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Date : 20090326

Dossier : T-1617-07

Référence : 2009 CF 320

Ottawa (Ontario), le 26 mars 2009

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.

demanderesse

et

 

APOTEX INC. et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

 

et

 

ELI LILLY AND COMPANY

 

défenderesse/brevetée

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

  • [1] Il s’agit d’une action intentée en vertu des dispositions du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, dans sa forme modifiée (le Règlement AC). La demanderesse cherche à empêcher le ministre de la Santé de délivrer à la défenderesse Apotex Inc. un avis de conformité visant une version générique de l’un de ses médicaments, le chlorhydrate de raloxifène, et ce, jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2 158 399 (le brevet 399).

  • [2] Dans une action différente, instruite plusieurs jours plus tôt (T-1561-07), la même demanderesse cherchait à interdire au ministre de délivrer à Novopharm Limited un avis de conformité concernant sa version générique du même médicament, et ce, jusqu’à l’expiration du brevet 399. J’ai rejeté cette demande avec motifs, sous la référence 2009 CF 301. Le seul point litigieux dans cette instance était l’invalidité du brevet 399 pour cause d’antériorité et d’évidence. J’ai conclu que les allégations du fabricant du produit générique, Novopharm, qui se rapportaient à cette question et ces motifs étaient justifiées et, cela étant, j’ai rejeté la demande d’interdiction. La présente action fait état des mêmes allégations, de pair avec une autre allégation relative à la validité, une allégation d’absence de contrefaçon et ce que l’on appelle le « moyen de défense Gillette ».

 

  • [3] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il y a lieu de rejeter la présente demande avec dépens en faveur d’Apotex.

 

LES PARTIES AU LITIGE

  • [4] La demanderesse Eli Lilly Canada Inc. (Lilly Canada) a reçu du ministre de la Santé (le ministre) un avis de conformité concernant un médicament qui contient du chlorhydrate de raloxifène sous forme de comprimés de 60 mg et qu’elle vend au Canada sous la marque EVISTA et le numéro d’identification de médicament (DIN) 02239028. Ce médicament est utilisé dans le cadre du traitement et de la prévention de l’ostéoporose. Cette partie est appelée la « première personne » au sens du Règlement AC.

 

  • [5] La défenderesse Apotex Inc. (Apotex) a envoyé à Lilly Canada un avis d’allégation indiquant qu’elle avait l’intention de mettre sur le marché une version générique de son médicament contenant du chlorhydrate de raloxifène et qu’elle cherchait à obtenir à cette fin un avis de conformité du ministre en déposant une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) dans laquelle il est fait référence au produit de Lilly Canada. Cette partie est appelée la « seconde personne » au sens du Règlement AC.

 

  • [6] Il incombe au ministre défendeur d’appliquer le Règlement AC et, s’il y a lieu, de délivrer un avis de conformité.

 

  • [7] La défenderesse Eli Lilly and Company (Lilly US) est la titulaire du brevet 399 et elle a été désignée partie à la présente action, conformément au paragraphe 6(4) du Règlement AC.

 

LE BREVET EN LITIGE

  • [8] C’est le brevet canadien no 2 158 399 (le brevet 399) qui est en litige. La demande relative à ce dernier a été déposée auprès du Bureau canadien des brevets le 15 septembre 1995; le brevet est donc régi par les dispositions de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, qui sont en vigueur depuis les modifications apportées le 1er octobre 1989. Ces dispositions peuvent être appelées la nouvelle Loi sur les brevets.

 

  • [9] La demande relative au brevet 399 a été mise à la disposition du public pour consultation le 20 mars 1996. Il s’agit là d’une date importante pour l’interprétation du brevet. La demande relative à ce dernier revendique la priorité sur le fondement de demandes qui ont été déposées auprès du United States Patent Office le 19 septembre 1994 et le 26 avril 1995. Le brevet 399 expirera 20 ans après la date du dépôt de la demande au Canada, soit le 15 septembre 2015. Il a été délivré et accordé le 20 mars 2001. Cette date n’est pas particulièrement importante en l’espèce, sinon pour indiquer que le brevet a été délivré et accordé.

