Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Federal Court

 

Cour fédérale


Date : 20090409

Dossier : T‑1674‑07

Référence : 2009 CF 367

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2009

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

GEORGE VILVEN

demandeur

et

 

AIR CANADA,

L’ASSOCIATION DES PILOTES D’AIR CANADA et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défenderesses

 

 

 

Dossier : T‑1678‑07

 

ET ENTRE :

 

ROBERT NEIL KELLY

 

demandeur

et

 

 

AIR CANADA,

L’ASSOCIATION DES PILOTES D’AIR CANADA et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

défenderesses

 

Dossier : T‑1680‑07

 

 

 

ET ENTRE :

 

 

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

demanderesse

 

et

 

 

GEORGE VILVEN

ROBERT NEIL KELLY

AIR CANADA

L’ASSOCIATION DES PILOTES D’AIR CANADA

 

défendeurs

 

 

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES

PARAGR.

I.             Introduction............................................................................................................... 1

II.            Le contexte des plaintes........................................................................................... 11

i)             La retraite obligatoire à Air Canada........................................................... 11

ii)            La plainte de George Vilven...................................................................... 13

iii)            La plainte de Robert Neil Kelly................................................................. 19

 

III.          Les plaintes relatives aux droits de la personne......................................................... 24

IV.          La procédure engagée devant le Tribunal canadien des droits de la personne............. 28

V.           Les questions en litige.............................................................................................. 58

VI.          La norme de contrôle applicable.............................................................................. 60

VII.         Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en définissant l’« âge de la retraite en vigueur » pour les employés occupant un emploi semblable à ceux qu’exerçaient

               MM. Vilven et Kelly?.............................................................................................. 75

 

i)       La Loi canadienne sur les droits de la personne........................................... 76

 

ii)      La partie à laquelle incombe le fardeau de la preuve en rapport

         avec l’alinéa 15(1)c) de la LCDP.................................................................... 84

 

iii)      La description des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly

         ainsi que le choix du groupe de comparaison................................................... 87

 

iv)     Doit‑il y avoir une règle impérative pour qu’il existe un

         « âge normal de la retraite »?......................................................................... 128

 

v)      Existait‑il un « âge de la retraite en vigueur » pour les pilotes

         de ligne canadiens?....................................................................................... 165

 

vi)     La conclusion concernant la disponibilité du moyen de défense de

         « l’âge de la retraite en vigueur »................................................................... 175

 

VIII.        L’alinéa 15(1)c) de la LCDP viole‑t‑il le paragraphe 15(1) de la Charte?................ 184

i)       La jurisprudence de la Cour suprême du Canada

         au sujet de la retraite obligatoire.................................................................... 190

 

ii)      L’arrêt rendu dans l’affaire Law c. Canada.................................................. 200

 

iii)      La décision du Tribunal sur la question de la Charte....................................... 204

 

iv)     L’arrêt Kapp de la Cour suprême................................................................. 228

 

v)      Analyse........................................................................................................ 242

 

a)            L’objet de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP....................................... 243

 

b)            L’alinéa 15(1)c) of la LCDP crée‑t‑il une distinction fondée sur un motif énuméré?   249

 

c)            La distinction fondée sur l’âge qui figure à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP crée‑t‑elle un désavantage en perpétuant un préjugé ou l’application de stéréotypes?      262

 

i)... Un désavantage préexistant dont l’individu ou le groupe a été victime   265

 

ii).. Le degré de correspondance entre la disposition législative contestée et les besoins, les circonstances et les capacités réels de l’individu ou du groupe 279

 

iii).. La disposition législative comporte‑t‑elle un objet ou un effet d’amélioration?     283

 

iv). La nature et l’étendue du droit touché.................................... 291

 

v).. Autres observations.............................................................. 303

 

d)            La conclusion concernant la question relative au paragraphe 15(1)

               de la Charte................................................................................ 334

 

IX.          La décision............................................................................................................ 340

X.           Les dépens............................................................................................................ 342


I.            Introduction

[1]               L’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi ou la LCDP) est une disposition qu’il est inusité de trouver dans une loi relative aux droits de la personne, en ce sens qu’il permet aux employeurs d’agir de façon discriminatoire contre leurs employés du fait de leur âge, tant que cette discrimination est répandue au sein d’une industrie particulière.

 

[2]               George Vilven et Robert Kelly ont tous deux été contraints de quitter leur poste de pilote auprès d’Air Canada quand ils ont atteint l’âge de 60 ans, conformément aux dispositions en matière de retraite obligatoire que renferme la convention collective conclue entre leur syndicat et le transporteur aérien.

 

[3]               Les plaintes relatives aux droits de la personne de MM. Vilven et Kelly ont été rejetées par le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal), qui a conclu que 60 ans était l’« âge de la retraite en vigueur » pour le genre d’emploi qu’ils occupaient au moment de prendre leur retraite, aux termes de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6. De ce fait, la cessation de leur emploi n’équivalait pas à un acte discriminatoire au sens de la Loi.

 

[4]               Le Tribunal a également conclu que l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne violait pas le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11.

 

[5]               M. Vilven, M. Kelly et la Commission canadienne des droits de la personne ont tous trois présenté une demande de contrôle judiciaire concernant la décision du Tribunal. Les trois contestent la conclusion du Tribunal selon laquelle 60 ans est l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi qu’occupaient MM. Vilven et Kelly au moment de prendre leur retraite d’Air Canada. MM. Vilven et Kelly contestent également la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne dans leurs demandes, ce que la Commission n’a pas fait.

 

[6]               Les trois demandes de contrôle judiciaire ont été entendues ensemble, et les présents motifs se rapportent aux trois affaires, sous réserve que l’analyse que fait la Cour de la Charte ne s’applique pas à la demande de contrôle judiciaire de la Commission (dossier T‑1680‑07).

 

[7]               Il convient également de noter au départ que, même si les demandeurs ont soulevé un certain nombre de questions dans leurs diverses demandes de contrôle judiciaire, aucune question relative à la sécurité des pilotes n’est en litige en l’instance. Les parties conviennent que ce n’est pas Air Canada qui détermine l’aptitude de chaque pilote à voler, mais Transports Canada, dans le cadre de son régime d’octroi de licences de pilote. Si, après une évaluation individualisée, Transports Canada estime qu’une personne n’est plus apte à piloter, cette personne‑là ne recevra pas de licence.

 

[8]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que, même si le Tribunal a commis quelques erreurs par rapport à son analyse de l’« âge de la retraite en vigueur », sa conclusion selon laquelle 60 ans est l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes exerçant un emploi semblable à celui qu’occupaient MM. Vilven et Kelly est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire de la Commission canadienne des droits de la personne sera donc rejetée.

 

[9]               Cependant, le Tribunal a commis une erreur dans son analyse relative à la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cette disposition législative viole le paragraphe 15(1) de la Charte, car elle prive les travailleurs de la même protection et du même bénéfice de la loi au‑delà de l’âge de la retraite en vigueur pour le même genre d’emploi. Ce faisant, l’alinéa 15(1)c) a pour effet de perpétuer les désavantages et les préjugés auxquels font collectivement face les travailleurs plus âgés en renforçant la perception selon laquelle ces personnes sont moins dignes et méritent moins d’être protégées par la loi.

 

[10]           En conséquence, les demandes de contrôle judiciaire de MM. Vilven et Kelly seront accueillies, la décision du Tribunal canadien des droits de la personne sera infirmée, dans la mesure où cette décision se rapporte à la question relative à la Charte, et l’affaire sera renvoyée au Tribunal pour plus ample examen, conformément aux présents motifs.

 

II.           Le contexte des plaintes

 

i)            La retraite obligatoire à Air Canada

 

[11]           Chez Air Canada, la mise à la retraite obligatoire des pilotes a vu le jour sous la forme d’une politique de la société. Depuis 1957, le régime de retraite de ce transporteur aérien prescrit que, pour les pilotes, 60 ans est l’âge obligatoire de la retraite. Depuis le début des années 1980, des dispositions prévoyant la retraite obligatoire à l’âge de 60 ans sont incluses dans la convention collective conclue entre Air Canada et le syndicat représentant ses pilotes. Depuis 1995, ces derniers sont représentés par l’Association des pilotes d’Air Canada (APAC).

 

[12]           Peu avant que le Tribunal entende les plaintes relatives aux droits de la personne de MM. Vilven et Kelly, l’APAC a tenu un référendum sur la question de la retraite obligatoire : 75 p. 100 de ses membres se sont prononcés en faveur du maintien de la retraite obligatoire pour les pilotes d’Air Canada.

 

ii)           La plainte de George Vilven

 

[13]           George Vilven a été embauché par Air Canada à titre de pilote stagiaire en mai 1986. Peu de temps après, il a rempli les conditions requises pour occuper un poste de second officier à bord du Boeing 727, et il a commencé à faire des vols à partir d’une base située à Winnipeg. Grâce à son ancienneté, M. Vilven a par la suite pu solliciter un poste de premier officier à bord du Boeing 727. Après avoir suivi la formation nécessaire, M. Vilven a accédé au poste de premier officier en janvier 1990.

 

[14]           Au cours des années qui ont suivi, M. Vilven a déménagé à Toronto et il a plus tard pu se prévaloir de son ancienneté pour déplacer son lieu de base de Toronto à Vancouver. Il a pu aussi solliciter une succession de postes de statut supérieur et mieux rémunérés à titre de premier officier à bord d’aéronefs de plus en plus gros. Dans le cadre du dernier poste qu’il a occupé chez Air Canada, M. Vilven pilotait, à titre de premier officier, un Airbus 340.

 

[15]           M. Vilven a atteint l’âge de 60 ans le 30 août 2003. Conformément aux dispositions en matière de retraite obligatoire de la convention collective, il a dû prendre sa retraite le premier jour du mois suivant son 60e anniversaire, soit le 1er septembre 2003.

 

[16]           Rien ne laisse croire que M. Vilven avait des problèmes de rendement au travail ou de santé. En fait, il n’est pas contesté que le seul motif de la cessation de son emploi auprès d’Air Canada a été l’application des dispositions en matière de retraite obligatoire de la convention collective conclue entre Air Canada et l’APAC.

 

[17]           Compte tenu de ses années de service auprès d’Air Canada, de pair avec ses années de service militaire antérieures à son embauche, M. Vilven a reçu des prestations de retraite de 6 094,04 $ par mois jusqu’à l’âge de 65 ans, et il touchera ensuite, jusqu’à son décès, la somme de 5 534,33 $ par mois.

 

[18]           Après avoir quitté l’emploi qu’il occupait chez Air Canada, M. Vilven a pu poursuivre sa carrière dans le domaine de l’aviation. Il a travaillé comme pilote chez Flair Airlines d’avril 2005 à mai 2006, date à laquelle il a cessé de piloter afin de se préparer à l’audience tenue devant le Tribunal canadien des droits de la personne. À l’époque où cette audience a eu lieu, M. Vilven était toujours détenteur d’une licence canadienne de pilote de ligne.

 

iii)          La plainte de Robert Neil Kelly

 

[19]           Robert Neil Kelly a été embauché par Air Canada à titre de second officier de DC‑8 en septembre 1972. En se prévalant de son ancienneté, il a pu accéder au poste de capitaine en 1992, et il a piloté divers types d’appareil à titre de commandant de bord. À l’époque où il a pris sa retraite d’Air Canada, M. Kelly pilotait un Airbus 340 à titre de capitaine et de pilote‑commandant de bord.

 

[20]           Il ne faut pas confondre le titre de « pilote‑commandant de bord » avec celui de « capitaine ». Chez Air Canada, les postes de pilote comprennent ceux de capitaine, de premier officier et de pilote de relève. Les « normes internationales sur les licences du personnel » qui sont promulguées par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) - l’organisation des Nations Unies qui est chargée de promouvoir la sécurité dans le domaine de l’aviation civile - exigent qu’à chaque vol un pilote soit désigné comme pilote‑commandant de bord : voir l’annexe 1 de la Convention relative à l’aviation civile internationale, intitulée : Normes et pratiques recommandées internationales – Licences du personnel (Montréal : OACI, 2006). Le capitaine d’un aéronef est en général le pilote‑commandant de bord, mais ce n’est pas nécessairement le cas.

 

[21]           M. Kelly a atteint l’âge de 60 ans le 30 avril 2005. Conformément aux dispositions en matière de retraite obligatoire de la convention collective, il a dû prendre sa retraite d’Air Canada le 1er mai 2005. À l’instar de M. Vilven, la capacité de M. Kelly à exercer en toute sécurité son métier de pilote ne posait aucun problème, et les parties s’accordent pour dire que la seule raison pour laquelle M. Kelly a cessé de travailler pour Air Canada est l’application des dispositions en matière de retraite obligatoire figurant dans la convention collective en vigueur.

 

[22]           Conformément à l’option de retraite qu’il a choisie, M. Kelly touchera des prestations de retraite de 10 233,96 $ par mois jusqu’à l’âge de 65 ans et, par la suite, jusqu’à son décès, la somme de 9 477,56 $ par mois.

 

[23]           Tout comme M. Vilven, M. Kelly a pu continuer de piloter après son départ d’Air Canada. Il a d’abord travaillé à forfait comme premier officier auprès de Skyservice Airlines, où il a piloté des Boeing 757 et 767. À l’époque de l’audience du Tribunal, M. Kelly détenait toujours une licence canadienne de pilote de ligne valide et il travaillait à forfait pour Skyservice à titre de capitaine et de pilote‑commandant de bord de Boeing 757 sur divers itinéraires, dont des itinéraires internationaux.

 

III.         Les plaintes relatives aux droits de la personne

 

[24]           C’est en août 2004 que M. Vilven a déposé sa plainte contre Air Canada auprès de la Commission canadienne des droits de la personne. Il prétendait qu’en l’obligeant à prendre sa retraite à l’âge de 60 ans, Air Canada violait les articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Une copie des dispositions législatives applicables est annexée aux présents motifs.

 

[25]           Par contraste, la plainte relative aux droits de la personne de M. Kelly visait à la fois Air Canada et l’APAC, et elle a été déposée auprès de la Commission le 31 mars 2006. Sa plainte alléguait une discrimination fondée sur l’âge, ce qui est contraire aux dispositions des articles 7, 9 et 10 de la Loi.

 

[26]           Les deux plaintes ont été renvoyées par la Commission au Tribunal canadien des droits de la personne, et les deux affaires ont été entendues ensemble dans le cadre d’une même audience.

 

[27]           Lors des observations orales des parties, on m’a informé que le Tribunal est actuellement saisi de quelque 58 autres plaintes relatives aux droits de la personne de la part d’anciens pilotes d’Air Canada. Les audiences relatives à ces plaintes sont de toute évidence en suspens, en attendant que la Cour se prononce sur la présente affaire.

 

IV.         La procédure engagée devant le Tribunal canadien des droits de la personne

 

[28]           L’audition des plaintes de MM. Vilven et Kelly a duré environ 11 jours, devant une formation, composée de trois personnes, du Tribunal canadien des droits de la personne. Les deux plaintes ont été regroupées et l’APAC s’est vue accorder le statut de « partie intéressée » devant le Tribunal par rapport à la plainte de M. Vilven. Le Tribunal a également accordé ce statut à la « Fly Past 60 Coalition », un groupe formé de pilotes actuels ou d’anciens pilotes d’Air Canada qui se sont regroupés dans le but de faire abolir l’âge obligatoire de la retraite chez Air Canada.

 

[29]            Avant l’audience du Tribunal, la Fly Past 60 Coalition a déposé un avis de question constitutionnelle contestant la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, au motif que cette disposition violait le paragraphe 15(1) de la Charte. Aux termes de l’alinéa 15(1)c) de la Loi, ne constitue pas un acte discriminatoire le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne « en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi ».

 

[30]           Comme il a été mentionné précédemment, le Tribunal canadien des droits de la personne a rejeté les plaintes de M. Vilven et de M. Kelly, concluant que 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour les personnes occupant le genre d’emploi qu’exerçaient les plaignants à l’époque en cause. Il a également conclu que l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne contrevenait pas au paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[31]           En concluant que 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi qu’occupaient MM. Vilven et Kelly, le Tribunal a tout d’abord fait remarquer que, pour les pilotes de ligne, le Canada n’a pas fixé d’âge maximal pour l’obtention d’une licence. Pour obtenir leur licence, les pilotes doivent réussir un examen médical approuvé par Transports Canada. Les pilotes âgés de moins de 40 ans doivent subir un examen médical une fois par année, tandis que ceux qui ont plus de 40 ans doivent en subir un deux fois par année.

 

[32]           Le Tribunal a ensuite examiné à qui incombait le fardeau de la preuve par rapport à l’alinéa 15(1)c) de la Loi. C’est‑à‑dire qu’il s’est demandé s’il appartenait aux plaignants de faire la preuve qu’ils n’avaient pas atteint l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi qu’ils occupaient, ou s’il revenait à Air Canada et à l’APAC de prouver que 60 ans était effectivement l’âge de la retraite pour l’application de la disposition législative. Le Tribunal a conclu que c’était à Air Canada et à l’APAC d’établir que 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi.

 

[33]           Pour arriver à cette conclusion, le Tribunal a pris en considération l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson‑Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, où la Cour suprême du Canada a décrété qu’il incombait au plaignant d’établir une preuve prima facie de discrimination.

 

[34]           Selon la Cour suprême, une preuve prima facie de discrimination est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur du plaignant, en l’absence de réplique raisonnable de la part de l’intimé. Une fois que la preuve prima facie de discrimination a été établie par un plaignant, c’est alors à l’intimé qu’il incombe de fournir une explication raisonnable.

 

[35]           Comme l’a signalé le Tribunal, c’est habituellement l’intimé qui a en main les informations nécessaires pour répliquer à la preuve prima facie. En fait, en l’espèce, M. Vilven a fait état des difficultés considérables auxquelles il s’était heurté en essayant d’obtenir des informations sur les politiques en matière d’âge de la retraite et de retraite obligatoire qu’appliquent d’autres transporteurs aériens au Canada et ailleurs dans le monde. Par contraste, avec un peu d’efforts, Air Canada est parvenue à obtenir une quantité considérable d’informations sur les politiques de retraite et les âges de la retraite qu’appliquent des transporteurs aériens du monde entier.

 

[36]           En ce qui concerne la nature réparatrice de la loi, le Tribunal s’est dit persuadé que la meilleure façon d’atteindre les objectifs de la Loi canadienne sur les droits de la personne était d’imposer aux employeurs le fardeau d’établir que leurs employés avaient été mis à la retraite conformément à l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi que ces derniers occupaient.

 

[37]           Étant donné qu’il n’y avait aucun doute que l’on avait mis fin à l’emploi de MM. Vilven et Kelly parce qu’ils avaient atteint l’âge de 60 ans, le Tribunal s’est dit convaincu qu’une preuve prima facie de discrimination contraire aux dispositions de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne avait été établie dans chaque cas contre Air Canada.

 

[38]           Le Tribunal s’est dit également convaincu qu’une preuve prima facie de discrimination contraire à l’alinéa 10b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne avait été établie contre Air Canada et l’APAC. Selon cette disposition, il est discriminatoire pour une organisation patronale ou syndicale de conclure une entente qui, pour un motif de distinction illicite, est susceptible d’annihiler les chances d’emploi d’un individu. Au vu des dispositions en matière de retraite obligatoire de la convention collective conclue entre Air Canada et l’APAC, le Tribunal a conclu qu’il y avait eu également violation prima facie de cette disposition législative.

 

[39]           Le Tribunal a par ailleurs conclu que l’APAC avait souscrit à l’inclusion de la disposition relative à la retraite obligatoire dans la convention collective. Étant donné que, aux termes de l’article 9 de la Loi, il est discriminatoire pour une organisation syndicale d’agir d’une manière qui annihilerait les chances d’emploi d’un individu, le Tribunal a conclu qu’une preuve prima facie contre le syndicat avait elle aussi été établie par rapport à la plainte fondée sur l’article 9 que M. Kelly avait déposée.

 

[40]           Le Tribunal a donc conclu qu’il incombait, dans ce cas, à Air Canada et à l’APAC de faire la preuve que 60 ans était bel et bien l’âge de la retraite en vigueur pour des pilotes occupant un emploi semblable.

