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Cour fédérale

Federal Court

Date : 20090811

Dossier : T-664-09

Référence : 2009 CF 812

Ottawa, (Ontario), le 11 août 2009

En présence de L'honorable Max M. Teitelbaum

 

ENTRE :

ROGER COLLARD

demandeur

et

 

LA PRÉSIDENTE D'ÉLECTION DU CONSEIL DE BANDE DE BETSIAMITES

ET PAUL VOLLANT ET RAPHAËL PICARD

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une requête par les défendeurs Paul Vollant et Raphaël Picard, visant à faire rejeter ou radier l’avis de demande de contrôle judiciaire du demandeur de la décision de la présidente d’élection du Conseil de bande de Betsiamites, daté le 27 mars 2009, au motif que le Code électoral coutumier de la Nation Innu de Betsiamites (le Code électoral) prévoit que le délai de contestation d’une élection est de 14 jours suivant la date de l’élection en question et aucune disposition du Code électoral ne prévoit la possibilité de prolonger ce délai.

 

[2]               Dans son avis de demande de contrôle judiciaire, le demandeur allègue les causes d’action suivantes contre les défendeurs :

1.                  La présidente d’élection a rendu une décision ou une ordonnance sans tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait.

2.                  La présidente d’élection a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit.

3.                  Il existe une crainte raisonnable de partialité car le bureau de la présidente de l’élection, Me Cynthia Labrie, représente les intérêts du Conseil de bande de Betsiamites.

 

Contexte factuel

[3]               Le demandeur, Roger Collard, s’est présenté comme candidat au poste de vice-chef lors des élections du Conseil de bande de Betsiamites le 17 août 2008. Pendant la fin de semaine du 15 août 2008, le demandeur a aperçu beaucoup de bière circuler dans la communauté et il se doutait que des pots-de-vin se distribuaient pour les élections. Toutefois, le demandeur n’avait aucune preuve et il n’avait pas constaté personnellement que des manœuvres électorales frauduleuses visant à influer sur le résultat de l’élection avaient été commises. Le demandeur a perdu aux élections.

 

[4]               Après l’élection du 17 août 2008 et ce, jusqu’au 19 mars 2009, le demandeur n’a personnellement pris connaissance d’aucune preuve que des manœuvres électorales frauduleuses visant à influer sur le résultat de l’élection avaient été commises. Ce n’est que le 20 mars 2009 que le demandeur a pris connaissance pour la première fois des déclarations assermentées de Sandy Hervieu et de Marjolaine St-Onge.

 

[5]               Le 25 mars 2009, soit plus de neuf mois après les élections, le demandeur a déposé une contestation des élections qui ont eu lieu à Betsiamites le 17 août 2008 en vertu du Code électoral concernant les élections du Conseil de bande de Betsiamites. Les déclarations assermentées de Sandy Hervieu et de Marjolaine St-Onge ont été jointes à l’appui de la contestation d’élection du demandeur.

 

[6]               Le 27 mars 2009, la présidente d’élection du Conseil de bande de Betsiamites a informé le demandeur que sa contestation des élections du 17 août 2008 était rejetée au motif que :

Après vérification au Code électoral du Conseil de bande de Betsiamites et plus particulièrement de l’article 8.1, je ne pourrai donner suite à votre demande de contestation. En effet, la contestation doit être déposée dans un délai de 14 jours après une élection pour être recevable et conforme au processus et à la coutume. Vous avec déposé votre demande de contestation en date du 25 mars 2009. Votre demande est donc clairement hors délai et le Code électoral ne m’autorise pas à prolonger ce délai pour quelque motif que ce soit. Par conséquent, je ne transmettrai pas votre contestation aux candidats conformément à l’article 8.4 du Code électoral car votre contestation n’est pas conforme à l’article 8.1.