 

  • [10] À la page 1, le brevet indique en son paragraphe d’introduction qu’il vise ce qui est décrit comme une nouvelle forme cristalline non solvatée d’une catégorie de produits chimiques décrite par une formule écrite :

Cette invention porte sur un nouveau produit pharmaceutique, plus particulièrement sur une nouvelle forme cristalline non solvatée d’une molécule 2-aryl-6-hydroxy-3-[4-(2-aminoéthoxy) benzoyl] benzo[b]thiophène.

 

 

  • [11] Plus précisément, le brevet traite d’un élément précis de la catégorie qui est décrite par la formule indiquée au deuxième paragraphe de la page 1.

chlorhydrate de 6-hydroxy-2-(4-hydroxyphényl)-3-[4-(2-ipéridinoéthoxy)benzoyl]benzo[b]thiophène

 

 

  • [12] Heureusement, le brevet figurant à cette même page et les parties ont utilisé le nom « chlorhydrate de raloxifène » ou « HCl de raloxifène » au lieu de la formule chimique. Je procéderai de la même manière.

 

LA PREUVE

  • [13] Dans la présente action, la preuve a été produite, comme cela se fait habituellement dans les demandes soumises à la Cour, sous forme d’affidavits, de pièces jointes aux affidavits, de transcriptions de contre-interrogatoires et de pièces jointes à ces contre-interrogatoires. Une ordonnance de confidentialité a été accordée en l’espèce.

 

  • [14] La demanderesse a déposé des affidavits de la part des témoins suivants :

  • Mme Jennifer L. Rotz, gestionnaire des Ressources humaines chez Lilly US. Elle dépose sur le fait que certaines personnes sont d’anciens employés ou des employés actuels de Lilly US, ainsi que sur la cession des droits afférents au brevet en faveur de Lilly US.

  • M. Joel Bernstein, professeur de chimie à l’Université Ben-Gourion de Negev, Beer Sheva (Israël). Il présente des éléments de preuve sur la cristallisation, le brevet 399 et les questions de validité.

  • M. Leonard J. Chyall, directeur au sein de la Division de consultation d’Aptuit Inc., un laboratoire d’analyse et de recherche chimiques indépendant. Il présente des éléments de preuve sur certains efforts qu’il a faits pour reproduire les exemples nos 16 et 18 du brevet 068. Il a fourni un autre affidavit en réponse au travail fait par un témoin d’Apotex, M. Buck.

  • M. James Wuest, professeur de chimie à l’Université de Montréal. Ce dernier présente des éléments de preuve sur le brevet 399, le moyen de défense Gillette et les questions de validité.

 

  • [15] MM. Bernstein, Chyall et Wuest ont été contre-interrogés. Certains éléments de cette preuve ont été désignés comme confidentiels, conformément à une ordonnance de confidentialité que la Cour a rendue le 6 novembre 2007.

 

  • [16] La défenderesse Apotex a déposé des affidavits de la part des témoins suivants :

  • M. Paul Williard, professeur de chimie à l’Université Brown (Rhode Island). Il présente des éléments de preuve sur la validité du brevet 399 et sur le moyen de défense Gillette d’Apotex.

  • M. Allan W. Rey, gestionnaire, Propriété intellectuelle/Recherche et développement chez Apotex Pharmachem Inc. Il dépose sur les analyses par diffraction de rayons X de poudres (XRPD) et par résonnance magnétique nucléaire (RMN), qui ont été effectuées sur les échantillons de matière préparés par M. Buck.

  • M. Robert A. McClelland, professeur de chimie émérite à l’Université de Toronto. Il dépose sur le brevet 399, les questions de validité et le moyen de défense Gillette d’Apotex.

  • Mme Johanne Frosolone, technicienne juridique au service des procureurs d’Apotex. Elle fait état d’un échange de courriels entre les avocats de la demanderesse et ceux d’Apotex.

  • M. Matthew Buck, qui, à l’époque où il tentait de reproduire certaines des réalisations antérieures revendiquées, était chimiste titulaire d’une maîtrise et travaillait pour Apotex Pharmachem Inc. Il a fourni un affidavit additionnel en réplique. Sa preuve a été l’objet d’une requête en radiation de la part de la demanderesse.