 

[41]           À cet égard, le Tribunal a fait remarquer que l’expression « âge de la retraite » à l’alinéa 15(1)c) est employée avec l’expression « en vigueur pour ce genre d’emploi », soit le genre d’emploi que détient l’auteur de la plainte. Cela a amené le Tribunal à se poser deux questions : premièrement, « [q]uel est le groupe de comparaison approprié pour ce qui est d’établir le genre d’emploi que détenaient les plaignants? » et, deuxièmement, « [q]uel est l’âge de la retraite? »

 

[42]           Pour ce qui est de la première question, le Tribunal a rejeté l’argument de l’APAC selon lequel il devrait limiter son examen aux personnes occupant un poste auprès de transporteurs aériens relevant de la compétence fédérale canadienne. Au dire du Tribunal, le fait d’employer les pilotes de ligne canadiens comme groupe de comparaison approprié aurait pour résultat que ce serait Air Canada qui fixerait la norme applicable dans l’industrie en raison de la position dominante qu’elle occupe dans l’industrie du transport aérien au Canada. Par ricochet, cela permettrait à Air Canada de décider en pratique de l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi par rapport à l’industrie aérienne au Canada.

 

[43]           De l’avis du Tribunal, pour choisir le groupe de comparaison approprié, la bonne solution consistait à déterminer les caractéristiques essentielles des postes en question. À cet égard, il a exprimé l’avis qu’il n’y avait pas lieu de faire une distinction entre les pilotes occupant un poste de capitaine et ceux qui occupaient un poste de premier officier. Tout en signalant que les capitaines exercent un contrôle ultime sur l’aéronef, ces deux postes, selon le Tribunal, étaient, sans cela, fort semblables.

 

[44]           S’appuyant sur la preuve de MM. Vilven et Kelly, le Tribunal a décidé que le groupe de comparaison approprié était les « pilotes qui effectuent des vols internationaux réguliers pour une importante entreprise de transport aérien international ».

 

[45]           Pour ce qui est de la détermination de l’âge de la retraite en vigueur, le Tribunal a tenu compte du libellé des versions anglaise et française de l’alinéa 15(1)c), dont le texte est le suivant :

15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

[…]

 

c) le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi […]

15. (1) It is not a discriminatory practice if

[…]

 

(c) an individual’s employment is terminated because that individual has reached the normal age of retirement for employees working in positions similar to the position of that individual […]

 

[46]           Le Tribunal a fait remarquer que, pour déterminer l’âge de la retraite en vigueur pour des emplois semblables au sein d’une industrie donnée, il était possible de recourir à une approche soit normative, soit empirique. À cet égard, il a conclu que la version française de l’alinéa 15(1)c) dénotait un recours à une approche normative, compte tenu du passage suivant : « en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi ». Selon le Tribunal, cette approche normative exige que l’on cherche une règle régissant l’âge maximal de la retraite dans l’industrie du transport aérien.

 

[47]           Le Tribunal a trouvé justement une telle règle dans les normes internationales sur les licences du personnel, prescrites par l’OACI. Selon les normes de l’OACI qui étaient en vigueur à l’époque de la mise à la retraite de MM. Vilven et Kelly, il était interdit aux États contractants (dont le Canada faisait partie) de permettre à quiconque d’agir comme pilote‑commandant d’un aéronef prenant part à des activités de transport aérien international si cette personne avait atteint son 60e anniversaire. L’OACI recommandait aussi, mais sans l’exiger, qu’il soit interdit aux personnes âgées de plus de 60 ans de travailler comme copilote dans le cadre d’activités de transport aérien international.

 

[48]           Ceci n’est pas pertinent à l’égard des plaintes dont il est question en l’espèce, mais il vaut la peine de signaler que depuis la mise à la retraite de MM. Vilven et Kelly, ces normes ont été modifiées pour permettre aux pilotes de continuer d’exercer leur métier dans l’espace aérien international à titre de pilotes‑commandants de bord jusqu’à l’âge de 65 ans. Les recommandations de l’OACI au sujet des copilotes font maintenant aussi état de 65 ans comme étant l’âge applicable.

 

[49]           De l’avis du Tribunal, les normes de l’OACI pouvaient être considérées comme une règle ou une norme au sens de l’alinéa 15(1)c), car elles régissaient le même groupe de grands transporteurs internationaux que le Tribunal avait choisis comme éléments de comparaison pour déterminer les « emplois semblables » à ceux qu’occupaient MM. Vilven et Kelly. À cet égard, le Tribunal n’a pas fait de distinction entre la règle impérative concernant les pilotes‑commandants de bord, et la pratique recommandée au sujet des copilotes.

 

[50]           Le Tribunal a également analysé quel serait le résultat si l’on recourait à l’approche empirique pour déterminer l’âge de la retraite. À ce sujet, il a examiné les preuves statistiques concernant l’âge de la retraite pour les pilotes de transporteurs aériens commerciaux, tant au Canada qu’ailleurs dans le monde. Il a conclu qu’aucun transporteur aérien canadien autre qu’Air Canada ne serait considéré comme une « importante entreprise de transport aérien international ». De ce fait, les preuves statistiques concernant l’âge de la retraite au sein de ces entreprises aériennes ne pouvaient pas être prises en considération pour déterminer quel était l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi qu’occupaient MM Vilven et Kelly.

 

[51]           Le Tribunal a conclu que l’on disposait de données complètes pour 10 grandes sociétés aériennes internationales, employant collectivement quelque 25 308 pilotes. Au cours de la période de 2003‑2005, 80 p. 100 des pilotes travaillant pour ces sociétés ont été obligés de prendre leur retraite à l’âge de 60 ans ou plus tôt. Ce fait a amené le Tribunal à conclure que 60 ans était l’âge de la retraite pour la majorité des emplois semblables à ceux qu’occupaient MM. Vilven et Kelly, et qu’il s’agissait donc de l’« âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[52]           Le Tribunal a ainsi conclu que la politique de retraite obligatoire d’Air Canada ne constituait pas un acte discriminatoire au sens de la Loi.

 

[53]           Le Tribunal a ensuite entrepris d’analyser si l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne violait le paragraphe 15(1) de la Charte, lequel dispose que « [l] la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur […] l’âge […] ».

 

[54]           Le Tribunal a débuté son analyse par un examen de deux arrêts de la Cour suprême du Canada : McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, et Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451. Il a signalé que, dans McKinney, la Cour suprême avait décidé qu’une disposition législative fort semblable à l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, soit l’alinéa 9a) du Code des droits de la personne de l’Ontario, violait le paragraphe 15(1) de la Charte, car elle privait les individus d’un bénéfice en vertu du Code pour un motif énuméré.

 

[55]           Le Tribunal a ensuite fait remarquer qu’à l’époque où l’arrêt McKinney avait été rendu, les questions relatives à la nature et à l’étendue des droits prévus au paragraphe 15(1) étaient examinées en fonction de l’article premier de la Charte. Citant deux arrêts rendus dans l’intervalle par la Cour suprême : Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, et Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, le Tribunal a conclu que le droit régissant l’analyse des plaintes de discrimination fondées sur l’article 15(1) de la Charte avait évolué depuis l’arrêt McKinney.

 

[56]           Après avoir examiné cette jurisprudence le Tribunal a indiqué que la question à laquelle il était nécessaire de répondre pour décider si l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne violait le paragraphe 15(1) de la Charte était la suivante : « si, à la suite de la distinction fondée sur l’âge prévu à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, il y a été porté atteinte à la dignité des plaignants ou s’ils ont été visés par un stéréotype négatif fondé sur leur âge ».

 

[57]           Le Tribunal a conclu que, même si l’alinéa 15(1)c) de la Loi privait MM. Vilven et Kelly de la chance de contester la politique de retraite obligatoire en vigueur dans leur lieu de travail, la perte de cette chance ne portait pas atteinte à leur dignité et ne faisait pas en sorte qu’ils n’étaient pas reconnus en tant que membres à part entière de la société. De ce fait, la contestation fondée sur la Charte a elle aussi été rejetée.

 

V.           Les questions en litige

 

[58]           Les présentes demandes de contrôle judiciaire soulèvent les questions suivantes :

1.         Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en définissant l’« âge de la retraite en vigueur » pour les employés occupant un emploi semblable à celui qu’exerçaient MM. Vilven et Kelly :

    1. en se méprenant sur les caractéristiques essentielles de leurs postes;
    2. en choisissant un groupe de comparaison non approprié?

 

2.         Doit‑il y avoir une règle impérative pour qu’il existe un « âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne?

 

3.         Y avait‑il un « âge de la retraite en vigueur » pour les pilotes occupant un emploi semblable à ceux qu’exerçaient MM. Vilven et Kelly à l’époque où ces derniers ont été obligés de prendre leur retraite d’Air Canada? Dans l’affirmative, quel était‑il?

 

4.         Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en concluant que l’alinéa 15(1)c) ne viole pas le paragraphe 15(1) de la Charte?

 

[59]           Avant d’entreprendre d’examiner chacune de ces questions, il incombe toutefois à la Cour de déterminer quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer par rapport à chacun des points en litige.

 

VI.         La norme de contrôle applicable

 

[60]           Les parties souscrivent aux normes de contrôle à appliquer à chacune des questions en litige dans cette affaire, sauf une.

 

[61]           La plupart des questions qui se rapportent à l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne mettent en cause l’application des dispositions de cet alinéa aux faits de la présente espèce. Cela étant, je suis d’accord avec les parties qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard de ces aspects de la décision du Tribunal, et qu’il convient d’examiner chacune de ces questions par rapport à la norme de la décision raisonnable (ou de la « raisonnabilité »).

 

[62]           Pour ce qui est de la conclusion du Tribunal selon laquelle l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne viole pas le paragraphe 15(1) de la Charte, les parties acceptent toutes qu’il convient de contrôler cet aspect de la décision du Tribunal en fonction de la norme de la décision correcte. Je suis d’accord. Les questions relatives à la Charte doivent être tranchées d’une manière conforme et appropriée : voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 58 et 163.

 

[63]           C’est par rapport à la norme de contrôle concernant la question de savoir s’il doit y avoir une règle impérative pour qu’il existe un « âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne que les parties ne s’entendent pas. La réponse à cette question comporte l’interprétation de la disposition législative, ainsi que le besoin possible de concilier les versions française et anglaise de la loi.

 

[64]           MM. Vilven et Kelly font valoir qu’étant donné qu’une question d’interprétation législative est en cause, les conclusions du Tribunal devraient être contrôlées par rapport à la norme de la décision correcte. Par contraste, la Commission canadienne des droits de la personne, Air Canada et l’APAC soutiennent toutes trois qu’étant donné que c’est la loi habilitante du Tribunal qui est en litige en l’espèce, il faudrait que l’interprétation que ce dernier a faite de la disposition législative soit contrôlée par rapport à la norme de la raisonnabilité.

 

[65]           Le Tribunal n’a rien fait pour concilier la version française et la version anglaise de l’alinéa 15(1)c) en l’espèce, pas plus qu’il n’a indiqué précisément ce qu’il fallait faire pour établir l’existence d’un « âge de la retraite en vigueur », et ce, qu’il s’agisse d’une règle impérative ou simplement d’une pratique ou d’une coutume dans l’industrie. Au lieu de cela, le Tribunal a examiné la preuve en recourant à la fois à l’approche normative qu’exige, au dire de MM. Vilven et Kelly, la version française de l’alinéa 15(1)c), et l’approche empirique que requiert, pourrait‑on soutenir, la version anglaise.

 

[66]           Comme je l’explique plus loin, je suis d’accord avec la Commission, Air Canada et l’APAC que, dans la mesure où l’on peut considérer que les motifs du Tribunal interprètent l’alinéa 15(1)c) de la Loi comme exigeant qu’il y ait, dans une industrie donnée, une règle impérative qui oblige à prendre la retraite à un âge précisé pour qu’un employeur puisse se prévaloir de la défense qu’envisage la disposition, cette interprétation du Tribunal a droit à une certaine retenue.

 

[67]           Citant des décisions antérieures comme Société Radio‑Canada. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157 et Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, la Cour suprême a fait remarquer, au paragraphe 54 de l’arrêt Dunsmuir, que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise ».

 

[68]           La Cour suprême a ensuite fait remarquer qu’il est nécessaire de tenir compte de la nature de la question de droit qui est en litige dans une affaire donnée pour déterminer s’il y a lieu de faire preuve de déférence envers le décideur. Quand la question de droit revêt « une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise » du tribunal en question, la norme de la décision correcte s’appliquera toujours. Cependant, une question de droit qui n’a pas cette importance peut justifier l’application de la norme de la raisonnabilité : voir Dunsmuir, au paragraphe 55. Voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 25.

 

[69]           Pour déterminer si la norme de la raisonnabilité doit s’appliquer à une question de droit dans une affaire particulière, la Cour suprême a déclaré qu’il convient d’examiner si le texte de loi comporte une clause privative. Comme la Cour l’a fait remarquer, une clause privative « traduit la volonté du législateur que la décision fasse l’objet de déférence » : Dunsmuir, au paragraphe 55.

 

[70]           La cour de révision devrait également examiner s’il existe « [u]n régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale » : Dunsmuir, au paragraphe 55.

 

[71]           La Loi canadienne sur les droits de la personne ne contient pas de clause privative, pas plus qu’elle n’offre un droit d’appel. Cependant, elle crée bel et bien un régime administratif distinct et spécialisé en vue d’examiner les plaintes de discrimination à l’échelon fédéral. Par ailleurs, le Tribunal canadien des droits de la personne – l’organe auquel le législateur confie le règlement de ces plaintes – est un tribunal spécialisé : LCDP, au paragraphe 48.1(2). En outre, le Tribunal est expressément habileté à trancher des questions de droit : LCDP, au paragraphe 50(2).

 

[72]           La question de droit qui est en litige en l’espèce ne revêt pas « une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise » du Tribunal canadien des droits de la personne. Elle a plutôt trait à l’interprétation correcte de la loi habilitante du Tribunal, et elle comporte une question qui relève directement du domaine d’expertise même du Tribunal.

 

[73]           À mon avis, ces facteurs, considérés ensemble, militent en faveur de la norme de la raisonnabilité. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême au paragraphe 56 de l’arrêt Dunsmuir : « Il n’y a rien d’incohérent dans le fait de trancher certaines questions de droit au regard du caractère raisonnable. Il s’agit simplement de confirmer ou non la décision en manifestant la déférence voulue à l’égard de l’arbitre, compte tenu des éléments indiqués. »

 

[74]           Lorsqu’elle contrôle une décision par rapport à la norme de la raisonnabilité, la Cour se doit de prendre en considération la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, de même que la question de savoir si la décision appartient aux issues possibles acceptables qui peuvent se justifier au regard des faits et du droit : voir Dunsmuir, au paragraphe 47.

 

VII.        Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en définissant l’« âge de la retraite en vigueur » pour les employés occupant un poste semblable à celui qu’exerçaient MM. Vilven et Kelly?

 

[75]           Pour situer dans leur juste contexte les questions soulevées par les parties par rapport à l’âge de la retraite, il est utile de commencer par déterminer l’objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de passer en revue les principes établis par la jurisprudence régissant l’interprétation des lois relatives aux droits de la personne.

 

i.             La Loi canadienne sur les droits de la personne

 

[76]           La Loi canadienne sur les droits de la personne est une loi de nature quasi constitutionnelle, qui a été adoptée pour donner effet à l’égalité, une valeur canadienne fondamentale qui, a‑t‑il été décrit, réside au cœur même d’une société libre et démocratique : voir Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, au paragraphe 97.

 

[77]           Comme il est indiqué à l’article 2 de la Loi, l’objet de cette dernière est de veiller à ce que tous les individus aient droit à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, le sexe et l’âge, entre autres facteurs.

 

[78]           La législation relative aux droits de la personne a été décrite comme « […] le dernier recours de la personne désavantagée et de la personne privée de ses droits de représentation » : voir l’arrêt Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321, au paragraphe 18. Dans ce contexte, la Cour suprême du Canada a mis en garde à maintes reprises contre les dangers d’une analyse stricte ou légaliste qui restreindrait ou contrarierait l’objet d’un tel document de nature quasi constitutionnelle : voir l’arrêt Mossop, au paragraphe 95.

 

[79]           En fait, la Cour suprême a fait remarquer à de nombreuses occasions qu’il convient d’interpréter les lois sur les droits de la personne d’une façon large, libérale et en fonction de leur objet, d’une manière qui concorde avec leurs objectifs prédominants, de façon à garantir que l’on atteint le mieux possible les objectifs réparateurs de ces lois : voir, par exemple, l’arrêt Mossop, au paragraphe 94. Voir aussi l’arrêt Insurance Corp. of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, l’arrêt O’Malley, précité, ainsi que l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114.

 

[80]           Cela signifie qu’un libellé ambigu doit être interprété d’une façon qui reflète le mieux les objectifs réparateurs de la loi. Il s’ensuit qu’une analyse grammaticale stricte peut se trouver subordonnée à l’objet réparateur de la loi : voir l’arrêt Nouveau‑Brunswick (Commission des droits de la personne) c. Potash Corporation of Saskatchewan Inc., 2008 CSC 45, au paragraphe 67.

 

[81]           C’est‑à‑dire qu’« il n’y a pas lieu de s’en rapporter uniquement à la méthode d’interprétation fondée sur l’analyse grammaticale, notamment en ce qui concerne l’interprétation de lois de nature constitutionnelle et quasi constitutionnelle » : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, au paragraphe 30, (citant les arrêts Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571 et O’Malley).

 

[82]           Cette approche interprétative n’autorise toutefois pas les interprétations qui ne cadrent pas avec le libellé de la loi : voir l’arrêt Potash Corporation, au paragraphe 19.

 

[83]           Enfin, même s’il convient en général d’interpréter de manière large les lois relatives aux droits de la personne, il n’en va pas de même des moyens de défense prévus dans la loi sur les droits de la personne en question, lesquels doivent être interprété de manière stricte : voir Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279.

 

ii.            La partie à laquelle incombe le fardeau de la preuve par rapport à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP

 

[84]           Ni Air Canada ni l’APAC ne contestent la conclusion du Tribunal selon laquelle il incombait à Air Canada et à l’APAC d’établir que MM Vilven et Kelly avaient été mis à la retraite en accord avec l’âge de la retraite en vigueur pour un emploi semblable au leur.

 

[85]           Je suis d’accord pour dire qu’une fois qu’une plainte a établi une preuve prima facie de discrimination pour un motif illicite comme l’âge, il incombe alors aux parties défenderesses de tomber sous le coup de l’une des exemptions mentionnées à l’article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de façon à ce qu’il existe un motif justifiable pour la mesure qui a été prise : voir l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et droits de la jeunesse) c. Maksteel Québec Inc., 2003 CSC 68.

 

[86]           En fait, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada, les limites imposées aux droits que confère une loi relative aux droits de la personne doivent être justifiées par ceux qui veulent les imposer : voir Potash Corporation, au paragraphe 83, la juge en chef McLachlin.

 

iii.           La description des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly ainsi que le choix du groupe de comparaison

 

[87]           Pour déterminer s’il existait un « âge de la retraite en vigueur », au sens de l’alinéa 15(1)c) de la Loi, à l’époque où MM. Vilven et Kelly ont été contraints de prendre leur retraite d’Air Canada, le Tribunal devait déterminer quels emplois étaient semblables à ceux qu’occupaient ces deux hommes. Il fallait pour cela que le Tribunal détermine en premier quelles étaient les caractéristiques essentielles des propres emplois des plaignants.

 

[88]           Relativement à ce dernier point, le Tribunal a exprimé l’avis qu’il ne faudrait faire aucune distinction entre l’emploi de capitaine et celui de premier officier. Tout en notant que les capitaines exercent un contrôle ultime sur l’aéronef, selon le Tribunal ces emplois étaient par ailleurs fort semblables.

 

[89]           Se fondant sur le témoignage de MM. Vilven et Kelly, le Tribunal a conclu que le prestige et le statut qui accompagnent le fait de travailler pour une grande entreprise de transport international sont une caractéristique essentielle des emplois qu’ils occupaient. Le Tribunal a également indiqué que le fait d’effectuer « des vols internationaux réguliers à bord de gros‑porteurs, vers de nombreuses destinations à l’étranger, pour une importante entreprise de transport aérien international » constituait des caractéristiques essentielles de leurs emplois. Selon le Tribunal, une « importante entreprise de transport aérien international » est souvent « une entreprise de transport aérien qui est le transporteur principal de son pays, qui emploie un nombre considérable de pilotes et dont les vols internationaux réguliers constituent une partie importante de ses activités ».