 

Arguments des défendeurs

[7]               Les défendeurs, qui présentent cette requête, soumettent que la Cour fédérale peut rejeter immédiatement la demande de contrôle judiciaire du demandeur qui est voué à l’échec au motif que les tribunaux ont reconnu qu’un délai de contestation prévu dans un code électoral coutumier ne peut être prolongé en l’absence de dispositions à cet effet dans son texte. Le Code électoral prévoit spécifiquement que le délai de contestation d’une élection est de 14 jours suivant la date de l’élection en question :

Chapitre 8 Appel à l’égard de l’élection

8.1 Dans un délai de quatorze jours après une élection, un candidat à l’élection ou un électeur ayant voté ou s’étant présenté pour voter peut, après avoir versé un dépôt de 300,00$ non remboursable, contester l’élection tenue, […]

 

[8]               Selon les défendeurs, aucune disposition du Code électoral ne prévoit la possibilité de prolonger le délai de 14 jours prévu pour la contestation d’une élection et en l’absence d’une ambiguïté dans le Code électoral, on ne peut chercher à interpréter le Code électoral afin de lui faire dire ce qu’il ne dit pas, ou d’y ajouter des conditions, modalités ou pouvoirs qui n’y sont pas prévus (R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, 178 N.R. 161 au par. 18; R. c. Multiform Manufacturing Co., [1990] 2 R.C.S. 624 à la p. 630, 113 N.R. 373).

 

[9]               La décision de la présidente d’élection de refuser une telle contestation présentée plus de neuf mois après la date des élections, soit après que plus du tiers du mandat des élus ait été complété (selon l’article 3.2 du Code électoral), est manifestement bien fondée.

 

[10]           Les défendeurs soutiennent aussi que les arguments de partialité invoqués à l’encontre de la présidente d’élection sons soumis à contretemps et ils sont aussi mal fondés. Ainsi, l’avis de demande de contrôle judiciaire de la décision de la présidente d’élection de rejeter la contestation pour cause de tardivité est voué à l’échec à sa face même.

 

[11]           Les règles de la Cour fédérale ne prévoient pas spécifiquement la possibilité de demander le rejet d’un avis de demande de contrôle judiciaire sur requête. Toutefois, suite aux propos tenus par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia inc., [1995] 1 F.C. 588, 176 N.R. 48 (Pharmacia), la Cour a admis cette possibilité restreinte. Le rejet d’un avis de demande de contrôle judiciaire par voie de requête préliminaire peut être ordonné par la Cour lorsqu’il est clair que la demande est vouée à l’échec (Maracle c. Bande indienne des Six-Nations de la Rivière Grande, (1998), 146 F.T.R. 208, 78 A.C.W.S. (3d) 649 au par. 10).

 

[12]           Le processus électoral au sein de la Première Nation des Innus de Betsiamites, sa supervision par la présidente d’élection co-défenderesse et les mécanismes d’appel sont régis par le Code électoral coutumier adopté par les membres de la bande et entré en vigueur en 1994. Un mécanisme de modification de ce Code électoral coutumier y est prévu mais aucune modification n’y a été apportée.

 

[13]           Les défendeurs soumettent que rien n’empêchait les membres de la Première Nation des Innus de Betsiamites de convenir, lors de l’adoption de leur Code électoral coutumier, d’une disposition prévoyant une prolongation possible du délai d’appel, mais ceci n’a pas été fait. D’ailleurs, d’autres Premières Nations ont expressément prévu un tel pouvoir de prolongation des délais dans leur Code électoral (voir par exemple Nation Crie Nisichawayasihk c. Nation Crie Nisichawayasihk (Comité d’appel), 2003 CFPI 464, 232 F.T.R. 187 aux par. 4 et 51). Le demandeur en l’espèce invoque les règles d’interprétation modernes pour amener la Cour à voir dans le Code électoral coutumier certains pouvoirs non expressément prévus en matière de contestation d’une élection. Toutefois, la présidente d’élection n’a commis aucune erreur en décidant qu’en l’absence d’un pouvoir exprès à cette fin, elle n’était pas habilitée à prolonger un délai d’appel prévu au Code électoral.