  • Mme Mylene Rosauro, secrétaire au sein du cabinet d’avocats Ivor Hughes. Elle a fourni une copie de l’avis d’allégation ainsi que des copies des documents mentionnés dans cet avis.

 

  • [17] MM. Williard, Rey, McClelland et Buck ont été contre-interrogés. Certains éléments de cette preuve ont été désignés comme confidentiels en vertu de l’ordonnance de confidentialité susmentionnée.

 

  • [18] Le ministre n’a déposé aucune preuve ni participé activement à la présente action. Lilly US n’a pas participé activement à la présente action. Je présume que c’est Lilly Canada qui veillait à ses intérêts.

 

  • [19] Je souscris aux sentiments qu’a exprimés le juge Harrington, de la Cour, dans la décision Lundbeck Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2009 CF 146, au paragraphe 74, où il écrit que dans les actions telles que la présente on ne dispose pas vraiment de preuves émanant de personnes réelles, voire de [traduction] « têtes parlantes »; tout ce que l’on a, ce sont des mots écrits sur des bouts de papier. Sauf dans les cas les plus exceptionnels, un tribunal n’est pas en mesure de tirer des conclusions quelconques quant au fait de savoir si certains témoins étaient évasifs, s’ils agissaient comme des défenseurs ou bien s’ils se comportaient d’autres façons à l’instigation de leur avocat dans le but d’inciter le tribunal à voir d’un mauvais œil l’attitude de n’importe quel témoin de la partie adverse. J’ajoute ma voix à ceux qui prêchent dans le désert pour que l’on améliore le processus.

 

LA REQUÊTE EN RADIATION DE PREUVE

  • [20] Au début de l’audition de la présente affaire, la demanderesse a déposé une requête visant à faire exclure la totalité de la preuve du témoin d’Apotex, M. Matthew Buck, de même que les éléments de preuve connexes d’autres témoins de cette partie : MM. Williard, Rey et McClelland. L’avis relatif à cette requête a été déposé environ dix jours avant l’audience.

 

  • [21] Le motif de la requête est exposé dans le dossier de requête de la demanderesse et il est possible de le résumer en se reportant au paragraphe 10 des motifs de requête :

[traduction

[…] l’opinion que donne M. Buck n’est pas celle d’un témoin expert indépendant; elle est plutôt influencée par la relation que ce dernier entretient présentement à titre d’employé de Goodmans LLP (cabinet d’avocats actuellement inscrit au dossier pour Apotex) et sa relation de travail antérieure avec Apotex […]

 

 

  • [22] M. Buck a fourni deux affidavits en l’espèce et a été contre-interrogé. Ces affidavits ont trait à des expériences menées par lui, qui dit détenir une maîtrise ès sciences en chimie; ces expériences avaient pour but de reproduire certaines procédures exposées dans les réalisations antérieures, soit les exemples nos 16 et 18 du brevet 068 et un « article de Jones ». Les témoins Williard, Rey et McClelland ont fait part de leurs opinions sur ce qu’ils croyaient être les résultats des expériences de M. Buck.

 

  • [23] La chronologie des événements est importante pour comprendre la requête :

  • Août et septembre 2005 : M. Buck procède aux expériences en litige. La procédure suivie et les analyses sont notées dans son calepin, qui a été soumis en preuve. Les analyses ont été réalisées à la demande d’un avocat, Ivor Hughes, agissant pour le compte d’Apotex. À cette époque-là, Buck était au service d’Apotex Pharmachem Inc., une entreprise apparentée à la défenderesse Apotex.

  • 20 juillet 2007 : Apotex signifie son avis d’allégation à Eli Lilly Canada Inc. Rien de précis n’est mentionné sur les analyses de M. Buck, mais il est toutefois indiqué dans cet avis que les exemples nos 16 et 18 du brevet 068 et l’article de Jones contiennent suffisamment d’instructions pour qu’une personne versée dans l’art parvienne à produire le chlorhydrate de raloxifène.

