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Date : 20090916

Dossier : T‑1385‑08

Référence : 2009 CF 922

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

 

et

 

 

JOHN KING

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE HUGUES

 

[1]               Le procureur général du Canada, demandeur, sollicite l’annulation d’une décision de la Commission des relations de travail dans la fonction publique en date du 8 août 2008 (dossiers nos 166‑02‑36572 et 166‑02‑36573), ainsi que le rétablissement de la suspension de 30 jours prononcée contre le défendeur par son employeur, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), ou une décision obligeant la Commission à effectuer un nouvel examen du grief dudit défendeur. Pour les motifs dont l’exposé suit, j’ai rejeté la présente demande et adjugé les dépens au défendeur, dépens que j’ai fixés au montant de 4 000 $ convenu entre les avocats des parties.

 

[2]               John King, défendeur, était durant toute la période pertinente un employé de l’ASFC; cependant, il se trouvait en congé rémunéré durant la période en cause, occupant alors le poste de premier vice-président national de l’Union Douanes Accise (la CEUDA). L’ASFC et la CEUDA étaient engagées dans des discussions pendant cette période, qui suivait les événements qu’on regroupe en général sous la désignation du 11‑Septembre, c’est‑à‑dire entre autres la destruction des tours jumelles du World Trade Center à New York et l’attentat contre le Pentagone, survenus le 11 septembre 2001. Le 25 mai 2004, le défendeur a écrit à Tom Ridge, Secrétaire du Department of Homeland Security (ministère américain de l’Intérieur), une lettre dont il a envoyé copie à l’honorable Anne McLellan, alors vice-premier ministre et ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, et dont le premier paragraphe était rédigé comme suit :

[TRADUCTION] La présente lettre a pour but de vous fournir des renseignements susceptibles de vous être utiles afin de déterminer les risques pour la sécurité et la protection du public qui, je l’espère, contribueront à renforcer la protection frontalière. Je vais me concentrer sur les questions liées au recrutement et à la dotation des agents ayant des contacts avec le public qui sont chargés de protéger les frontières du Canada.

 

Cette lettre était écrite sur du papier à en‑tête de la CEUDA, et le défendeur ne l’a signée qu’en sa qualité de vice-président national de la CEUDA. Elle traite entre autres de l’embauche par l’ASFC de non-citoyens canadiens et d’étudiants, ainsi que du fait que les agents des douanes sont privés de ce que l’auteur appelle la « capacité nécessaire pour réagir les premiers » (c’est‑à‑dire qu’ils ne portent pas d’arme à feu). L’avocat du demandeur a concédé à la phase des plaidoiries qu’aucun élément de cette lettre n’est faux et que tous les renseignements qui y sont donnés étaient alors publics.

 

[3]               La preuve ne répond pas à la question de savoir si le Secrétaire Ridge a effectivement lu cette lettre, mais elle indique que certains fonctionnaires du département américain en question l’ont lue et ont avisé un fonctionnaire du gouvernement canadien qu’elle avait bien été reçue. Il n’a été produit aucun élément de preuve concernant l’effet que la lettre aurait eu, si elle en a eu un, sur quelque service ou dirigeant américain que ce soit.

 

[4]               La preuve indique qu’un membre du ministère de Mme McLellan a reçu copie de la lettre en question et que la ministre a été mise au courant de son contenu. Une copie de cette lettre s’est retrouvée entre les mains de Mme Hébert, vice-présidente aux Opérations de l’ASFC, qui a écrit à M. King une lettre en date du 26 juillet 2004, dont voici les premiers paragraphes :

[TRADUCTION]

La présente lettre concerne la vôtre du 25 mai 2004 adressée à Tom Ridge, le Secrétaire du Department of Homeland Security des États‑Unis.