 

[90]           Ayant ainsi examiné les caractéristiques essentielles des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly, le Tribunal a ensuite défini comme suit le groupe de comparaison approprié correspondant au « genre d’emploi » qu’occupent les plaignants : les « pilotes qui effectuent des vols internationaux réguliers pour une importante entreprise de transport aérien international ».

 

[91]           Les demandeurs déclarent que la façon dont le Tribunal a défini les caractéristiques essentielles des emplois des plaignants était déraisonnable, et ce, pour plusieurs raisons.

 

[92]           Premièrement, MM. Vilven et Kelly disent que le fait de se concentrer sur leurs propres circonstances personnelles en tant qu’individus effectuant des vols internationaux, plutôt que sur leurs emplois en tant que membres de leur unité de négociation, mènerait à des effets pervers. Contrairement au principe voulant que tous les membres d’une unité de négociation doivent être traités de manière égale, la façon dont le Tribunal a caractérisé les emplois qu’occupaient les plaignants aurait pour résultat que certains membres de l’unité de négociation à laquelle appartenait MM. Vilven et Kelly, mais pas tous, ferait l’objet d’une retraite obligatoire.

 

[93]           MM. Vilven et Kelly font également valoir que le groupe de comparaison choisi par le Tribunal était indûment restrictif, car il n’inclut que des emplois qui étaient identiques aux emplois de pilote qu’ils occupaient chez Air Canada, et non ceux qui étaient « semblables » à leurs propres postes. En outre, le groupe de comparaison que le Tribunal a choisi ne reflète pas la norme pour les pilotes d’Air Canada, dont la plupart pilotent des aéronefs petits‑porteurs dans le cadre de vols intérieurs et transfrontaliers.

 

[94]           Selon MM. Vilven et Kelly, le groupe de comparaison que le Tribunal a choisi pourrait inciter des pilotes d’Air Canada à rajuster leurs emplois et à [traduction] « choisir le groupe de comparaison le plus favorable » dans les mois précédant la date de leur retraite. C’est‑à‑dire qu’au lieu de tenter d’obtenir des vols mieux rémunérés à bord de gros‑porteurs sur des itinéraires internationaux, comme ce serait habituellement le cas, les pilotes approchant la soixantaine pourraient se prévaloir de leur ancienneté pour proposer d’effectuer des vols internes et transnationaux à bord de petits‑porteurs, de façon à éviter le groupe de comparaison retenu par le Tribunal.

 

[95]           Tous les demandeurs disent que le choix, par le Tribunal, d’un groupe de comparaison aussi restrictif est également déraisonnable, car il n’englobe que les pilotes au service d’entreprises aériennes situées à l’extérieur du Canada, tout en faisant abstraction de la situation des pilotes qui travaillent au pays, y compris ceux qui transportent des voyageurs pour des transporteurs régionaux, des compagnies de vols nolisés et des compagnies aériennes à rabais, notamment. Sous réserve des commentaires faits ci‑après, MM. Vilven et Kelly soutiennent que le groupe de comparaison devrait plutôt être celui des [traduction] « pilotes canadiens détenant une licence de pilote de ligne ».

 

[96]           Les demandeurs soutiennent que le Tribunal aurait dû se demander si, en adoptant l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le législateur envisageait que l’on détermine les droits de citoyens canadiens en se reportant à la retraite forcée de personnes situées dans d’autres pays, des pays n’offrant peut‑être pas le même degré de protection contre la discrimination fondée sur l’âge qu’au Canada, et en ne se reportant pas du tout à l’âge normal de la retraite pour les pilotes de ligne du Canada.

 

[97]           Les demandeurs soutiennent en outre que, même si le groupe de comparaison devait être celui des [traduction] « pilotes canadiens détenant une licence de pilote de ligne », il serait quand même inopportun d’utiliser des informations statistiques sur l’âge de la retraite des pilotes de ligne canadiens. Cela est dû au fait qu’Air Canada occupe une position très dominante au sein de l’industrie canadienne du transport aérien. Vu la proportion élevée de pilotes canadiens qui sont au service d’Air Canada, cette dernière fixerait en pratique la norme appliquée au sein de l’industrie.

 

[98]           Les demandeurs soutiennent que, dans ces circonstances, il n’existe pas en l’espèce de groupe de comparaison approprié. De ce fait, il ne peut pas y avoir d’« âge de la retraite en vigueur » pour les pilotes de ligne, et il s’ensuit que les défendeurs ne devraient pas pouvoir se prévaloir du moyen de défense que prévoit l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[99]           Air Canada soutient que la façon dont le Tribunal a caractérisé les éléments essentiels des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly est une conclusion de fait qu’il a fondée sur leur propre témoignage, et qu’elle n’est pas déraisonnable. Selon la preuve, il y avait des différences importantes entre le fait de travailler pour Air Canada, et celui de travailler pour des transporteurs régionaux comme Jazz. Il ressortait également de la preuve que les postes de pilote chez Air Canada sont reconnus pour être les plus prestigieux, les mieux rémunérés et les plus courus au Canada.

 

[100]       Air Canada soutient en outre que le Tribunal ne s’est pas borné à examiner les emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly juste avant qu’ils prennent leur retraite. Selon Air Canada, l’argument des demandeurs quant à la possibilité de [traduction] « chercher le groupe de comparaison le plus favorable » repose sur l’hypothèse erronée selon laquelle, chez Air Canada, les emplois de pilote peuvent être divisés entre les pilotes qui font des vols internationaux et ceux qui n’en font pas. En fait, 86 p. 100 des vols d’Air Canada ont lieu vers une destination internationale, ou traversent un espace aérien étranger (américain surtout), en route vers une destination canadienne. Entre 20 et 25 p. 100 des 14 p. 100 de vols d’Air Canada restants ont un aéroport américain comme aéroport de dégagement où les appareils peuvent se poser si, par exemple, les conditions atmosphériques les empêchent d’atterrir à l’aéroport canadien prévu au départ.

 

[101]       De ce fait, seuls 10,5 p. 100 des vols « intérieurs » d’Air Canada sont véritablement intérieurs, et moins de 5 p. 100 des activités générales de ce transporteur consistent à suivre des itinéraires purement canadiens. Selon Air Canada, il était donc raisonnable pour le Tribunal de conclure qu’une caractéristique essentielle des emplois du groupe de comparaisons était que ces derniers consistaient à effectuer des vols internationaux – une décision qui est importante au vu des normes de l’OACI concernant l’âge des pilotes.

 

[102]       Air Canada fait également remarquer qu’il n’y a rien dans la Loi canadienne sur les droits de la personne qui exige expressément que le groupe de comparaison utilisé pour l’application de l’alinéa 15(1)c) soit exclusivement formé de travailleurs canadiens.

 

[103]       Air Canada soutient de plus que, même si des pilotes d’autres transporteurs aériens canadiens effectuent des vols internationaux, ils n’occupent néanmoins pas le « genre d’emploi » qu’exerçaient MM. Vilven et Kelly. D’après Air Canada, ils ne font pas de [traduction] « vols internationaux réguliers », car ces vols ne représentent pas une part importante des mandats de leurs sociétés aériennes, mais font simplement partie des horaires de ces dernières.

 

[104]       Même si, devant le Tribunal, l’APAC a exprimé l’avis que le groupe de comparaison approprié devrait être celui des pilotes au service d’autres transporteurs aériens canadiens, devant la Cour, l’APAC soutient que toute l’analyse concernant le groupe de comparaison approprié est théorique. Que le groupe de comparaison soit formé de pilotes au service de sociétés aériennes internationales, ou de pilotes au service de sociétés aériennes canadiennes, le fait est que, d’une façon ou d’une autre, la majorité des pilotes de ligne commerciale prennent leur retraite à l’âge de 60 ans.

 

[105]       De plus, l’APAC dit qu’il n’y a aucun risque à utiliser les chiffres concernant l’âge de la retraite des pilotes canadiens pour fixer la norme applicable au sein de l’industrie, même si c’est Air Canada, en tant qu’acteur dominant au sein de cette industrie, qui la fixera en pratique. Cela est dû au fait que l’âge de la retraite obligatoire pour les pilotes au service d’Air Canada est devenu un élément de la convention collective par l’entremise du processus de négociation collective, et qu’il a été le résultat de négociations menées entre un syndicat très fort et l’entreprise.

 

[106]       Tout en reconnaissant que l’on doit, à cet égard, faire preuve d’une retenue considérable relativement aux conclusions du Tribunal, je suis néanmoins d’avis que ce dernier a commis une erreur dans la façon dont il a relevé les caractéristiques essentielles des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly. Ce fait l’a ensuite amené à se tromper dans son choix d’un groupe de comparaison pour procéder à son analyse par rapport à l’alinéa 15(1)c) de la loi.

 

[107]       En ce qui concerne la façon dont le Tribunal a relevé les caractéristiques essentielles des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly, il était, selon moi, déraisonnable que le Tribunal se concentre sur le fait que le statut et le prestige associés aux postes de pilote auprès d’Air Canada étaient une caractéristique essentielle de ces emplois, plutôt que d’examiner les exigences fonctionnelles réelles des emplois eux‑mêmes.

 

[108]       Dans le contexte des droits de la personne, quand on évalue si une personne a les qualités requises pour occuper un emploi en particulier, ou est apte à exécuter les fonctions inhérentes à cet emploi, l’accent devrait être mis sur les qualités de cette personne par rapport aux exigences fonctionnelles objectives réelles de l’emploi, plutôt que sur une perception subjective de ce qu’un candidat qualifié « devrait être », ou devrait savoir faire.

 

[109]       Dans le même ordre d’idées, pour évaluer si un emploi est le « genre » occupé par un plaignant afin de déterminer l’« âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c), il faudrait mettre l’accent sur les tâches et les responsabilités fonctionnelles objectives de l’emploi en question, plutôt que sur des perceptions subjectives au sujet de l’emploi, comme son « statut » ou son « prestige », ainsi que sur la question de savoir si la société aérienne en question est un « transporteur traditionnel ».

 

[110]       C’est‑à‑dire que, même si le statut et le prestige font peut‑être partie de la raison pour laquelle des personnes pourraient vouloir travailler comme pilote chez Air Canada, ils ne font pas partie de ce que font concrètement les pilotes d’Air Canada.

 

[111]       Ce que les pilotes d’Air Canada font essentiellement, c’est être aux commandes d’aéronefs de taille et de type divers, transportant des voyageurs vers des destinations intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger.

 

[112]       L’erreur commise au moment de relever les caractéristiques essentielles des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly a ensuite amené le Tribunal à se tromper dans son choix du groupe de comparaison approprié. Compte tenu des caractéristiques essentielles des emplois qu’occupaient MM. Vilven et Kelly, le bon groupe de comparaison aurait dû être celui des pilotes au service de sociétés aériennes canadiennes et aux commandes d’aéronefs de taille et de type divers, transportant des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger.

 

[113]       Selon la preuve soumise au Tribunal, à la date de l’exposé conjoint des faits, il existait au Canada cinq grands transporteurs aériens (à part Air Canada) qui s’occupaient de transporter des voyageurs vers des destinations intérieures et internationales : Jazz, Air Transat, CanJet, Skyservice et WestJet. (Il convient de signaler que Jazz était une filiale d’Air Canada à l’époque où l’emploi de M. Vilven a pris fin en 2003, mais pas à l’époque ou M. Kelly a pris sa retraite, soit en 2005.)

 

[114]       Le fait que d’autres sociétés aériennes canadiennes transportent des voyageurs vers des destinations internationales est illustré par la preuve relative à M. Kelly. Selon l’exposé conjoint des faits, ce dernier a continué de servir comme pilote après avoir quitté Air Canada, travaillant à forfait à titre de capitaine et de pilote‑commandant de bord, ainsi qu’à titre de premier officier, pour le compte de Skyservice Airlines. Dans le cadre de ces emplois, M. Kelly a piloté des Boeing 757 et 767 sur des itinéraires comprenant des vols nolisés vers des destinations internationales. L’avocat d’Air Canada a également reconnu à l’audience tenue devant la Cour que Jazz reliait des destinations situées aux États‑Unis.

 

[115]       Je suis également convaincue que le Tribunal a commis une erreur de principe en examinant les exigences en matière de retraite de pilotes d’autres pays pour évaluer si 60 ans était l’« âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[116]       À ce sujet, je signale que le Tribunal a expressément rejeté la prise en considération d’éléments de comparaison étrangers dans la décision Campbell c. Air Canada (1981), 2 C.H.R.R. D/602, une ancienne décision concernant des agents de bord d’Air Canada et l’alinéa 14c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la disposition qui a précédé ce qui est aujourd’hui l’alinéa 15(1)c) de la Loi.

 

[117]       En rejetant l’argument d’Air Canada selon lequel il faudrait chercher dans le monde entier des emplois comparables pour l’application du paragraphe 14c) de la Loi, dans Campbell le Tribunal a fait remarquer qu’il y a un contexte social qui est inhérent dans le texte législatif. La Loi prescrit une mesure qui permet d’évaluer une exception à ce qui constituerait par ailleurs un acte discriminatoire. Le Tribunal a exprimé l’avis qu’étant donné que la Loi canadienne sur les droits de la personne est un texte législatif canadien, il faudrait que la mesure soit canadienne.

 

[118]       Il est vrai que la Cour d’appel fédérale a pris en considération les normes de l’OACI, ainsi que les règles en matière de retraite qui s’appliquaient aux pilotes de ligne aux États‑Unis, dans l’arrêt Stevenson cité précédemment. Cette affaire avait trait à une contestation des dispositions de ce qui était à l’époque l’alinéa 14c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en vertu de la Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44. Cependant, la Cour n’a examiné la situation aux États‑Unis qu’après avoir d’abord conclu que 60 ans était l’âge normal de la retraite systématiquement appliqué chez Air Canada et chez de nombreuses autres sociétés aériennes canadiennes. Comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs, cela n’est plus le cas.

 

[119]       Citant le témoignage du professeur Jean‑François Gaudreault‑DesBiens, le témoin expert d’Air Canada dans le domaine du droit comparé, le transporteur aérien dit que les pays qui constituent le lieu d’attache d’un grand nombre des transporteurs traditionnels étrangers qui font partie du groupe de comparaison du Tribunal sont dotés de systèmes juridiques qui offrent à leurs citoyens une protection sur le plan des droits de la personne qui se compare à celle qu’accorde aux pilotes canadiens la Loi canadienne sur les droits de la personne. De ce fait, il n’y avait rien d’irrégulier à ce que le Tribunal compare la situation des pilotes d’Air Canada à ceux qui travaillent pour des transporteurs traditionnels étrangers, en vue de déterminer s’il existait, pour ces pilotes, un « âge de la retraite en vigueur ».

 

[120]       La chose est peut‑être vraie pour certains des pays en question, mais il ne semble pas que ce soit le cas pour tous. Par exemple, les informations disponibles concernant Royal Dutch Airlines (KLM) indiquent qu’à l’époque où MM. Vilven et Kelly ont pris leur retraite d’Air Canada, les pilotes au service de cette société aérienne étaient obligés de cesser d’exercer un emploi à temps plein à l’âge de 56 ans. La source de cet âge de retraite obligatoire est, selon ce qui est indiqué, la convention collective des pilotes.

 

[121]       Dans les renseignements de sondage qui ont été soumis au Tribunal, rien n’indique qu’à l’époque applicable il existait aux Pays‑Bas un régime législatif qui limitait ou interdisait la retraite obligatoire pour ces pilotes avant qu’ils atteignent l’âge de 60 ans.

 

[122]       De la même façon, les pilotes au service de Finnair étaient tenus de prendre leur retraite à l’âge de 58 ans, conformément aux dispositions de la convention collective applicable. Là encore, rien dans la preuve ne laisse croire qu’en Finlande les pilotes étaient protégés par des dispositions législatives anti‑discrimination fondées sur l’âge nationales et comparables à l’époque où MM. Vilven et Kelly ont été contraints de prendre leur retraite d’Air Canada.

 

[123]       Finalement, même s’il ressort des renseignements de sondage soumis au Tribunal que, pour les pilotes au service de Cathay Pacific Airlines, [traduction] « l’âge réglementaire de la retraite » était de 60 ans à l’époque en cause, cette preuve indique aussi que les pilotes de Cathay Pacific devaient prendre leur retraite à l’âge de 55 ans, sauf si la société aérienne prolongeait leur contrat de travail. La question de savoir si cela survenait ou non dans un cas donné semble être une décision discrétionnaire de la part de la société aérienne. La preuve ne laisse nullement croire que les pilotes avaient le droit de continuer à travailler après l’âge de 55 ans.

 

[124]       Comme il a été dit précédemment, la Loi canadienne sur les droits de la personne a été adoptée pour donner effet à cette valeur canadienne fondamentale qu’est l’égalité – une valeur qui, comme l’a décrite la Cour suprême du Canada, réside au cœur même de notre société libre et démocratique. En faisant abstraction de la situation d’autres pilotes canadiens, et en comparant les pilotes d’Air Canada à des pilotes au service de transporteurs traditionnels d’autres pays, le Tribunal a comparé la situation de personnes qui jouissent de la protection de la Loi à des personnes qui n’en jouissent pas. Ce fait, à mon avis, était déraisonnable.

 

[125]       Pour résumer mes conclusions sur ce point : l’essentiel de ce que font les pilotes d’Air Canada peut être décrit comme suit : « piloter des appareils de taille et de type divers, transportant des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger ». De nombreux pilotes canadiens occupent des postes semblables, y compris ceux qui sont au service d’autres entreprises de transport aérien canadiennes. Ce sont ces pilotes‑là qui constituent le groupe de comparaison pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[126]       Pour déterminer quel est l’âge de la retraite en vigueur pour le groupe de comparaison, il est ensuite nécessaire de décider si l’alinéa 15(1)c) exige qu’il existe une règle obligeant à prendre sa retraite à un âge donné afin de pouvoir se prévaloir de la défense prévue.

 

 

iv)          Doit‑il y avoir une règle impérative pour qu’il existe un « âge normal de la retraite »?

 

[127]       Le Tribunal a reconnu dans ses motifs qu’il y a une différence entre la version anglaise et la version française de l’alinéa 15(1)c). Selon lui, il est possible de recourir à une approche normative pour déterminer l’âge de la retraite en vigueur dans une industrie donnée, en se fondant sur la version française de la loi, ou alors à une approche empirique, en se fondant sur la version anglaise.

 

[128]       Vraisemblablement parce que la question n’a pas été plaidée devant lui, le Tribunal n’a pas essayé de concilier les deux versions de la disposition législative, ou de trouver leur sens commun, ce qui, disent maintenant les demandeurs, équivaut à une erreur de droit. Il a plutôt examiné la question sous un angle à la fois normatif et empirique, et il est arrivé à la conclusion que 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes occupant le genre d’emploi qu’exerçaient MM. Vilven et Kelly, indépendamment du type d’approche utilisé.

 

[129]       Même si Air Canada s’est tout d’abord opposée à la question de la nécessité de concilier la version anglaise et la version française de l’alinéa 15(1)c), question que l’on soulevait pour la première fois devant la Cour, l’entreprise de transport aérien a par la suite reconnu que ce point comportait une question de droit, que le dossier relatif à ce point était complet et que le fait de le soulever pour la première fois au stade du contrôle judiciaire ne lui avait causé aucun préjudice. J’analyserai donc l’argument des demandeurs.

 

[130]       Je suis d’accord avec MM. Vilven et Kelly que le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’il existait une règle régissant l’âge maximal de la retraite dans l’industrie du transport aérien, mais je ne suis pas convaincue que la preuve de l’existence d’une telle règle était en fait requise avant que l’on puisse établir la défense que prévoit l’alinéa 15(1)c).