  • 5 septembre 2007 : Eli Lilly Canada Inc. (demanderesse) dépose son avis de demande, entamant ainsi la présente action.

  • Février 2008 : la demanderesse dépose, dans le cadre de son témoignage principal, un affidavit de M. Chyall indiquant que celui-ci a essayé de reproduire les exemples nos 16 et 18 du brevet 068 et qu’il n’est pas parvenu à les faire fonctionner.

  • Mai 2008 : Apotex, en réplique, dépose un affidavit de M. Buck montrant comment, en 2005, il est parvenu à faire fonctionner les exemples nos 16 et 18 ainsi que l’article de Jones. À ce stade, M. Buck n’était plus au service d’Apotex Pharmaceutics et il travaillait au sein du cabinet d’avocats Ivor Hugues. Il est à noter que ce cabinet n’a jamais été inscrit au dossier en l’espèce.

  • Aux environ de mai 2008 : Apotex dépose des affidavits de MM. Williard, Rey et McClelland qui, notamment, commentent les analyses de M. Buck et font part de leurs opinions sur ces dernières.

  • 22 août 2008 : la protonotaire Tabib rend en l’espèce une ordonnance qui accorde à la demanderesse le droit de déposer un affidavit en réponse de M. Chyall. Il convient de signaler que cette ordonnance ne comportait aucune disposition qui accorderait à la demanderesse le droit de contester l’affidavit de M. Buck ou des commentaires connexes formulés dans d’autres affidavits.

  • Fin du mois d’août 2008 : la demanderesse dépose l’affidavit en réponse de M. Chyall.

  • Mi-octobre 2008 : Apotex dépose un affidavit en réplique de M. Buck, corrigeant certaines erreurs typographiques et une erreur de nom dans son premier affidavit. Les avocats de la demanderesse et d’Apotex ont accepté ces corrections et ont convenu que la preuve fournie en réplique n’était pas controversée. À ce stade, M. Buck avait de nouveau changé d’emploi et il était au service de Goodmans LLP, qui représente Apotex en l’espèce.

  • Fin octobre 2008 : M. Buck est contre-interrogé par l’avocat de la demanderesse.

  • Mi-février 2009 : la demanderesse signifie et dépose son avis de requête à l’égard de la présente affaire.

  • 2 mars 2009 : l’audition de la présente action débute, et la première question examinée est la requête visant à exclure des éléments de preuve.

 

  • [24] Il ressort d’un examen de chacun des affidavits de M. Buck que, dans aucun d’eux, il ne prétend exprimer une opinion quelconque. Il dit simplement qu’en 2005 il a effectué certains travaux de laboratoire et qu’il a fourni ses notes et ses analyses concernant les composés qu’il a obtenus. Nulle part dans ces affidavits ou dans la transcription de son contre-interrogatoire trouve-t-on un élément soulevé en preuve qui amènerait une personne raisonnable à conclure que M. Buck faisait preuve de partialité ou que l’on exerçait une influence répréhensible. L’avocat de la demanderesse se fonde simplement sur les antécédents de travail de M. Buck auprès d’Apotex Pharmachem, ensuite d’Ivor Hughes et, enfin, de Goodmans pour faire valoir qu’il y aurait lieu d’exclure la preuve de M. Buck ainsi que les éléments de preuve connexes d’autres témoins. L’avocat de la demanderesse soutient, d’une part, que, pour avoir exécuté les exemples nos 16 et 18 du brevet 068 ainsi que l’article de Jones, M. Buck a dû exercer une certaine expertise et, d’autre part, que les résultats sont controversés car M. Buck semble être arrivé à un résultat et M. Chyall dit qu’il lui a été impossible d’en obtenir un.