 

M. King, le contenu de votre lettre me perturbe énormément. Je suis profondément choquée tant par le message que vous avez envoyé au Department of Homeland Security au sujet des non‑citoyens canadiens que par vos déclarations sur nos opérations, déclarations qui ont pour but de souligner des lacunes des pratiques de gestion frontalière du Canada, ou qui pourraient être interprétées en ce sens.

 

 

[5]               Mme Hébert a conclu sa lettre en avisant M. King qu’il était suspendu sans traitement pour 30 jours ouvrables. M. King a alors engagé une procédure de grief, qui a en fin de compte donné lieu à la décision faisant l’objet du présent contrôle, par laquelle l’arbitre, M. Dan Butler, a fait droit au grief, annulé la suspension et prononcé une réparation en conséquence.

 

[6]               Le demandeur met trois questions en litige dans le présent contrôle judiciaire :

a.       Quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable à la décision considérée?

b.      La conclusion de l’arbitre selon laquelle le défendeur a agi dans le cadre de ses fonctions syndicales est-elle déraisonnable?

c.       La décision de l’arbitre selon laquelle les actes du défendeur ne relèvent pas de la malveillance est-elle déraisonnable?

 

Première question : la norme de contrôle

[7]               Bien que sa position sur le sujet soit légèrement nuancée, l’avocat du demandeur reconnaît que la norme de contrôle de la décision considérée doit être déterminée conformément à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, notamment à ses paragraphes 45 à 47 et 60, dont le texte suit :

45        Nous concluons donc qu’il y a lieu de fondre en une seule les deux normes de raisonnabilité.  Il en résulte un mécanisme de contrôle judiciaire emportant l’application de deux normes — celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. Or, la nouvelle approche ne sera plus simple et plus facile à appliquer que si les concepts auxquels elle fait appel sont bien définis.

 

46        En quoi consiste cette nouvelle norme de la raisonnabilité? Bien que la raisonnabilité figure parmi les notions juridiques les plus usitées, elle est l’une des plus complexes. La question de ce qui est raisonnable, de la raisonnabilité ou de la rationalité nous interpelle dans tous les domaines du droit. Mais qu’est‑ce qu’une décision raisonnable? Comment la cour de révision reconnaît‑elle une décision déraisonnable dans le contexte du droit administratif et, plus particulièrement, dans celui du contrôle judiciaire?

 

47        La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[...]

 

60        Rappelons que dans le cas d’une question de droit générale « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre » (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., par. 62, le juge LeBel), la cour de révision doit également continuer de substituer à la décision rendue celle qu’elle estime constituer la bonne. Pareille question doit être tranchée de manière uniforme et cohérente étant donné ses répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble. C’est ce que la Cour a conclu dans l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P., où étaient en cause des règles de common law complexes ainsi qu’une jurisprudence contradictoire concernant les doctrines de la chose jugée et de l’abus de procédure, des questions qui jouent un rôle central dans l’administration de la justice (par. 15, la juge Arbour).

 

[8]               Dans la présente espèce, les avocats des parties conviennent que l’arbitre est parvenu à sa décision en tenant compte des principes juridiques appropriés, notamment ceux qui sont formulés dans Shaw c. Administrateur général (Ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences),  2006 CRTFP 125, et Fraser c. Canada  (Commission des relations de travail dans la fonction publique), [1985] 2 R.C.S. 455.

 

[9]               Il est évident que l’arbitre examinait des questions relevant de son mandat et de son domaine d’expertise; par conséquent, pour ce qui concerne le moyen de l’avocat du demandeur selon lequel il n’aurait pas accordé un poids suffisant à la jurisprudence récapitulée dans Fraser, je ne puis souscrire à l’idée que la décision attaquée devrait être contrôlée suivant la norme de la décision correcte. Cependant, même si j’adoptais ici cette norme de contrôle, je ne pourrais que confirmer les conclusions que l’arbitre formule aux paragraphes 224 à 229 de ses motifs, notamment les suivantes :

225      L’employeur soutient que je devrais aussi tenir compte de la jurisprudence résumée dans Fraser à cause de la nature qu’il qualifie d’extrême des critiques du fonctionnaire s’estimant lésé à l’endroit de son employeur et, par conséquent, de son manquement à son obligation de loyauté envers l’ASFC.