 

[131]       Le Tribunal a déclaré que la norme de l’OACI qui était en vigueur à l’époque de la mise à la retraite de MM. Vilven et Kelly pouvait être considérée comme une « règle » régissant l’âge de la retraite dans l’industrie du transport aérien, car elle s’appliquait au même groupe de transporteurs internationaux que celui que le Tribunal avait choisi comme élément de comparaison pour déterminer le « genre d’emploi » qu’occupaient MM. Vilven et Kelly. Cette conclusion pose problème sous deux angles.

 

[132]       Premièrement, comme Air Canada l’a maintenant admis, la norme obligatoire de l’OACI pour les pilotes‑commandants de bord volant dans l’espace aérien international ne s’appliquait même pas à M. Vilven, qui travaillait comme premier officier à l’époque où il avait été forcé de prendre sa retraite, et ce dernier ne serait donc généralement pas désigné comme pilote‑commandant de bord d’un appareil. À titre de « copilote », M. Vilven n’aurait été soumis qu’à la recommandation de l’OACI au sujet de l’âge maximal.

 

[133]       Deuxièmement, la norme de l’OACI qui était en vigueur à l’époque où MM. Vilven et Kelly ont été obligés de prendre leur retraite d’Air Canada n’exigeait pas que « les pilotes‑commandants de bord prennent leur retraite à 60 ans », comme l’indique le Tribunal au paragraphe 58 de sa décision. La norme obligatoire prescrivait simplement que les pilotes, s’ils avaient atteint l’âge de 60 ans, ne pouvaient pas occuper le poste de pilote‑commandant de bord d’un appareil prenant part à des activités de transport aérien commercial internationales. Rien dans la norme de l’OACI n’empêchait nécessairement les pilotes âgés de plus de 60 ans d’agir comme copilote lors de tels vols.

 

[134]       Comme il a été expliqué précédemment, même si le « commandant de bord » d’un appareil est habituellement le capitaine, cela n’est pas nécessairement le cas. De ce fait, M. Kelly ne serait pas tombé sous le coup de la norme obligatoire de l’OACI si, par exemple, son premier officier était désigné comme le pilote‑commandant de bord sur ses vols, ou s’il s’était prévalu de son ancienneté pour accéder à un poste de premier officier, plutôt qu’à celui de capitaine.

 

[135]       Cela dit, je ne suis pas convaincue qu’il est nécessaire de prouver l’existence d’une règle applicable dans l’industrie pour qu’il existe un « âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi.

 

[136]       Comme l’a reconnu le Tribunal, il y a une différence entre le libellé de la version anglaise de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et le libellé de la version française de la même disposition. Selon les demandeurs, le sens commun des deux versions de la disposition exige qu’il existe une règle impérative prescrivant la retraite obligatoire à un âge donné avant qu’un employeur puisse se prévaloir de la défense que prévoit l’alinéa 15(1)c).

 

[137]       Les demandeurs soutiennent qu’étant donné qu’il n’existe aucune règle impérative du genre en l’espèce, la décision du Tribunal était déraisonnable.

 

[138]       Selon la version anglaise de la disposition législative, le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne parce que cette personne « has reached the normal age of retirement for employees working in positions similar to the position of that individual » n’est pas un acte discriminatoire. Par contraste, la version française de l’alinéa 15(1)c) précise que ne constitue pas un acte discriminatoire le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne « en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi » [non souligné dans l’original].

 

[139]       Selon les demandeurs, la version française de la disposition législative est parfaitement claire : elle exige qu’il existe une « règle » pour des postes semblables avant que l’on puisse se prévaloir de la défense prévue à l’alinéa 15(1)c) de la Loi. Par contraste, la version anglaise de la même disposition est ambiguë, car elle fait référence au « normal age of retirement ». Les demandeurs disent que si le mot « normal » veut dire « habituel » ou s’il désigne « la norme statistique », cela crée donc un conflit avec la version française de la disposition législative.

 

[140]       Les demandeurs font valoir que la version française de la disposition est plus restrictive que la version anglaise. Comme l’alinéa 15(1)c) crée une exception aux droits prévus dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, c’est la version plus restrictive qu’il faudrait privilégier.

 

[141]       Air Canada et l’APAC disent qu’il n’est pas difficile de concilier les deux versions de la Loi quand on tient compte du contexte plus large de la législation et, en particulier, du paragraphe 9(2) de la Loi, qui est libellé comme suit :

9(2) Ne constitue pas un acte discriminatoire au sens du paragraphe (1) le fait pour une organisation syndicale d’empêcher une adhésion ou d’expulser ou de suspendre un adhérent en appliquant la règle de l’âge normal de la retraite en vigueur pour le genre de poste occupé par l’individu concerné. [Non souligné dans l’original.]

9(2) Notwithstanding subsection (1), it is not a discriminatory practice for an employee organization to exclude, expel or suspend an individual from membership in the organization because that individual has reached the normal age of retirement for individuals working in positions similar to the position of that individual. [Emphasis added.]

 

 

[142]       Les défendeurs soutiennent que le texte se trouvant à la fin du paragraphe 9(2) de la version anglaise de la Loi est identique au texte contenu dans la version anglaise de l’alinéa 15(1)c), tandis que les versions françaises des deux dispositions sont différentes.

 

[143]       Les défendeurs soutiennent, en conséquence, que dans trois des quatre endroits de la Loi où il est fait référence à l’âge de la retraite pour les personnes occupant le genre d’emploi qu’occupait un plaignant, le mot « normal » est employé. Cela, disent‑ils, montre qu’il y a un sens commun entre la version anglaise et la version française du paragraphe 9(2) et de l’alinéa 15(1)c), ce qui confère aux mots leur sens ordinaire le plus évident et concorde avec le contexte et l’objet du texte législatif dans lequel ils apparaissent.

 

[144]       Les défendeurs disent donc qu’il suffit que le Tribunal détermine l’âge habituel de la retraite pour un groupe particulier de personnes, et qu’il n’est pas nécessaire qu’il existe une règle impérative prescrivant la retraite à un âge précisé pour qu’une défense fondée sur l’alinéa 15(1)c) de la Loi soit retenue.

 

[145]        Enfin, les défendeurs font état de commentaires qu’ont faits le ministre de la Justice et le sous‑ministre adjoint de la Justice chargés des politiques et de la planification avant l’adoption de la Loi canadienne sur les droits de la personne comme preuve du fait que le législateur n’envisageait pas qu’il devrait y avoir une règle impérative avant que les défendeurs puissent se prévaloir de la défense prévue à l’alinéa 15(1)c) de la Loi.

 

[146]       Lorsqu’on examine une question d’interprétation législative, les termes d’une loi dans leur contexte global doivent être lus en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur : voir Re Rizzo et Rizzo Shoes Ltd. (Re) [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21, ainsi que Ruth Sullivan, dir., Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (Markham : LexisNexis, 2008), à la p. 1.

 

[147]       La version française et la version anglaise des lois fédérales ont également force de loi ou même valeur : voir la Loi sur les langues officielles, 1985, ch. 31 (4e suppl.), art. 13 et Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, au paragraphe 125.

 

[148]       Dans les cas où la version anglaise et la version française d’une loi ne disent pas la même chose, il convient de retenir un sens qui est commun aux deux : voir Sullivan on the Construction of Statutes, à la page 100. C’est‑à‑dire qu’il convient de privilégier une interprétation qui concilie les deux versions, car il est présumé que cela reflète mieux le travail d’une assemblée législative rationnelle : voir Pierre‑André Côté, Interprétation des lois, 3e éd., (Scarborough : Carswell Thomson Professional Publishing, 2000), aux pages 323, 324 et 349.

 

[149]       Une fois que l’on a trouvé un sens commun, ce dernier peut néanmoins être vérifié par rapport à d’autres indicateurs afin de s’assurer qu’il s’agit du sens qu’envisageait le législateur. Ce sens commun peut aussi être rejeté s’il existe une autre interprétation qui, pour une raison quelconque, s’avère préférable : Sullivan on the Construction of Statutes, aux pages 100 et 101.

 

[150]       Dans la présente affaire, la version anglaise de l’alinéa 15(1)c) traite de l’âge « normal » de la retraite en vigueur pour un certain type de postes. Le mot « normal » est défini comme suit dans le Concise Oxford Dictionary, (Della Thompson, dir., Concise Oxford Dictionary of Current English, 9e éd. (Oxford : Oxford University Press, 1995) : [traduction] « conforme à une norme; ordinaire, habituelle, caractéristique ». De la même façon, le Random House Webster’s Unabridged Dictionary, 2e éd. (New York : Random House Inc., 2001) définit le mot « normal » comme suit : [traduction] « conforme à la norme ou au type commun; habituel, non anormal; régulier; naturel ».

 

[151]       Par contraste, la version française de la disposition fait référence à « la règle de l’âge de la retraite en vigueur » (non souligné dans l’original). Le mot « règle » est défini dans Le Nouveau Petit Robert, (Josette Rey‑Debove et Alain Rey, dir., Le Nouveau Petit Robert (Paris : Dictionnaires le Robert, 1993) comme suit : « Ce qui est imposé ou adopté comme ligne directrice de conduite → coutume, habitude, usage. Formule qui indique ce qui doit être fait dans un cas déterminé → convention, institution. » Le mot « règle » est également défini comme suit : « loi, norme, précepte, prescription, principe ».

 

[152]       Il semble donc que l’emploie du mot « règle » dans la version française de l’alinéa 15(1)c) ne fasse pas nécessairement référence à une règle impérative, stricte et formelle, comme le laissent entendre les demandeurs. Ainsi que l’indique la définition du dictionnaire citée ci‑dessus, bien qu’une « règle » puisse équivaloir à une loi impérative, elle peut également faire référence à une norme, un usage ou une coutume. En revanche, le mot « normal » peut se rapporter à une norme, ou à une pratique régulière, habituelle ou caractéristique, mais, dans son sens ordinaire, il n’envisage pas une règle impérative.

 

[153]       Pour pouvoir établir la défense que prévoit l’alinéa 15(1)c) de la Loi, le sens commun de la version anglaise et de la version française de la disposition exige que l’âge de la retraite qui est en litige soit l’âge normal ou habituel au sein du secteur industriel applicable. L’existence d’une règle impérative obligeant à prendre sa retraite à un âge en particulier n’est pas requise.

 

[154]       Au vu de l’analyse qui précède, dans la mesure où les motifs du Tribunal peuvent être considérés comme exigeant qu’il existe une règle impérative obligeant à prendre sa retraite à un âge fixe pour qu’il y ait un « âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la décision du Tribunal était déraisonnable.

 

[155]       Je signale que mon interprétation de l’alinéa 15(1)c) concorde avec la jurisprudence : voir, par exemple, McAllister c. Assoc. des employeurs maritimes, [1999] 172 F.T.R. 161, Canadian National Railway Company c. Prior (1983), 4 C.H.R.R.D/268, ainsi que Campbell et Stevenson, tous deux précités.

 

[156]       Dans McAllister, la Cour s’est fondée sur des définitions de dictionnaire pour interpréter les mots « normal age of retirement » (en français « âge de la retraite en vigueur »), à l’alinéa 15(1)c), comme signifiant : [traduction] « Modèle. Type. Ce qu’on considère ou estime normal. Ce qui correspond à l’usage général » : au paragraphe 69.

 

[157]       Pour arriver à la conclusion selon laquelle il n’est pas nécessaire d’avoir une règle impérative pour qu’un employeur puisse se prévaloir de la défense prévue par l’alinéa 15(1)c) de la Loi, j’ai examiné avec soin l’argument des demandeurs selon lequel il convient de privilégier la version française plus restrictive de la disposition, vue que cette dernière crée une exception aux droits que protège la Loi canadienne sur les droits de la personne et que, dans ce contexte, elle devrait être interprétée de manière restrictive.

 

[158]       S’il est vrai que les défenses que prévoit la Loi doivent être interprétées de manière restrictive, il faut quand même donner aux termes de la Loi leur sens ordinaire, et ceux‑ci ne peuvent pas être interprétés d’une manière qui soit incompatible avec le texte de celle‑ci : voir Potash Corporation, au paragraphe 19. Le fait de considérer que la version anglaise de l’alinéa 15(1)c) requiert l’existence d’une règle impérative avant qu’il soit possible d’établir l’« âge de la retraite en vigueur » irait, selon moi, à l’encontre du sens ordinaire du texte contenu dans l’alinéa. En outre, cela serait contraire à l’intention qu’avait le législateur au moment où il a adopté cette disposition.

 

[159]       À cet égard, je renvoie aux commentaires qu’ont faits le ministre de la Justice Ron Basford, et le sous‑ministre adjoint Strayer, qui ont expliqué que l’intention de la disposition était de laisser au secteur privé le soin de négocier la question de l’âge obligatoire de la retraite entre les employeurs et les employés.

 

[160]       Le ministre Basford a déclaré ce qui suit :

« […] j’aimerais souligner que l’âge de la retraite au sein de la fonction publique fédérale est déterminé suivant une loi ou un règlement. Dans le secteur privé, cette question a traditionnellement été laissée à la discrétion de l’employeur et de l’employé. »

 

 

[161]       Dans le même ordre d’idées, le sous‑ministre adjoint Strayer a déclaré ceci :

« La clause 14c) [aujourd’hui l’alinéa 15(1)c)] signifie que tant qu’une personne est obligée de prendre sa retraite au même âge que tout autre employé occupant un poste similaire, il n’est pas discriminatoire de lui demander de prendre sa retraite. Le problème reste de savoir quoi faire quand la question déborde ce cadre. Comme le ministre l’a dit, la fonction publique, l’un des plus grands secteurs tombant sous le coup du projet de loi, est déjà régie par une loi en ce qui concerne l’âge de la retraite. Pour ce qui est du reste, je crois que l’âge de la retraite est souvent établi par voie de négociations collectives. C’est également une question pouvant faire l’objet de négociations individuelles, et à notre connaissance, la deuxième solution serait de permettre à la Commission de faire une étude pour déterminer un âge raisonnable pour la retraite dans cet emploi en particulier. »

 

 

[162]       À l’évidence, à l’époque de l’adoption de la Loi canadienne sur les droits de la personne, il n’était pas envisagé que la défense prévue à l’alinéa 15(1)c) de la Loi ne serait disponible que dans les cas où il existait, dans une industrie donnée, une règle impérative obligeant à prendre sa retraite à un âge en particulier.

 

[163]       La question suivante consiste donc à savoir s’il existe un âge de la retraite normal, habituel ou standard pour les pilotes canadiens qui sont aux commandes d’aéronefs de taille et de type divers, transportant des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger.

 

v)           Existait‑il un « âge de la retraite en vigueur » pour les pilotes de ligne canadiens?

 

[164]       Comme il a été noté précédemment dans les présents motifs, en plus de recourir à une approche normative à l’égard de la question de l’« âge de la retraite en vigueur », le Tribunal a également eu recours à une approche empirique pour déterminer que 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour les pilotes de ligne.

 

[165]       Le Tribunal a examiné les preuves statistiques présentées à l’audience au sujet de l’âge de la retraite de pilotes de l’aviation commerciale, tant au Canada qu’ailleurs dans le monde. Comme il a conclu qu’aucune société aérienne canadienne à part Air Canada ne pouvait être considérée comme un « transporteur international important », les renseignements concernant ces sociétés aériennes n’ont pas servi à déterminer l’âge de la retraite en vigueur pour les emplois semblables à ceux qu’occupaient MM. Vilven et Kelly.

 

[166]       Le Tribunal a conclu que l’on disposait de données complètes pour moins de la moitié des grandes sociétés aériennes internationales incluses dans le sondage. Les 10 grandes sociétés aériennes internationales pour lesquelles ont disposaient de données complètes employaient collectivement quelque 25 308 pilotes. Au cours de la période de 2003‑2005, 80 p. 100 de ces pilotes étaient tenus de prendre leur retraite à l’âge de 60 ans ou moins. Cela a amené le Tribunal à conclure que 60 ans était l’âge de la retraite pour la majorité des emplois semblables à ceux qu’occupaient MM. Vilven et Kelly, et qu’il s’agissait donc de l’« âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. En conséquence, le Tribunal a conclu que la politique d’Air Canada en matière de retraite obligatoire n’équivalait pas à un acte discriminatoire au sens de la Loi.

 

[167]       Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Stevenson, précité, la détermination de l’« âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c) comporte ses problèmes : voir le paragraphe 11. Cependant, l’approche suivie par les tribunaux des droits de la personne est généralement fondée sur un dénombrement d’emplois semblables : voir, par exemple, Campbell et Prior, tous deux précités.

 

[168]       Dans Campbell, le Tribunal a jugé que 60 ans était l’âge normal de la retraite parce qu’environ 81 p. 100 des agents de bord canadiens étaient tenus de prendre leur retraite à cet âge‑là. Dans Prior, le fait que 60 p. 100 des contrôleurs de marchandises canadiens devaient prendre leur retraite à l’âge de 65 ans a été considéré comme suffisant pour conclure que 65 ans était l’« âge normal de la retraite » pour ce genre d’emploi. Les arbitres du travail ont suivi une approche semblable : voir CKY‑TV c. Communications, Energy and Paperworkers Union of Canada (Local 816) (Kenny Grievance), [2008] C.L.A.D. no 92.

 

[169]       Étant donné que l’alinéa 15(1)c) traite de « l’âge de la retraite en vigueur pour » le genre d’emploi qu’occupait un plaignant, je conviens avec le Tribunal que la détermination de l’âge normal de la retraite oblige à soumettre à une analyse statistique le dénombrement total des emplois applicables. Comme le Tribunal l’a fait remarquer dans Campbell, il serait déraisonnable qu’une société aérienne de très petite taille soit évaluée sur le même pied qu’une société aérienne de grande taille comme Air Canada, afin de déterminer la norme applicable dans l’industrie : voir le paragraphe 5481.

 

[170]       Cependant, comme il a été expliqué précédemment, je suis d’avis que le Tribunal a commis une erreur dans son identification du « genre d’emploi » qu’occupaient MM. Vilven et Kelly. Ce sont les pilotes au service d’entreprises de transport aérien international canadiennes, aux commandes d’aéronefs de tailles diverses se rendant à des destinations intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger, qui constituent le groupe de comparaison approprié.

 

[171]       Je souscris aussi à l’observation du Tribunal selon laquelle l’utilisation de données canadiennes à des fins comparatives pose des problèmes. Citant la décision du Tribunal dans Campbell, le Tribunal a fait remarquer qu’en raison de la position dominante d’Air Canada au sein de l’industrie canadienne du transport aérien, une comparaison des emplois de pilote au sein du Canada aurait pour résultat que ce serait Air Canada qui fixerait la norme applicable à l’industrie. Cela permettrait à cette société de déterminer en pratique l’« âge de la retraite en vigueur » pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi.

 

[172]       Ce que le Tribunal n’a pas mentionné, c’est que, dans Campbell, le Tribunal a néanmoins décidé d’utiliser les données canadiennes disponibles, en notant que son inquiétude quant à l’effet de la situation dominante d’Air Canada dans l’industrie était quelque peu tempérée par le fait que l’âge de la retraite obligatoire avait été négocié entre Air Canada et le syndicat auquel appartenait M. Campbell. L’APAC fait valoir que c’est également le cas en l’espèce, et que l’âge de la retraite qui est en litige dans la présente affaire a été déterminé à la suite de négociations entre Air Canada et un syndicat très fort.

 

[173]       Les informations statistiques présentées au Tribunal au sujet des pilotes de ligne travaillant à la fois pour Air Canada et pour d’autres sociétés aériennes canadiennes faisant voler des aéronefs de tailles diverses vers des destinations intérieures et internationales, dans l’espace aérien canadien et étranger, révèlent qu’à l’époque où MM. Vilven et Kelly ont été forcés de quitter leur emploi chez Air Canada, plusieurs sociétés aériennes canadiennes permettaient à leurs pilotes de voler jusqu’à l’âge de 65 ans, et aucune ne disposait d’une quelconque politique de retraite obligatoire. Néanmoins, 56,13 p. 100 des pilotes de ligne canadiens prenaient leur retraite à l’âge de 60 ans.

