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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20090618

Dossier : T-1566-07

Référence : 2009 CF 638

 

Ottawa (Ontario), le 18 juin 2009

 

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

 

PFIZER CANADA INC.,

PFIZER INC., PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS et

PFIZER RESEARCH AND DEVELOPMENT COMPANY N.V./S.A.

 

demanderesses

 

et

 

 

NOVOPHARM LIMITED et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande visant à obtenir, en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-1333 (le Règlement AC), une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer à Novopharm un avis de conformité pour une version générique du Viagra tant que le brevet canadien 2163446 (le brevet 446) de Pfizer ne sera pas expiré, en 2014. Suivant Novopharm, le brevet que Pfizer détient pour le Viagra est invalide pour cause d’évidence, d’absence d’utilité et d’insuffisance de l’exposé de l’invention, de sorte que la vente de la version générique du Viagra devrait être immédiatement autorisée sur le marché canadien.

 

TABLE DES MATIÈRES

                                                                                                                       

 

Paragraphe

CONTEXTE.................................................................................................................................. [2]           

 

ANALYSE

            Charge de la preuve.......................................................................................................... [32]

            Interprétation des revendications du brevet........................................................................ [37]

 

QUESTION 1 : 

            L’invention du sildénafil pour le traitement de la DE était-elle évidente
            à la date de priorité?.......................................................................................................... [47]

 

QUESTION 2 :

Le brevet 446 satisfait-il aux exigences de l’utilité en démontrant l’utilité du sildénafil

ou en prévoyant de façon valable son utilité à la date du dépôt du brevet canadien?............ [68]

 

QUESTION 3 :

L’exposé de l’invention du brevet 446 satisfaisait-il au critère de la divulgation prévu au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets à la date de publication du brevet 446?...................................................... [98]

 

CONCLUSION......................................................................................................................... [149]

 

 

 

 

 

CONTEXTE

 

Le brevet 446

[2]               Le brevet 446 revendique l’utilisation du citrate de sildénafil pour le traitement de l’impuissance, y compris la dysfonction érectile (DE). La demanderesse Pfizer Ireland Pharmaceuticals est propriétaire du brevet 446, tandis que la demanderesse Pfizer Canada Inc. commercialise le citrate de sildénafil au Canada sous le nom commercial de VIAGRA.

 

[3]               La demanderesse a obtenu le brevet 446 le 7 juillet 1998 à la suite de la demande qu’elle avait déposée au Canada le 13 mai 1994 et dans laquelle elle revendiquait la priorité sur la demande de brevet 9311920.4 déposée au Royaume-Uni le 9 juin 1993. Le brevet 446 expire le 13 mai 2014.

 

[4]               Dans ses revendications 1 à 7, le brevet 446 revendique l’utilisation de nombreux composés pour le traitement de la DE, dont le citrate de sildénafil, le composé actif utilisé dans le médicament VIAGRA. La demanderesse se fonde sur les revendications 7, 18, 22 et 23 du brevet 446. La demanderesse affirme que, bien qu’elles soient libellées différemment, toutes ces revendications visent l’utilisation du sildénafil pour le traitement de la DE par administration orale. Les revendications 1 à 7, 18, 22 et 23 du brevet sont reproduites à l’annexe A.

 

[5]               Deux renonciations ont été déposées et enregistrées au sujet du brevet 466. Ces deux renonciations ont d’abord et avant tout eu pour effet de restreindre la portée de toutes les revendications au traitement de la DE chez l’homme. Les renonciations ne sont pas pertinentes dans la présente demande.

 

Les parties

[6]               La demanderesse Pfizer Canada Inc. est une entreprise canadienne qui fait partie de la société multinationale pharmaceutique Pfizer Inc., fabricante du VIAGRA. La demanderesse Pfizer Ireland Pharmaceutical est propriétaire du brevet, et Pfizer Canada est titulaire d’une licence en vertu du brevet.

 

[7]               La défenderesse Novopharm Limited a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) auprès de Santé Canada le 19 décembre 2006 relativement à des comprimés de citrate de sildénafil en concentrations de 25 mg, 50 mg et 100 mg, pour administration orale. La PADN comparait les comprimés de Novopharm aux comprimés de citrate de sildénafil de 25 mg, 50 mg et 100 mg de VIAGRA de la demanderesse. Les comprimés de Novopharm sont indiqués pour le traitement de la DE. Novopharm a signifié le 6 juillet 2007 à Pfizer un avis d’allégation dans lequel elle contestait la validité du brevet 446.

 

[8]               Le défendeur, le ministre de la Santé, n’a pas participé à la présente demande, comme c’est normalement le cas dans ce genre d’instance.

 

Action thérapeutique du sildénafil contre la DE

[9]               Le tissu érectile du pénis comprend deux cavités symétriques situées au‑dessus et de part et d’autre de l’urètre qu’on appelle corps caverneux. Ces derniers sont constitués de petits vaisseaux sanguins ou de passages entourés de fibres musculaires lisses capables de se contracter ou de se relâcher, à l’instar de tous les muscles. Le sang parvient aux corps caverneux par un réseau artériel et en sort en passant par des veines. La contraction des muscles lisses entourant les artères régule l’afflux du sang dans le pénis. L’érection se produit lorsque les muscles lisses péniens se relâchent et que le sang traverse le réseau artériel et vient remplir les petits vaisseaux sanguins. Lorsque les muscles lisses se contractent, les vaisseaux sanguins se contractent également, bloquant l’afflux du sang. Le pénis devient alors flasque.

 

[10]           Le sildénafil est un inhibiteur d’une substance chimique présente dans les tissus péniens, appelée phosphodiestérase de type 5 (PDE5), qui limite l’afflux de sang dans le pénis et empêche l’érection.

 

[11]           On savait en 1993 que de nombreuses cascades différentes de premiers et de seconds messagers, appelées « voies », permettaient de relâcher et de contracter la musculature lisse du pénis. Citons entre autres la voie non adrénergique non cholinergique (ou NANC). Il est maintenant établi, ce qui n’était pas le cas en 1993, que le sildénafil exerce des effets sur la DE en agissant sur la voie NANC, dont le premier messager est le monoxyde d’azote (NO) et le deuxième messager est la guanosine monophosphate cyclique (GMPc), elle‑même régulée par la PDE5.

 

[12]           Le sildénafil, d’abord mis au point par Pfizer au milieu des années 80, faisait partie d’une série de composés destinés au traitement de l’hypertension et de l’angine, d’affectations cardiovasculaires mettant en cause les cellules de la musculature lisse. Comme le sildénafil est un inhibiteur puissant et sélectif de la GMPc‑PDE, il peut être utilisé pour traiter la DE chez les hommes en raison de son action sur la voie NO‑GMPc.

 

AFFIDAVITS

[13]           Les demanderesses ont soumis des affidavits souscrits par cinq témoins experts, deux employés et un stagiaire en droit travaillant pour les avocats des demanderesses :

Experts

 

1.                        M. Peter Ellis

2.                       Dr Gerald B. Brock

3.                       M. George Christ

4.                       Professeur Jeremy Heaton

5.                       Mme Sharron Francis

 

Employés de Pfizer

 

6.                       M. Martyn Frank Burslem

7.                       Mme Madeleine Pesant

 

Stagiaire en droit

 

8.                       Mme Christine Ingham (stagiaire en droit chez Torys)

 

[14]           La défenderesse a soumis des affidavits souscrits par trois experts, un témoin des faits et auteur d’un document de référence sur l’antériorité et un assistant travaillant pour les avocats de la défenderesse :

Experts

 

1.                       Dr Iñigo Saenz de Tejada, MD 

2.                       M. Donald H. Maurice

3.                       M. Jonathan S. Dordick

 

 

Témoin des faits

4.                       Mme Margaret A. Bush

 

Assistant

5.                       M. Bryan Norrie (assistant chez Oslers)

 

 

[15]           Les demanderesses ont soumis en réponse des affidavits souscrits par trois de leurs témoins experts, à savoir M. Ellis, le DBrock et Mme Francis. La défenderesse a présenté un affidavit en réplique souscrit par deux de ses témoins experts, MM. Maurice et Dordick, qui ont tous les deux témoigné en interrogatoire principal.

 

[16]           Pfizer expose en détail les titres et qualités des principaux témoins dans un document joint aux présents motifs à titre d’annexe B.

 

Témoignage de M. Peter Ellis concernant sa découverte du sildénafil pour le traitement de la DE

[17]           M. Ellis, un des inventeurs nommés dans le brevet canadien 446, a déclaré au paragraphe 17 de son affidavit :

[traduction] En somme, le sildénafil a été mis au point comme médicament contre la DE dans le cadre d’un projet visant à découvrir un [] inhibiteur pour le traitement de l’hypertension. Ce projet s’est par la suite transformé en une recherche d’un médicament contre l’angine. J’ai découvert plus tard que le sildénafil pouvait traiter efficacement la DE en me basant sur les érections observées durant les tests de la phase 1 du projet sur l’angine et sur mes connaissances scientifiques.

 

[18]           M. Ellis a expliqué les nombreuses étapes, et erreurs, qui ont mené à la découverte du sildénafil comme médicament contre la DE. Il est clair que cette découverte est l’aboutissement d’un long cheminement ardu et tortueux semé d’embûches et de nombreux détours. Au départ, le médicament était injecté dans le pénis [pour stimuler la production de l’inhibiteur afin de traiter l’impuissance]. Les résultats ont été décevants. Ces tests ont été effectués sur des singes. M. Ellis a déclaré au paragraphe 33 :

[traduction] [] ce résultat négatif aurait probablement refroidi notre intérêt pour le sildénafil comme médicament contre l’impuissance.

 

Toutefois, dans des études sur l’usage du sildénafil pour traiter l’angine, les patients testés qui avaient pris le médicament par voie orale ont signalé des « érections spontanées et prolongées » (paragraphe 37).

 

[19]           Après ces études sur des patients atteints d’angine, M. Ellis a décidé que Pfizer devait concevoir une étude sur le sildénafil administré aux patients souffrant de DE. Une dose orale de 25 mg de sildénafil a été administrée trois fois par jour pendant cinq jours à un groupe de volontaires en santé de sexe masculin. Les érections stimulées par le médicament étaient surprenantes parce que, comme M. Ellis l’a expliqué au paragraphe 34 :

[traduction] [] Cet effet également était étonnant parce que lorsqu’un médicament est administré par voie orale, il circule dans l’ensemble de l’organisme, y compris dans le système vasculaire. De plus, nous savions qu’un [] inhibiteur comme le sildénafil pouvait abaisser la pression artérielle, qui est une cause connue d’impuissance. Normalement, les traitements médicamenteux contre l’impuissance comportent l’injection du médicament directement dans le corps caverneux (le tissu spongieux du pénis) pour éviter les effets sur l’organisme entier.

 

[20]           En juin 1993, M. Ellis a témoigné que Pfizer avait déposé un mémoire descriptif provisoire pour un brevet au Royaume‑Uni, qui est la « demande de priorité » pour le brevet 446. À la suite de ce mémoire descriptif provisoire, Pfizer a effectué une étude (Étude 350) portant sur un groupe de 16 hommes impuissants qui ont reçu une dose orale, soit de 25 mg de sildénafil soit d’un placebo, trois fois par jour pendant une période de six jours. Dans la soirée du sixième jour, les patients ont été hospitalisés, ont visionné des vidéos sexuellement explicites et ont passé la nuit à l’hôpital. Un transducteur RigiScan a été installé pour mesurer la rigidité de leur pénis et la durée de leur érection et les résultats ont été enregistrés sur un ordinateur. Les patients ont également tenu un journal. Après une période adéquate de sevrage du médicament, les patients ont répété le test, mais avec l’autre substance (sildénafil ou placebo) que celle qu’ils avaient reçue lors du premier test. À la lumière de cette étude, Pfizer a conclu que le sildénafil améliorait de façon efficace la fonction érectile chez les hommes qui ne présentaient aucune cause organique connue d’impuissance.

 

[21]           En février 1994, une autre étude a examiné si le sildénafil pouvait être administré en dose orale unique pour induire une érection entre une et deux heures avant une activité sexuelle prévue.

 

Le procès intenté au Royaume-Uni relativement au brevet pour le Viagra

[22]           Une des raisons qui motive sans aucun doute la contestation de la validité du brevet pour le VIAGRA est la jurisprudence de l’Angleterre, où le brevet relatif au Viagra a été radié pour cause d’évidence : Lilly Icos Ltd. c. Pfizer Ltd., [2001] F.S.R. 16 (C.A. Angl.). Cette décision du juge Laddie de la Division de la Chancellerie a été confirmée par la Cour d’appel du Royaume-Uni (Division civile) : Lilly Icos Ltd. c. Pfizer Ltd., [2002] EWCA Civ 1.