 

226      Je ne suis pas d’accord. Le statut du fonctionnaire s’estimant lésé en tant que dirigeant syndical élu à plein temps est fondamental en l’espèce. La jurisprudence résumée dans Fraser est muette sur la question de savoir si ce statut influe sur les principes juridiques en jeu ou, si oui, jusqu’à quel point. Dans cette mesure, Fraser et les décisions analogues portaient sur d’autres circonstances et ne sont pas applicables.

 

227      Au sujet de l’arrêt Fraser lui-même, je tiens aussi à souligner que la Cour avait basé sa conclusion que les déclarations publiques de l’appelant dans cette affaire sapaient sa capacité de s’acquitter de sa tâche dans la fonction publique en concluant à l’existence d’un « type de conduite ». La Cour a jugé qu’un fonctionnaire « […] ne doit pas […] attaquer de manière soutenue et très visible des politiques importantes du gouvernement ». S’il le fait, il manque à son obligation de loyauté.

 

228      Rien dans la preuve dont je suis saisi ne révèle que le fonctionnaire s’estimant lésé avait l’habitude d’écrire à des dirigeants de gouvernements étrangers ou qu’il avait attaqué de façon « soutenue » ou « très visible » la politique du gouvernement. Cette affaire porte sur une seule action. Les parties ont stipulé que le dossier disciplinaire du fonctionnaire s’estimant lésé est vierge pour les fins de ma décision. Sa lettre n’était visible que pour un très petit groupe de personnes et ne l’était pas pour le public. Il n’est même pas prouvé que son destinataire l’a reçue.

 

[10]           L’arbitre fonde ces conclusions sur la preuve, aussi bien d’opinion que de fait, et il lui accorde le poids voulu. Il convient de les contrôler suivant la norme de la décision raisonnable, en s’en remettant dans la mesure requise à l’arbitre, qui est expérimenté en la matière, a présidé une audience approfondie sur l’affaire, et a donné un exposé à la fois ample, clair et convaincant de ses motifs. J’estime que lesdites conclusions sont raisonnables.

 

 

Deuxième question : les conclusions touchant le cadre des fonctions syndicales

[11]           Pour ce qui concerne cette question, l’avocat du demandeur concentre son attention sur deux points : premièrement, le fait que certains éléments de preuve, en particulier les déclarations de Mme Hébert, soient considérés comme relevant de l’opinion; et deuxièmement, la prise en compte, expliquée au paragraphe 186 des motifs de l’arbitre, de ce qui serait une théorie « plausible » applicable aux activités d’un représentant syndical.

[12]           À propos de l’interprétation de la preuve de Mme Hébert, l’arbitre écrit ce qui suit aux paragraphes 163 à 165 de ses motifs :

163      En l’occurrence, le dilemme est peut-être en partie attribuable au caractère émotionnel du contexte de l’après‑11 septembre évoqué par l’employeur. Rares sont les observateurs qui n’admettraient pas que bien des choses ont changé dans la foulée des attentats terroristes du 11 septembre 2001 ou que les questions de sécurité frontalière sont devenues bien plus visibles et plus délicates, et que c’est justifié. Certains ont des opinions très arrêtées sur la nature de la menace pour la sécurité qui existe depuis, ils en sont convaincus. La preuve a certainement révélé que Mme Hébert, pour ne citer qu’un des témoins, était fermement convaincue depuis le début qu’envoyer une lettre comme celle que le fonctionnaire s’estimant lésé avait écrite était absolument inacceptable dans le contexte. Son témoignage à l’audience, presque trois ans après l’envoi de la lettre, était caractérisé par des opinions d’une intensité encore digne de mention. Elle a déclaré avoir été [traduction] « indignée » par la lettre quand elle en a été informée. À son avis, cette lettre était une [traduction] « trahison ». Elle continue encore aujourd’hui de la qualifier de [traduction] « complètement inacceptable » dans les circonstances et comme un acte [traduction] « répréhensible ».