 

[14]           La Cour d’appel fédérale a déjà reconnu qu’en l’absence d’une disposition contenue dans un Code électoral coutumier, les tribunaux n’ont pas le pouvoir de rendre des ordonnances dont l’effet serait de compléter ou d’ajouter au Code électoral. Si la Cour d’appel fédérale estime ne pas avoir un tel pouvoir malgré les larges pouvoirs de réparation reconnus à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R. 1985, ch. F-7, il doit nécessairement en être de même dans le cas où le décideur est un président d’élections (Bill c. Bande du Lac Pélican, 2006 CF 679, 294 F.T.R. 189, conf. par la Cour d’appel fédérale, 2006 CAF 397, 357 N.R. 314; Giroux c. Première nation de Swan River, 2007 CAF 108, 361 N.R. 360).

 

[15]           Selon l’arrêté ministériel du 19 juillet 1994 du ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada, le retour de la bande au mode électoral coutumier, plutôt qu’en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R. 1985, ch. I-5, a été reconnu au motif que « … à des fins de saine administration de la Bande de Betsiamites, le retour au système électoral suivant leurs coutumes servirait mieux les intérêts de la Bande. » Le pouvoir d’une bande d’adopter un Code électoral coutumier ne constitue pas un pouvoir conféré à cette bande par la Loi sur les Indiens, mais constitue plutôt un pouvoir inhérent de la bande (Bone c. Conseil de la Bande indienne de Sioux Valley No. 290, (1996), 107 F.T.R. 133, 61 A.C.W.S. (3d) 1214 au par. 32).

 

[16]           La coutume consignée dans un Code électoral coutumier reflète la pratique établie ou adoptée par les personnes à qui elle s’applique et qui ont accepté d’être dirigées par elle. La détermination d’un processus électoral suivant la coutume vise notamment d’éviter le recours aux tribunaux et d’épargner ainsi aux bandes les conséquences financières que des procédures judiciaires relatives à des litiges touchant des élections peuvent créer (Bande indienne de McLeod Lake c. Chingee, (1998), 153 F.T.R. 257, 82 A.C.W.S. (3d) 414 aux par. 8-9).

 

[17]           Les défendeurs notent que cette Cour a déjà conclu que lorsqu’un délai d’appel est prévu par un Code électoral coutumier et qu’aucune disposition ne permet le prolongement du délai, un comité d’appel prévu par ce même Code n’a pas juridiction pour prolonger le délai en question (Première nation Big « C » c. Première nation Big « C » (Tribunal d’appel électoral), (1994), 80 F.T.R. 49, 48 A.C.W.S. (3d) 683 au par. 8). Les défendeurs soumettent que la même règle doit s’appliquer à un président d’élection nommé en vertu d’un même code.

 

[18]           De même, en ce qui concerne l’argument de crainte raisonnable de partialité de la présidente d’élection demanderesse, le demandeur invoque une lettre du 10 janvier 2008 transmise par le bureau de cette dernière à certaines personnes. Dans la mesure où cette lettre constitue la seule preuve au soutien du motif de partialité avancé par le demandeur, les défendeurs soutiennent que le demandeur connaissait donc cette preuve dès janvier 2008, soit plus d’un an avant le dépôt de sa demande de contestation en litige.

 

[19]           Il est illogique que le demandeur ait sciemment adressé sa demande de contestation d’élections directement auprès de la présidente d’élection défenderesse le 25 mars 2009, mais il allègue par son avis de demande en l’espèce, délivré à peine un mois plus tard, la partialité de cette dernière. Est-ce dire que si la présidente d’élection défenderesse avait accepté de recevoir sa demande de contestation d’élections, son impartialité n’aurait pas été remise en cause par le demandeur?

 

[20]           Les défendeurs soutiennent que l’argument de partialité est aussi soumis à contretemps. Dans l’affaire Marshall c. Canada (M.C.I.), 2004 CF 34, 128 A.C.W.S. (3d) 781, cette Cour était saisie d’une demande de contrôle judiciaire portant sur une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés du Canada. La Cour a conclu que l’argument de partialité soulevé par le demandeur dans cette affaire aurait dû être soulevée dans le cadre d’une requête présentée au commissaire et non à l’occasion du contrôle judiciaire.