 

Avis d’allégation

[23]           Dans le présent litige, on affirme dans plusieurs passages importants de l’avis d’allégation que le brevet 446 est invalide pour cause d’évidence, d’insuffisance de l’exposé de l’invention et d’absence d’utilité.

 

Instances antérieures introduites devant la Cour relativement aux brevets de Pfizer portant sur le sildénafil

Injonction contre CIALIS

[24]           En 2003, les demanderesses ont présenté une requête en vue d’obtenir d’urgence une injonction provisoire interdisant à Lilly Icos LLC et à Eli Lilly Canada Inc. d’importer, de distribuer et de vendre au Canada un produit pharmaceutique appelé CIALIS, médicament servant au traitement de la DE qui, selon Pfizer, violait le brevet qu’elle détient sur le VIAGRA.

 

[25]           J’ai instruit la requête le 28 octobre 2003 et, dans l’ordonnance que j’ai prononcée le 3 novembre 2003, j’ai rejeté la requête : Pfizer Ireland Pharmaceuticals c. Lilly Icos LLC 2003 CF 1278, 126 A.C.W.S. (3d) 856. J’ai conclu que, malgré la décision du juge Laddie, confirmée par la Cour d’appel du Royaume-Uni, invalidant le brevet relatif au VIAGRA pour cause d’évidence, et malgré la décision de l’Office européen des brevets de révoquer le brevet sur le VIAGRA et la décision du Bureau des brevets des États-Unis de réexaminer le brevet relatif au VIAGRA, les demanderesses avaient soulevé une question sérieuse à juger, en l’occurrence celle de savoir si le CIALIS contrefaisait le brevet relatif au VIAGRA. J’ai cependant estimé que les demanderesses n’avaient pas démontré qu’elles subiraient un préjudice irréparable si l’on permettait que le CIALIS soit vendu au Canada, c’est-à-dire un préjudice qui ne pourrait être réparé de façon adéquate au moyen d’un dédommagement monétaire.

 

[26]            Saisi par la suite d’une requête en injonction interlocutoire, le juge Pierre Blais (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) a conclu que le brevet canadien était valide jusqu’à preuve contraire  et que la présumée contrefaçon du brevet était une question sérieuse à juger. Le juge Blais a estimé, tout comme moi, que les demanderesses n’avaient pas fait la preuve qu’elles subiraient un préjudice irréparable. Il a en conséquence rejeté la requête en injonction interlocutoire : Pfizer Ireland Pharmaceuticals c. Lilly Icos Inc., 2004 CF 223, 129 A.C.W.S. (3d) 399.

 

 

Le brevet 748

[27]           En 2006, le fabricant de médicaments génériques Apotex a demandé un avis de conformité pour mettre en marché des comprimés contenant du sildénafil, principe actif de VIAGRA et d’un autre médicament de Pfizer appelé Revatio qui est utilisé pour traiter l’hypertension pulmonaire. Apotex a contesté la validité du brevet 748 de Pfizer en raison de l’absence d’utilité et de prévision valable et de son ambiguïté. Le brevet 748 revendiquait l’utilisation d’un vaste éventail de composés (inhibiteurs de la GMPc‑PDE), dont le sildénafil, pour le traitement d’un certain nombre d’infections, notamment l’angine, l’hypertension, l’insuffisance cardiaque et l’athérosclérose.

 

[28]           Le juge James O’Reilly a statué que Pfizer n’avait pas réussi à établir, à la date de priorité du brevet, que les composés du brevet 748, ou le sildénafil en particulier, s’étaient révélés des inhibiteurs puissants et sélectifs de la GMPc‑PDE ou qu’il était valablement possible de le prévoir. Il estimait que le libellé du brevet était vague et que le brevet ne permettait pas à un lecteur versé dans l’art de comprendre les propriétés des composés. Le juge O’Reilly a conclu que Pfizer n’avait pas démontré que les allégations d’invalidité étaient injustifiées et a rejeté la demande faite par Pfizer d’interdire la délivrance d’un AC (Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 26, 306 F.T.R. 254).

 

Le brevet 446

[29]           En 2007, Apotex a tenté de mettre en marché des comprimés de citrate de sildénafil à administration orale en concentrations de 25, 50 et 100 mg pour le traitement de la DE chez les hommes – le même composé et les mêmes doses que le médicament VIAGRA. Apotex a contesté la validité du brevet 446 de Pfizer, soit le brevet en cause en l’espèce. Alors que le brevet 748 examiné par le juge O’Reilly revendiquait l’utilisation d’un certain nombre d’inhibiteurs de la GMPc‑PDE pour le traitement d’un certain nombre d’affections cardiaques, le brevet 446 revendique pour sa part l’usage d’inhibiteurs de la GMPc‑PDE, y compris le sildénafil, pour le traitement de la DE. Apotex a allégué que le brevet 446 était invalide pour cause d’évidence, d’antériorité et parce qu’il ne satisfaisait pas aux exigences de la loi.

 

[30]           Le juge Richard Mosley a conclu que le brevet 446 n’était pas invalide pour cause d’évidence. Selon lui, s’il est vrai qu’une grande quantité de données indiquaient que les inhibiteurs de la GMPc‑PDE devraient être examinés plus à fond aux fins du traitement de la DE dans les mois menant à la découverte de Pfizer, la solution n’était pas cependant évidente à l’époque et il s’agissait tout au plus d’une hypothèse. Le maximum qu’on pouvait dire, à la date de priorité, était que le sildénafil pourrait s’avérer intéressant » pour le traitement de l’impuissance (Pfizer Canada c. Apotex Inc., 2007 CF 971, 319 F.T.R. 48, paragraphes 123‑129). Le juge Mosley a également conclu que le brevet n’était pas invalide pour des motifs d’antériorité, de portée excessive ou de renoncement invalide. À la différence du cas qui nous intéresse, Apotex n’a pas déclaré que le brevet 446 était invalide pour cause d’insuffisance de l’exposé de l’invention ou d’absence d’utilité.

 

QUESTIONS À TRANCHER

[31]           La question soulevée par la présente demande d’interdiction est celle de savoir si les allégations de la défenderesse Novopharm suivant lesquelles le brevet 446 est invalide sont justifiées ou non. Bien que Novopharm ait soulevé un certain nombre de questions dans son avis d’allégation, les parties ont plaidé trois principaux points litigieux dans leur mémoire et lors de l’audience qui s’est déroulée devant moi :

a)     L’invention du sildénafil pour le traitement de la DE était-elle évidente à la date de priorité?

 

b)     Le brevet 446 satisfait-il aux exigences de l’utilité en démontrant l’utilité du sildénafil ou en prévoyant de façon valable son utilité à la date du dépôt du brevet canadien?

 

c)     L’exposé de l’invention du brevet 446 satisfaisait-il au critère de la divulgation prévu au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets à la date de publication du brevet 446?

 

 

ANALYSE

Charge de la preuve

[32]           Dans l’arrêt Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 153, 361 N.R. 308, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur la question de la charge de la preuve et de la présomption de validité des brevets. Aux paragraphes 9 et 10, voici ce qu’écrit la juge Sharlow :

9     Il ne fait désormais plus aucun doute qu’il incombe au requérant qui sollicite une ordonnance d’interdiction en vertu du Règlement de démontrer le bien‑fondé de sa demande […]

 

10     […] La formulation de la présomption [de validité] prévue au paragraphe 43(2) est plutôt faible (Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Limited, [2002] 4 R.C.S. 153, le juge Binnie, au paragraphe 43). Cette présomption n’est donc pas concluante pour une demande d’interdiction présentée en vertu du Règlement si, comme c’est le cas en l’espèce, le dossier contient la moindre preuve susceptible, si elle est admise, de réfuter la présomption en question (voir Rubbermaid (Canada) Ltd. c. Tucker Plastic Products Ltd. (1972), 8 C.P.R. (2d) 6 (C.F. 1re inst.), à la page 14, et Bayer Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), (2000), 6 C.P.R. (4th) 285, au paragraphe 9).

 

[33]           Bien que la charge ultime incombe à la partie demanderesse, la partie défenderesse a la charge de présentation d’une preuve réfutant la présomption de validité. Dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 209, 366 N.R. 347, le juge Nadon écrit, aux paragraphes 109 et 110 :

109      Ainsi, la première personne au sens du Règlement a la charge générale de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations d’invalidité contenues dans l’avis d’allégation de la seconde personne ne sont pas fondées. Bien que la charge initiale incombe à la première personne, en raison de la présomption de validité d’un brevet énoncée à l’article 45 de la Loi antérieure à 1989, elle peut s’en acquitter simplement en prouvant l’existence du brevet. Il incombe alors à la seconde personne de présenter des éléments de preuve concernant l’invalidité et de mettre « en jeu » les allégations d’invalidité contenues dans l’avis d’allégation. Pour ce faire, la seconde personne doit présenter une preuve qui n’est pas clairement inapte à étayer ses allégations d’invalidité. En conséquence, non seulement la seconde personne doit présenter un avis d’allégation contenant un fondement factuel et juridique suffisant pour étayer ses allégations, mais elle doit également présenter une preuve d’invalidité au procès.

 

110      Une fois que la seconde personne a présenté une preuve suffisante, selon la prépondérance des probabilités, la première personne doit, également selon la prépondérance des probabilités, réfuter les allégations de l’avis d’allégation. 

 

[34]           Le juge Mosley a examiné ces décisions dans Pfizer c. Apotex, 2007 CF 971, précité. Le juge Mosley explique, au paragraphe 48 :

48     Pris dans leur ensemble, ces paragraphes ne doivent pas donner matière à conclure que la seconde personne assume le fardeau de persuasion, selon la prépondérance des probabilités, à l’égard de la réfutation de la présomption de validité. Les motifs de la Cour d’appel établissent clairement que le fardeau de persuasion demeure la responsabilité de la première personne dans tout le cours de la procédure et qu’il n’est pas transféré à la seconde personne. Pour s’en acquitter, la première personne peut s’appuyer sur la présomption de validité, « sauf preuve contraire », comme le prévoit le paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, modifiée, L.C. 1993, ch. 15 [non souligné dans l’original]. Si la seconde personne produit une preuve contraire, la présomption est réfutée et il incombe à la première personne d’établir la validité selon la norme de la prépondérance des probabilités.

 

[35]           Dans le même ordre d’idées, dans la décision Pfizer, 2007 CF 26, précitée, le juge O’Reilly déclare, au paragraphe 12 :

12     Pour résumer, Pfizer a l’obligation légale d’établir, suivant la prépondérance de la preuve, que les allégations d’invalidité faites par Apotex sont injustifiées. Apotex assume simplement l’obligation de faire jouer ses prétentions et de produire une preuve qui suffise à donner un semblant de réalité à ses allégations d’invalidité. Si Apotex s’acquitte de cette obligation, alors la présomption de validité du brevet de Pfizer sera réfutée. Je devrai alors dire si Pfizer a prouvé que les allégations d’invalidité faites par Apotex sont injustifiées. Si Apotex ne s’acquitte pas de son obligation de présentation de preuve, alors Pfizer pourra simplement invoquer la présomption de validité pour obtenir l’ordonnance d’interdiction qu’elle sollicite.

 

 

[36]           Pour résumer, en ce qui concerne la charge de la preuve :

1.    Novopharm a l’obligation de produire des éléments de preuve suffisants pour donner « un semblant de réalité » à ses allégations d’invalidité (la jurisprudence explique que le fardeau de persuasion de Novopharm l’oblige à présenter un fondement factuel et juridique suffisant pour étayer ses allégations d’invalidité au moyen d’une preuve prépondérante « suffisante ».) Le fardeau est ensuite déplacé parce que Novopharm a réfuté la présomption de validité du brevet;

 

2.    Pfizer a l’obligation légale d’établir, suivant la prépondérance des probabilités, que les allégations d’invalidité faites par Apotex sont injustifiées.

 

Interprétation des revendications du brevet

[37]           Dans des poursuites en matière de brevet, la première étape consiste à interpréter les revendications. L’interprétation des revendications précède l’examen des questions de validité et de contrefaçon : Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, 9 C.P.R. (4th) 129, au paragraphe 43.