 

164      Je suis convaincu que Mme Hébert, l’administratrice qui a imposé la sanction au fonctionnaire s’estimant lésé, était de cet avis en toute confiance et en toute sincérité en 2004 et qu’elle l’est encore aujourd’hui. Je suis également convaincu qu’elle était personnellement certaine depuis le début que la lettre du fonctionnaire s’estimant lésé dépassait les bornes, dans le contexte de ce qu’elle considérait comme l’« extrême sensibilité » des relations frontalières canado-américaines. Ses convictions quant à la gravité de l’envoi d’une lettre dans ce contexte n’en sont pas moins son opinion, à l’instar des autres convictions analogues exprimées par les autres témoins de l’employeur. Quelqu’un d’autre pourrait ne pas être du même avis, et ce serait légitime. En général, les arbitres de griefs doivent traiter la preuve d’opinion avec prudence.

 

165      L’employeur n’a pas présenté d’autres preuves convaincantes sur lesquelles je pourrais me fonder pour conclure soit qu’une lettre critiquant l’employeur comme celle que le fonctionnaire s’estimant lésé a écrite en sa qualité de dirigeant syndical a causé du tort à l’employeur dans le passé dans un contexte d’une volatilité comparable, soit que, en l’espèce, la lettre a effectivement porté préjudice à l’employeur. Quoi qu’il en soit, il demeure à mon avis difficile de conclure qu’une preuve comme celle‑là pourrait suffire à démontrer que la lettre du fonctionnaire s’estimant lésé dépassait fatalement les limites de ce qu’il pouvait légitimement faire en sa qualité de représentant syndical élu. Selon moi, la jurisprudence n’interdit pas aux dirigeants syndicaux à temps plein d’avoir des activités ou d’exprimer des critiques susceptibles de nuire à l’employeur dans un contexte délicat en matière de politique ou de sécurité, pourvu que leurs actions ne soient pas malveillantes ou qu’ils ne fassent pas de fausses déclarations sciemment ou par insouciance (le second volet du critère de Shaw). Au contraire, il se peut que les actions ou les paroles d’un dirigeant syndical aient parfois pour but d’exploiter une situation délicate sur le plan de la politique/sécurité pour faire pression sur l’employeur afin d’obtenir un résultat qu’il souhaite. Si l’employeur est tenu de prouver que le fonctionnaire s’estimant lésé a débordé le cadre légitime de son rôle dans ce contexte, j’estime qu’il doit aller au‑delà d’une simple conviction que le contexte était délicat, si fondée que puisse être cette conviction.

 

[13]           Les avocats des deux parties conviennent que l’arbitre a raison de dire, comme il l’a fait au paragraphe 165 de ses motifs, qu’il n’existe pas de preuve substantielle que la lettre considérée ait causé du tort à l’employeur. Le sentiment exprimé par Mme Hébert, qui s’est déclarée « indignée » et s’est estimée « trahie », ne suffit pas à lui seul, si vif qu’il soit, à justifier une mesure disciplinaire. L’arbitre a eu raison de qualifier d’opinion ses convictions touchant l’effet que la lettre en question pourrait avoir sur M. Ridge ou ses collègues. Je conclus que la manière dont l’arbitre a défini cette preuve, le poids qu’il lui a accordé et ses constatations à cet égard sont raisonnables.