 

Arguments du demandeur

[21]           Le demandeur note que si la Cour fédérale admet la possibilité de demander le rejet ou la radiation d’un avis de requête en contrôle judiciaire, une telle demande ne sera accordée qu’exceptionnellement et que si la demande est manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie. Le demandeur souligne qu’une norme très stricte et un très lourd fardeau sont imposés à la personne qui demande une requête en radiation d’un avis de demande.

 

[22]           La Cour doit être extrêmement prudente lorsqu’il s’agit de radier une demande en contrôle judiciaire, car il y a un risque de déni de justice. Étant donné que l’audition complète d’une demande de contrôle judiciaire se déroule en grande partie de la même façon qu’une requête en radiation de l’avis de demande, une telle demande ne semble pas être nécessaire et elle engendre des coûts et du temps supplémentaire aux deux parties. Le demandeur soutient que le moyen approprié pour demander le rejet d’un avis de demande consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l’audition de la requête.

 

[23]           Dans le cadre d’une requête en radiation d’un avis de demande, la Cour fédérale doit tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur dans l’avis de demande et interpréter l’avis de manière aussi libérale que possible, d’une façon qui remédie à tout vice de forme (Conseil des Anciens de Mitchikanibikok Inik c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), 2008 CF 975, 333 F.T.R. 275 au par. 23 (Wawatie)).

 

[24]           Compte tenu que les défendeurs affirment que la demande du demandeur est manifestement infondée, le demandeur a examiné chacun des arguments de son avis de demande. Le demandeur soutient d’abord que la présidente d’élection a rendu une décision ou une ordonnance sans tenir compte des éléments dont elle disposait.

 

[25]           Le demandeur soumet que la norme de contrôle en l’espèce est celle de la décision manifestement déraisonnable, donc la nouvelle norme déraisonnable selon l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (voir aussi Administration de pilotage des Laurentides c. Gestion C.T.M.A. Inc., 2005 CAF 221, [2006] 1 R.C.F. 37 au par. 19). En omettant de se prononcer sur certains faits pertinents, la présidente d’élection a rendu une décision de fait déraisonnable au sens de l’arrêt Dunsmuir.

 

[26]           Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur s’appuie sur les déclarations assermentées de Sandy Hervieu et de Marjolaine St-Onge en date du 20 mars 2009. Selon la déclaration assermentée de Sandy Hervieu signée le 12 mars 2009 à Betsiamites, il semble que Stéphane Tshernish, un ancien garde du corps de Raphaël Picard, a personnellement déclaré à Sandy Hervieu qu’avant l’élection du 17 août 2008, il avait convenu une entente avec Paul Vollant et Raphaël Picard, qui avait pour objet principal de distribuer de l’alcool et de l’argent aux électeurs en vue de les influencer à voter pour leur équipe.

 

[27]           Stéphane Tshernish avait pour tâche de rencontrer et de proposer aux électeurs de l’alcool et/ou de l’argent en échange de leur promesse de voter pour l’équipe de Paul Vollant et Raphaël Picard. Ensuite, si l’électeur acceptait, il inscrivait sur une liste les personnes qui avaient accepté la proposition.

 

[28]           Dans sa déclaration assermentée, Sandy Hervieu a personnellement constaté qu’il a reçu deux caisses de 24 bières qui ont été livrées chez lui le 15 août 2008 par Stéphane Tshernish qui lui a demandé de voter pour l’équipe de Paul Vollant et Raphaël Picard en échange.

 

[29]           De même, quelques jours après l’élection du 17 août 2008, Stéphane Tshernish a personnellement déclaré à Sandy Hervieu que, grâce à ses manœuvres, l’équipe de Paul Vollant et Raphaël Picard avait été élue et il estimait qu’au moins 300 électeurs avaient accepté de l’alcool ou de l’argent sous condition à ce qu’ils votent pour l’équipe de Paul Vollant et Raphaël Picard.

 

[30]           Dans sa déclaration assermentée signée le 20 mars 2009 à Québec, Majolaine St-Onge a personnellement constaté qu’elle était sur sa galerie en compagnie de son amie Johanie Simon le 16 août 2008 lorsque Stéphane Tshernish est arrivé à bord d’une camionnette rouge vin de location pour leur offrir 12 bières à chacune si celles-ci votaient pour Paul Vollant et Raphaël Picard.