 

[174]       Par conséquent, malgré les erreurs mentionnées précédemment, la conclusion du Tribunal selon laquelle 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi qu’exerçaient MM. Vilven et Kelly avant qu’ils prennent leur retraite force d’Air Canada appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

vi)           La conclusion concernant la disponibilité du moyen de défense de « l’âge de la retraite en vigueur »

 

[175]       Étant donné que 60 ans était l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi qu’exerçaient MM. Vilven et Kelly, le fait que ces derniers aient été obligés de prendre leur retraite à 60 ans, conformément aux dispositions en matière de retraite obligatoire de la convention collective conclue entre Air Canada et l’APAC, ne constituait pas un acte discriminatoire au sens de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[176]       Avant d’examiner la décision du Tribunal à propos de la question de savoir si l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne viole le paragraphe 15(1) de la Charte, j’aurais deux autres commentaires à formuler.

 

[177]       Le premier a trait à l’importance des normes de l’OACI concernant l’âge des pilotes. Même si j’ai conclu que ces normes n’équivalaient pas à une règle impérative pour ce qui est de l’analyse de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, elles ne sont pas sans rapport avec les plaintes relatives aux droits de la personne de MM. Vilven et Kelly.

 

[178]       C’est‑à‑dire que l’impossibilité de pouvoir disposer d’un pilote‑commandant de bord âgé de plus de 60 ans (65, aujourd’hui) à bord d’un vol quittant l’espace aérien canadien causera sans aucun doute des problèmes logistiques à Air Canada pour ce qui est de la planification de ses pilotes, vu le nombre important de vols transfrontaliers qu’accomplit cette société aérienne. La question de savoir si Air Canada est en mesure de résoudre ces difficultés, ou si ces difficultés atteignent le stade des difficultés excessives, est un problème sur lequel le Tribunal devra peut‑être, en fin de compte, se pencher.

 

[179]       Le second commentaire a trait à la préoccupation que suscite le fait qu’Air Canada soit en mesure, en tant qu’acteur dominant dans l’industrie, de fausser l’analyse par sa propre politique en matière de retraite obligatoire. En fait, il vaut la peine de signaler que la quasi‑totalité des 56,13 p. 100 de pilotes de ligne canadiens qui sont tenus de prendre leur retraite avant l’âge de 60 ans travaillent pour Air Canada.

 

[180]       Dans la décision CKY‑TV l’arbitre a demandé avec justesse, au paragraphe 133 : [traduction] « Pourquoi l’employeur devrait‑il bénéficier de ses propres pratiques organisationnelles pour se défendre contre une contestation relative aux droits de la personne? »

 

[181]       Bien qu’il s’agisse effectivement là d’une question troublante, je suis d’accord avec l’arbitre dans la décision CKY‑TV que cela dénote l’existence d’un problème plus fondamental que pose l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, à savoir que la disposition permet de commettre des actes discriminatoires, dans la mesure où ils sont répandus au sein d’une industrie : voir le paragraphe 133. Cependant, comme l’a également signalé l’arbitre, si le processus est vicié, la réparation figure dans la Charte : voir le paragraphe 134.

 

[182]       Le Tribunal a lui‑même fait remarquer, en 1983, dans la décision Prior, que l’alinéa 15(1)c) [traduction] « est une disposition assez curieuse dans la loi sur les droits de la personne », allant jusqu’à laisser entendre que cette disposition ne survivrait pas à une contestation fondée sur l’article 15 de la Charte, qui n’était pas encore entrée en vigueur : voir les paragraphes 11456 à 11460.

 

[183]       Il reste donc à régler la question de savoir si l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne viole effectivement le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

VIII.      L’alinéa 15(1)c) de la LCDP viole‑t‑il le paragraphe 15(1) de la Charte?

 

[184]       Avant l’audition des présentes demandes, MM. Vilven et Kelly ont soumis un avis de question constitutionnelle aux procureurs généraux fédéral et provincial, conformément aux dispositions de l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales. L’avis indique que ces demandeurs contestent la validité constitutionnelle de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne au motif que cette disposition viole le paragraphe 15(1) de la Charte. MM. Vilven et Kelly soutiennent de plus que cette violation n’est pas sauvegardée par l’application de l’article premier de la Charte.

 

[185]       Le paragraphe 15(1) de la Charte indique ce qui suit :

15(1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

15(1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

 

 

 

 

[186]       Essentiellement, MM. Vilven et Kelly soutiennent que l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne les prive de la même protection et du même bénéfice de la loi, et ce, en permettant à leur employeur de les forcer à prendre leur retraite à un âge fixe, sans tenir compte de leurs aptitudes, de leurs compétences et de leurs capacités individuelles, tant que cet âge est l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi qu’ils exerçaient avant leur retraite.

 

[187]       Au début de l’audience, les parties ont confirmé que le procureur général du Canada était bel et bien au courant de ces demandes, mais qu’il avait décidé de ne pas participer à ce stade‑ci de l’instance.

 

[188]       Il convient aussi de noter que la Commission canadienne des droits de la personne n’a présenté que de brèves observations par rapport à la question de la Charte. La Commission était d’avis que la position qu’elle pouvait prendre par rapport à cette question était restreinte, car, dans la présente instance, c’était sa propre loi habilitante qui était contestée.

 

[189]       Avant d’analyser la façon dont le Tribunal a traité la question de la Charte, et pour situer cette analyse dans son juste contexte, il est utile de commencer par passer en revue une partie de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada par rapport à l’article 15 de la Charte, et surtout au chapitre de la retraite obligatoire.

 

i)             La jurisprudence de la Cour suprême du Canada au chapitre de la retraite obligatoire

 

[190]       Dans l’arrêt de 1989 intitulé Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, la Cour suprême du Canada « établit le modèle à suivre » en ce qui concerne l’approche que la Cour doit adopter à l’égard des demandes fondées sur l’article 15 de la Charte : voir R. c. Kapp, 2008 CSC 41, au paragraphe 14.

 

[191]       Dans Andrews, la Cour suprême a énoncé pour la première fois son engagement à l’égard du principe de l’égalité réelle, plutôt que formelle. L’« égalité formelle » exige que tout un chacun, indépendamment des circonstances qui lui sont propres, soit traité d’une manière identique.

 

[192]       Par contraste, l’« égalité réelle » reconnaît que dans certaines circonstances, il est nécessaire de traiter différemment des personnes différentes afin de pouvoir réaliser une véritable égalité. À cet égard, l’« égalité réelle » est fondée sur la notion selon laquelle « [f]avoriser l’égalité emporte favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtes humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération » : Andrews, au paragraphe 34, le juge McIntyre.

 

[193]       Comme l’ont expliqué William Black et Lynn Smith dans « The Equality Rights », dans Gérald Beaudoin & Errol Mendes, dir., Canadian Charter of Rights and Freedoms, 4e éd. (Markham, Onatrio : LexisNexis Butterworths, 2005), à la page 969 :

[traduction]

L’expression « égalité réelle » dénote qu’il faut prendre en compte les issues d’une loi ou d’une activité contestée, ainsi que le contexte social et économique dans lequel survient la plainte d’inégalité. L’appréciation de ce contexte oblige à examiner plus que la loi qui est contestée et à cerner les conditions externes d’inégalité qui ont une incidence sur ces issues. L’égalité réelle oblige à prendre en compte le « préjudice » causé par le traitement inégal.

 

 

[194]       Dans Andrews, la majorité des juges ont défini comme suit le mot « discrimination » :

[U]ne distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. […] [Au paragraphe 37]

 

[195]       L’angle sous lequel l’article 15 de la Charte est abordé dans l’arrêt Andrews a été repris par la Cour suprême dans une série d’affaires, au début des années 1990, portant sur la question de la retraite obligatoire : voir McKinney et Harrison, deux arrêts précédemment cités, Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483, et Dickason c. Université de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103.

 

[196]       McKinney et Harrison revêtent une pertinence particulière pour la présente instance, car ces décisions traitent non seulement de la retraite obligatoire imposée en vertu des dispositions de conventions collectives, mais aussi de la constitutionnalité de dispositions restrictives contenues dans la législation sur les droits de la personne, dans le contexte de l’article 15 de la Charte.

 

[197]       L’issue des arrêts McKinney et Harrison a été fondée en fin de compte sur la décision de la Cour suprême selon laquelle les universités ne font pas partie du gouvernement et que, de ce fait, elles échappent à la portée de la Charte. Néanmoins, dans chacun de ces deux arrêts, la Cour a traité de dispositions des codes des droits de la personne de l’Ontario et de la Colombie‑Britannique qui restreignaient la protection accordée aux personnes âgées de moins de 65 ans.

 

[198]       À cet égard, la Cour suprême a été unanime à conclure que les dispositions législatives privant les personnes âgées de plus de 65 ans d’une protection des droits de la personne violaient le paragraphe 15(1) de la Charte, car ces dispositions privaient des personnes de la même protection de la loi, du fait de leur âge.

 

[199]       Cependant, après avoir examiné des questions telles que la place de la retraite obligatoire au sein de la société, les aspects démographiques du lieu de travail et le fait que les politiques en matière de retraite obligatoire sont habituellement négociées dans le cadre du processus de négociation collective, la majorité des juges de la Cour suprême ont conclu que les dispositions législatives en question auraient été validées en vertu de l’article premier de la Charte.

 

ii)           L’arrêt rendu dans l’affaire Law c. Canada

 

[200]       En 1999, la Cour suprême du Canada a rendu son arrêt dans l’affaire Law c. Canada, précité. Comme l’a plus tard fait remarquer la Cour suprême dans Gosselin, la principale leçon à tirer de Law est qu’il faut procéder à un examen contextuel afin d’établir si une distinction entre en conflit avec l’objet du paragraphe 15(1) de la Charte, de sorte qu’« une personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur estimerait que la mesure législative imposant une différence de traitement a pour effet de porter atteinte à sa dignité » : voir Gosselin, précité, au paragraphe 25.

 

[201]       C’est‑à‑dire que la Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Law que, pour établir qu’il y a violation du paragraphe 15(1) de la Charte, le demandeur doit établir, selon la norme de preuve civile, que la loi en question impose une différence de traitement entre lui et d’autres personnes, par son objet ou par son effet. Il doit en outre montrer que cette différence de traitement repose sur un ou plusieurs motifs énumérés ou analogues. Enfin, il doit faire la preuve que la loi contestée a un objet ou un effet qui est discriminatoire, en ce sens qu’il porte atteinte à la dignité humaine pour l’un des motifs énumérés ou analogues.

 

[202]       À cet égard, la Cour suprême a fait remarquer qu’une distinction faite pour un motif énuméré ou analogue portera atteinte à la dignité humaine du demandeur si cette distinction traduit ou propage l’idée que les personnes visées sont moins dignes d’intérêt, de respect ou de considération que les autres.

 

[203]       En examinant le dernier élément du critère énoncé dans l’arrêt Law, la Cour suprême a fait état de quatre « facteurs contextuels » qui aident à déterminer si une distinction figurant dans une loi contestée, quand cette distinction est considérée sous l’angle d’une personne raisonnable dans les circonstances dans lesquelles se trouve le demandeur, porte atteinte à sa dignité humaine. Ces facteurs sont les suivants :

a) la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité subis par la personne ou le groupe en cause;

 

b) la correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le ou les motifs sur lesquels l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d’autres personnes;

 

c) l’objet ou l’effet d’amélioration de la loi contestée eu égard à une personne ou à un groupe défavorisés dans la société;

 

d) la nature et l’étendue du droit touché par la loi contestée.

 

 

iii)          La décision du Tribunal sur la question de la Charte

 

[204]       Devant le Tribunal, MM. Vilven et Kelly ont fait valoir qu’il n’y avait pas de différence marquée entre, d’une part, les dispositions des codes des droits de la personne de l’Ontario et de la Colombie‑Britannique qui sont en litige dans les arrêts McKinney et Harrison et, d’autre part, l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cela étant, ils ont soutenu que les décisions rendues dans McKinney et Harrison liaient le Tribunal et qu’il s’ensuivait forcément que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP violait lui aussi le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[205]       Comme il a été mentionné précédemment dans les présents motifs, le Tribunal n’a pas souscrit à cet argument, signalant que, depuis les arrêts McKinney et Harrison, le droit régissant la manière de considérer les demandes présentées en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte avait évolué. À ce sujet, le Tribunal a fait expressément référence aux arrêts Law et Gosselin, tous deux précités, de la Cour suprême du Canada.

 

[206]       Le Tribunal a fait remarquer que, dans l’arrêt Law, la Cour suprême avait déclaré que l’objet du paragraphe 15(1) de la Charte était d’« empêcher que la dignité humaine soit compromise par des distinctions arbitraires causées par la loi ou par l’action du gouvernement » et, en outre, que « tous les éléments de l’analyse relative à la discrimination sont imprégnés de la volonté supérieure de préserver et de promouvoir la dignité humaine » : décision du Tribunal, aux paragraphes 81 et 82, citant l’arrêt Law, au paragraphe 55.

 

[207]       Le Tribunal a ensuite cerné le point en litige : « si, à la suite de la distinction fondée sur l’âge prévu à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, il y a été porté atteinte à la dignité des plaignants ou s’ils ont été visés par un stéréotype négatif fondé sur leur âge ».

 

[208]       Après avoir examiné la question, le Tribunal a conclu que, bien que l’alinéa 15(1)c) de la Loi prive MM. Vilven et Kelly de la chance de contester la politique de retraite obligatoire d’Air Canada, la perte de cette chance ne porte pas atteinte à leur dignité et ne fait pas en sorte qu’ils ne sont pas reconnus en tant que membres à part entière de la société.

 

[209]       Pour arriver à cette conclusion, le Tribunal s’est demandé, en premier lieu, si l’alinéa 15(1)c) de la Loi créait entre MM. Vilven et Kelly et d’autres personnes une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles; en second lieu, s’ils étaient traités différemment d’autrui en raison d’un des motifs énumérés ou analogues; en troisième lieu, si la différence de traitement leur imposait un fardeau qui reflétait ou renforçait un désavantage ou un stéréotype négatif ou si cette différence avait un effet négatif sur leur dignité ou sur leur estime de soi.

 

[210]       Le Tribunal a indiqué que cette troisième question était essentielle à sa décision.

 

[211]       Quant au fait de savoir si l’alinéa 15(1)c) de la Loi créait une distinction entre MM. Vilven et Kelly et d’autres personnes du fait de leurs caractéristiques personnelles, le Tribunal a conclu que même s’il était clair que les pilotes de ligne, en tant que pilotes, ne constituaient pas un groupe qui était victime d’un stéréotype négatif ou d’un désavantage préexistant, l’analyse du Tribunal devait porter principalement sur la question de « savoir si les plaignants, à titre de membres du groupe formé des travailleurs âgés obligés de mettre fin à leur emploi, sont victimes d’un désavantage préexistant ou d’un stéréotype négatif ».

 

[212]       À cet égard, le Tribunal a conclu que les désavantages que subissent les travailleurs âgés ont été mentionnés dans la jurisprudence, signalant que, dans l’arrêt McKinney, la Cour suprême avait fait remarquer que, « à moins qu’elles aient des compétences particulières, on reconnaît généralement que des personnes de plus de 45 ans ont plus de difficulté à se trouver du travail que les autres. Elles n’ont pas la souplesse des jeunes, un désavantage souvent aggravé par le fait que les jeunes disposent généralement d’une formation plus récente dans les techniques plus modernes » : au paragraphe 93.

 

[213]       Le Tribunal a ensuite conclu que rien ne laissait croire que MM. Vilven et Kelly avaient eux‑mêmes subi ce type de désavantage ou de stéréotype négatif liés à l’âge. Selon la preuve soumise au Tribunal, les deux « connaissaient très bien les dernières technologies et possédaient les habiletés pour piloter certains des appareils les plus sophistiqués d’un important transporteur aérien international ». En outre, tant M. Vilven que M. Kelly avaient été en mesure de décrocher un nouvel emploi de pilote auprès d’autres transporteurs aériens qui n’avaient pas de politique de retraite obligatoire.

 

[214]       Pour ce qui est de l’effet de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne sur la dignité de MM. Vilven et Kelly, le Tribunal a conclu que l’objet de cette disposition est de parvenir à un équilibre entre le besoin de protéger contre la discrimination fondée sur l’âge et l’intérêt des intervenants du milieu du travail qui souhaitent négocier et organiser les modalités d’emploi à leur convenance.

 

[215]       Le Tribunal a fait en outre remarquer que l’alinéa 15(1)c) n’oblige pas à mettre les travailleurs à la retraite; cette disposition est facultative et permet aux parties comme Air Canada et l’APAC de négocier des ententes qui comportent une disposition de retraite obligatoire.

 

[216]       Le Tribunal a souligné que les politiques de retraite obligatoire sont souvent mises en place quand les employés détiennent un pouvoir de négociation important, le plus souvent par la représentation syndicale. À cet égard, il a ajouté que la très grande majorité des politiques de retraite obligatoire ses trouvent dans les milieux de travail syndiqués.

 

[217]       En l’espèce, l’APAC et Air Canada ont convenu de fixer l’âge de la retraite à 60 ans en échange d’un généreux système de rémunération, qui comporte un régime de retraite qui situe les pilotes d’Air Canada dans un groupe privilégié de pensionnés. Se fondant sur la déposition d’un témoin d’Air Canada, le Tribunal a fait remarquer que les employés, dont les pilotes d’Air Canada, ne sont pas mis dans la situation embarrassante d’être obligés de prendre leur retraite parce qu’il a été conclu qu’ils sont incapables de satisfaire aux exigences de leur emploi ou que leur état de santé se dégrade. Au contraire, « la retraite à 60 ans pour les pilotes est la conclusion entièrement comprise et attendue d’une carrière prestigieuse et valorisante pécuniairement ».

 

[218]       Le Tribunal a noté de plus que MM. Vilven et Kelly avaient tous deux été mis au courant de la politique de retraite obligatoire d’Air Canada quand ils sont entrés au service de ce transporteur aérien et qu’ils en avaient profité pendant toute leur carrière, en étant capables de gravir les échelons au sein d’Air Canada à un rythme plus rapide du fait de leur ancienneté croissante. Le Tribunal a conclu que comme ils avaient profité toute leur carrière durant de l’avantage de la politique de retraite obligatoire d’Air Canada, il ne fallait pas estimer qu’il était injuste que MM. Vilven et Kelly supportent en fin de compte le fardeau de cette politique.

 

[219]       Le Tribunal a conclu que, même si l’alinéa 15(1)c) de la Loi privait MM. Vilven et Kelly de la chance de contester la politique de retraite obligatoire en vigueur dans leur lieu de travail, la perte de cette chance ne portait pas atteinte à leur dignité, ni n’empêchait de reconnaître qu’ils étaient des membres égaux et à part entière de la société. De ce fait, la contestation fondée sur la Charte a été rejetée.

 

[220]       Cela dit, le Tribunal a également reconnu que, lorsque MM. Vilven et Kelly ont atteint l’âge de 60 ans et ont dû prendre leur retraite d’Air Canada, cela a porté un dur coup à leur estime d’eux‑mêmes. Dans leur témoignage les deux plaignants ont affirmé que le prestige et la stimulation qui accompagnent le travail de pilote chez Air Canada leur manquaient. M. Kelly a également affirmé que les amitiés qu’il avait nouées chez Air Canada lui manquaient.

 

[221]       Le Tribunal a aussi conclu qu’une cessation d’emploi a des répercussions profondes sur l’estime de soi et la dignité d’un individu (citant Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, à la page 368). Cependant, il a déclaré qu’il fallait examiner l’évaluation des répercussions de leur cessation d’emploi sur la dignité de MM. Vilven et Kelly dans le contexte global de leur carrière.

 

[222]       À ce sujet, le Tribunal a fait remarquer que la Cour suprême du Canada avait mis en garde à maintes reprises contre le fait d’évaluer uniquement à partir de moments isolés dans le temps les répercussions qu’avait sur la dignité la discrimination fondée sur l’âge : citant Law, au paragraphe 102, Gosselin, au paragraphe 32, et McKinney, au paragraphe 88.

 

[223]       Faisant référence au témoignage du professeur Hugh Carmichael, l’économiste du travail qui a témoigné pour le compte d’Air Canada, le Tribunal a fait remarquer que la plupart des gens voyaient les distinctions fondées sur l’âge de manière différente de celles qui sont fondées sur des motifs tels que le sexe ou la race. Parce que nous vieillissons tous, « les jeunes travailleurs acceptent qu’un employé plus âgé travaillant à côté d’eux soit mieux rémunéré, dans la mesure où ils croient qu’ils seront traités de la même façon quand ils auront atteint semblable étape dans leur carrière ».