 

[14]           Deuxièmement, pour ce qui touche à l’emploi de l’expression « théorie [...] plausible » par l’arbitre, il convient de citer le paragraphe 186 de ses motifs, qui en forme le contexte :

186      Nous avons entendu le fonctionnaire s’estimant lésé témoigner qu’en écrivant au Secrétaire Ridge, il voulait susciter une discussion des points qu’il soulevait en vue d’obtenir des changements tels qu’armer les agents, par exemple. Il a déclaré souhaiter que sa lettre soit reliée aux discussions qui se poursuivaient entre les deux pays sur l’uniformisation des politiques et des programmes frontaliers. En l’occurrence, je n’ai pas besoin d’accepter ni de rejeter le témoignage du fonctionnaire s’estimant lésé sur la raison pour laquelle il a envoyé sa lettre, ni non plus d’admettre que la tactique qu’il a choisie – écrire une lettre au Secrétaire Ridge – était bonne, judicieuse ou raisonnablement susceptible de réussir. À mon avis, l’important est que la preuve a révélé une théorie au moins plausible expliquant pourquoi il pourrait être logique pour un représentant syndical conscient des intérêts de ses membres à l’ASFC de choisir de s’adresser à un influent dirigeant américain capable d’intervenir stratégiquement dans des questions de gestion frontalière.

 

[15]           Je note que l’arbitre emploie aussi le terme « plausible » aux paragraphes 205 et 206 de ses motifs à propos d’arguments avancés par l’ASFC. Je conclus que l’emploi par l’arbitre du terme « plausible » ne témoigne pas de conclusions auxquelles il aurait abouti, mais montre plutôt qu’il a entendu les arguments avancés par l’une des parties et leur a attribué un certain poids.

 

[16]           Après avoir formulé au paragraphe 186 les observations précitées, l’arbitre énonce au paragraphe 189, reproduit ci‑dessous, ses conclusions touchant la légitimité pour un employé et un représentant syndical d’écrire la lettre en cause. Il fonde ces conclusions sur « la prépondérance des probabilités » et sur « les arguments qu’on [lui] a présentés ».

189      Cela dit, je comprends que l’employeur ait de la difficulté à trouver acceptable qu’un employé quelconque écrive à un dirigeant d’un gouvernement étranger sur des questions à la fois importantes et délicates qui le concernent directement. Je soupçonne que l’intuition de la plupart des lecteurs de cette décision les inciterait à croire qu’il y a quelque chose d’inquiétant sinon de répréhensible dans un tel scénario. Toutefois, je dois trancher ici la question de savoir si l’employeur a prouvé ce qu’il avançait en déclarant que le fonctionnaire s’estimant lésé était allé au‑delà du cadre légitime de ses fonctions syndicales quand il a envoyé sa lettre au Secrétaire Ridge. Selon la prépondérance des probabilités, sur la foi des arguments qu’on m’a présentés et de la jurisprudence invoquée par les parties, j’estime que l’employeur ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve. Il n’a pas prouvé qu’il est interdit aux représentants syndicaux de contacter des dirigeants de gouvernements étrangers. Il ne m’a pas convaincu que j’aurais une raison valable de limiter l’expression ou les activités syndicales du fonctionnaire s’estimant lésé en restreignant nécessairement son rôle syndical légitime à des activités à l’intérieur de nos frontières nationales adressées seulement à un auditoire public canadien. Faute de cette preuve, de justification ou d’autres raisons impérieuses, je ne peux pas conclure que le fonctionnaire s’estimant lésé était allé au‑delà du cadre légitime de son rôle syndical quand il a envoyé sa lettre au Secrétaire Ridge.

 

[17]           Ces constatations et conclusions de l’arbitre sont raisonnables.

 

 

Troisième question : la malveillance

[18]           Il faut se rappeler que, comme je le disais plus haut, l’avocat du demandeur a concédé que les déclarations du défendeur n’étaient ni fausses ni trompeuses.