[38]           Lorsqu’il interprète les revendications d’un brevet dans le but de déterminer la validité du brevet, le tribunal doit examiner d’abord et avant tout les revendications. Selon Hughes & Woodley, §26, aux pages 311 et 312, le tribunal ne peut recourir au mémoire descriptif que dans des circonstances limitées :

[traduction]  Lorsqu’on interprète un brevet, les revendications constituent le point de départ. Les revendications définissent à elles seules le monopole reconnu par la loi et le titulaire du brevet est tenu, par la loi, de préciser, dans les revendications, en quoi consiste l’invention à l’égard de laquelle la protection est réclamée. Pour interpréter les revendications, le recours au reste du mémoire descriptif : (1) est permis pour mieux comprendre les termes employés dans les revendications; (2) n’est pas nécessaire lorsque l’énoncé de la revendication est clair et non équivoque; (3) ne convient pas lorsqu’on cherche à modifier la portée des revendications. Il ne s’ensuit pas qu’on ne peut jamais interpréter les revendications à la lumière du reste du mémoire descriptif, mais qu’on n’y recourt que pour mieux comprendre le sens des mots et des expressions contenus dans les revendications.

 

[39]           Les demanderesses se fondent sur la revendication 7, qui porte sur le composé sildénafil, et sur les revendications 8, 10, 18 et 22, dans la mesure où elles se rapportent à la revendication 7. Le brevet 446 a déjà fait l’objet d’une contestation devant notre Cour ainsi que devant la Cour d’appel fédérale, qui ont toutes deux estimé que la revendication pertinente est la revendication 7 du brevet 446.

 

[40]           Le juge Mosley a interprété la revendication 7 aux paragraphes 21 à 35 de la décision Pfizer c. Apotex, précitée. Voici la conclusion qu’il tire, au paragraphe 35 :

¶35       Considérant les deux renonciations et aidé par le témoignage des experts, j’estime que les éléments essentiels des revendications peuvent être décrits de la manière suivante : l’utilisation du sildénafil (ou d’un sel de sildénafil) sous la forme d’un médicament administré par voie orale destiné au traitement de la dysfonction érectile chez l’homme.

 

[41]           Cette interprétation a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Pfizer c. Apotex, 2009 CAF 8, au paragraphe 11, par le juge Noël :

La « solution enseignée par le brevet » qu’il a utilisée pour son examen était en conformité avec son interprétation des revendications, notamment « l’évaluation selon laquelle l’administration orale du sildénafil, à titre d’inhibiteur puissant de la PDE5, serait utile pour le traitement de la dysfonction érectile chez les hommes » (motifs, paragraphe 57).

 

 

[42]           Il est de jurisprudence constante que, lorsqu’un brevet comporte un grand nombre de revendications, le tribunal interprète la revendication qui se rapporte aux questions en litige. Pfizer soutient que, dans le cas de brevets comme celui qui nous intéresse en l’espèce, chacune des revendications devrait être examinée séparément pour déterminer quelle revendication doit être interprétée.

 

[43]           Dans la décision Laboratoires Servier c. Apotex, 2008 CF 825, 67 C.P.R. (4th) 241, la juge Snider a résumé certains « points de repère » servant à démontrer l’utilité. Voici ce qu’elle écrit, aux paragraphes 270 et 271 :

[270]         Lorsqu’une classe de composés est revendiquée, l’absence d’utilité d’un composé ou de plusieurs composés invalidera tous les composés de cette revendication particulière (Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2006 CAF 64, au paragraphe 26, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, no 31414, 3 août 2006, [2006] C.R.C.S. no 136).

 

[271]      La question est tout simplement de savoir si l’invention fait ce que le brevet promet qu’elle fera.

 [Non souligné dans l’original.]

 

[44]           Dans le jugement C.H. Boehringer Sohn c. Bell-Craig Ltd., [1962] R.C. de l’Éch. 201, 39 C.P.R. 201, le juge Thurlow, de la Cour de l’Échiquier du Canada a conclu qu’une substance faisant l’objet d’une revendication distincte constituait une invention séparée.

 

[45]           Dans la décision Merck & Co. c. Apotex, 2006 CF 524, 53 C.P.R. (4th) 1, les revendications portant sur les composés lisinopril, énalapril et énalaprilat qui faisaient individuellement l’objet d’un exemple faisaient partie d’une catégorie de composés faisant l’objet d’une revendication plus large dans une autre revendication du brevet 340. Dans cette affaire, le juge Hughes a suivi la décision Boehringer en concluant que les composés en question constituaient des inventions distinctes. Voici ce qu’il écrit, au paragraphe 116 :

Si je devais aborder la question sans les contraintes que m’impose la jurisprudence, je conclurais en fait que la demande 340 vise une seule invention, une classe de composés, dont les composés individuels, tels que le lisinopril, ne sont que des illustrations. Cependant, les décisions Boehringer et Hoechst, précitées, m’obligent à conclure différemment, sur le mince fondement que la demande 340 contenait non seulement des exemples, mais aussi des revendications spécifiques visant les composés individuels que sont l’énalapril, l’énalaprilat et le lisinopril, dont chacun, selon la théorie de cette jurisprudence, constitue une invention différente de celle de la classe. 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[46]           La Cour d’appel fédérale a confirmé cette conclusion au paragraphe 26 de son arrêt (Merck & Co. c. Apotex (CAF), précité). Comme le brevet 446 renferme des revendications spécifiques et décrit le sildénafil à la revendication 7, l’arrêt de la Cour d’appel fédérale s’applique également en l’espèce et le sildénafil dont il est question à la revendication 7 devrait être examiné séparément.

 

 

Question 1 : L’invention du sildénafil pour le traitement de la DE était-elle évidente à la date de priorité?

Abus de procédure

[47]           Les demanderesses affirment que le fait de débattre à nouveau la question de l’invalidité du brevet 446 pour cause d’évidence constitue un abus de procédure, compte tenu de la décision Apotex, précitée, rendue par la Cour, confirmée par la Cour d’appel fédérale à 2009 CAF 8. Dans cette affaire, le juge Mosley a conclu que Pfizer avait suffisamment démontré que les allégations d’invalidité du brevet 446 pour cause d’évidence n’étaient pas justifiées.

 

[48]           Les demanderesses soutiennent qu’en l’espèce, Novopharm reprend essentiellement les mêmes allégations que celles qu’avait formulées Apotex et que Novopharm n’a pas soumis de meilleurs éléments de preuve ou arguments.

 

[49]           Les demanderesses invoquent l’arrêt Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm, dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu que les titulaires de brevet ne peuvent pas tenter de « débattre à nouveau une demande » qu’ils ont déjà présentée. La Cour a écrit, au paragraphe 50 :

De la même façon, les fabricants de produits génériques doivent faire valoir à la première occasion la totalité de leurs arguments. Les avis d’allégations multiples délivrés par le même fabricant en rapport avec un médicament particulier et alléguant l’invalidité d’un brevet particulier sont généralement interdits, même si l’on invoque des motifs d’invalidité différents dans chaque cas. Cependant, dans le cas où un fabricant particulier a formulé une allégation mais a omis de présenter les arguments requis pour montrer que l’allégation en question était justifiée, il serait injuste d’empêcher un fabricant ultérieur, disposant de meilleurs éléments de preuve ou d’un argument juridique plus valable, de l’introduire. […]

 

[50]           Je vais suivre les décisions du Mosley et de la Cour d’appel fédérale lorsque leurs conclusions sont applicables aux faits qui m’ont été soumis. Novopharm invoque des arguments précis au sujet de l’évidence pour tenter d’établir une distinction entre la présente affaire et celle sur laquelle le juge Mosley était appelé à se prononcer. J’estime qu’il ne s’agit pas d’un abus de procédure et je vais statuer au fond sur ces arguments en me référant au besoin à la décision du juge Mosley. Les allégations d’absence d’utilité et d’insuffisance articulées dans la présente demande n’avaient pas été soumises au juge Mosley et aucune question d’éventuel abus de procédure ne se pose en ce qui concerne ces allégations.

 

Règles de droit en matière d’évidence

[51]           Jusqu’à récemment, les tribunaux canadiens appliquaient le critère établi par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Beloit Canada Ltd. c. Valmut Oy, (1986) 64 N.R. 287, 8 C.P.R. (3d) 289, pour déterminer si un brevet était évident. Le critère en question était axé sur la question de savoir si l’invention protégée résultait d’un « essai allant de soi ». Le juge Hugessen a énoncé comme suit le critère applicable dans l’arrêt Beloit 

Pour établir si une invention est évidente, il ne s’agit pas de se demander ce que des inventeurs compétents ont ou auraient fait pour solutionner le problème. Un inventeur est par définition inventif. La pierre de touche classique de l’évidence de l’invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit. Il s’agit de se demander si, compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l’invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout-le-monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C’est un critère auquel il est très difficile de satisfaire.

 

 

[52]           La Cour suprême a récemment examiné à fond le critère juridique de l’évidence dans l’affaire Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo, 2008 CSC 61, 381 N.R. 125. Le juge Rothstein a reformulé le critère de l’évidence au paragraphe 66 :

¶66 Pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas.

 

En formulant ainsi le critère, la Cour suprême a changé, d’un point de vue sémantique, le critère préliminaire auquel il faut satisfaire pour conclure à l’évidence. Au lieu de démontrer que la personne versée dans son art « serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet », la personne qui conteste le brevet doit maintenant démontrer qu’il « allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention ». La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas.

 

[53]            Pour confirmer la décision du juge Mosley, la Cour d’appel fédérale a estimé dans l’arrêt Pfizer c. Apotex que, malgré le fait que le juge Mosley n’avait pas l’avantage d’avoir en main l’arrêt Sanofi-Synthlabo, son raisonnement s’accordait avec le critère énoncé par la Cour suprême dans cet arrêt. La Cour d’appel fédérale déclare, aux paragraphes 36 et 37 :

36       Il ressort de l’examen qui précède que le juge de la Cour fédérale, dans son analyse, cherchait plus que de simples possibilités, comprenant que celles-ci ne suffisaient pas et que l’état antérieur de la technique devait enseigner davantage. Son jugement sur la question est résumé et réitéré dans ses observations en guise de conclusion (motifs, paragraphe 125) :

 

Malgré les indications importantes suggérant d’explorer l’utilité des inhibiteurs de la PDE du GMP dans le traitement de la DE dans les mois qui ont précédé la découverte de Pfizer, la preuve n’établit pas, à mon avis, que la solution décrite dans le brevet allait de soi à l’époque. Au mieux peut-on parler d’une hypothèse, que le temps a confirmée par la suite, sur l’utilité possible des inhibiteurs de la PDE5 dans le traitement de l’impuissance. Les expériences avec le zaprinast, un inhibiteur de la PDE du GMPc, avaient été faites, certes, mais dans l’objectif de comprendre le mécanisme de l’érection, et non pour savoir comment traiter la DE.

 

37       Par cette conclusion, le juge de la Cour fédérale a tracé la ligne là où la Cour suprême l’avait tracée dans l’arrêt Sanofi-Synthelabo, en disant que (paragraphe 66) « [l]a seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas ».

 

[54]           La défenderesse soutient qu’elle a présenté sur la question de l’évidence des éléments de preuve meilleurs que ceux dont disposait le juge Mosley dans l’affaire Apotex et ajoute que ces éléments de preuve sont différents. Plus précisément, elle affirme que les éléments de preuve qu’elle a soumis au sujet de la question de l’« essai allant de soi » sont essentiellement différents de ceux dont disposait le juge Mosley. Suivant la défenderesse, les éléments de preuve soumis par Apotex ne faisaient pas plus que démontrer qu’il existait [traduction] « une simple possibilité que la recommandation de l’état de la technique voulant que l’on utilise des inhibiteurs de la GMPc-PDE pour traiter la DE » et que si la preuve avait démontré qu’une personne versée dans l’art avait [traduction] « des chances raisonnables de succès », le résultat aurait été différent. Selon la défenderesse, les témoignages de ses experts démontrent effectivement l’existence de ces « chances raisonnables de succès ».

 

[55]           La défenderesse invoque l’arrêt Pfizer Inc. c. Apotex Inc. de la Cour d’appel fédérale pour affirmer qu’en démontrant que la personne versée dans l’art aurait des « chances raisonnables de succès », elle a fait la preuve de l’évidence. La Cour d’appel fédérale, commentant le résultat contraire auquel la Division de la Chancellerie est arrivée dans le procès portant sur le brevet britannique correspondant, déclare, aux paragraphes 41 à 45 :

41        L’évaluation du juge de la Cour fédérale est différente de celle du juge Laddie de la Chambre de la chancellerie, confirmée par la Cour d’appel d’Angleterre dans l’affaire du R.-U. Le juge de la Cour fédérale connaissait ces décisions (motifs, paragraphe 119). Toutefois, il était en droit, voire même obligé, de tirer ses propres conclusions.

