait à penser qu’il refuse malhonnêtement la communication de renseignements afin de camoufler sa propre inconduite passée.

 

Voir aussi : Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CAF 287, aux paragraphes 63-64; R. c. Gateway Industries Ltd., 2002 MBQB 285, au paragraphe 32.

 

[55]           Bien qu’il ait eu la possibilité de le faire, le demandeur n’a produit aucune preuve concrète au soutien de ses allégations. Il ne fait que conjecturer sur le contenu des renseignements non communiqués. Mais la Cour n’agira que sur la foi d’une preuve, et non d’un simple soupçon : Blank c. Le Ministre de l’Environnement, (2000) 100 A.C.W.S. (3d) 377, [2000] A.C.F. n° 1620. Je ne souhaite pas exprimer d’avis sur le bien-fondé de l’action civile en dommages-intérêts introduite par le demandeur contre la Couronne, mais je me permettrai uniquement d’ajouter que, si le défendeur a pu, au fil du temps, avoir des vues différentes sur la nécessité de produire un certificat ministériel prouvant que les accusations portées contre le demandeur avaient été déposées à l’intérieur du délai imparti, cela ne suffit pas à établir la mauvaise foi, ni même un comportement criminel, de la part de l’avocat qui occupait pour la Couronne.

 

[56]           Reste la question des dépens. Le demandeur plaide pour l’adjudication de dépens symboliques et pour [traduction] « l’imposition d’une pénalité très importante sanctionnant la violation du droit d’accès du demandeur, une pénalité propre également à dissuader le ministère de la Justice de se conduire ainsi dans l’avenir ».

 

[57]           Je ne vois aucune raison d’adjuger des dépens au demandeur. En temps normal, les dépens suivent le sort du principal. Ce principe a été explicitement confirmé par le législateur dans le paragraphe 53(1) de la LAI. La seule exception à cette règle générale figure dans le paragraphe 53(2), selon lequel les dépens seront accordés au demandeur, même s’il a été débouté de son recours, si la Cour estime que l’objet du recours a soulevé un principe important et nouveau au regard de la LAI. En l’espèce, l’objet du recours ne soulève aucun principe important et nouveau au regard de la LAI, et le demandeur n’a même pas tenté d’en apporter la preuve.

 

[58]           Rien ne justifie non plus l’adjudication de dépens exemplaires. Le défendeur ne s’est sans doute pas toujours montré prompt à traiter la demande d’accès du demandeur, mais cela n’équivaut pas à un comportement répréhensible qui justifierait l’adjudication de dépens exemplaires en faveur du demandeur. Le commissaire confirme cette évaluation dans ses rapports. En conséquence, l’adjudication de dépens destinés à punir la conduite du défendeur serait injustifiée.

 

[59]           Je ne vois donc aucune raison de faire une entorse de l’usage, et j’accorderai en l’espèce les dépens au défendeur.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens en faveur du défendeur.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1577-08

 

INTITULÉ :                                       Sheldon Blank c.

                                                            Le Ministre de la Justice

                                                           

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 8 JUILLET 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 30 NOVEMBRE 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sheldon Blank

 

LE DEMANDEUR

Dhara Drew

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sheldon Blank

2, avenue Point Douglas

Winnipeg (Manitoba)  R3B 0C7

 

LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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