 

[31]           Ce n’est que le 20 mars 2009 que le demandeur, Roger Collard, a pris connaissance de ces éléments de preuve susceptibles de prouver que des manœuvres électorales frauduleuses avaient été commises avant et lors de l’élection du 17 août 2008 à Betsiamites, soit des preuves qui fondent les faits juridiques générateurs de son droit de contester l’élection.

 

[32]           Le demandeur soutient que dans sa décision du 27 mars 2009, la présidente d’élection ne se prononce pas exhaustivement sur les faits car elle affirme seulement que la demande est clairement hors délai et que le Code électoral et la coutume ne l’autorisent pas à proroger ce délai pour quelque motif que ce soit.

 

[33]           Deuxièmement, le demandeur soumet que la présidente d’élection a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit et que la norme de contrôle en l’espèce est celle de la décision correcte en vertu de l’arrêt Dunsmuir et de la jurisprudence antérieure à cet arrêt qui demeure pertinente (Dunsmuir; Première nation de Grand Rapids c. Nasikapow, (2000), 197 F.T.R. 184, 101 A.C.W.S. (3d) 660 au par. 65 (Ballantyne)).

 

[34]           Le demandeur reconnaît que le pouvoir de se prononcer sur les délais de contestation relève de la présidente d’élections, en vertu des articles 8.1 et 8.5 du Code électoral de Betsiamites. La présidente d’élection doit se demander si prima facie, le demandeur a un motif exceptionnel qui justifie une prorogation de délai.

 

[35]           Le demandeur soutient que le Code électoral de Betsiamites doit être interprété selon la méthode moderne d’interprétation des lois qui consiste à rechercher l’intention du législateur, en lisant les termes d’une loi dans leur contexte global, selon le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Kootenhayoo c. Alexis First Nation Council, 2003 CF 1128, 240 F.T.R. 49 au par. 13).

 

[36]           Les tribunaux ont souvent recours à la règle pragmatique d’interprétation lorsqu’ils interprètent et appliquent des normes législatives qui produisent des effets absurdes, irrationnels, injustes ou déraisonnables. Ceci permet d’éviter de telles conséquences en appliquant la « règle d’or », où il faut respecter le sens grammatical et ordinaire des mots, sauf s’il en résulte une absurdité ou une incohérence avec le reste de l’acte, auquel cas le sens grammatical et ordinaire peut être modifié afin d’éviter cette absurdité ou incohérence (« Driedger on the Construction of Statutes », Ruth Sullivan, Toronto, Butterworths, 1974 à la p. 80). Cette règle d’interprétation, reconnue par la Cour fédérale (voir Canada (M.C.I.) c. Lai, 2001 CFPI 118, [2001] 3 C.F. 326 au par. 23), repose sur la présomption voulant que le législateur n’ait pu vouloir adopter des normes produisant de tels résultats absurdes, irrationnels ou injustes.

 

[37]           Selon le demandeur, même si le Code électoral est muet sur la question de la prorogation de délai et qu’il n’accorde pas expressément ce pouvoir à la présidente d’élection, le pouvoir discrétionnaire d’accorder exceptionnellement une prorogation de délai est un pouvoir inhérent à la fonction de la présidente d’élection en vertu de l’objet du Code électoral, des principes qui le sous-tendent et de l’intention du législateur et de la coutume de la communauté autochtone de Betsiamites. D’ailleurs, la Cour fédérale a reconnu qu’un agent d’élection a un pouvoir discrétionnaire qui va au-delà de ceux qui sont expressément consacrés par la loi (Ballantyne, ci-dessus au par. 66).

 

[38]           Le demandeur utilise une situation caricaturale et hypothétique où une élection aurait lieu à Betsiamites et des manœuvres électorales frauduleuses auraient été commises par des membres et élus du Conseil de bande, mais tous les membres de la communauté éligibles à contester l’élection à Betsiamites sont pris au piège à cause d’une inondation qui les empêchent de se rendre au bureau de la présidente d’élection dans le délai de 14 jours prévu à l’article 18.1 du Code électoral. Or, suivant la décision du 27 mars 2009 et l’interprétation du Code électoral qui y est faite, la présidente d’élection n’a pas le pouvoir dans tous les cas d’accorder une prorogation de délai pour quelque motif que ce soit.