 

[224]       Le Tribunal a donc conclu que les distinctions fondées sur l’âge seront considérées comme équitables et ne porteront pas atteinte à la dignité humaine parce que « nous pouvons tous nous attendre à en récolter les bénéfices ou à en porter le fardeau à un certain moment dans nos vies ».

 

[225]       En ce qui concerne la totalité de la carrière que MM. Vilven et Kelly ont menée chez Air Canada, le Tribunal a conclu que le fait de leur nier le droit de contester la politique de retraite obligatoire d’Air Canada en raison de l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne communique pas le message qu’ils « ne sont pas des membres estimés de la société, pas plus que cela ne les marginalise ». Au dire du Tribunal, « [c]ela ne fait que montrer qu’il n’est pas injuste que les plaignants assument leur dernière responsabilité à titre de pilotes d’Air Canada. Ce message ne peut être raisonnablement interprété comme étant une atteinte à leur dignité ».

 

[226]       Le Tribunal a donc conclu que le droit à l’égalité de MM. Vilven et Kelly qui est prévu au paragraphe 15(1) de la Charte n’avait pas été violé par l’alinéa 15(1)c) de la LCDP.

 

[227]       Entre le moment où le Tribunal a rendu sa décision et l’audition de la présente demande, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’arrêt Kapp, précité, où la Cour réexamine l’approche à suivre par rapport aux demandes fondées sur le paragraphe 15(1) de la Charte. Avant d’examiner si le Tribunal a analysé correctement la question relative à l’article 15 de la Charte, il est donc nécessaire en premier lieu de considérer ce que la Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Kapp.

 

 

iv)          L’arrêt Kapp de la Cour suprême

 

[228]       Par suite de l’arrêt que la Cour suprême a rendu dans l’affaire Law et de ceux qui l’ont suivi, la complexité croissante du cadre analytique à appliquer par rapport aux demandes fondées sur l’article 15 de la Charte a commencé à devenir préoccupante. En fait, de nombreuses critiques ont été formulées dans la doctrine au sujet du rôle de la « dignité humaine » en tant que droit fondamental protégé par l’article 15 : voir, par exemple, Donna Greschner, « Does Law Advance the Cause of Equality? », (2001), 27 Queen’s L.J. 299; R. James Fyfe, « Dignity as Theory: Competing Conceptions of Human Dignity at the Supreme Court of Canada » (2007), 70 Sask. L. Rev. 1.

 

[229]       Des questions sont également ressorties à propos de l’importance réelle de l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Andrews, au vu de la jurisprudence établie dans l’intervalle : voir Lynn Smith, « Development of Charter Equality Rights: The Contribution of the Right Honourable Antonio Lamer » (document inédit, présenté à l’occasion de la conférence annuelle de l’ICAJ, sous le thème : Accommodements raisonnables et rôle de l’État : un défi démocratique, les 25 et 26 septembre 2008), à la page 5.

 

[230]       L’arrêt Kapp porte principalement sur le paragraphe 15(2) de la Charte, mais cette décision est néanmoins importante en ce sens qu’elle reflète aussi une tentative de la part de la Cour suprême pour traiter des préoccupations susmentionnées, et aussi clarifier l’état actuel du droit en ce qui concerne les demandes fondées sur le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[231]       À ce sujet, la Cour a fait remarquer que le paragraphe 15(1) de la Charte vise à empêcher les distinctions discriminatoires qui ont un effet négatif sur les membres des groupes caractérisés par les motifs énumérés à l’article 15 ou par des motifs analogues : Kapp, au paragraphe 16.

 

[232]       C’est‑à‑dire que le paragraphe 15(1) de la Charte a pour but premier d’« empêcher les gouvernements d’établir des distinctions fondées sur des motifs énumérés ou analogues qui ont pour effet de perpétuer un désavantage ou un préjugé dont un groupe est victime, ou qui imposent un désavantage fondé sur l’application de stéréotypes » : Kapp, au paragraphe 25, en italiques dans l’original.

 

[233]       Suivant l’évolution de la jurisprudence liée à l’article 15, la Cour suprême a fait remarquer que le « modèle » établi dans Andrews, et explicité par la suite dans des arrêts tels que Law, a établi essentiellement un critère à deux volets devant être utilisés pour démontrer l’existence d’une discrimination au sens du paragraphe 15(1) de la Charte. La Cour a identifié comme suit les deux volets de ce critère : premièrement, si la loi crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et, deuxièmement, si cette distinction crée un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes. Ces critères étaient divisés en trois volets dans l’arrêt Law, mais Kapp confirme que le critère demeure essentiellement le même : Kapp, au paragraphe 17.

 

[234]       Quant à l’importance de l’arrêt Law, la Cour suprême a fait remarquer dans Kapp que Law propose que « la discrimination soit définie en fonction de l’effet de la loi ou du programme sur la “dignité humaine” des membres du groupe demandeur » : Kapp, au paragraphe 19. Cette décision devait être rendue en prenant pour base les quatre facteurs contextuels relevés par la Cour.

 

[235]       Cependant, dans Kapp la Cour a reconnu aussi que le fait d’utiliser la dignité humaine comme critère juridique suscite des difficultés. À cet égard, elle a fait remarquer que même si la dignité humaine est une valeur essentielle qui sous‑tend la garantie d’égalité que confère le paragraphe 15(1), « la dignité humaine est une notion abstraite et subjective qui non seulement peut être déroutante et difficile à appliquer même avec l’aide des quatre facteurs contextuels, mais encore s’est avérée un fardeau additionnel pour les parties qui revendiquent le droit à l’égalité, au lieu d’être l’éclaircissement philosophique qu’elle était censée constituer » : Kapp, au paragraphe 22, en italiques dans l’original.

 

[236]       La Cour suprême a également reconnu que l’arrêt rendu dans l’affaire Law avait de plus été l’objet de critiques pour la façon dont elle « a permis au formalisme de certains arrêts de la Cour ultérieurs à l’arrêt Andrews de ressurgir sous la forme d’une analyse comparative artificielle axée sur l’égalité de traitement des individus égaux » : Kapp, au paragraphe 22.

 

[237]       La Cour suprême a ensuite fait remarquer que, dans une affaire donnée, il est plus facile d’analyser « les facteurs qui permettent de reconnaître les faits discriminatoires ». Les quatre facteurs contextuels que la Cour suprême a relevés dans l’arrêt Law « sont fondés sur la qualification, dans l’arrêt Andrews, de la perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes comme étant les principaux indices de discrimination, et se rapportent à cette qualification » : Kapp, au paragraphe 23.

 

[238]       Et d’ajouter ensuite la Cour : « […] l’arrêt Law ne prescrit pas l’application d’un nouveau critère distinctif pour déterminer l’existence de discrimination, mais il confirme plutôt l’approche relative à l’égalité réelle visée par l’art. 15, qui a été énoncée dans l’arrêt Andrews et explicitée dans de nombreux arrêts subséquents » : Kapp, au paragraphe 24.

 

[239]       C’est donc dire que les facteurs relevés dans l’arrêt Law ne doivent pas être interprétés littéralement « comme s’il s’agissait de dispositions législatives, mais comme un moyen de mettre l’accent sur le principal enjeu de l’art. 15, qui a été décrit dans l’arrêt Andrews – la lutte contre la discrimination, au sens de la perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes » : Kapp, au paragraphe 24.

 

[240]       Depuis Kapp, la Cour suprême du Canada nous rappelle l’importance qu’il y a d’examiner au‑delà de la disposition législative contestée lors d’une analyse fondée sur l’article 15 de la Charte, ainsi que le besoin d’examiner le contexte social, politique et juridique plus vaste dans lequel s’inscrit la distinction législative, dans le cadre d’une analyse relative à l’égalité réelle : voir Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, aux paragraphes 193 et 194.

 

[241]       Après cet examen de la jurisprudence applicable, voyons maintenant si le Tribunal a conclu avec raison que l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne violaient pas le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

 

v)           Analyse

 

[242]       Lorsqu’on aborde la question de la Charte, il faut garder à l’esprit dès le départ que le point en litige à ce stade‑ci n’est pas les dispositions en matière de retraite obligatoire de la convention collective d’Air Canada. Il s’agit plutôt de la disposition facultative figurant à l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui dispose que le fait d’obliger une personne à mettre fin à son emploi en appliquant la règle de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi ne constitue pas un acte discriminatoire.

 

 

a)           L’objet de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP

 

[243]       Le Tribunal a décrit comme suit l’objet de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne : « […] parvenir à un équilibre entre le besoin de protéger contre la discrimination fondée et sur l’âge et l’intérêt des intervenants du milieu du travail qui souhaitent négocier et organiser les modalités d’emploi à leur convenance […] » : au paragraphe 98.

 

[244]       La description que fait le tribunal de l’objet de la disposition est exacte, quand on la considère isolément. Une description plus complète de l’objet de la disposition législative contestée a été donnée par l’arbitre dans l’affaire CKY‑TV précitée. À cet égard, ce dernier a fait remarquer que l’objectif législatif qui sous‑tend l’alinéa 15(1)c) de la Loi [traduction] « est de protéger un régime d’emploi de longue date ».

 

[245]       Faisant référence aux commentaires du ministre Basford cités précédemment dans les présents motifs, l’arbitre a fait remarquer que le ministre s’était reporté aux [traduction] « nombreux facteurs économiques et sociaux complexes qui entrent en ligne de compte dans la retraite obligatoire », ce qui l’a amené à conclure que [traduction] « la préférence déclarée du gouvernement était de poursuivre l’approche traditionnelle, à savoir que la question, dans le secteur privé, était réglée entre les employeurs et les employés » : CKY‑TV, au paragraphe 210.

 

[246]       L’arbitre a en outre déclaré que l’alinéa 15(1)c) de la Loi avait pour objet d’assurer la poursuite d’un régime d’emploi socialement souhaitable, qui comportait des pensions, une sécurité d’emploi, des salaires et des avantages sociaux. Cet objectif devrait être atteint en autorisant la retraite obligatoire [traduction] « si l’âge correspondait à l’âge prédominant pour le poste » : CKY‑TV, au paragraphe 211.

 

[247]       Il ressort clairement des déclarations qu’ont faites le ministre Basford et le sous‑ministre adjoint Strayer, à l’époque où la Loi canadienne sur les droits de la personne a été adoptée, que l’alinéa 15(1)c) de la Loi avait pour but de créer une exception aux droits quasi constitutionnels que prévoyaient par ailleurs la Loi, de façon à ce qu’il soit possible de négocier des ententes en matière de retraite obligatoire entre les employeurs et les employés, notamment dans le cadre du processus de négociation collective.

 

[248]       Pour décider si l’alinéa 15(1)c) de la Loi viole le paragraphe 15(1) de la Charte, il est nécessaire d’examiner la question en fonction des critères énoncés dans les arrêts Andrews et Law, tout en tenant compte des commentaires que la Cour suprême du Canada a faits dans l’arrêt Kapp.

 

 

b)           L’alinéa 15(1)c) de la LCDP crée‑t‑il une distinction fondée sur un motif énuméré?

 

[249]       La première étape de l’examen consiste à se demander si l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. Comme il a été reformulé dans l’arrêt Law, la Cour doit se demander si la loi contestée impose une différence de traitement entre le plaignant et d’autres personnes, par son objet ou ses effets, et si un ou plusieurs des motifs de discrimination énumérés ou analogues constituent le fondement de la différence de traitement.

 

[250]       Pour aborder une demande fondée sur l’article 15, la Cour suprême, dans l’arrêt Law, explique que la détermination de l’élément de comparaison approprié, ainsi que l’évaluation des facteurs contextuels qui déterminent si la disposition législative contestée a pour effet de porter atteinte à la dignité du demandeur, doit être menée sous l’angle de ce dernier. Cependant, l’examen relatif à la discrimination doit avoir une orientation à la fois subjective et objective.

 

[251]       C’est‑à‑dire que l’examen est subjectif « dans la mesure où le droit à l’égalité de traitement est un droit individuel, invoqué par un demandeur particulier ayant des caractéristiques et une situation propres ». L’examen est objectif « dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question et le traitement passé et actuel accordé par la société au demandeur et aux autres personnes ou groupes partageant des caractéristiques ou une situation semblable » : Law, au paragraphe 59.

 

[252]       Le Tribunal a conclu que, même si l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne était libellé différemment de la disposition du Code des droits de la personne de l’Ontario qui était en litige dans McKinney, les deux dispositions étaient comparables, car toutes deux dispensent les politiques de retraite obligatoire d’une conduite qui serait assimilable par ailleurs à une discrimination prima facie fondée sur l’âge. Selon les motifs du Tribunal, tels que je les conçois, ce dernier a admis que l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne établit une distinction fondée sur l’âge, qui a privé MM. Vilven et Kelly de la chance de contester la politique en matière de retraite obligatoire d’Air Canada.

 

[253]       Ni Air Canada ni l’APAC n’ont contesté cette conclusion. En fait, l’APAC a reconnu dans ses observations orales qu’il n’y avait aucune différence marquée entre l’alinéa 15(1)c) de la LCDP et la disposition du Code des droits de la personne de l’Ontario qui était en litige dans McKinney. De ce fait, je ne traiterai que brièvement de la question.

 

[254]       L’égalité est en soi une notion comparative. Cela étant, pour déterminer s’il y a eu violation du paragraphe 15(1) de la Charte, il faut tout d’abord cerner les caractéristiques ou la situation personnelle précises du demandeur et comparer le traitement de cette personne au traitement accordé à un groupe de comparaison applicable. Cette comparaison aidera à déterminer si le demandeur a subi une différence de traitement, ce qui constitue la première étape de la détermination d’une violation, ou non, du paragraphe 15(1) de la Charte : voir l’arrêt Law, au paragraphe 24.

 

[255]       En ce qui concerne le choix de l’élément de comparaison, la Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657, que :

[...] le groupe de comparaison doit refléter les caractéristiques du demandeur ou du groupe demandeur qui sont pertinentes quant à l’avantage recherché, hormis la caractéristique personnelle correspondant au motif énuméré ou analogue de discrimination qui est invoqué […] L’élément de comparaison doit établir un lien entre l’avantage et « l’univers des personnes susceptibles d’[y] avoir droit », d’une part, et le motif de discrimination allégué, d’autre part […] [Au paragraphe 53]

 

 

[256]       Dans l’arrêt Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2004] 3 R.C.S. 357, la Cour a réitéré que le groupe de comparaison approprié sera celui qui reflète les caractéristiques du demandeur ou du groupe demandeur qui sont pertinentes quant au bénéfice ou à l’avantage recherché, sauf que « la définition dans la loi prévoit une caractéristique personnelle qui contrevient à la Charte ou omet une caractéristique personnelle d’une manière qui contrevient à la Charte » : au paragraphe 23.

 

[257]       En l’espèce, la comparaison appropriée doit être faite entre les travailleurs plus âgés, comme MM. Vilven et Kelly, qui ont dépassé l’âge de la retraite en vigueur pour leur genre d’emploi, et les travailleurs plus jeunes occupant un emploi semblable, qui n’ont pas encore atteint l’âge de la retraite. Voir l’arrêt Stevenson, précité, au paragraphe 24, où la Cour d’appel fédérale a décrit la distinction établie par la disposition qui a précédé l’alinéa 15(1)c) de la Loi comme étant « entre les personnes qui ont atteint l’âge normal de la retraite et les employés plus jeunes de la même catégorie qui eux n’ont pas atteint cet âge ».

 

[258]       Contrairement à la disposition du Code des droits de la personne de l’Ontario qui était en litige dans l’arrêt McKinney, l’alinéa 15(1)c) de la Loi Canadienne sur les droits de la personne ne précise par un âge au‑delà duquel la protection de la Loi n’est pas disponible. Il est plutôt fait référence, dans la version anglaise de cette disposition, au « normal age of retirement » comme point de démarcation pertinent.

 

[259]       C’est donc dire que, selon l’arrêt McKinney, les travailleurs âgés de moins de 65 ans pouvaient solliciter la protection du Code par rapport aux plaintes de discrimination fondées sur l’âge, mais pas ceux qui étaient âgés de plus de 65 ans. En l’espèce, la différence de traitement touche les travailleurs dont l’âge est inférieur à « l’âge de la retraite en vigueur » pour le genre d’emploi qu’ils occupent, et ceux dont l’âge est supérieur à cet « âge de la retraite en vigueur ».

 

[260]       C’est‑à‑dire que l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne a pour effet de priver les travailleurs dont l’âge est supérieur à l’« âge de la retraite en vigueur » de la même protection et du même bénéfice de la Loi. Cette disposition permet de mettre fin à l’emploi de ces personnes du simple fait de leur âge, indépendamment des circonstances, des aspirations professionnelles, des besoins, des capacités ou des mérites qui leur sont propres. Par contraste, les personnes dont l’âge est inférieur à l’âge de la retraite en vigueur et qui perdent leur emploi pour des motifs liés à leur âge bénéficieront d’un recours en vertu de la Loi. Il s’agit clairement là d’une distinction fondée sur un motif énuméré.

 

[261]       La question suivante consiste donc à savoir si la distinction fondée sur l’âge qui est contenue à l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne crée un désavantage en perpétuant un préjugé ou l’application de stéréotypes.

 

 

c)            La distinction fondée sur l’âge qui figure à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP crée‑t‑elle un désavantage en perpétuant un préjugé ou l’application de stéréotypes?

 

[262]       Comme la Cour suprême le fait remarquer dans Kapp, il ressort de l’arrêt Andrews que la question à poser à ce stade de l’examen est la suivante : « La distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? » : Kapp, au paragraphe 17.

 

[263]       Comme il a été expliqué précédemment, dans l’arrêt Law, la Cour a reformulé cette question afin d’exiger qu’un tribunal examine si la distinction en litige est discriminatoire, en ce sens qu’elle a pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne. À cette fin, la Cour a donné instruction aux tribunaux de se concentrer sur la question de savoir si une disposition législative contestée avait une incidence négative sur la « dignité humaine » d’un demandeur. Pour aider à effectuer cette analyse, elle a fait état de quatre facteurs contextuels servant de « points de référence ».

 

[264]       Il ressort de l’arrêt Kapp que les quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Law ne devraient pas être interprétés littéralement, comme s’il s’agissait d’un critère législatif. Il faudrait plutôt les considérer comme un moyen de mettre l’accent sur le principal enjeu du paragraphe 15(1) de la Charte : la lutte contre la discrimination, au sens de la perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes. C’est‑à‑dire que l’accent est mis sur le fait d’empêcher les gouvernements d’établir des distinctions fondées sur les motifs énumérés ou analogues et qui ont pour effet de perpétuer un désavantage ou un préjugé dont un groupe est victime, ou qui imposent un désavantage fondé sur l’application de stéréotypes.

 

i)            Un désavantage préexistant dont l’individu ou le groupe a été victime

 

[265]       Si l’on applique la jurisprudence qui précède aux faits de l’espèce, le premier des facteurs contextuels qu’il faut prendre en considération est celui de savoir si le groupe auquel appartiennent les demandeurs est victime d’un désavantage, d’une vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés préexistants.

 

[266]       Citant l’arrêt Gosselin, au paragraphe 31, Air Canada fait remarquer que les distinctions fondées sur l’âge sont courantes et nécessaires pour maintenir l’ordre dans notre société, et qu’elles n’évoquent pas automatiquement le contexte d’un désavantage préexistant qui donne à croire à l’existence d’une discrimination et d’une marginalisation, comme pourraient le faire d’autres motifs énumérés ou analogues. Il vaut toutefois la peine de signaler que ces commentaires ont été faits par la Cour suprême dans le contexte d’une distinction fondée sur l’âge d’origine législative, qui avait pour effet de créer une distinction défavorable par rapport à des personnes plus jeunes.

 

[267]       En fait, dans Gosselin, la Cour a ensuite fait remarquer que les demandes fondées sur l’âge qui reposent sur l’article 15 sont généralement liées à la discrimination exercée contre des personnes d’âge avancé « que l’on présume dépourvues de certaines aptitudes qu’elles possèdent en réalité » : au paragraphe 32.