 

42        En outre, l’examen de la décision du juge Laddie suggère que la question de l’évidence a été tranchée sur le fondement d’un critère plus large que celui de la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi-Synthelabo […]

 

43        Selon le raisonnement avancé par le juge Laddie et approuvé par la Cour d’appel d’Angleterre, lorsque la motivation d’obtenir un résultat est très forte, le degré de succès attendu devient peu important. Dans ces conditions, la personne versée dans l’art peut se sentir poussée à poursuivre l’expérimentation même si les chances de succès ne sont pas particulièrement grandes.

 

44        C’est incontestablement le cas en l’espèce. Cependant, le degré de motivation ne peut convertir une solution possible en solution évidente. La motivation est pertinente pour décider si la personne versée dans l’art est justifiée de rechercher des solutions [traduction] « prévisibles » ou des solutions qui comportent [traduction] « des chances raisonnables de succès » (voir respectivement les extraits des arrêts KSR International Co. c. Teleflex Inc., 127 S. Ct. 1727 (2007) à la page 1742 et Angiotech Pharmaceuticals Inc. c. Conor Medsystems Inc., [2008] UKHL 49, au paragraphe 42, cités avec approbation dans l’arrêt Sanofi-Synthelabo, précité, aux paragraphes 57 et 59).

 

45        Au contraire, le critère qu’applique le juge Laddie apparaît rempli si l’état de la technique indique que quelque chose peut fonctionner et s’il existe une motivation telle qu’elle puisse faire que cette voie [traduction] « valait la peine » d’être explorée (décision Pfizer Ltd., précitée, paragraphe 107, citée au paragraphe 42 ci-dessus). À cet égard, on peut dire d’une solution qu’elle [traduction] « valait la peine » d’être explorée même si elle n’est pas un « essai allant de soi » ou, pour reprendre les mots du juge Rothstein, même si elle n’« allait [pas] plus ou moins de soi » (Sanofi-Synthelabo, précité, paragraphe 66). À mon avis, cette approche fondée sur la chance que quelque chose puisse fonctionner a été expressément rejetée par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi-Synthelabo, au paragraphe 66.

 

 

[56]           En conséquence, la Cour d’appel fédérale a jugé, le 16 janvier 2009, que le critère de l’évidence que le juge Laddie avait appliqué, en Angleterre, au brevet détenu par Pfizer relativement au Viagra, était différent du critère canadien de l’évidence énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sanofi-Synthelabo. En Angleterre, on considère qu’une solution est évidente pour la personne versée dans l’art si l’état de la technique indique que quelque chose peut fonctionner et s’il existe une motivation telle qu’elle puisse faire que cette voie « vaut la peine » d’être explorée. Au Canada, on a écarté le critère de l’évidence fondé sur la possibilité que quelque chose peut fonctionner et sur l’existence d’une motivation telle qu’elle puisse faire que cette voie « vaut la peine » d’être explorée. Au Canada, il n’y a évidence que si la personne versée dans l’art est justifiée de rechercher des solutions « prévisibles » qui comportent « des chances raisonnables de succès ».

 

Application du critère de l’évidence au brevet 446

[57]           À l’annexe A de son mémoire, la défenderesse reproduit les conclusions de fait tirées par le juge Mosley ainsi que les éléments de preuve « essentiellement différents » soumis à notre Cour relativement à ces conclusions.

 

[58]           Selon la défenderesse, sa preuve – provenant principalement du contre‑interrogatoire des experts de Pfizer et du témoignage des experts de Novopharm – établit les faits suivants, qui vont à l’encontre des conclusions du juge Mosley dans Apotex :

[traduction]

a)      La voie NANC était généralement reconnue comme la voie la plus importante à cibler pour le traitement de la DE;

b)      Très peu de chercheurs travaillaient sur la DE; il n’était donc pas vrai que des centaines de chercheurs étudiant la DE ne s’étaient pas rendu compte de l’importance de la voie NANC;

c)      L’article de Murray a souligné l’utilité potentielle du zaprinast comme inhibiteur de la GMPc‑PDE, et non du sildénafil; on savait cependant que le zaprinast avait une sélectivité insuffisante, et le fait que le zaprinast n’a pas été mis à l’essai n’est pas une indication de la non‑évidence du sildénafil;

d)      L’accent ne portait pas sur les injections et d’autres traitements avant le sildénafil. Les traitements par voie orale contre la DE étaient connus et étaient jugés sûrs et efficaces;

e)      Il n’était pas contraire au sens commun d’utiliser un médicament qui abaissait la pression artérielle pour traiter la DE. On savait que les agents antihypertenseurs jouaient un rôle utile dans le traitement de la DE;

f)       Le témoignage du Dr Heaton selon lequel sa réaction devant l’invention de Pfizer était la surprise et le scepticisme est contredit par son témoignage en contre‑interrogatoire.

 

[59]           Les demanderesses soutiennent que ces éléments de preuve « n’ont rien de nouveau » et qu’ils ne sont que de simples commentaires faits par les experts de Novopharm sur les conclusions tirées par le juge Mosley sur la question de l’évidence.

 

Mes conclusions au sujet de l’évidence

L’état de la technique ne laissait pas entrevoir que le sildénafil constituait une invention

 

[60]           En l’espèce, je suis d’avis que l’état antérieur de la technique (l’article de Rajfer, l’article de Murray et la thèse de Bush) ne montre pas que le sildénafil est une solution pour le traitement de la DE. Le Dr Rajfer n’a pas proposé d’inhibiteurs de la PDE5 pour traiter la DE. Il a proposé des vasodilatateurs à action directe qui étaient des donneurs de NO. Le Dr Murray a avancé l’hypothèse que des inhibiteurs de la PDE5 pourraient être mis au point pour traiter la DE, mais n’a pas mentionné le sildénafil ni réclamé des essais cliniques du sildénafil. La thèse de doctorat de Mme Bush ne fait pas mention du sildénafil ni d’un inhibiteur particulier de la PDE5 du brevet 446. Comme la preuve présentée à la Cour l’a montré, il existe des milliards d’inhibiteurs de la PDE5, et la seule raison pour laquelle M. Ellis, à l’emploi de Pfizer, a découvert le sildénafil, c’est qu’il est tombé dessus par accident au cours d’un test pour traiter l’angine dans une étude clinique. Les patients angineux ont eu inopinément des érections lorsqu’ils ont été traités par le sildénafil afin d’abaisser leur pression artérielle.

 

[61]           Bien que Mme Bush ait déposé un affidavit dans le cadre de la présente demande, ce qu’elle n’avait pas fait dans l’affaire Pfizer c. Apotex entendue par le juge Mosley, la Cour est d’avis que sa thèse n’était pas assez largement accessible à la date de priorité de ce brevet et ne pouvait être considérée comme faisant partie de l’état antérieur de la technique au moment du dépôt de la demande de brevet. Sa thèse de doctorat n’était pas publiée; elle n’a été déposée en deux copies qu’aux universités auxquelles Mme Bush était affiliée. Néanmoins, la Cour a examiné le contenu de la thèse de Mme Bush et ne trouve pas que ses conclusions rendaient l’essai du sildénafil plus ou moins évident.

 

Autres éléments de preuve

[62]           La Cour est aussi impressionnée par la preuve produite par Pfizer à l’audience. Les experts dans le domaine scientifique pertinent étudiant les solutions pharmaceutiques pour régler la dysfonction érectile n’avaient aucune idée à la fin de 1992, au moment où ils ont participé à un congrès international sur le sujet, que les inhibiteurs de la PDE5, à plus forte raison le sildénafil, seraient efficaces dans le traitement de la DE.

 

[63]           La Cour est convaincue, selon la prépondérance de la preuve, que les personnes versées dans l’art en 1994, année où cette demande de brevet a été déposée, ont été étonnées lorsque Pfizer a déclaré avoir trouvé un traitement efficace par voie orale contre la DE, et qu’aucun des experts dans le domaine n’envisageait l’utilisation du sildénafil comme composé pour traiter la DE (voir le contre‑interrogatoire du Dr de Tejada et de M. Maurice). Les experts dans le domaine écrivaient après le dépôt de ce brevet que le traitement de l’impuissance par des médicaments à administration orale était un objectif à poursuivre dans l’avenir. C’était le « Saint‑Graal » du traitement de l’impuissance. Lorsqu’on a finalement appris que Pfizer avait mis au point le sildénafil pour le traitement de l’impuissance, les experts ont écrit qu’il s’agissait d’un « concept révolutionnaire ».

 

Éléments de preuve détaillés sur l’évidence

[64]           Après avoir attentivement examiné les éléments de preuve présentés par les parties au sujet de l’évidence, la Cour préfère ceux qu’a proposés Pfizer dans son résumé de 13 pages intitulé [traduction] « L’évidence » avec renvois aux éléments de preuve détaillés et précis sur le sujet.

 

[65]           Dans son annexe A, Novopharm reproche au juge Mosley des erreurs de fait qu’il aurait commises compte tenu de la preuve dont je dispose ou invoque des raisons importantes pour lesquelles je devrais arriver à la conclusion que le présent brevet portant sur le sildénafil dans la revendication 7 était un essai allant de soi qui comportait des chances raisonnables de succès compte tenu de l’état antérieur de la technique au moment où le présent brevet a été déposé en 1994.

 

[66]           Après avoir examiné ces éléments de preuve, ainsi que les motifs du jugement du juge Mosley, la Cour conclut que l’analyse à laquelle le juge Mosley se livre au sujet de l’évidence (du paragraphe 55 au paragraphe 128) représente une analyse sérieuse complète de la preuve. Je souscris aux conclusions tirées par le juge Mosley au sujet de l’évidence et je les fais miennes, notamment en ce qui a trait à ce qui suit :

1.         l’état antérieur de la technique ne laissait pas entrevoir que l’administration orale de sildénafil comme inhibiteur de la PDE5 pourrait servir au traitement de la DE;

2.         la découverte des effets du sildénafil a profondément modifié les méthodes de traitement;

3.         le succès commercial du Viagra et la surprise qui a accueilli sa première publication montrent que cette solution n’était pas évidente, sinon l’annonce de cette découverte n’aurait pas été accueillie avec autant de surprise. Le succès commercial du premier traitement efficace par voie orale de la DE montre que d’autres entreprises étaient fortement motivées à mettre au point un tel médicament avant Pfizer ou en même temps qu’elle, et elles l’auraient fait si cette solution avait été évidente;

4.         le brevet canadien relatif au Viagra a été rendu public en 1994. Logiquement, si l’invention du Viagra était évidente, il y a des années que Novopharm ou un autre fabricant de médicaments aurait contesté la validité du brevet relatif au Viagra sur ce fondement. Si le brevet relatif au Viagra était évident aux yeux des experts en médicaments, pourquoi alors ceux-ci ont-ils attendu avant de réagir? La longue période qui s’est écoulée montre que le brevet relatif au Viagra n’était pas évident.

 

[67]           En conséquence, la Cour conclut, vu l’ensemble de la preuve, que les demanderesses ont démontré, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation d’invalidité de Novopharm pour cause d’évidence est injustifiée.

 

Question 2 : Le brevet 446 satisfait-il aux exigences de l’utilité en démontrant l’utilité du sildénafil ou en prévoyant de façon valable son utilité à la date du dépôt du brevet canadien?

[68]           Novopharm allègue que Pfizer n’a pas démontré l’utilité du brevet 446 à la date du dépôt du brevet canadien. Novopharm affirme en conséquence que le brevet repose sur des prédictions et que l’invention ne pouvait faire l’objet d’une prédiction valable à la date du dépôt du brevet. Par conséquent, Novopharm allègue que le brevet 446 est invalide pour cause d’absence d’utilité puisqu’elle n’a démontré ni l’utilité ni l’utilité fondée sur une prédiction valable.

 

[69]           L’utilité réelle du sildénafil ne fait l’objet d’aucun débat. Novopharm reconnaît que le sildénafil est utile pour le traitement de la DE, étant donné que le but qu’elle vise dans la présente action est de commercialiser une version générique de ce composé comme solution pour la DE.

 

[70]           En plus de faire la preuve de l’utilité réelle de son produit, Pfizer doit démontrer que les inventeurs avaient démontré que l’invention remplirait la fonction voulue à la date du dépôt du brevet canadien, soit le 13 mai 1994. Pfizer affirme que l’Étude 350 démontre l’utilité du sildénafil et qu’il n’est donc pas nécessaire de démontrer que le sildénafil remplissait le critère de la prédiction valable au moment du dépôt du brevet canadien.