 

  • [25] La demanderesse s’appuie sur l’arrêt que la Cour d’appel fédérale a rendu dans Cross‑Canada Auto Body Supply (Windsor) Limited c. Hyundai Auto Canada, 2006 CAF 133 pour dire que la Cour ne devrait pas recevoir d’éléments de preuve de la part de membres du même cabinet que celui de l’avocat d’une partie lorsque ces éléments sont controversés. En particulier, l’avocat de la demanderesse cite le paragraphe 7 de l’arrêt rendu par la Cour dans cette affaire :

7  Il convient d'ajouter que, selon nous, un avocat ne doit pas compromettre son indépendance en agissant dans une instance dans laquelle un des membres du cabinet dont il fait partie a fourni une preuve par affidavit au sujet d'un point essentiel. Ce principe général est bien ancré dans les divers codes de conduite auxquels sont soumis les avocats de notre pays, et il est parfaitement logique. Voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Irving Equipment, [1988] 1 C.F. 27, au paragraphe 9.

 

 

  • [26] Il convient toutefois de signaler que, dans Hyundai, la Cour était saisie d’une requête visant à faire exclure les avocats du dossier, et non pas à exclure des éléments de preuve.

 

  • [27] La décision que j’ai rendue dans l’affaire AB Hassle c. Apotex Inc., 2008 CF 184, est plus pertinente; dans cette dernière, chaque partie avait déposé des preuves par affidavit de la part de membres de son cabinet d’avocats, des affidavits dans lesquels ces personnes exprimaient clairement des opinions et fournissaient des preuves factuelles. Voici ce que j’ai déclaré, aux paragraphes 45 et 46 :

45  Je m’écarte ici du sujet pour commenter la preuve présentée par les parties dans le cadre de la présente requête. Selon l’article 82 des Règles, l’avocat d’une partie ne peut à la fois fournir un affidavit et présenter des arguments sans autorisation. Dans Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd. c. Hyundai Auto Canada, 2005 CF 1254,  conf. 2006 CAF 133, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont conclu qu’il était inapproprié pour un avocat de plaider une affaire à l’appui de laquelle un autre membre de son cabinet, un technicien juridique, a déposé un affidavit.

 

46  En général, la Cour ne s’oppose pas aux affidavits des membres du cabinet d’avocats plaidant une requête quand l’affidavit ne porte que sur des questions non controversées telles que la production de documents non contestés ou l’énoncé de faits non contestés. Toutefois, quand ces affidavits vont plus loin et portent sur des questions contestées ou controversées ou qui constituent des expressions d’opinion ou d’état d’esprit, la Cour hésitera à accepter une telle preuve ou à y accorder un poids.

 

 

  • [28] En l’espèce, l’avocat d’Apotex soutient que M. Buck n’a exprimé aucune opinion; ce dernier a simplement procédé à des expériences et communiqué les résultats obtenus. D’autres personnes, telles que MM. Williard, Rey et McClelland, ont exprimé des opinions sur les expériences et les résultats. D’après l’avocat d’Apotex, la situation ressemble à celle de l’employé qui avait lu des compteurs d’électricité et fait de simples calculs afin d’obtenir une preuve de consommation d’électricité, qui a été admise dans l’affaire AlliedSignal Inc. c. DuPont Canada Inc. (1998), 78 C.P.R. (3d) 129 (CF), le juge suppléant Heald, au paragraphe 130 :

130  En fait, ma perception globale du témoignage de M. Kubitz est qu’il s’est fondé sur son expertise d’ingénieur d’usine à Pottsville pour présenter utilement ses mesures à la Cour. Le fait que M. Kubitz n’a pas été appelé à témoigner comme expert l’empêche d’exprimer une opinion sur ses mesures ou d’en tirer des inférences, mais cela ne l’empêche pas de se livrer au type de calculs auquel il s’est livré. Ses calculs lui ont seulement permis d’exprimer ses mesures en kilowatts, conversion qui ne représente sans doute pas pour un ingénieur électricien plus de difficulté que de convertir des pouces en centimètres. Le fait qu’il se fonde sur son expertise d’ingénieur électricien ne signifie pas qu’il tire une inférence ou qu’il exprime une opinion.

 

 

  • [29] J’attire l’attention des avocats sur l’affaire Kirin-Amgen Inc. c. Hoffmann-LaRoche Limitée (1999), 87 C.P.R. (3d) 1, tranchée par la juge Reed, de la Cour fédérale; dans cette affaire, des analyses visant à reproduire certaines expériences scientifiques avaient été faites par des employés des parties adverses. Ces analyses ont été admises en preuve et examinées sur le fond, par exemple au paragraphe 63 des motifs.