 

[268]       Par ailleurs, comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Law, « la raison probablement la plus courante de conclure qu’une disposition législative donnée viole le par. 15(1) est qu’elle traduit et renforce des idées reçues quant au mérite, aux capacités et à la valeur d’une personne ou d’un groupe particulier dans la société canadienne, aggravant la stigmatisation de la personne et des membres du groupe ou résultant en un traitement injuste à leur égard » : au paragraphe 64.

 

[269]       Dans le même ordre d’idées, dans l’arrêt Gosselin la juge en chef McLachlin a déclaré qu’« une mesure qui impose des restrictions ou refuse des avantages sur le fondement de caractéristiques présumées ou attribuées à tort risque de porter atteinte à la valeur humaine essentielle des personnes visées et d’être discriminatoire » : au paragraphe 37.

 

[270]       Le Tribunal a conclu que MM. Vilven et Kelly appartenaient à un groupe qu’il a qualifié de « travailleurs âgés ». Dans la jurisprudence, la Cour suprême du Canada a reconnu à maintes reprises les désavantages et les stéréotypes préexistants dont ce groupe est victime.

 

[271]       À titre d’exemple, outre les commentaires faits par la Cour suprême dans les arrêts Gosselin et Law cités précédemment, dans McKinney, la Cour a également fait référence au « stéréotype selon lequel la personne plus âgée est improductive, inefficace et incompétente ». Toujours dans McKinney, la juge Wilson a ensuite fait remarquer qu’en privant de protection les travailleurs plus âgés, le Code des droits de la personne de l’Ontario avait pour effet de « renforcer le stéréotype selon lequel les employés plus âgés ne sont plus des membres utiles de la population active et on peut donc librement et arbitrairement se passer de leurs services » : ces deux extraits sont tirés du paragraphe 347, la juge Wilson (dissidente, mais pas sur ce point).

 

[272]       Il est donc évident que les travailleurs plus âgés, en tant que groupe, sont victimes d’un désavantage, d’une vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés préexistants.

 

[273]       Le Tribunal avait déjà conclu que, même si les pilotes de ligne, en tant que pilotes, ne constituaient pas un groupe qui était victime d’un stéréotype négatif ou d’un désavantage préexistant, la question la plus pertinente consistait à « savoir si les plaignants, à titre de membres du groupe formé des travailleurs âgés obligés de mettre fin à leur emploi, sont victimes d’un désavantage préexistant ou d’un stéréotype négatif ».

 

[274]       Le Tribunal a admis que c’était le cas, mais il a ensuite conclu que « [r] rien ne laissait croire » que M. Vilven ou M. Kelly avait personnellement subi ce type de désavantage ou de stéréotype négatif lié à l’âge. Non seulement étaient‑ils parfaitement au courant des dernières technologies et possédaient‑ils les habiletés requises pour piloter certains des appareils les plus sophistiqués d’un important transporteur aérien, mais en outre, après qu’Air Canada avait mis fin à leur emploi, ils avaient été en mesure de décrocher un autre emploi auprès d’autres transporteurs aériens canadiens qui n’avaient pas de politiques de retraite obligatoire.

 

[275]       Il y a deux remarques qu’il est possible de faire par rapport à cet aspect de la décision du Tribunal.

 

[276]       Premièrement, dans la mesure où l’accent, à ce stade‑ci de l’analyse, est mis sur le groupe auquel appartiennent les demandeurs, il est évident, pour les motifs déjà indiqués, que les travailleurs plus âgés sont victimes d’un désavantage, d’une vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés préexistants. En fait, c’est ce que le Tribunal a conclu.

 

[277]       Deuxièmement, il est vrai que la formation de MM. Vilven et Kelly a pu être tenue à jour pendant qu’ils étaient au service d’Air Canada et qu’ils ont pu effectivement trouver un autre emploi de pilote après avoir été obligés par le transporteur aérien de prendre leur retraite (encore que ce soit à des conditions de travail et à une rémunération moins favorables). Cependant, ne perdons pas de vue que, même si leurs capacités, leurs compétences ou leurs aptitudes ne suscitaient aucune préoccupation, ils ont néanmoins été désavantagés par le fait d’être contraints de quitter un poste que, manifestement, ils appréciaient beaucoup, juste parce qu’ils avaient atteint l’âge de 60 ans.

 

[278]       Je suis donc convaincue que cet aspect milite en faveur d’une conclusion selon laquelle l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne a pour effet de perpétuer un désavantage collectif, ce qui dénote que cette disposition viole le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

ii)         Le degré de correspondance entre la disposition législative contestée et les besoins, les circonstances et les capacités réels de l’individu ou du groupe

 

[279]       Comme la Cour suprême l’a fait remarquer dans l’arrêt Kapp, ce facteur est lié à la question de l’application de stéréotypes : voir le paragraphe 23.

 

[280]        En outre, dans l’arrêt Law, la Cour suprême a signalé que deux arrêts : Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, et Andrews font ressortir que « la disposition législative qui prend en compte les besoins, les capacités ou la situation véritables du demandeur et d’autres personnes partageant les mêmes caractéristiques, d’une façon qui respecte leur valeur en tant qu’êtres humains et que membres de la société canadienne, sera moins susceptible d’avoir un effet négatif sur la dignité humaine » : Law, au paragraphe 70.

 

[281]       L’alinéa 15(1)c) fait une distinction entre les personnes qui peuvent se prévaloir de la protection de la Loi canadienne sur les droits de la personne et celles qui ne le peuvent pas, en prenant pour base l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi occupé. Les personnes que l’on met involontairement à la retraite après qu’elles ont atteint l’âge de la retraite en vigueur pour le genre d’emploi qu’elles occupent sont donc privées de protection contre la discrimination fondée sur l’âge, indépendamment des besoins, des circonstances ou des capacités qui leur sont propres. En fait, rien n’indique en l’espèce que M. Vilven ou M. Kelly n’avaient pas toutes les qualités requises ou n’étaient pas aptes à continuer à travailler en toute sécurité en tant que pilotes pour Air Canada.

 

[282]       De plus, l’alinéa 15(1)c) de la Loi ne tient aucun compte des besoins, des circonstances ou des capacités des travailleurs plus âgés, en tant que groupe. Comme il n’existe aucune correspondance entre la disposition législative contestée et les besoins, les circonstances et les capacités réels du groupe désavantagé, ce facteur contextuel milite lui aussi en faveur d’une conclusion selon laquelle l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne viole le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

 

iii)          La disposition législative comporte‑t‑elle un objet ou un effet d’amélioration?

 

[283]       Le paragraphe 15(1) de la Charte « a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination par l’attribution de caractéristiques stéréotypées à des particuliers, mais également d’améliorer la position de groupes qui, dans la société canadienne, ont subi un désavantage en étant exclus de l’ensemble de la société ordinaire » : Eaton, précité, au paragraphe 66.

 

[284]       À cette fin, la Cour suprême a fait remarquer dans l’arrêt Law qu’une disposition législative qui a un objet ou un effet apportant une amélioration qui cadre avec l’objet du paragraphe 15(1) de la Charte « ne violera vraisemblablement pas la dignité humaine de personnes plus favorisées si l’exclusion de ces personnes concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé visé par les dispositions législatives » : Law, au paragraphe 72.

 

[285]       L’objet de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne a été analysé précédemment dans les présents motifs. L’APAC n’a pas laissé entendre que cette disposition avait un objet d’amélioration quelconque.

 

[286]       Dans la mesure où Air Canada a fait valoir que la disposition a pour effet de libérer des postes pour de plus jeunes travailleurs à mesure que les travailleurs plus âgés sont contraints de prendre leur retraite, il n’a pas été indiqué que les « travailleurs plus jeunes » constituaient un groupe désavantagé qui est ciblé par la disposition législative.

 

[287]       En outre, comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt McKinney, une disposition législative qui a pour objectif de mettre à la retraite de force des travailleurs plus âgés afin de laisser la place à de plus jeunes travailleurs serait en soit discriminatoire « puisqu’il suppose que la prolongation de l’emploi de certains individus est moins importante pour ceux‑ci et de moins grande valeur pour la société en général que l’emploi d’autres individus pour la seule raison de l’âge » : au paragraphe 97.

 

[288]       De plus, il existe une preuve dénotant que la pratique de la mise à la retraite obligatoire a un effet différent et négatif sur les personnes qui entrent sur le marché du travail plus tard dans la vie. Cela est dû à l’incapacité de ces personnes d’accumuler des prestations de retraite suffisantes au cours de leur carrière, avec les difficultés pécuniaires auxquelles sont confrontées ces personnes lorsqu’elles sont forcées de prendre leur retraite. Le professeur Carmichael a lui‑même reconnu dans son témoignage que ce groupe sera majoritairement composé de femmes, qui passent les premières années de leur carrière à l’extérieur du marché du travail pendant qu’elles élèvent des enfants, et d’immigrants qui arrivent au Canada plus tard dans la vie.

 

[289]       Dans les motifs de dissidence qu’elle a formulés dans l’arrêt Dickason, la juge L’Heureux‑Dubé a fait une remarque semblable, notant que non seulement les femmes interrompent souvent leur carrière pour élever leur famille, mais elles sont également touchées d’une façon particulièrement dure par la retraite obligatoire, parce les emplois qu’elles occupent sont habituellement moins rémunérateurs et moins susceptibles d’offrir des régimes de retraite : voir le paragraphe 161. (Voir aussi l’arrêt McKinney, au paragraphe 353, où l’on trouve des observations semblables de la juge Wilson, s’exprimant en dissidence, mais non sur ce point.)

 

[290]       Je suis consciente du fait que la question soumise à la Cour en l’espèce n’est pas la constitutionnalité de la politique de retraite obligatoire d’Air Canada, mais plutôt celle de la disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui autorise la pratique de la retraite obligatoire dans certaines circonstances précisées. Cela dit, on peut difficilement dire qu’une disposition législative qui autoriserait la poursuite d’une pratique d’emploi qui est susceptible d’avoir un effet différentiel défavorable sur les femmes et les immigrants a un objet d’amélioration.

 

iv)          La nature et l’étendue du droit touché

[291]       Le dernier facteur contextuel relevé dans l’arrêt Law, qui sert à déterminer s’il y a eu violation de la dignité d’un demandeur, est la nature et l’étendue du droit touché par la loi contestée.

 

[292]       Dans l’arrêt Law, la Cour suprême a expliqué ce facteur en se reportant aux commentaires de la juge L’Heureux‑Dubé dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; cette dernière a fait remarquer que « [t]outes autres choses étant par ailleurs égales, plus les conséquences […] ressenties par le groupe touché sont graves et localisées, plus il est probable que la distinction qui en est la cause soit discriminatoire au sens de l’art. 15 de la Charte » : Egan, au paragraphe 63, passage cité dans Law, au paragraphe 74.

 

[293]       Dans le cas de MM. Vilven et Kelly, le droit en jeu est la capacité de continuer à travailler dans la carrière de leur choix. On ne saurait trop insister sur l’importance de ce droit. En fait, la jurisprudence canadienne regorge de références faites au rôle crucial que joue l’emploi dans la dignité et l’estime de soi de la personne.

 

[294]       À titre d’exemple, dans Renvoi relatif à la Public Sector Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, la Cour suprême du Canada déclare ceci :

Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien‑être sur le plan émotionnel. [Au paragraphe 91]

 

 

[295]       Même si l’extrait qui précède est tiré du jugement dissident du juge en chef Dickson, des sentiments semblables au sujet du rôle prépondérant de l’emploi dans la dignité et l’estime de soi de la personne ont été exprimés dans maints autres jugements de la Cour suprême, ainsi que d’autres tribunaux canadiens : voir, par exemple, Evans c. Teamsters Local Union No. 31, 2008 CSC 20; Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, au paragraphe 104; Lavoie c. Canada, 2002 CSC 23, au paragraphe 45; Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94; Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701; Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986, à la page 1002; McKinney, au paragraphe 52; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, à la page 1054; Wilson c. British Columbia (Medical Services Commission) (1988), 53 D.L.R. (4th) 171; Assn. of Justices of the Peace of Ontario et al. c. Ontario (Attorney general) (2008), 92 O.R. (3d) 16 (C. sup. Ont.), aux paragraphes 113 à 120.

 

[296]       Dans l’arrêt Lavoie, le juge Bastarache a indiqué que le travail « est un élément fondamental de la vie d’une personne » : au paragraphe 45. L’arrêt Martin décrit le travail et l’emploi comme des éléments de la dignité humaine essentielle qui revêtent une importance cruciale pour l’application du paragraphe 15(1) de la Charte : au paragraphe 104. En fait, dans l’arrêt Wallace, la Cour suprême est allée jusqu’à dire que le travail est l’une des « caractéristiques déterminantes » de la vie de la plupart des gens : au paragraphe 94.

 

[297]       Il a aussi été question dans la jurisprudence des effets d’être forcé de prendre sa retraite contre sa volonté. À cet égard, la juge L’Heureux‑Dubé a fait remarquer ce qui suit, dans ses motifs dissidents, dans l’arrêt Dickason :

Étant donné l’importance centrale que notre société accorde à la carrière comme moyen de définir le statut et la valeur de la personne, il n’est guère surprenant que le renvoi sans motif du seul fait de l’âge soit extrêmement traumatisant. [Au paragraphe 163]

 

 

[298]       Après avoir examiné la preuve relative aux effets que peut avoir la retraite obligatoire sur les travailleurs, la juge L’Heureux‑Dubé, dans l’arrêt Dickason, a fait ensuite remarquer que le choc de la retraite obligatoire, de pair avec la perte de la capacité de gain et du travail productif « conduit souvent à une détérioration physique et émotive de même qu’à une mort prématurée » : au paragraphe 163.

 

[299]       Dans le même ordre d’idées, dans l’arrêt McKinney, les juges majoritaires ont fait remarquer que « [d]ans une société axée sur le travail, ce dernier est inextricablement lié à l’identité et à la valorisation personnelles » : au paragraphe 93. Dans ce contexte, le juge LaForest, toujours dans l’arrêt McKinney, a fait ensuite un lien analogue entre la retraite obligatoire et la perte de la valorisation, de l’identité et du bien‑être sur le plan émotionnel.

 

[300]       C’est‑à‑dire qu’après avoir reconnu l’importance intrinsèque du travail pour l’individu, le juge LaForest a déclaré que « [l]a retraite obligatoire supprime tous ces avantages, et ce, en raison d’une caractéristique personnelle attribuée à un seul individu en raison de son association avec un groupe » : McKinney, au paragraphe 52.

 

[301]       Il est utile de répéter que, en l’espèce, la question en litige n’est pas la politique de retraite obligatoire d’Air Canada, mais plutôt la disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui prive des personnes telles que MM. Vilven et Kelly de la capacité de contester la politique de retraite obligatoire de l’entreprise.

 

[302]       Cela dit, les commentaires de la Cour suprême à propos de l’effet de la retraite obligatoire sur l’estime de soi et la dignité des individus ont directement trait à la nature et à l’étendue du droit défavorablement touché par l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

 

v)           Autres observations

 

[303]       Le Tribunal a structuré en ces termes la question relative à la Charte qui lui était soumise : « si, à la suite de la distinction fondée sur l’âge prévue à l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, il y a été porté atteinte à la dignité des plaignants où s’ils ont été visés par un stéréotype négatif fondé sur leur âge ».

 

[304]       Une bonne part de l’analyse de la Charte que fait ensuite le Tribunal est axée sur la dignité de MM. Vilven et Kelly. Comme il a été mentionné précédemment, le Tribunal n’a pas pu bénéficier des motifs rendus par la Cour suprême dans l’arrêt Kapp à l’époque où il a rendu sa décision dans la présente affaire. Il est donc compréhensible qu’il ait mis l’accent sur la dignité de MM. Vilven et Kelly et qu’il se soit servi de la dignité comme critère décisif par rapport au paragraphe 15(1) de la Charte. Néanmoins, l’accent qu’a mis le Tribunal sur la question de la dignité illustre le problème même que la Cour suprême relève dans Kapp.

 

[305]       C’est‑à‑dire que la décision du Tribunal, à savoir qu’au vu de l’ensemble des circonstances pertinentes, on ne pouvait pas dire raisonnablement que la dignité de MM. Vilven et Kelly avait été défavorablement touchée par le fait qu’on avait empêché ces derniers de contester les gestes d’Air Canada en vertu de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, était forcément subjective, étant donné qu’elle se rapportait à une notion essentiellement abstraite : voir Kapp, au paragraphe 22.

 

[306]       Pour conclure que la dignité de MM. Vilven et Kelly n’avait pas été touchée par leur incapacité de contester leur mise à la retraite obligatoire par Air Canada en vertu des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le Tribunal a jugé que l’on ne pouvait pas considérer à un moment isolé dans le temps les répercussions de la retraite obligatoire sur ces deux hommes. Il fallait plutôt tenir compte des répercussions de la retraite obligatoire sur le « cycle de vie » de la carrière des demandeurs au sein du transporteur aérien.

 

[307]       À cet égard, le Tribunal a tenu compte du fait que MM. Vilven et Kelly étaient au courant de l’existence de la politique de retraite obligatoire quand ils sont entrés au service d’Air Canada, et qu’ils avaient bénéficié de cette politique durant toute leur carrière. Selon le Tribunal, il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce qu’ils aient à supporter le fardeau de cette politique à la fin de leur carrière. La conclusion du Tribunal à cet égard pose un certain nombre de problèmes.

 

[308]       Tout d’abord, ce ne sont pas les répercussions de la politique de retraite obligatoire d’Air Canada sur MM. Vilven et Kelly qui sont en litige dans la présente affaire, mais plutôt l’effet de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[309]       La conclusion du Tribunal selon laquelle l’alinéa 15(1)c) de la Loi n’a pas eu de répercussions négatives sur la dignité de MM. Vilven et Kelly est essentiellement fondée sur l’évaluation que le Tribunal a faite de la politique de retraite obligatoire en vigueur à Air Canada, et du rôle que la retraite obligatoire a joué dans l’intégralité de la carrière de ces deux hommes au sein du transporteur aérien. Je suis d’accord avec l’arbitre, dans la décision CKY‑TV, que, à cet égard, le Tribunal est [traduction] « passé jusqu’à un certain point d’un examen constitutionnel d’une disposition législative à une évaluation de l’application de la politique particulière d’Air Canada à ses pilotes » : au paragraphe 188.

 

[310]       De plus, il semble que des arguments semblables, fondés sur le « cycle de vie », aient été avancés dans l’arrêt McKinney, une affaire qui mettait en cause un autre groupe de personnes bien instruites et bien rémunérées, qui étaient en mesure de progresser dans leur carrière grâce à l’ancienneté et qui avaient droit, du fait de leur emploi, à des prestations de retraite élevées. Cependant, la Cour suprême du Canada n’a eu aucune difficulté à conclure que la disposition législative qui était en litige dans cette affaire privait les demandeurs de la même protection de la loi pour un motif énuméré. Cela dénotait, par ricochet, que les demandeurs méritaient moins de respect, de déférence et de considération, ce qui était contraire au paragraphe 15(1) de la Charte : voir le paragraphe 76.

 

[311]       Il est également difficile de concilier la reconnaissance, par le Tribunal, du fait que MM. Vilven et Kelly ont subi chacun un dur coup à leur estime d’eux‑mêmes lorsqu’ils ont été contraints de prendre leur retraite d’Air Canada et sa conclusion selon laquelle le fait de les priver du droit, accordé à d’autres, de contester leur mise à la retraite obligatoire en application des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne n’avait pas une incidence négative sur leur dignité.

 

[312]       C’est‑à‑dire que, après avoir été obligés de quitter les emplois qu’ils appréciaient beaucoup, MM. Vilven et Kelly se sont fait dire que, contrairement à d’autres Canadiens, ils ne bénéficiaient pas de la protection de la Loi canadienne sur les droits de la personne, parce que 60 ans était l’âge de la retraite qui était en vigueur pour le genre d’emploi qu’ils occupaient. Contrairement à d’autres Canadiens victimes de discrimination au travail fondée sur l’âge, MM. Vilven et Kelly n’ont pu bénéficier du « droit de tous les individus […] à l’égalité des chances d’épanouissement […] indépendamment des considérations fondées sur […] l’âge […] » : voir l’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[313]       Le comble, c’est que c’était la propre politique de retraite obligatoire d’Air Canada - l’acteur dominant dans l’industrie canadienne du transport aérien - qui fixait en pratique la norme applicable dans l’industrie et privait MM. Vilven et Kelly du même bénéfice de la loi. Autrement dit, l’alinéa 15(1)c) de la Loi autorisait la propre conduite discriminatoire d’Air Canada et fournissait à cette dernière un moyen de se défendre contre les plaintes de MM. Vilven et Kelly relatives aux droits de la personne.