 

[39]           Par conséquent, dans cette situation hypothétique, le délai de recours de 14 jours pour contester l’élection au nom de la stabilité et de la rule of law engendrait une injustice car les membres du Conseil de bande qui ont commis des manœuvres électorales frauduleuses pourraient continuer à siéger en bafouant le principe de démocratie. Il existe une présomption que le législateur ne peut avoir voulu, lors de l’adoption du Code électoral, un tel résultat absurde découlant d’une interprétation limitative et strictement textuelle des pouvoirs de la présidente d’élection. Aucune loi et aucun code n’ont la complétude parfaite et le législateur ne peut tout prévoir.

 

[40]           Le demandeur note que le principe de délai de recours et de la prescription ont notamment pour fondements la stabilité et la sécurité juridique découlant de la rule of law. Or, en matière d’élection, l’objet de la loi est de préserver la confiance des citoyens envers les institutions démocratiques et d’assurer l’effectivité du principe de la démocratie, deux principes qui doivent guider l’interprétation des tribunaux (voir Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, 81 A.C.W.S. (3d) 798 aux par. 50, 61, 64 et 67). Le juste équilibre entre le principe de la démocratie et de la rule of law requiert la possibilité pour la présidente d’élection de proroger le délai pour contester l’élection en vertu du Code électoral pour des motifs exceptionnels.

 

[41]           Ainsi, selon le demandeur, la présidente d’élection a le pouvoir discrétionnaire de permettre à un électeur en impossibilité en fait d’agir, de proroger le délai prévu à l’article 8.1 du Code électoral dans certaines circonstances exceptionnelles et rares. Cette interprétation doit être retenue parce qu’elle favorise la réalisation de l’objet du Code électoral (Simon c. Nation crie de Samson, 2001 CFPI 467, 205 F.T.R. 49 au par. 24).

 

[42]           Par analogie, le demandeur note que le droit civil québécois reconnaît la suspension de la prescription si le demandeur était en l’impossibilité en fait d’agir (voir par exemple l’article 2904 du Code civil du Québec, L.Q., 1991, c. 64. Si le demandeur n’est pas en mesure de renoncer librement et volontairement à l’exercice de son droit parce qu’il ignore l’existence des faits juridiques générateurs de son droit, ni l’ordre, ni l’intérêt public, ni même une légitime sécurité des rapports juridiques ne seront servis.

 

[43]           De plus, la Cour fédérale a le pouvoir d’accorder la prorogation de certains délais en vertu notamment de la règle 8 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 et de l’article 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales (voir aussi Parrish & Heimbecker Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture), 2007 CF 789, 159 A.C.W.S. (3d) 178 au par. 17; Grewal c. Canada (M.E.I.), [1985] 2 C.F. 263, 63 N.R. 106 et CP Ships Trucking Ltd. c. Kuntze, 2006 CF 1174, 303 F.T.R. 54 au par. 84).

 

[44]           Le demandeur soutient qu’il respecte les critères élaborés dans la jurisprudence de la Cour fédérale en matière de prorogation de délai car l’explication qu’il a donnée pour donner ouverture à une prorogation de délai au motif de l’impossibilité d’agir est fondée. De plus, le demandeur a toujours eu l’intention de présenter sa demande de contrôle judiciaire dans le délai prescrit et il a toujours eu cette intention par la suite. En effet, après avoir pris connaissance de sa déclaration assermentée de Sandy Hervieu et de Marjolaine St-Onge le 20 mars 2009, le demandeur a tout de suite déposé une contestation d’Élection le 25 mars 2009. La longueur de la période pour laquelle la prolongation est exigée, soit neuf mois, n’est pas trop longue et elle demeure contemporaine. Le demandeur soumet qu’en matière électorale, le préjudice qui pourrait être causé à la partie adverse n’est pas une considération primordiale parce que l’intérêt public doit prévaloir. D’autre part, la partie adverse ne subit pas de préjudice découlant d’une contestation d’élection déposée hors délai. Finalement, la cause du demandeur est soutenable et contient des allégations sérieuses à partir des déclarations assermentées d’électeurs de Betsiamites.