 

  • [30] Il est important de garder à l’esprit ce qui, en l’espèce, est en litige. Le point litigieux consiste à savoir si la preuve de M. Buck et les commentaires connexes que d’autres témoins ont faits doivent être rayés du dossier. La justification d’une telle mesure est que, à cause des liens entretenus par M. Buck avec une société apparentée à Apotex et, ensuite, un cabinet d’avocats exécutant des mandats pour Apotex et, finalement, un cabinet d’avocats qui est le cabinet d’Apotex inscrit au dossier, sa preuve risque donc de causer un préjudice ou d’être partiale. Et plus encore, dit l’avocat de la demanderesse, lorsque la preuve est une preuve d’expert.

 

  • [31] La question de savoir si la preuve de M. Buck est une preuve d’expert ou non est sujette à débat. Certes, aucune personne ordinaire ne pourrait faire ce qu’il a fait; il fallait posséder une certaine compétence et une certaine expérience. À cet égard, je prends note de ce qui est dit dans The New Wigmore-A Treatise on Evidence, Kaye et coll., Aspen Publishers Inc. 2004, au paragraphe 7.2 :

[traduction

Les analyses qui relèvent de la physique et de la biologie et qui nécessitent des instruments de laboratoire complexes méritent, estime-t-on toujours, un examen rigoureux. Les dispositifs radar mesurant la vitesse ou la distance font appel à des éléments électroniques complexes ainsi qu’à des principes physiques fondamentaux. La spectroscopie, la chromatographie en phase gazeuse, la résonnance magnétique nucléaire ainsi que d’autres techniques, dans le domaine de la chimie analytique, sont impressionnantes et, en médecine clinique, les appareils dont on se sert pour obtenir des images de formes diverses le sont encore plus. Il faut avoir suivi une formation pour comprendre les théories et les techniques de base. Les analyses physiques ou chimiques qui font appel à de tels instruments scientifiques méritent qu’on les soumettent à un examen rigoureux, car elles satisfont aux trois conditions susmentionnées.

 

 

  • [32] Les expériences de M. Buck sont controversées, mais uniquement en ce sens qu’il a semblé réussir à faire fonctionner certains exemples de réalisations antérieures, tandis qu’une autre personne, M. Chyall, n’y est pas parvenu.

 

  • [33] M. Buck n’exprime pas d’opinions, et en particulier aucune sur la raison pour laquelle ses analyses ont fonctionné, et pas celles de M. Chyall.

 

  • [34] J’ai rejeté la requête visant à exclure la preuve de M. Buck et les commentaires connexes, et ce, pour plusieurs motifs :

    • a) À l’époque où elle a cherché à déposer en réplique la preuve de M. Chyall et où elle a obtenu une ordonnance à cette fin, la demanderesse n’a pas soulevé d’objection à propos de la preuve de M. Buck et des éléments de preuve connexes, pas plus qu’elle n’a cherché à se réserver le droit de le faire à l’audience. Au lieu de cela, elle a déposé sa contre-preuve et a contre-interrogé le témoin. Cela, selon moi, constitue une renonciation à toute revendication du droit de formuler une objection ultérieurement.

    • b) La preuve se trouve dans le dossier, la demanderesse y a répondu. Les questions découlant de la preuve ont été pleinement débattues. Personne n’est pris par surprise.

    • c) La preuve de M. Buck, même si l’on peut la qualifier de preuve d’expert, est considérée plus justement comme une preuve émanant d’une personne versée dans l’art, plutôt que d’un expert. La controverse, s’il y en a une, découle de l’interprétation que d’autres donnent à ses résultats, et non des résultats eux‑mêmes.

    • d) Au moment où il a procédé aux expériences en 2005, M. Buck entretenait des liens avec une société apparentée à Apotex, et non à ses avocats. Les liens qu’il a eus plus tard avec les avocats d’Apotex sont dus à une simple question de temps. Rien ne donne à penser qu’un de ces liens a amené M. Buck à faire preuve de partialité ou à influencer les résultats des expériences qu’il avait menées deux ans plus tôt.