 

[314]       L’APAC soutient que l’alinéa 15(1)c) est destiné à autoriser un âge de la retraite négocié, et que si une industrie tout entière est réglementée de cette manière il n’en résulte aucun stéréotype négatif. Je signale à cet égard que, dans l’arrêt McKinney, le juge LaForest a admis que 65 ans était l’âge normal de la retraite pour les professeurs d’université au Canada, mais qu’il a quand même conclu que le fait de priver les professeurs d’université ayant plus de 65 ans de la même protection de la loi violait le paragraphe 15(1) de la Charte, car cela perpétuait la présomption stéréotypée voulant que les travailleurs plus âgés soient des membres de la société moins valorisés.

 

[315]       Par ailleurs, l’affirmation selon laquelle les employeurs devraient être autorisés à mettre fin à l’emploi d’une personne, juste à cause de son âge, tant qu’un grand nombre d’employés occupant des emplois semblables sont soumis à un traitement analogue, contredit la garantie d’égalité qui est intégrée au paragraphe 15(1) de la Charte, à savoir que « […] tous sont également reconnus dans la loi en tant qu’êtres humains […] tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération » : Law, au paragraphe 88, tel qu’analysé au paragraphe 174 de la décision CKY‑TV.

 

[316]       En fait, la Cour suprême du Canada a expressément rejeté la thèse voulant qu’une discrimination généralisée puisse empêcher de conclure qu’il y a eu violation du paragraphe 15(1) de la Charte. Dans R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, la Cour a déclaré que le fait que l’on ait peut‑être, dans le passé, toléré la transgression des principes qu’incorpore le paragraphe 15(1) de la Charte n’est pas une réponse à une demande selon laquelle les dispositions en matière d’égalité de la Charte ont été violées. À cet égard, la Cour suprême a déclaré que le fait qu’une telle approche « aurait des conséquences nouvelles et troublantes, me paraît, quant à moi, une façon inacceptable d’aborder l’interprétation des dispositions de la Charte » : au paragraphe 40.

 

[317]       Tout cela étant dit, nombreux sont les arguments qui ont été formulés en faveur de la retraite obligatoire en tant que pratique d’emploi, et principalement soutenus en l’espèce par le témoignage du professeur Carmichael. (Il convient de signaler que le professeur Kesselman a évoqué des arguments contraires. Ce dernier est titulaire d’un doctorat en économie, et il est professeur au sein du programme d’études supérieures en politiques publiques à l’Université Simon Fraser.)

 

[318]       Le professeur Carmichael et les défendeurs font remarquer, notamment, que c’est surtout dans les lieux de travail syndiqués qu’il existe des politiques de retraite obligatoire. Les âges de la retraite obligatoire sont négociés par l’entremise du processus de négociation collective, dans le cadre d’une entente contractuelle permanente intégrée et complexe, qui comporte habituellement une rémunération différée revêtant la forme de prestations de retraite. Les politiques de retraite obligatoire offrent une stabilité aux régimes de retraite. De plus, elles évitent aux travailleurs plus âgés la douleur de voir que l’on met fin à leur emploi parce que, en raison de leur âge, leur rendement s’est détérioré, et elles leur permettent plutôt de quitter le travail sans que leur dignité en souffre.

 

[319]       Les défendeurs soutiennent de plus que la retraite obligatoire permet à la fois à l’employeur et à l’employé de planifier la retraite de l’employé. La retraite obligatoire, soutiennent‑ils, fait également partie intégrante du régime d’ancienneté, lequel bénéficiera en fin de compte à tous les employés, y compris ceux qui, à terme, seront mis à la retraite conformément à la politique de retraite. Forcer les employés à prendre leur retraite à un âge fixe permet aussi à du [traduction] « sang neuf » d’accéder aux lieux de travail, ce qui renouvelle l’effectif et crée des ouvertures pour les travailleurs plus jeunes.

 

[320]       En fait, selon les défendeurs, la Cour suprême du Canada a fait remarquer dans la décision rendue à la majorité dans McKinney que la retraite obligatoire « fait maintenant partie de l’organisation même du marché du travail dans notre pays » : au paragraphe 84.

 

[321]       Les arguments des défendeurs soulèvent ce qui a été décrit dans l’arrêt McKinney comme un problème socio‑économique complexe – un problème qui « fait intervenir les règles fondamentales et intimement liées du milieu du travail à l’intérieur de toute notre société » : au paragraphe 96.

 

[322]       Quel que puisse être le bien‑fondé des arguments invoqués par les défendeurs pour justifier le fait que la disposition législative autorise le maintien de la retraite obligatoire dans certaines circonstances, il convient de se demander à quel endroit il faudrait examiner ces arguments : font‑ils partie de l’analyse relative à l’article 15, ou faudrait‑il plutôt en tenir compte au stade de l’examen portant sur l’article premier?

 

[323]       Dans l’arrêt McKinney, la Cour suprême a examiné tous les arguments semblables à ceux que les défendeurs ont invoqués en l’espèce pour justifier l’existence d’une disposition législative analogue dans le contexte de son analyse concernant l’article premier.

 

[324]       Il est vrai que depuis l’arrêt Law, la ligne de démarcation entre l’analyse de l’article 15 et celle qu’exige l’article premier de la Charte n’est pas toujours bien nette : voir William Black et Lynn Smith, « The Equality Rights », document précité, à la page 959. En fait, il ressort d’un examen de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada depuis l’arrêt Law que les juges de cette cour ne sont pas toujours d’accord sur la question de savoir si certains facteurs devraient être examinés dans le cadre de l’analyse de l’article 15, ou s’il est préférable d’en traiter au stade relatif à l’article premier : voir, par exemple, l’arrêt Gosselin, précité.

 

[325]       J’ai examiné l’argument du « cycle de vie » des défendeurs au moment d’apprécier les répercussions que l’alinéa 15(1)c) a eues sur l’estime qu’avaient MM. Vilven et Kelly d’eux‑mêmes. Je reconnais aussi que, depuis l’époque de l’arrêt McKinney, la jurisprudence entourant l’article 15 de la Charte a évolué. Néanmoins, je suis d’avis que les autres arguments qu’ont invoqués les défendeurs en l’espèce pour justifier la perpétuation des politiques de retraite obligatoire par l’entremise de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne des droits de la personne devraient être examinés au moment de déterminer si cette disposition législative peut se justifier à titre de limite raisonnable dans une société libre et démocratique.

 

[326]       Cette opinion ressort d’un examen de la jurisprudence récente. À titre d’exemple, dans la décision Assn. of Justices of the Peace of Ontario citée précédemment, il a été soutenu que les juges de paix ne subissaient aucune perte de dignité lorsqu’ils étaient contraints de prendre leur retraite à l’âge de 70 ans, parce que, avant cela, ils avaient bénéficié de l’inamovibilité. Comme il était allégué, leur retraite forcée ne leur portait pas préjudice en tant qu’individus, mais contribuait plutôt à préserver l’indépendance judiciaire.

 

[327]       Le juge de première instance a déclaré que cet argument était lié à l’objet de la disposition législative en litige, et non pas à la question de savoir si celle‑ci était discriminatoire. Il a donc exprimé l’avis qu’il fallait plutôt considérer l’argument comme une justification de la disposition législative en question au regard de l’article premier de la Charte, plutôt que comme [traduction] « la négation de la limite dès le départ » : Assn. of Justices of the Peace of Ontario, aux paragraphes 109 et 110. On pourrait dire la même chose des arguments qu’invoquent les demandeurs en l’espèce.

 

[328]       L’article premier permet de restreindre les droits que garantit l’article 15 de la Charte lorsque cette restriction constitue « des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Le critère relatif à l’article premier, qui a été formulé initialement par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, oblige à déterminer si l’objectif de la disposition législative est « urgent et réel ». En outre, la partie qui invoque cet article doit démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et si leur justification peut se démontrer. Cela comporte une évaluation de la proportionnalité.

 

[329]       Le critère de la proportionnalité comporte trois éléments. Premièrement, « les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question » et « [e]lles ne doivent être ni arbitraires, ni équitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles ». Il faut plutôt qu’elles aient « un lien rationnel avec l’objectif en question ». Deuxièmement, les mesures « doi[vent] être de nature à porter “le moins possible” atteinte au droit ou à la liberté en question ». Enfin, « il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l’objectif reconnu comme “suffisamment important” » : Oakes, au paragraphe 70.

 

[330]       Dans l’arrêt Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, la Cour suprême a fait remarquer que l’application du critère formulé dans l’arrêt Oakes « commande un examen attentif du contexte dans lequel s’inscrit le texte de loi attaqué » et que « dans les cas où l’examen du texte en cause exige que soient soupesés des intérêts opposés et des questions de politique sociale, le critère de l’arrêt Oakes doit être appliqué avec souplesse, et non de manière formaliste ou mécanique » : au paragraphe 85.

 

[331]       C’est donc dire que, pour déterminer si la disposition législative est sauvegardée par l’article premier de la Charte, il faudrait que le Tribunal tienne compte de tous les arguments invoqués par les défendeurs, y compris le contexte dans lequel s’inscrit l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l’importance de la négociation collective en tant que droit constitutionnellement protégé, le besoin de certitude dans les régimes de retraite, le lien entre l’âge et l’amoindrissement de l’état de santé, de même que les arguments liés au fait de soupeser des intérêts opposés et des questions de politique sociale.

 

[332]       En même temps, il faudrait aussi que le Tribunal tienne compte de questions telles que l’évolution des attitudes sociales à l’égard de la discrimination fondée sur l’âge, y compris le fait qu’un certain nombre de provinces canadiennes ont maintenant déclaré la retraite obligatoire illégale, afin de déterminer s’il y a toujours un objectif législatif urgent et réel qui sous‑tend la disposition législative : voir aussi l’analyse concernant les questions telles que celles‑ci dans Assn. of Justices of the Peace of Ontario, décision précitée, aux paragraphes 33 à 45, ainsi que dans la décision Greater Vancouver Regional District Employees’ Union c. Greater Vancouver Regional District, 2001 BCCA 435, au paragraphe 127.

 

[333]       Il serait également nécessaire de traiter, par rapport à la question de l’article premier, du témoignage de M. Kesselman quant aux effets négatifs de la retraite obligatoire, ainsi que des conséquences restreintes de l’abolition de la retraite obligatoire dans un certain nombre de provinces. Ce serait également le cas d’autres questions, telles que la mesure dans laquelle l’amélioration des tests d’aptitude physique a rendu inutile le besoin de fixer des règles de retraite générales liées à la sûreté.

 

 

d)           La conclusion concernant la question relative au paragraphe 15(1) de la Charte

 

[334]       L’effet des arrêts qu’a rendus la Cour suprême du Canada dans les affaires Andrews, Law et Kapp est le suivant : pour obtenir gain de cause dans une demande visée par le paragraphe 15(1) de la Charte, il ne sera pas suffisant qu’un demandeur démontre qu’il ne bénéficie pas d’un traitement égal devant la loi et dans la loi, ou que la loi a un effet particulier sur lui en ce qui concerne la protection ou le bénéfice qu’elle accorde.

 

[335]       Le plaignant doit également pouvoir montrer que la loi a un effet discriminatoire sur le plan législatif. Pour déterminer si une loi a un effet discriminatoire, il y a deux questions auxquelles il faut répondre : premièrement, la loi établit‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et, deuxièmement, la distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes : voir Bande et nation indiennes Ermineskin c. Canada, précité, au paragraphe 188.

 

[336]       Il est nécessaire de tenir compte du fait qu’un demandeur particulier a « des caractéristiques et une situation propres », ainsi que du « contexte global des dispositions en question et [du] traitement passé et actuel accordé par la société au demandeur et aux autres personnes ou groupes partageant des caractéristiques ou une situation semblables » : Law, au paragraphe 59.

 

[337]       L’alinéa 15(1)c) de la Loi sur les droits de la personne prive les travailleurs plus âgés, tels que MM. Vilven et Kelly, de la même protection de la loi qui a été décrite par la Cour suprême du Canada comme étant « le dernier recours de la personne désavantagée et de la personne privée de ses droits de représentation » : Zurich Insurance Co., précité, au paragraphe 18.

 

[338]       Ce faisant, l’alinéa 15(1)c) de la Loi a pour effet de perpétuer les désavantages et les préjugés dont sont collectivement victimes les travailleurs plus âgés au Canada. Considérée d’une manière objective, ainsi que sous l’angle subjectif de MM. Vilven et Kelly, la disposition législative renforce la perception selon laquelle les travailleurs plus âgés comme MM. Vilven et Kelly ont moins de valeur et méritent moins la même protection de la loi que les travailleurs plus jeunes qui perdent leur emploi pour des motifs liés à leur âge, à un âge inférieur à l’âge de la retraite en vigueur pour un genre d’emploi en particulier.

 

[339]       En outre, la disposition législative ne peut que servir à perpétuer l’opinion stéréotypée selon laquelle les travailleurs plus âgés sont moins aptes, ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne. En conséquence, je conclus que l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne viole le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

IX.         Décision

 

[340]       À cause de sa conclusion concernant la question relative au paragraphe 15(1), le Tribunal ne s’est pas penché sur la question de savoir si l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne pouvait se justifier sous le régime de l’article premier de la Charte. Par conséquent, l’aspect relatif au paragraphe 15(1) de la décision du Tribunal est infirmé, et l’affaire est renvoyée à ce dernier pour qu’il décide, sur le fondement du dossier existant, si la justification de l’alinéa 15(1)c) de la Loi en tant que limite raisonnable peut être démontrée dans une société libre et démocratique.

 

[341]       Si jamais le Tribunal décidait que l’alinéa 15(1)c) de la Loi n’est pas sauvegardé par l’article premier de la Charte, il faudra donc qu’il traite du bien‑fondé des plaintes de MM. Vilven et Kelly relatives aux droits de la personne, ce qui inclut l’argument d’Air Canada selon lequel le fait d’exiger que tous ses pilotes soient âgés de moins de 60 ans équivaut à une exigence professionnelle justifiée, aux termes de l’article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

 

X.           Les dépens

 

[342]       Je ne vois pas pourquoi les dépens ne devraient pas suivre le sort de la cause en ce qui concerne MM. Vilven et Kelly. Comme ils ont été représentés par le même avocat, et comme leurs demandes ont été entendues conjointement, ils ont droit à un seul mémoire de frais selon l’échelle ordinaire, payable solidairement par les défendeurs. Vu la complexité des questions en cause, MM. Vilven et Kelly ont droit aux dépens d’un second avocat.

 

[343]       La Commission n’a pas eu gain de cause par rapport aux questions soulevées dans sa demande de contrôle judiciaire concernant l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et elle n’a pas pris part à la question relative à la Charte à l’égard de laquelle la demande de MM. Vilven et Kelly a été fructueuse en fin de compte. Eu égard à toutes les circonstances, y compris le mandat d’intérêt public conféré à la Commission canadienne des droits de la personne, je ne rends aucune ordonnance d’adjudication de dépens à l’égard de la Commission.


JUGEMENT

            LA COUR STATUE que :

 

1.         l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne viole le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés;

 

2.         les demandes de contrôle judiciaire de MM. Vilven et Kelly sont accueillies; leurs plaintes relatives aux droits de la personne sont renvoyées à la même formation du Tribunal, si ses membres sont disponibles, en vue de se prononcer sur les questions qui restent à régler, conformément aux présents motifs, sur le fondement du dossier existant;

 

3.         MM. Vilven et Kelly ont droit à un seul mémoire de frais par rapport à leurs demandes de contrôle judiciaire, y compris les dépens d’un second avocat, lesquels dépens seront calculés au milieu de la colonne III du tableau du tarif B des Règles des Cours fédérales;

 

4.         la demande de contrôle judiciaire de la Commission canadienne des droits de la personne est rejetée, sans frais.

« Anne Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Réviseur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1674-07; T-1678-07; et T-1680-07

 

 

INTITULÉ :                                       GEORGE VILVEN c. AIR CANADA ET AL;

                                                            ROBERT NEIL KELLY c. AIR CANADA ET AL; et

                                                            LA CCDP c. GEOGE VILVEN ET AL

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LES 24, 25, 26 ET 27 NOVEMBRE 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE MACTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 9 AVRIL 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raymond D. Hall

David Baker

 

POUR LES DEMANDEURS

(George Vilven et Robert Neil Kelly)

Daniel Poulin

Sulini Sarugaser

 

Maryse Tremblay

Jennifer Black

 

Bruce Laughton

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(Commission canadienne des droits de la personne)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(Air Canada)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(Association des pilotes d’Air Canada)

 

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bakerlaw

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

(George Vilven et Robert Neil Kelly)

 

Commission canadienne des

droits de la personne

Ottawa (Ontario)

 

Heenan Blaikie s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Laughton & Company

Vancouver (C.-B.)

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(Commission canadienne des droits de la personne)

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(Air Canada)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(Association des pilotes d’Air Canada)


ANNEXE

 

Dispositions applicables de la Loi canadienne sur les droits de la personne

 

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

 

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted.

 

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

 

3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

 

[…]

 

[…]

 

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

 

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

 

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

 

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

 

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

 

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

 

9. (1) Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour une organisation syndicale :

 

9. (1) It is a discriminatory practice for an employee organization on a prohibited ground of discrimination

 

a) d’empêcher l’adhésion pleine et entière d’un individu;

 

(a) to exclude an individual from full membership in the organization;

 

b) d’expulser ou de suspendre un adhérent;

 

(b) to expel or suspend a member of the organization; or

 

c) d’établir, à l’endroit d’un adhérent ou d’un individu à l’égard de qui elle a des obligations aux termes d’une convention collective, que celui‑ci fasse ou non partie de l’organisation, des restrictions, des différences ou des catégories ou de prendre toutes autres mesures susceptibles soit de le priver de ses chances d’emploi ou d’avancement, soit de limiter ses chances d’emploi ou d’avancement, ou, d’une façon générale, de nuire à sa situation.

 

(c) to limit, segregate, classify or otherwise act in relation to an individual in a way that would deprive the individual of employment opportunities, or limit employment opportunities or otherwise adversely affect the status of the individual, where the individual is a member of the organization or where any of the obligations of the organization pursuant to a collective agreement relate to the individual.

 

(2) Ne constitue pas un acte discriminatoire au sens du paragraphe (1) le fait pour une organisation syndicale d’empêcher une adhésion ou d’expulser ou de suspendre un adhérent en appliquant la règle de l’âge normal de la retraite en vigueur pour le genre de poste occupé par l’individu concerné.

 

(2) Notwithstanding subsection (1), it is not a discriminatory practice for an employee organization to exclude, expel or suspend an individual from membership in the organization because that individual has reached the normal age of retirement for individuals working in positions similar to the position of that individual.

 

[…]

[…]

 

10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

 

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

 

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

 

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

 

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

 

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

 

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

 

15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

 

15. (1) It is not a discriminatory practice if

 

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;

 

(a) any refusal, exclusion, expulsion,

suspension, limitation, specification or preference in relation to any employment is established by an employer to be based on a bona fide occupational requirement;

 

[…]

 

[…]

 

c) le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi;

 

(c) an individual’s employment is terminated because that individual has reached the normal age of retirement for employees working in positions similar to the position of that individual;

 

[…]

 

[…]

 

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

 

(2) For any practice mentioned in paragraph (1)(a) to be considered to be based on a bona fide occupational requirement and for any practice mentioned in paragraph (1)(g) to be considered to have a bona fide justification, it must be established that accommodation of the needs of an individual or a class of individuals affected would impose undue hardship on the person who would have to accommodate those needs, considering health, safety and cost.

 

[…]

 

[…]

 

(8) Le présent article s’applique à tout fait, qu’il ait pour résultat la discrimination directe ou la discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

 

(8) This section applies in respect of a practice regardless of whether it results in direct discrimination or adverse effect discrimination.

 

[…]

[…]

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.