 

[45]           Dans Ballantyne, cette Cour a rappelé au par. 67 que :

bien que le concept d’autonomie gouvernementale des Autochtones constitue un objectif vers lequel bon nombre de collectivités autochtones tendent (bien que ce concept ne soit pas exprimé dans la Constitution), les tribunaux ont reconnu qu’ils doivent intervenir en cas d’injustice.

 

[46]           Or, le demandeur soutient qu’il serait injuste et contraire à son droit d’action de lui refuser d’être entendu sur le fond de sa demande pour motif d’inobservation de délais imposés par le Code électoral. En effet, lorsqu’un demandeur est en impossibilité en fait d’agir, il s’agit d’un motif exceptionnel qui justifie une prorogation de délai. En matière d’élection, les règles relatives aux délais de contestation devraient être interprétées et appliquées de manière à permettre aux parties de faire valoir leurs droits afin que justice soit faite entre les parties (Parrish & Heimbecker Ltd. au par. 17).

 

[47]           Finalement, le demandeur estime qu’il y a une crainte raisonnable de partialité en l’espèce car le bureau de la présidente de l’élection, Me Cynthia Labrie, représente les intérêts du Conseil de bande de Betsiamites. Or, certains membres du Conseil de bande de Betsiamites sont visés par la contestation d’élection du demandeur Roger Collard, de même que les intérêts personnels de Raphaël Picard.

 

[48]           Compte tenu de cette apparence de conflit d’intérêt et de partialité, le demandeur soumet qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait que, selon toute vraisemblance, la présidente d’élection, consciemment ou non, ne pourrait rendre une décision juste.

 

[49]           Finalement, le demandeur soutient que la détermination de savoir si certains motifs tels que la partialité du Comité et la crainte de partialité suite aux élections, pourraient être soumis au mérite, une requête en radiation d’un avis de demande de contrôle judiciaire n’est pas le moyen approprié pour trancher de type de question. En effet, dans l’affaire Kulbashian c. Canada (Commission des droits de la personne), 2007 CF 354, 156 A.C.W.S. (3d) 732, aux par. 37 à 39, la Cour a noté que les tribunaux ont longtemps désapprouvé la pratique de la présentation de nouveaux éléments en appel.

 

Analyse

[50]           Le critère applicable aux requêtes visant la radiation d’un acte de procédure, tel qu’énoncé dans l’arrêt Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, 117 N.R. 321, est de savoir s’il est évident et manifeste que la demande ne révèle aucune cause d’action raisonnable. Dans l’arrêt Pharmacia, la Cour d’appel fédérale a affirmé que les parties ne peuvent faire radier une requête introductive d’instance, maintenant un avis de demande, au moyen d’une requête, sauf situation très exceptionnelle. Dans cet arrêt au par. 11, la Cour d’appel a conclu que, pour faire radier une demande de contrôle judiciaire, la demande devait être « manifestement irréguli[ère] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[e]. » :

Il est de toute évidence important d’éviter aux parties les délais et les dépenses nécessaires pour mener une instance jusqu’à l’instruction s’il est « manifeste » (c’est le critère à appliquer pour radier une plaidoirie écrite) que la plaidoirie écrite en cause ne peut pas établir une cause d’action ou une défense. Bien qu’il soit important, tant pour les parties que pour la Cour, qu’une demande ou une défense futiles ne subsistent pas jusqu’à l’instruction, il est rare qu’un juge soit disposé à radier une procédure écrite…

 

[51]           Les propos du juge Strayer de la Cour d’appel fédérale dans Pharmacia sont clairs et la requête en radiation d’une demande fait reposer sur la partie requérante un très lourd fardeau. Les principes régissant les requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire ont été résumés par cette Cour dans la décision Amnistie Internationale Canada et al. c. Le chef de l’état-major de la défense et al., 2007 CF 1147, 320 F.T.R. 236 aux par. 22 à 33.