    • e) La demanderesse a présenté sa requête très tard, après que tous les dossiers eurent été déposés, après que les arguments écrits eurent été présentés et avant que l’affaire soit entendue quelques jours plus tard. Les parties et la Cour se sont engagées à tenir une audience qui, aux termes du Règlement AC, doit être réglée dans les 24 mois suivant l’introduction de l’instance. La requête ressemblait davantage à une réflexion faite après coup.

 

  • [35] J’ai décidé que la preuve demeurerait dans le dossier, sous réserve d’un examen relatif à son poids.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

  • [36] Au début de l’audience, les avocats ont fait savoir que les questions de validité et de contrefaçon du brevet 399 subsistaient, mais que les motifs à plaider à l’égard de ces dernières avaient été réduits à cinq :

  • en ce qui concerne la validité :

    • o l’antériorité;

    • o l’évidence;

    • o la portée des revendications;

  • en tant que question mixte de validité et de contrefaçon, un « moyen de défense Gillette » a été soulevé;

  • l’absence de contrefaçon.

 

LE FARDEAU DE LA PREUVE

  • [37] Je croyais que la question de savoir qui supporte le fardeau de la preuve dans les instances relatives aux avis de conformité, relativement à la validité ou à la contrefaçon d’un brevet, était aujourd’hui réglée, mais les parties persistent à en débattre. Il semble que la décision que j’ai récemment rendue dans l’affaire Brystol-Myers Squibb Canada Co. c. Apotex Inc., 2009 CF 137, ait procuré des munitions fraîches à ceux qui souhaitent constamment ramener la question sur le tapis. Je tiens à dire que, dans Brystol-Myers, mon intention n’était pas d’appliquer un fardeau différent de celui dont j’avais fait état dans des décisions antérieures.

 

  • [38] Pour être tout à fait clair, pour ce qui est du fardeau relatif à l’invalidité, j’ai passé en revue le droit, et en particulier des arrêts récents de la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (2008), 69 C.P.R. (4th) 191, 2008 CF 11, et je suis arrivé à la conclusion suivante au paragraphe 32 :

32  À mon avis, la décision de chacune des deux formations de la Cour d’appel fédérale n’est pas substantiellement divergente. Le juge Mosley de la Cour a concilié ces deux décisions dans les motifs qu’il a énoncés dans Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 971 (paragraphes 44 à 51). Certains éléments, formulés comme suit, sont requis lorsque sont soulevées des questions de validité d’un brevet :

 

1.  La seconde personne peut, dans son avis d’allégation, soulever un ou  plusieurs motifs pour faire valoir l’invalidité.

 

2.  La première personne peut, dans son avis de demande déposé auprès de la Cour, lier contestation à l’égard d’un ou de plusieurs de ces motifs.

 

3.  La seconde personne peut produire une preuve pendant l’instance devant la Cour pour étayer les motifs à l’égard desquels a été liée contestation.

 

4.  La première personne peut, à ses risques, se fier simplement sur la présomption de validité prévue par la Loi sur les brevets ou, si elle est plus prudente, présenter sa propre preuve quant aux motifs d’invalidité mis en cause.

 

5.  La Cour apprécie la preuve. Si la première personne se fie uniquement sur la présomption, la Cour va malgré cela apprécier la solidité de la preuve produite par la seconde personne. Si cette preuve n’est pas concluante ni pertinente, la présomption prévaudra. Si les deux parties produisent une preuve, la Cour appréciera la preuve et tranchera la question selon la norme habituelle de la prépondérance des probabilités.

 

6.  Si la preuve de l’une et l’autre partie s’équivaut à l’étape 5 (ce qui est rare), le requérant (la première personne) n’aura pas réussi à démontrer l’absence de fondement de l’allégation d’invalidité et n’aura pas droit à la délivrance de l’ordonnance d’interdiction sollicitée.