 

[71]           Novopharm allègue que le brevet 446 ne démontre pas l’utilité de l’invention qu’il vise parce que Pfizer ne divulgue pas le sildénafil dans le brevet. Novopharm soutient que l’utilité doit être démontrée dans le brevet lui-même, de sorte que le brevet doit expliquer en quoi consiste l’invention pour être utile.

 

[72]           Novopharm affirme que, comme le brevet 446 ne démontre pas l’utilité, il s’agit d’un brevet fondé sur une prédiction valable. Novopharm soutient que le brevet 446 ne satisfait pas au critère de la prédiction valable parce que le sildénafil n’est pas désigné en tant qu’ingrédient pharmaceutique actif (IPA) et parce que les résultats de l’Étude 350 ne sont pas divulgués dans le brevet. Qui plus est, Novopharm allègue que l’Étude 350 elle-même ne démontre pas l’utilité du sildénafil, et qu’elle ne prévoit pas de façon valable l’utilité du sildénafil dans le traitement de la DE parce que cette étude est déficiente.

 

[73]           Novopharm soutient enfin que le brevet 446 n’est pas utile parce qu’il englobe des espèces inopérantes, à savoir des milliers de composés qui ne sont d’aucune efficacité pour traiter la DE.

 

Utilité – Principes de droit

[74]           L’obligation d’utilité découle de l’article 2 de la Loi sur les brevets, qui prévoit qu’une invention doit être « utile » :

« invention »
"invention"

« invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

 

"invention"
« invention »

"invention" means any new and useful art, process, machine, manufacture or composition of matter, or any new and useful improvement in any art, process, machine, manufacture or composition of matter;

 

[75]           Dans leur ouvrage Hughes & Woodley on Patents (2e éd. 2005), les auteurs résument les règles du droit canadien des brevets en ce qui concerne l’« utilité » au § 11, page 139, volume 1 :

[traduction]  Une condition essentielle à la validité du brevet est que l’invention revendiquée soit utile […] Par utile, on entend surtout le fait que l’invention décrite dans le brevet produira les résultats promis par le brevet.

 

[76]           L’utilité du brevet doit avoir été effectivement démontrée au moyen de tests à la date du dépôt du brevet canadien ou faire l’objet d’une prédiction valable. Pour pouvoir affirmer qu’il est possible de prédire l’utilité avant d’avoir effectué des tests, il faut remplir les trois conditions suivantes :

a)      La prédiction doit avoir un fondement factuel;

 

b)      à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et « valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité;

 

c)      il doit y avoir divulgation suffisante, mais il n’est pas nécessaire que l’inventeur fournisse une explication théorique de la raison pour laquelle l’invention fonctionne. La question de savoir si la prédiction est valable est une question de fait.

 

Il faut satisfaire aux trois critères.

 

(Hughes & Woodley, § 11, page 139.)

 

[77]           Dans l’arrêt Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd, [1981] 1 R.C.S. 504, le juge Dickson, qui est devenu plus tard juge en chef, déclare à la page 525 que, bien qu’elle soit essentielle à la brevetabilité, l’utilité est un critère préliminaire peu exigeant :

Il y a un exposé utile dans Halsbury’s Laws of England, (3e éd.), vol. 29, à la p. 59 sur le sens de « inutile » en droit des brevets. Le terme signifie [traduction] « que l’invention ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera ». On n’a pas prétendu que l’invention ne produirait pas les résultats promis. L’exposé dans Halsbury’s Laws of England (ibid.) poursuit :

[traduction] ... ce n’est pas l’utilité pratique de l’invention ni son utilité commerciale qui importe à moins que le mémoire descriptif ne laisse prévoir une utilité commerciale, il n’importe pas plus que l’invention apporte un avantage réel au public ni qu’elle soit particulièrement adaptée au but visé.

 

[78]           Dans le même ordre d’idées, dans la décision Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1283, 43 C.P.R. (4th) 161, la juge Mactavish déclare, au paragraphe 271 :

271        Pour être brevetable, une invention doit être nouvelle, inventive et utile. Lorsque le mémoire descriptif ne promet pas un résultat précis, aucun degré particulier d’utilité n’est exigé, la [traduction] « moindre parcelle » d’utilité suffit (Fox, Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Invention, 4e éd., à la page 153).

 

 

Utilité démontrée

[79]           Pfizer soutient que les explications que le juge Dickson donne dans l’arrêt Consolboard, précité, au sujet de l’utilité établissent un critère préliminaire peu exigeant lorsqu’il s’agit de démontrer l’utilité. Suivant Pfizer, dès lors que l’on peut démontrer qu’elle produit les résultats promis, l’invention satisfait au critère de l’utilité décrit dans l’arrêt Consolboard.

 

[80]           Toutefois, suivant Novopharm, ce critère préliminaire doit être rempli dans le mémoire descriptif du brevet de sorte que, comme le sildénafil n’est pas mentionné comme étant l’IPA, le mémoire descriptif ne démontre pas ce en quoi consiste l’invention pas plus qu’elle n’établit qu’elle produit les résultats promis.

 

[81]           Il est dit ce qui suit à la page 10 de l’exposé de l’invention du brevet 446 :

[traduction] Chez l’humain, certains composés particulièrement privilégiés ont été mis à l’essai par voie orale dans des études de doses uniques et de doses multiples chez des volontaires. De plus, les études cliniques menées jusqu’à présent ont confirmé qu’un des composés particulièrement privilégiés cause une érection pénienne chez les hommes impuissants.

 

Cette déclaration dans l’exposé de l’invention renvoie à l’Étude 350 qui, selon Pfizer, démontre l’utilité du sildénafil avant la date de dépôt.

 

[82]           La Cour estime que rien dans la législation sur les brevets n’exige que la preuve de l’utilité démontrée du brevet soit incluse dans le brevet. Il suffit que le brevet déclare que l’invention s’est révélée utile, ce que le brevet 446 fait en renvoyant aux tests cliniques du composé (Étude 350), et que le titulaire du brevet soit en mesure de fournir des preuves de l’utilité démontrée si la validité du brevet est contestée.

 

Utilité démontrée dans l’Étude 350

[83]           La prochaine question consiste à se demander si l’Étude 350 a démontré de façon satisfaisante l’utilité du sildénafil. Pfizer s’appuie sur l’Étude 350 qui, selon elle, a démontré l’utilité du sildénafil avant la date de dépôt au Canada. L’Étude 350 est décrite au paragraphe 23 du présent jugement à la rubrique « Témoignage de M. Peter Ellis ».

 

[84]           Novopharm soutient que l’Étude 350 présentait des défauts et ne peut donc servir de base pour démontrer l’utilité du sildénafil ou prévoir de façon valable son utilité. Plus particulièrement, Novopharm indique que l’Étude 350 ne permet pas de démontrer ni de prévoir l’utilité du sildénafil pour les raisons suivantes :

[traduction]

a)             Dans l’Étude 350, la mesure du paramètre étudié, soit les érections, n’était pas appropriée du point de vue clinique; pour démontrer adéquatement l’utilité dans le traitement de la DE, les rapports sexuels réussis auraient dû être le paramètre mesuré.

 

b)             Les données consignées dans les journaux n’étaient pas statistiquement significatives (valeur p supérieure à 0,05).

 

c)             Il n’y avait pas de corrélation entre les résultats de l’appareil RigiScan et la capacité d’avoir des rapports sexuels.

 

[85]           Pfizer soutient qu’en ce qui concerne le traitement de la DE, le paramètre approprié était l’érection, parce que la DE est définie dans le brevet comme [traduction] « l’incapacité d’obtenir ou de maintenir une érection suffisante pour avoir un rapport sexuel ». Pfizer ajoute que l’Étude 350 a montré que ces érections étaient suffisantes pour permettre des relations sexuelles parce que 1) les lectures du  RigiScan mesuraient si les érections étaient suffisantes pour avoir des relations sexuelles et 2) les données des journaux tenus par les sujets faisaient état des résultats tant du point de vue des érections que des rapports sexuels des patients souffrant de DE. Selon Pfizer, pour démontrer l’utilité, les résultats cliniques ne doivent pas nécessairement atteindre la signification statistique ou tout autre niveau de preuve requis pour obtenir une autorisation réglementaire.

 

[86]           Après avoir revu les données, la Cour est convaincue que les résultats de l’Étude 350 indiquent que les patients qui ont reçu du sildénafil ont bénéficié d’une amélioration importante de leur fonction érectile. La preuve fournie par les experts montre que l’appareil RigiScan est le meilleur outil disponible pour mesurer la rigidité du pénis et la durée d’une érection, qui est la seule méthode objective pour déterminer si une érection est suffisante pour un rapport sexuel (contre‑affidavit de Brock, vol. 6). Les résultats du RigiScan étaient statistiquement significatifs. En outre, les résultats consignés dans les journaux, bien qu’ils ne fussent pas statistiquement significatifs, fournissaient néanmoins une mesure subjective de l’amélioration de la fonction érectile. La petite taille de l’étude, soit une des objections de Novopharm, est prise en compte dans les valeurs p qui mesurent la signification statistique du résultat.

 

[87]           Les arguments de  Novopharm en ce qui concerne la taille de l’échantillon, les outils de mesure et les paramètres de l’Étude 350 se résument en gros à ce qui suit : afin de démontrer l’utilité, les résultats de l’étude devraient avoir été concluants. Toutefois, la Cour a statué qu’un inventeur n’a pas besoin de respecter une norme élevée de tests cliniques pour prouver l’utilité. Dans Apotex c. Wellcome, (1998) 79 C.P.R. (3d) 193 (C.F.), le juge Wetston a déclaré aux paragraphes 104‑105 qu’un inventeur n’est pas tenu d’effectuer des tests répondant à des normes réglementaires afin de démontrer l’utilité :

¶104     Je dois plutôt décider si un inventeur peut revendiquer une invention qui a une utilité, donnant ainsi à la société une juste contrepartie pour le brevet. Cependant, A&N plaident que le critère de l’utilité applicable à l’invention pharmaceutique se définit par l’innocuité et l’efficacité []

 

¶105 [] À mon avis, ces exigences sont excessives lorsqu’il s’agit de la brevetabilité des médicaments et elles créent une norme trop élevée pour le brevet. En effet, quel impact aurait une telle norme sur la recherche sur les médicaments?

 

Comme la juge Mactavish l’a écrit dans Aventis, précité, la « moindre parcelle d’utilité » suffit lorsqu’il s’agit de démontrer la brevetabilité.

 

[88]           La Cour estime que l’Étude 350 a établi que le sildénafil, lorsqu’il a été testé chez des humains atteints de DE, a provoqué des érections jugées suffisantes pour une activité sexuelle. Bien que l’étude puisse ne pas avoir respecté les normes d’autorisation réglementaire, la Cour est convaincue que cela suffit à établir l’utilité démontrée de l’invention. En conséquence, l’utilité du brevet ne doit pas être établie sur la base d’une prévision valable.

 

Espèces inopérantes

[89]           Novopharm affirme aussi, en ce qui concerne l’utilité, que le brevet 446 englobe des espèces inopérantes, c’est-à-dire des composés impuissants à traiter la DE. Un seul des composés revendiqués dans le brevet 446, le sildénafil, est efficace pour traiter la DE. Novopharm allègue que, pour déterminer l’utilité, il faut tenir compte de l’ensemble du brevet et non de la seule revendication 7, ajoutant que, lorsque la partie essentielle de l’invention est inutile, le brevet est nul.

 

[90]           Pfizer répond que, comme les revendications pertinentes ne sont que la revendication 7 et les revendications connexes, l’inutilité des autres composés revendiqués dans le brevet n’est pas pertinente. Pfizer se fonde sur l’article 58 de la Loi sur les brevets, qui dispose :

 

Revendications invalides

 

 

58. Lorsque, dans une action ou procédure relative à un brevet qui renferme deux ou plusieurs revendications, une ou plusieurs de ces revendications sont tenues pour valides, mais qu’une autre ou d’autres sont tenues pour invalides ou nulles, il est donné effet au brevet tout comme s’il ne renfermait que la ou les revendications valides.

Invalid claims not to affect valid claims

 

58. When, in any action or proceeding respecting a patent that contains two or more claims, one or more of those claims is or are held to be valid but another or others is or are held to be invalid or void, effect shall be given to the patent as if it contained only the valid claim or claims.