 

[19]           L’arbitre a bel et bien pris en considération la possibilité de la malveillance. L’avocat du demandeur a invité notre Cour à se reporter en arrière, à considérer simplement la lettre en cause dans le contexte où elle a été écrite, c’est‑à‑dire après les attentats du 11‑Septembre, et à conclure que son auteur devait être motivé par la malveillance. Or, une telle opération est étrangère au contrôle judiciaire : la présente espèce n’est pas un appel ni un nouvel examen de l’affaire au fond.

 

[20]           L’arbitre, à la suite d’une étude attentive de la question, a conclu que l’employeur n’avait pas établi selon la prépondérance des probabilités qu’il y eût eu malveillance. Relisons à ce sujet les paragraphes 203, 204 et 206 de ses motifs :

203      Selon la prépondérance des probabilités, la preuve révèle que la totalité ou la plus grande partie des renseignements communiqués dans la lettre étaient déjà du domaine public. Il ne s’agit donc pas d’une affaire où l’on aurait trahi des secrets ou divulgué des renseignements confidentiels ou des renseignements commerciaux exclusifs. Comment des renseignements qui font déjà partie du domaine public peuvent-ils enflammer des relations bilatérales ou faire peur? Les renseignements en question avaient-ils eu cet effet quand ils sont devenus du domaine public?

 

204      Dans les circonstances, et compte tenu de la preuve dont on m’a saisi, je doute qu’une personne raisonnable admettrait que les effets plus graves que l’employeur prétend susceptibles d’avoir résulté de la lettre du fonctionnaire s’estimant lésé auraient été probables. Je ne crois pas non plus qu’il s’agit d’une situation où la teneur de la lettre elle-même est si préméditée ou vitriolique qu’on puisse se tromper en accusant son auteur d’avoir eu une intention malveillante.

 

[...]

 

206      Je reconnais qu’il est plausible de déduire ce qu’on pourrait considérer comme une certaine intention de nuire dans les motifs du fonctionnaire s’estimant lésé, mais je suis incapable d’aller un pas plus loin en concluant que l’employeur a prouvé qu’il ait agi avec malveillance, selon la prépondérance des probabilités. J’estime qu’on peut aussi interpréter la lettre en se disant qu’elle était motivée par une intention de tenter de faire pression sur l’employeur dans une situation où les parties étaient [traduction] « diamétralement opposées » sur des enjeux difficiles et conflictuels de la relation syndicale-patronale. La jurisprudence a reconnu que les syndicats peuvent s’adresser à des auditoires de l’extérieur pour faire légitimement pression dans le contexte d’un différend relatif aux intérêts des parties. Si j’en juge d’après le contenu de la lettre, comme l’employeur me presse de le faire, je pense qu’il est possible d’interpréter l’action du fonctionnaire s’estimant lésé comme une tactique pour faire pression tout autant que de lui imputer une intention malveillante. Comme je l’ai déjà dit, je pourrais admettre que ce n’était pas un moyen de pression particulièrement judicieux ni particulièrement efficace, mais là n’est pas la question. Pour admettre la position de l’employeur, je devrais être convaincu qu’il est plus probable que le fonctionnaire s’estimant lésé ait agi délibérément pour lui faire du tort, ou qu’il ait été essentiellement motivé par l’intention de nuire. Selon la prépondérance des probabilités, je ne suis pas convaincu que l’employeur l’a prouvé.

 

 

[21]           J’estime ces conclusions raisonnables et ne puis les infirmer sur aucun fondement.

 

Conclusion et dépens

[22]           Je ne vois aucune raison d’annuler la décision de l’arbitre. Les avocats des parties ont convenu que le montant des dépens devrait être fixé à 4 000 $.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                              T‑1385‑08

 

INTITULÉ :                                              LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                  c.

                                                                  JOHN KING

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     Le 14 septembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                  LE JUGE HUGUES

 

DATE DES MOTIFS :                            Le 16 septembre 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Richard Fader

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Andrew Raven

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

Andrew Raven

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck

s.r.l./LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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