 

[52]           Gardant à l’esprit l’avertissement donné par la Cour dans la décision Amnistie Internationale à propos du lourd fardeau qui repose sur la partie requérante, ainsi que la nécessité d’interpréter l’avis de demande d’une manière aussi libérale que possible, je ne suis pas persuadé que le demandeur ne pourrait pas ici obtenir gain de cause.

 

[53]           Les défendeurs argumentent que le Code électoral coutumier de la bande est clair et que la Cour n’a pas à intervenir avec la décision de la présidente d’élection. À titre d’exemple, dans Nation Crie Nisichawayasihk, ci-dessus, cette Cour a déterminé que le Comité d’appel dans cette affaire n’avait pas compétence pour entendre un appel relatif aux décisions prises par la préposée aux élections au cours de l’assemblée de mise en candidature du 14 août 2002. Il en est ainsi parce qu’aucun appel se rapportant à ces décisions n’a été interjeté dans les sept jours alloués, soit pendant la période allant du 14 août au 21 août 2002. Par conséquent, étant donné que la demanderesse a interjeté appel le 2 septembre 2002 seulement, la Cour a conclu que le Comité d’appel n’avait pas compétence pour l’examiner.

 

[54]           Je suis d’accord avec les défendeurs qu’une interprétation large et libérale du Code électoral ne prévoit pas de prolongation de délai pour contester une élection. Dans R. c. Multiform Manufacturing Co. aux par. 9 et 10, la Cour suprême du Canada a noté que la tâche des tribunaux qui doivent interpréter une loi consiste à rechercher l’intention du législateur :

Lorsque le texte de la loi est clair et sans ambiguïté, aucune autre démarche n’est nécessaire pour établir l’intention du législateur. Nul n’est besoin d’une interprétation plus poussée lorsque le législateur a clairement exprimé son intention par les mots qu’il a employés dans la loi.

 

[55]           De plus, dans R. c. McIntosh au par. 18, la Cour suprême a expliqué que :

Pour résoudre la question d’interprétation soulevée par le ministère public, je pars de la proposition qu’il faut donner plein effet à une disposition législative qui, à sa lecture, ne présente pas d’ambiguïté. C’est une autre façon de faire valoir ce que l’on a parfois appelé la « règle d’or » de l’interprétation littérale; une loi doit être interprétée d’une façon compatible avec le sens ordinaire des termes qui la compose. Si le libellé de la loi est clair et n’appelle qu’un seul sens, il n’y a pas lieu de procéder à un exercice d’interprétation (Maxwell on the Interpretation of Statutes (12e éd. 1969), à la p. 29).

 

[56]           Il n’appartient pas à la Cour d’intervenir dans la décision de la présidente d’élection en l’espèce. Toutefois, le demandeur a aussi invoqué d’autres causes d’action : soit qu’une erreur de droit fut commise par la présidente d’élection et qu’il existe une crainte raisonnable de partialité et je ne vois rien d’évident et manifeste qui démontre l’absence d’une cause d’action à ce stade des procédures qui pourrait justifier la radiation de l’avis de demande de contrôle judiciaire.

 

[57]           Pour ces motifs, la Cour ordonne le rejet de la requête des défendeurs en radiation ou en rejet de l’avis de demande de contrôle judiciaire.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête des défendeurs en radiation ou en rejet de l’avis de demande de contrôle judiciaire du demandeur soit rejetée avec frais.

 

« Max M. Teitelbaum »

Juge suppléant


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-664-09

 

INTITULÉ :                                       Roger Collard c. La présidente d’élection du Conseil de Bande de Betsiamites et Paul Vollant et Raphaël Picard

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 15 juillet 2009

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       TEITELBAUM J.S.

 

DATE DES MOTIFS :                      le 11 août 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Ibrahima Dabo

 

POUR LE DEMANDEUR

Me François Lebel

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gaucher, Lévesque, Tabet

Québec (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Langlois, Kronström, Desjardins, s.e.n.c.r.l.

Québec (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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