 

 

[91]           La question des espèces inopérantes a une incidence sur les revendications portant sur les composés inopérants en question, mais comme l’article 58 de la Loi sur les brevets le prévoit, l’invalidité des revendications portant sur les composés inopérants n’a pas d’incidence sur la validité des revendications portant sur un composé qui produit les résultats escomptés.

 

L’avis d’allégation était-il suffisant en ce qui concerne l’absence d’utilité démontrée, notamment en raison du fait que l’avis d’allégation n’indiquait pas que l’Étude 350 était insuffisante?

 

[92]           Pfizer affirme que, dans son avis d’allégation, Novopharm ne prétend pas que l’Étude 350 est insuffisante et que Novopharm ne peut soulever maintenant cet argument dans le cadre de la présente demande.

 

[93]           Le brevet 446 ne mentionne pas l’Étude 350 de Pfizer. L’Étude 350 a été évoquée pour la première fois par l’inventeur, M. Peter Ellis, en réponse à l’allégation formulée par Novopharm dans son avis d’allégation suivant laquelle l’utilité l’Étude 350 ne pouvait servir de base pour démontrer l’utilité du sildénafil ou prévoir de façon valable son utilité.

 

[94]           La Cour conclut que Pfizer savait que la question de l’absence d’utilité était soulevée et que la preuve présentée par Pfizer abordait cette question. Pour répondre à cette question, Pifzer a effectivement produit l’Étude 350 pour démontrer l’utilité.

 

[95]           La Cour estime qu’il ressort à l’évidence de l’examen de l’avis d’allégation et de la demande de Pfizer que la question de l’utilité a été diretement soulevée. Lorsque l’expert de Pfizer, M. Ellis, a répondu en tentant de démontrer que Pfizer disposait d’éléments de preuve établissant que le composé remplissait effectivement la fonction voulue, Pfizer a produit l’Étude 350. À ce moment-là, Novopharm avait légalement le droit de répondre à l’Étude 350 qui était soumise comme preuve de l’utilité en plaidant que l’Étude 350 était déficiente et qu’elle constituait un fondement solide pour démontrer l’utilité ou la prédiction valable.

 

[96]           Pfizer ne peut produire l’Étude 350 pour répondre à l’allégation d’absence d’utilité pour ensuite affirmer que Novopharm n’est pas en mesure d’établir le bien-fondé de ses prétentions en remettant en cause la validité de l’Étude 350.

 

[97]           En conséquence, la Cour conclut que les demanderesses ont établi, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation d’absence d’utilité de Novopharm n’est pas justifiée.

 

 

Question 3 :   L’exposé de l’invention du brevet 446 satisfaisait-il au critère de la divulgation prévu au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets à la date de publication du brevet 446?

1.         Prétentions de Novopharm

La Loi

[98]           Novopharm affirme que le brevet 446 est invalide parce qu’il ne fournit pas suffisamment de renseignements au sujet de l’invention contrairement à ce qu’exige le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets.

 

2.         Règles de droit exigeant une divulgation complète de l’invention visée par le brevet

[99]           Le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets exige que le mémoire descriptif de l’invention :

            1.         décrive de façon complète l’invention et son application ou exploitation;

            2.         expose clairement les diverses phases du procédé ou du mode de construction de l’invention de manière à permettre à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention de confectionner ou d’utiliser l’invention.

 

 

[100]       Le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets dispose :

 

Mémoire descriptif

 

(3) Le mémoire descriptif doit:

 

 

a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

 

b) exposer clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention;

 

c) s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application;

 

 

d) s’il s’agit d’un procédé, expliquer la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention en cause d’autres inventions.

 

Specification

 

(3) The specification of an invention must

 

(a) correctly and fully describe the invention and its operation or use as contemplated by the inventor;

 

 

(b) set out clearly the various steps in a process, or the method of constructing, making, compounding or using a machine, manufacture or composition of matter, in such full, clear, concise and exact terms as to enable any person skilled in the art or science to which it pertains, or with which it is most closely connected, to make, construct, compound or use it;

 

 

 

 

 

(c) in the case of a machine, explain the principle of the machine and the best mode in which the inventor has contemplated the application of that principle; and

 

(d) in the case of a process, explain the necessary sequence, if any, of the various steps, so as to distinguish the invention from other inventions.

 

 

La doctrine

[101]       Dans leur ouvrage Hughes and Woodley on Patents, 2e éd., volume 1, les auteurs expliquent ce qui suit au paragraphe 25, à la page 303 :

[traduction]  La description de l’invention […] est la raison pour laquelle l’inventeur obtient un monopole sur l’invention pour un certain nombre d’années […] Elle vise à fournir au public une description adéquate de l’invention de nature à permettre à un ouvrier, versé dans l’art auquel l’invention appartient, de construire ou d’exploiter l’invention quand sera terminée la période de monopole […]

 

[102]       Aux termes du paragraphe 27(4), le mémoire descriptif doit se terminer par une ou plusieurs revendications définissant distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention.

 

La Cour d’appel fédérale

[103]       Dans l’arrêt Pfizer Canada c. Ranbaxy Laboratories Ltd., (2008), 64 C.P.R. 4th 23, la Cour d’appel fédérale a, sous la plume du juge Nadon, passé en revue la jurisprudence relative à l’obligation d’« exhaustivité » imposée par le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets. La Cour a jugé qu’il suffit que le brevet réponde aux deux questions suivantes pour satisfaire au critère prévu au paragraphe 27(3) :

            1.         En quoi consiste l’invention?

            2.         Comment fonctionne-t-elle?

La Cour explique ce qui suit, au paragraphe 59 :

… Si le mémoire descriptif du brevet (divulgation et revendications) répond à ces questions, l’inventeur a respecté son engagement […]

 

[104]       Au paragraphe 34, le juge Nadon explique dans les termes suivants l’objet du paragraphe 27(3) de la Loi (je paraphrase en partie) :

1.                   « L’exigence de divulgation sous l’empire de la Loi est le pivot de tout le système des brevets […] »;

 

2.                   L’octroi d’un brevet est un genre de contrat entre l’État et l’inventeur par lequel ce dernier reçoit le droit exclusif d’exploiter pendant une certaine durée son invention en échange de la divulgation intégrale de son invention et du mode d’opération de celle-ci au public […];

 

3.                   La description de l’invention est donc la raison pour laquelle l’inventeur obtient un monopole sur l’invention pour un certain nombre d’années (20 ans) [...];

 

4.                   L’inventeur doit donner au public une description adéquate de l’invention avec des détails suffisamment complets et exacts pour permettre à un ouvrier versé dans l’art auquel se rapporte l’invention de construire ou d’utiliser l’invention quand sera terminée la période de monopole;

 

5.                   La description contenue dans le mémoire descriptif a pour fonction de permettre aux autres de connaître avec une certaine exactitude les frontières du privilège exclusif sur lesquelles ils ne peuvent pas empiéter tant que l’octroi est valide.

 

 

[105]       En ce qui concerne l’étendue de l’obligation de divulgation, le juge Nadon explique, au paragraphe 35, et je paraphrase : 

Le demandeur doit divulguer tout ce qui est essentiel au bon fonctionnement de l’invention. Afin d’être complète, celle-ci doit remplir deux conditions: l’invention doit y être décrite et la façon de la produire ou de la construire définie.

 

[106]       Au paragraphe 36, le juge Nadon cite l’ouvrage de doctrine qui fait autorité au Canada, Hughes and Woodley on Patents, 2e éd., volume 1, à la page 333, dont il reproduit le passage suivant :

[traduction]  L’insuffisance vise à établir si le mémoire descriptif suffit pour permettre à une personne versée dans l’art de comprendre comment ce qui fait l’objet du brevet est fabriqué [...] Une allégation d’insuffisance est une attaque technique qui ne devrait pas servir à repousser un brevet pour une invention méritoire; une telle attaque sera couronnée de succès lorsqu’une personne versée dans l’art ne pourra mettre en pratique l’invention.

[Non souligné dans l’original.]

 

En conséquence, bien qu’une allégation d’insuffisance ne doive pas normalement servir à repousser un brevet pour une invention méritoire, une telle attaque sera couronnée de succès lorsqu’une personne versée dans l’art ne pourrait mettre en pratique l’invention.

 

[107]       Il est aussi de jurisprudence constante que le libellé du brevet ne doit pas être obscur, embrouillé ou déroutant pour le lecteur averti. La description du brevet [traduction] « doit être dénuée de toute obscurité ou ambiguïté évitable et être aussi simple et aussi distinctive que le permet la difficulté de la description ». Elle ne doit pas comporter de déclarations erronées ou fallacieuses destinées à tromper ou induire en erreur les personnes auxquelles elle est destinée, et ne pas rendre difficile à ces personnes, sans essai et expérimentation, la compréhension du mode d’application de l’invention. La description doit aussi fournir tous les renseignements nécessaires pour le bon fonctionnement ou la bonne utilisation de l’invention, sans que ce résultat soit laissé au hasard d’une expérience réussie. L’inventeur doit fournir tous les renseignements de bonne foi (Noranda Mines c. Minerals Separation North America Corp., [1947] R. C. de l’Éch. 306, 12 C.P.R. 99, à la page 102, inf. pour d’autres motifs à [1950] R.C.S. 36, 12 C.P.R. 99 AT 182, conf. par 15 C.P.R. 133 (Conseil privé), le président Thorson, suivi dans l’arrêt Pioneer Hi Bred. Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 R.C.S. 1623, le juge Lamer (plus tard juge en chef), au paragraphe 27;  Corning Glass Works c. Canada Wire and Cable Ltd., (1984) 81 C.P.R. (2d) 39, 26 A.C.W.S. (2d) 54, (C.F. 1re inst.), le juge Strayer, à la page 71; TRW Inc. c. Walbar of Canada Inc. et al, (1991) 132 N.R. 161, 39 C.P.R. (3d) 176 (C.A.F.), le juge Stone, à la page 194; Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2009 CF 235, le juge Hughes, au paragraphe 99.

 

Date pertinente

[108]       La date pertinente pour interpréter le brevet 446 en ce qui concerne l’exhaustivité de la divulgation est celle à laquelle le brevet est devenu accessible au public aux fins d’inspection, à savoir le 22 décembre 1994 (Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd. (2007), 58 C.P.R. (4th) 214, le juge Hughes, au paragraphe 141; Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, aux paragraphes 42 à 62. Whirlpool a démontré que le texte du brevet doit être interprété à la date à laquelle le brevet est rendu public.

 

3.         Ce que le brevet 446 divulgue

[109]       Le mémoire descriptif du brevet comprend l’exposé de l’invention et 27 revendications.

a)         L’exposé de l’invention

L’exposé de l’invention du brevet 446 compte 12 pages. Il est dit à la page 1 :

[traduction] La présente invention concerne l’utilisation d’une série de pyrazolo [4, 3‑d] pyrimidine‑7‑ones (inhibiteurs du PDE5) pour le traitement de l’impuissance.

 

L’exposé de l’invention définit l’impuissance et indique que des essais cliniques chez des hommes ont montré jusqu’à présent que seulement certains médicaments réussissent à traiter l’impuissance, mais que ces médicaments doivent être injectés dans le pénis.

 

[110]       À la page 2 de l’exposé de l’invention, on discute de diverses autres interventions pour traiter l’impuissance qui se sont révélées problématiques. On mentionne alors que les [traduction] « composés de l’invention » (brevet 446) sont de « puissants inhibiteurs » et :

[traduction] On a découvert fortuitement que ces composés divulgués sont utiles dans le traitement de la dysfonction érectile. De plus, les composés peuvent être administrés par voie orale, ce qui fait disparaître les inconvénients associés à (l’injection).

 

À la page 2, il est écrit :

 

Ainsi, la présente invention concerne l’utilisation d’un composé de la formule I :

 

On présente ensuite les formules chimiques complexes d’un éventail de composés (au total, 260 trillions ou, pour simplifier, des centaines de milliards de composés), ou un de leurs sels pharmaceutiquement acceptables, pour la fabrication d’un médicament destiné au traitement de la dysfonction érectile.

 

[111]       Ensuite, de la page 5 à la page 7, cette gamme de composés est classée en différentes catégories (qui font chacune l’objet de revendications distinctes dans le brevet) appelées respectivement « un groupe privilégié de composés »; « un groupe plus privilégié de composés », « un groupe particulièrement privilégié de composés » et « des composés individuels particulièrement privilégiés ». On affirme que cette dernière catégorie « inclut » neuf composés figurant sur la liste.

 

[112]       La Cour fait remarquer que ces gammes de composés (allant de 260 trillions à 9 composés dans la « liste des composés individuels particulièrement privilégiés ») incluent le sildénafil. À aucun moment dans le brevet, le sildénafil n’est cependant identifié comme le composé qui est la version effective de l’invention sur laquelle Pfizer s’appuie exclusivement pour le présent brevet.

 

[113]       À la page 9, il est dit que les composés de l’invention ont été testés in vitro et se sont révélés être des « inhibiteurs sélectifs et puissants de la GMPc‑PDE5 ». À la page 10, on déclare qu’aucun des composés de l’invention testés chez le rat et le chien n’ont présenté de signes de toxicité.

 

[114]       De même à la page 10, on mentionne que les « composés particulièrement privilégiés » ont été testés par voie orale en doses uniques et en doses multiples. Qui plus est, à la page 10, on fait la déclaration suivante :

[traduction] « De plus, les études cliniques effectuées jusqu’à maintenant ont confirmé qu’un des composés particulièrement privilégiés provoque une érection pénienne chez des hommes impuissants ».

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Il n’est pas dit dans l’exposé de l’invention que ce composé est le sildénafil.

 

b)         Les revendications

[115]       Le brevet comprend 27 revendications. (Il y a eu deux renonciations qui n’ont pas de rapport avec la présente demande d’AC.) Les sept premières revendications ont trait à un certain nombre de composés utilisés comme médicaments dans le traitement de l’impuissance.

 

[116]       La revendication 1 concerne l’utilisation d’un composé de la formule I, qui est une formule s’appliquant à une gamme de composés au nombre de 260 trillions.

 

[117]       La revendication 2 s’applique à un composé dans une gamme plus restreinte des mêmes composés. Dans chaque revendication successive, le nombre de composés diminue considérablement jusqu’à la revendication 5, qui vise l’utilisation d’un composé parmi un des neuf composés contenus dans la formule I. La revendication 6 et la revendication 7 renvoient toutes les deux à un seul composé chacune. La revendication 7 présente la formule du sildénafil.

 

4.         Ce que le brevet 446 ne divulgue pas

[118]       Le brevet 446 ne divulgue pas que le sildénafil dans la revendication 7 est le seul composé revendiqué qui, dans les études cliniques de Pfizer, induisait une érection pénienne chez les hommes impuissants et est le seul composé actif de l’invention qui est vendu commercialement sous le nom de marque Viagra. Le brevet 446 ne divulgue pas que beaucoup d’autres revendications et composés dans le brevet ne sont que des « fausses pistes », c.‑à‑d. qu’ils concernent des composés revendiqués qui se sont révélés inefficaces pour traiter la dysfonction érectile.

 

5.         La preuve des experts : Qu’est‑ce que le brevet 446 enseigne à la personne versée dans l’art?

 

a)         La revendication 7 décrit clairement le sildénafil

 

[119]       M. Jonathan S. Dordick, témoin expert de Novopharm, a déclaré que la revendication 7 du brevet 446 revendique l’utilisation du sildénafil (affidavit de M. Dordick, au paragraphe 55). Ce témoignage n’est pas contredit et les parties ne contestent pas que la revendication 7 décrit clairement l’usage du sildénafil pour traiter la DE.

 

[120]       M. Peter Ellis, inventeur nommé dans le brevet 446 et témoin de Pfizer, a déclaré que le sildénafil était le seul composé dans le brevet qui induisait des érections.

 

[121]       Pfizer soutient que comme la revendication 7 est une invention distincte, une personne versée dans l’art qui voudrait réaliser l’invention devrait, par définition, être une personne qui veut utiliser l’invention particulière présentée dans la revendication 7, soit le sildénafil pour le traitement de la DE. Ainsi, la personne versée dans l’art n’aurait pas à sélectionner le sildénafil, car c’est la seule invention divulguée dans la revendication 7.

 

b)         Preuve qu’une personne versée dans l’art ne serait pas capable de sélectionner le sildénafil parmi l’ensemble des composés du brevet

 

[122]       Novopharm soutient qu’une personne versée dans l’art qui lirait l’exposé de l’invention et les revendications en entier ne saurait pas comment sélectionner le sildénafil, car le brevet ne divulgue pas lequel des composés revendiqués dans le brevet était le composé testé chez les patients atteints de DE.

 

[123]       À l’appui de cet argument, Novopharm a fourni le témoignage de ses propres experts de même que le témoignage d’experts de Pfizer. En contre‑interrogatoire, le Dr Gerald B. Brock, témoin expert de Pfizer, a confirmé qu’une personne qui lirait la page 10 de l’exposé de l’invention (où le brevet indique qu’un des composés particulièrement privilégiés a été testé chez des patients atteints de DE et s’était révélé efficace pour induire des érections) ne saurait pas que le composé testé était le sildénafil (contre‑interrogatoire du Dr Brock, p. 1964, Q. 242). M. George Christ, également témoin expert de Pfizer, a témoigné en contre‑interrogatoire qu’il ne savait pas sur quoi on s’était fondé pour sélectionner les composés particulièrement privilégiés énumérés à la page 6 de l’exposé de l’invention (contre‑interrogatoire de M. Christ, p. 2414, Q. 434).

 

[124]       Le Dr Iñigo Saenz de Tejada, témoin expert de Novopharm, a déclaré que le brevet 446 n’identifiait pas le composé utilisé dans les tests divulgués (affidavit du Dr Saenz de Tejada, au paragraphe 92) :

[traduction] Si l’on prend maintenant la deuxième phrase : « De plus, les études cliniques effectuées jusqu’à maintenant ont confirmé qu’un des composés particulièrement privilégiés provoque une érection pénienne chez des hommes impuissants », cela semble renvoyer à l’Étude 350. Tout comme la description des études sur des volontaires en santé, pratiquement aucune information n’est donnée concernant ces études. La description de l’étude n’identifie pas le composé qui a été testé []

 

 

[125]       M. Donald H. Maurice, témoin expert de Novopharm, a déclaré dans son témoignage principal qu’une personne versée dans l’art qui veut fabriquer l’invention choisirait un composé parmi l’éventail très large de composés revendiqués dans la revendication 1 (affidavit de M. Maurice, au paragraphe 109) :

[traduction] Confrontée à une pénurie d’information concernant l’invention, la personne versée dans l’art qui veut utiliser l’invention devrait commencer par sélectionner un composé parmi la quantité énorme de composés inclus dans la formule (I).

 

[126]       M. Dordick a indiqué dans son affidavit que la [traduction] « dissimulation de l’identité du composé testé est tout à fait stupéfiante », et qu’une telle action empêche la réalisation d’un examen efficace par les pairs et n’est pas bien considérée dans la communauté scientifique (affidavit de M. Dordick, au paragraphe 30).

 

c)         Preuve qu’un expert serait capable de sélectionner le sildénafil parmi l’ensemble des composés du brevet

 

[127]       Pfizer affirme que, pour faire les déclarations susmentionnées, on a demandé aux experts de ne mentionner que l’exposé de l’invention, et non les revendications. Les experts de Pfizer ont témoigné que la personne versée dans l’art qui lirait la revendication pertinente saurait comment sélectionner le sildénafil. Pfizer affirme tout d’abord que les revendications subséquentes du brevet 446 ont pour effet de limiter considérablement le nombre de composés qui pourraient éventuellement correspondre au composé testé.

 

[128]       Le professeur Jeremy Heaton, témoin expert de Pfizer, a pour sa part affirmé qu’il suffirait, pour la personne versée dans l’art, de consulter les « composés particulièrement privilégiés » mentionnés dans l’exposé de l’invention, étant donné que celui-ci précisait que le composé testé faisait partie des neuf composés en question (affidavit du professeur Heaton, au paragraphe 69). Le Dr Brock déclare dans son affidavit qu’en lisant les revendications, la personne versée dans l’art constaterait que seulement deux des composés du groupe des composés privilégiés font l’objet d’une revendication individuelle et qu’elle serait en mesure de concentrer son analyse sur ces seuls composés (affidavit du Dr Brock, au paragraphe 220) :

[traduction]   […] De plus, dans les revendications, seulement deux des composés du groupe des composés privilégiés ont été retenus en vue d’une revendication individuelle. Le sildénafil est un de ces deux composés. Il est revendiqué dans la revendication 7. La personne versée dans l’art comprendrait que le sildénafil constitue l’un de deux composés que les inventeurs percevaient comme étant les plus importants pour le traitement de la dysfonction érectile.

 

 

6.         Interprétation du mémoire descriptif

[129]       Pour décider si le brevet 446 décrit suffisamment l’invention, le mémoire descriptif doit être interprété comme s’il s’adressait à la personne versée dans l’art. Le mémoire descriptif comprend l’exposé de l’invention et toutes les revendications. La Cour doit interpréter le brevet pour déterminer si le mémoire descriptif est suffisant pour permettre à la personne versée dans l’art de comprendre et de réaliser l’invention à la date à laquelle brevet est rendu public (Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555, le juge Pigeon, aux pages 4, 5 et 7, et Hughes & Woodley on Patents, précité, paragraphe 25(3), aux pages 304 et 305).

 

[130]       Novopharm allègue que le brevet ne décrit pas suffisamment l’invention parce que la personne versée dans l’art ne pourrait pas déterminer, en prenant connaissance des sept revendications portant sur des composés, lequel de ces composés est censé permettre de réaliser l’invention. Pfizer fait valoir que la seule revendication pertinente est la revendication 7, qui ne vise qu’un seul composé, le sildénafil. Le lecteur versé dans l’art saurait donc, en lisant la revendication 7, que le sildénafil constitue l’invention.

 

[131]       Selon la loi, chacune des revendications correspond à un monopole distinct et chacune des revendications doit être considérée séparément par rapport à l’exposé de l’invention. À titre subsidiaire, comme nous l’avons déjà signalé, le Dr Brock, qui a témoigné comme expert pour Pfizer, soutient que le lecteur versé dans l’art comprendrait que la revendication 7 et le sildénafil correspondent à l’invention revendiquée. Le Dr Brock déclare :

[traduction] […] dans les revendications, seulement deux des composés du groupe des composés privilégiés ont été retenus en vue d’une revendication individuelle. Le sildénafil est un de ces deux composés, et il est revendiqué dans la revendication 7. La personne versée dans l’art comprendrait que le sildénafil constitue l’un de deux composés que les inventeurs percevaient comme étant les plus importants pour le traitement de la dysfonction érectile. Elle choisirait ces composés et aurait les moyens de le faire.

 

Importance et valeur du brevet 446

[132]       Je ne puis faire abstraction de la jurisprudence qui tolère la revendication de catégories de composés et de composés individuels de ces catégories en tant que monopoles distincts. Cette jurisprudence limite l’interprétation à la revendication portant sur le composé individuel qui vise le produit commercial pertinent. On ne m’a cité aucune décision, et je ne puis en trouver aucune, qui porte sur la question de l’exhaustivité dans le cas d’un brevet qui comporte un grand nombre de revendications sans divulguer la revendication qui est censée permettre de réaliser l’invention qui correspond au produit commercial en question. Bien que, dans l’arrêt Ranbaxy, précité, elle ait procédé à un examen complet des règles de droit applicables à l’exhaustivité de l’exposé, la Cour d’appel fédérale n’a pas traité de cet aspect de la question.

 

[133]       On ne devrait pas nier l’importance et la valeur du présent brevet en accueillant une telle objection treize ans après que le brevet a été rendu public aux fins d’inspection parce qu’il n’a pas été exprimé assez clairement pour l’hypothétique lecteur versé dans l’art que le sildénafil est le composé actif qui permet de réaliser l’invention. La crédibilité de cette allégation est affaiblie en raison du fait qu’elle n’a été soulevée qu’en 2007, soit treize ans après que le brevet a été rendu public aux fins d’inspection.

 

[134]       Qui plus est, si je rejetais la présente demande d’ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité pour une version générique du Viagra, tout appel deviendrait sans objet puisque l’avis de conformité aurait déjà été délivré.

 

8.         Observations incidentes

[135]       Je préfère exprimer dans des observations incidentes mon malaise en ce qui concerne la jurisprudence existante qui tolère une description de brevet sous forme d’une cascade de revendications pour des groupes de composés, ce qui oblige le lecteur versé dans l’art à entreprendre un projet de recherche mineur pour déterminer quelle revendication constitue la véritable invention. À mes yeux, l’exposé de l’invention joue au plus fin avec le lecteur. Pourquoi n’a‑t‑on pas simplement indiqué que le composé dans la revendication 7 était le sildénafil? Le brevet joue « à la cachette » avec le lecteur. On s’attend à ce que le lecteur trouve « l’aiguille dans la botte de foin » ou « l’arbre dans la forêt ». Il faut se rappeler que la revendication 1 concerne une gamme de composés au nombre de 260 trillions.

 

[136]       En cachant à la population l’identité du seul composé testé et trouvé efficace, le sildénafil, le brevet ne décrit pas entièrement l’invention. De toute évidence, Pfizer a décidé consciemment de ne pas divulguer l’identité du seul composé trouvé efficace et a laissé le lecteur versé dans l’art se perdre en conjectures. Cette pratique est contraire à l’exigence réglementaire de divulguer entièrement l’invention.

 

[137]       Les demanderesses mettent la « charrue devant les bœufs ». Elles soutiennent que seule la revendication 7 est pertinente parce que Novopharm veut introduire une version générique du sildénafil. Mais le sildénafil est « la charrue ». Il est impossible de comprendre en lisant le brevet que le sildénafil (la charrue) est l’invention qui fonctionne, sans chercher si les autres composés identifiés dans les autres revendications sont inefficaces.

 

[138]       Par ailleurs, il est consolant de voir que, dans l’exposé de l’invention, il est dit qu’« un des composés particulièrement privilégiés provoque une érection pénienne chez des hommes impuissants ». Puis à la revendication 6 et à la revendication 7 seulement, des produits individuels sont décrits, et le témoin expert, le Dr Brock, a déclaré que le lecteur versé dans l’art saurait que le composé efficace doit être l’un de ces deux composés. Ensuite, le lecteur versé dans l’art effectuerait des tests sur ces deux composés pour déterminer lequel des deux a été efficace.

 

[139]       De plus, compte tenu de la jurisprudence, la revendication pertinente est bel et bien la revendication 7 et la revendication 7 désigne effectivement le sildénafil comme composé entrant dans la fabrication de l’invention.

 

9.         Conclusions de la Cour au sujet de l’exhaustivité de l’exposé de l’invention

[140]       Novopharm allègue que le brevet 446 de Pfizer sur le Viagra est invalide pour cause d’insuffisance de l’exposé de l’invention selon le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets. Dans l’arrêt Ranbaxy, précité, faisant siens les propos de Hughes & Woodley à ce sujet, la Cour d’appel fédérale a expliqué qu’une contestation reposant sur une allégation d’insuffisance ne devrait pas servir à repousser un brevet pour une invention méritoire, à moins que le lecteur versé dans l’art ne soit pas en mesure de savoir en quoi consiste l’invention et comment elle fonctionne.

 

[141]       Premièrement, le brevet 446 comprend parmi ses revendications une invention méritoire, ce que les tests ont permis d’établir. Le brevet comprend des revendications qui visent un médicament qui a connu un succès commercial et qui est connu dans le public sous le nom de Viagra.

 

[142]       Deuxièmement, le brevet a été rendu public au Canada le 22 décembre 1994, soit la date à retenir pour répondre à la question de savoir si le lecteur versé dans l’art disposerait de suffisamment de renseignements, à la lecture du brevet, pour répondre aux deux questions susmentionnées. L’allégation d’insuffisance de Novopharm intervient en 1997, soit treize ans après que le brevet a été rendu public, onze ans après que Pfizer a publiquement désigné le sildénafil comme ingrédient actif du médicament et neuf ans après que le Viagra a été lancé sur le marché (aux États-Unis) et qu’il est devenu disponible pour analyse.

 

[143]       Troisièmement, le fait que ce brevet n’a été contesté pour insuffisance de l’exposé de l’invention qu’en 2007 nous amène à nous interroger sur la raison pour laquelle on ne l’a pas fait plus tôt. Le brevet aurait certainement été attaqué sur ce fondement avant 2007 s’il y avait eu la moindre chance que cette attaque réussisse. De plus, une telle attaque n’a pas été portée devant la Cour fédérale du Canada, la Cour d’appel fédérale ou les tribunaux anglais dans le cadre d’autres poursuites en justice visant à faire invalider le même brevet portant sur le Viagra.

 

[144]       Quatrièmement, le lecteur versé dans l’art sait depuis des années que le sildénafil est l’ingrédient actif de l’invention et qu’il sera en mesure de réaliser l’invention à l’expiration du brevet en 2014.

 

[145]       Cinquièmement, la jurisprudence sur l’exhaustivité de l’exposé de l’invention tolère que l’on revendique une catégorie de composés et de composés individuels dans un même brevet et ne tient compte que de la revendication pertinente lorsqu’il s’agit de décider si le brevet décrit clairement le brevet et son mode de fonctionnement.

 

[146]       Sixièmement, en tout état de cause, il est bel et bien précisé dans l’exposé de l’invention du brevet 446 qu’on a constaté qu’« un des composés spécialement privilégiés » fonctionne. Or, ce groupe de composés ne compte que neuf composés. Le lecteur versé dans l’art constaterait donc que les revendications 6 et 7 décrivent chacune un seul composé. Le témoin expert, le Dr Brock a d’ailleurs déclaré que le lecteur versé dans l’art saurait que l’un de ces deux composés individuels correspond à l’invention qui fonctionne. Le lecteur versé dans l’art procéderait ensuite à des tests sur ces deux composés pour déterminer lequel fonctionne. En l’espèce, la revendication 7 est celle qui vise le composé qui fonctionne et la revendication 7 décrit clairement et de façon suffisante le sildénafil.

 

[147]       En conséquence, Pfizer a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation d’invalidité fondée sur l’insuffisance de l’exposé de l’invention n’est pas justifiée.

 

10.       Appel pour le cas où la Cour aurait tort

[148]       Bien que j’aie conclu, dans mes observations incidentes, que l’interprétation et le libellé du brevet sont déroutants pour le lecteur et qu’ils ne décrivent pas simplement et clairement la véritable invention à l’intention du lecteur versé dans l’art, je me rallie à la jurisprudence et conclus que la revendication 7 vise un monopole distinct et que la Cour ne peut faire porter son interprétation que sur la seule revendication 7 et sur l’exposé de l’invention pour décider si le brevet décrit suffisamment l’invention et son mode de fonctionnement. Si j’ai tort en interprétant ou en suivant ainsi cette jurisprudence, j’invite la juridiction d’appel compétente à me corriger en appel.

 

CONCLUSION

[149]       La Cour conclut que les demanderesses se sont acquittées du fardeau de persuasion qui leur incombait de prouver la validité du brevet 446 et qu’elles ont démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations de Novopharm suivant lesquelles le brevet 446 de Pfizer est invalide pour cause d’évidence, d’absence d’utilité et d’insuffisance de l’exposé de l’invention ne sont pas justifiées. La Cour interdira donc au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à la défenderesse Novopharm tant que le brevet ne sera pas expiré.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         La présente demande est accueillie et il est interdit au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Novopharm pour une version générique du Viagra tant que le brevet 446 de Pfizer ne sera pas expiré, en 2014;

2.         Les demanderesses ont droit à leurs dépens calculés suivant l’échelle intermédiaire du tarif.

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 




ANNEXE A

 

 










ANNEXE « B »


Liste des témoins

 

Témoins de Pfizer

 

1.             M. Peter Ellis – un des inventeurs nommés dans le brevet 446; un pharmacologue; son poste actuel à Pfizer est celui de directeur exécutif et chef d’équipe pour le développement de traitements génito‑urinaires.

 

2.             Dr Gerald B. Brock – urologue et chirurgien; professeur de chirurgie à la Faculté de médecine, Division de l’urologie de l’Université Western Ontario à London; a effectué des recherches en neuro‑urologie sous la direction du Dr Thom Lue, éminent chercheur sur la dysfonction érectile; ses recherches étaient centrées sur les causes et les traitements de la dysfonction érectile; a étudié la voie non adrénergique non cholinergique (NANC) ainsi que la neuro‑régulation des érections chez les rats et les chiens; a participé à des essais cliniques du sildénafil, du tadalafil et du vardénafil.

 

3.             Dr George J. Christ – professeur d’urologie, de physiologie et pharmacologie, et de médecine régénérative au Wake Forest Institute for Regenerative Medicine en Caroline du Nord; professeur affilié à la Virginia Tech‑Wake Forest University School of Biomedical Engineering and Sciences; a une expertise dans la physiologie des muscles lisses; a fait des recherches en urologie et sur la musculature lisse du pénis, axées en particulier sur la dysfonction érectile.

 

4.             M. Jeremy P.W. Heaton – médecin spécialiste en neurologie; professeur d’urologie, de pharmacologie et de toxicologie à l’Université Queen’s de Kingston (Ontario), jusqu’en 2006; a une grande expérience en recherche sur l’impuissance et les dysfonctions sexuelles, notamment dans l’étude de la physiologie des érections, de la dysfonction érectile et de la pharmacologie des médicaments contre la dysfonction érectile; a étudié la voie NO/GMPc pour l’érection pénienne à la fin des années 80; a commencé à s’intéresser à la stimulation neuronale de la voie NANC pour la DE en 1990.

 

5.             M. Frank Burslem – directeur principal, Biologie de découverte, Division mondiale de la recherche et du développement de Pfizer; a fait des recherches en biochimie au sein du groupe Biologie cardiovasculaire (faisant partie du groupe Biologie de découverte) à Pfizer de 1987 à 1992; était responsable des tests biologiques des médicaments candidats potentiels, y compris le sildénafil.

 

6.             Mme Sharon Francis – professeure de recherche au Department of Molecular Physiology and Biophysics à la Vanderbilt University School of Medicine (Nashville); experte dans les PDE, avec un accent en particulier sur la PDE5; possède de vastes connaissances et une grande expérience dans les domaines de la physiologie cellulaire, de l’enzymologie et de la signalisation cellulaire.

 

Témoins de Novopharm

 

1.             M. Donald Maurice – professeur de pharmacologie et de toxicologie, de pathologie et de médecine moléculaire à l’Université Queen’s à Kingston (Ontario); pharmacologue; fait des recherches sur les PDE; a fourni des services d’expert‑conseil à Bayer‑AG pour la mise au point d’un inhibiteur de la PDE5 pour le traitement de la dysfonction érectile chez les hommes; ses recherches à l’Université Queen’s portent sur les rôles des PDE dans le système cardiovasculaire.

 

2.             Dr Iñigo Saenz de Tejada, M.D. – directeur de l’Institut de médecine sexuelle et président de la Fondation pour la recherche et le développement en andrologie, à Madrid, Espagne; a commencé à étudier l’impuissance en 1982 à l’Université de Boston; est membre de diverses associations professionnelles de spécialistes dans les domaines de l’impuissance, de l’andrologie, de la médecine sexuelle et de l’urologie; ses recherches portent sur la dysfonction érectile, l’érection pénienne, les dysfonctions sexuelles, les composés pharmaceutiques qui influent sur la dysfonction érectile (notamment le sildénafil, le vardénafil et le tadalafil).

 

3.             M. Jonathan Dordick – professeur au Department of Chemical Biological Engineering et au Department of Biology du Rensselaer Polytechnic Institute à Troy, New York; a une expertise en enzymologie, dans les interactions protéine‑protéine et protéine‑ligand, en chimie des produits de biosynthèse, en chimie des produits médicinaux et naturels et en bio‑ingénierie; ses recherches portent entre autres sur la découverte des médicaments, la biocatalyse, les formulations de produits biologiques actifs et stables, les architectures nanométriques à base de protéines et d’ADN, l’ingénierie des voies métaboliques et la synthèse et la caractérisation des biopolymères.

 

4.             Mme Margaret Bush – auteure de la « thèse de Bush »; a terminé un doctorat en pharmacologie à l’UCLA en 1993; au début des années 90, a fait des recherches sur le rôle du monoxyde d’azote et de la GMP cyclique dans le relâchement des muscles lisses du corps caverneux, sous la direction de Louis Ignarro.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-1566-07

 

INTITULÉ :                                                   PFIZER CANADA INC. et autres c. NOVOPHARM LIMITED et autre

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario) et Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                         Les 28, 29 et 30 avril 2009 (Toronto) et le 5 mai 2009 (Ottawa)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 18 juin 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Shaughnessy,

Andrew Bernstein, Vincent de Grandpré et Sandra Perri

 

POUR LES DEMANDERESSES

David Aitken

et Marcus Klee

POUR LA DÉFENDERESSE

(NOVOPHARM LTD.)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Andrew Shaughnessy,

Andrew Bernstein, Vincent de Grandpré et Sandra Perri

Torys, s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

 

David Aitken

Marcus Klee

Osler, Hoskin & Harcourt, s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(NOVOPHARM LTD.)

 

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

(MINISTRE DE LA SANTÉ)

 

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