 

  • [39] J’ai exposé la question d’une manière plus succincte dans Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 500, au paragraphe 12 :

12  La seule question qui se pose en l’espèce est la validité. Pharmascience a soulevé trois arguments à cet égard. Pfizer et Pharmascience ont toutes deux présenté des éléments de preuve et fait des observations sur ces points. Au bout du compte, il me faut trancher l’affaire selon la prépondérance de la preuve, en me fondant sur les éléments de preuve dont je dispose et sur le droit actuellement en vigueur. Si, au vu des éléments de preuve, je conclus que l’affaire s’équilibre, il me faudra conclure que Pfizer n’a pas établi que l’allégation de Pharmascience est injustifiée.

 

 

  • [40] Selon moi, les décisions qui précèdent énoncent correctement le droit qui s’applique au fardeau de la preuve dans les instances relatives aux avis de conformité, pour ce qui est de la question de l’invalidité.

  • [41] Quant à la contrefaçon, le droit est bien établi : quand un fabricant de produits génériques allègue l’absence de contrefaçon, il est présumé que les déclarations qu’il fait à cet égard dans son avis d’allégation sont véridiques. La partie demanderesse (la première partie) a la charge de prouver à la satisfaction de la Cour, selon la prépondérance de la preuve, que les allégations d’absence de contrefaçon sont injustifiées; le simple fait d’évoquer la possibilité d’une contrefaçon ne suffit pas. La Cour d’appel fédérale l’a expliqué très clairement dans l’arrêt Novopharm Limitée c. Pfizer Canada Inc. (2005), 42 C.P.R. (4th) 97, 2005 CAF 270, aux paragraphes 19, 20 et 24 :

19  Dans Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social), (1995) 64 C.P.R. (3d) 450 (C.A.F.), le juge Hugessen a examiné le fardeau de preuve qui incombe au fabricant de médicaments génériques en vertu du Règlement. Il a fait siens les motifs du juge de première instance, qui a décrit le fardeau en ces termes :

 

[...] les motifs qui poussent le titulaire du brevet à contester l'avis d'allégation du fabricant de médicaments génériques devraient être énoncés dans l'avis de requête introductive d'instance qui est déposé en application de l'art. 6(1) du Règlement. [...] Le fabricant de médicaments génériques peut ainsi être informé des motifs de l'opposition du titulaire du brevet et de la raison pour laquelle une ordonnance d'interdiction visant à empêcher la mise en marché de ses produits devrait être rendue. Initialement, c'est-à-dire devant le ministre, le fabricant de médicaments génériques a eu l'occasion de soulever la question de la non-contrefaçon. À l'étape actuelle, devant la Cour, le fabricant a maintenant la possibilité de produire des éléments de preuve appuyant son énoncé détaillé. Voilà, essentiellement, la charge de présentation qui incombe à la partie intimée.

 

(Voir Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social), (1995) 60 C.P.R. (3d) 328, aux pages 339 et 340 (C.F. 1re inst.), le juge Wetston)

 

20  À mon avis, cet énoncé demeure valable. Lorsque l'avis d'allégation est jugé suffisant, comme en l'espèce, le fardeau ultime incombe clairement à Pfizer, c'est-à-dire qu'il appartient à cette dernière d'établir, selon la prépondérance de la preuve, que les allégations formulées dans l'avis d'allégation ne sont pas justifiées. Novopharm n'a aucune obligation de fournir des éléments de preuve au soutien des allégations figurant dans son avis d'allégation et dans son énoncé détaillé (voir AB Hassle 2, au paragraphe 35). En conséquence, il suffisait à Novopharm de fournir des éléments de preuve au soutien de son énoncé détaillé afin de réfuter, au besoin, la preuve fournie par Pfizer dans le cadre de l'instance en interdiction.

 

[…]

 

24  Pour je ne sais quelle raison, Pfizer a décidé de s'en remettre aux seules spéculations du Dr Munson dans la présente instance. Le droit est bien établi sur ce point, c'est-à-dire qu'il ne suffit pas à Pfizer de soulever une simple possibilité de contrefaçon pour s'acquitter de son fardeau de preuve en vertu de l'article 6 (voir Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social), (1998) 80 C.P.R. (3d) 424 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 9). En s'appuyant uniquement sur le témoignage du Dr Munson, Pfizer n'a pas satisfait à son obligation de prouver que l'énoncé d'allégation de Novopharm n'était pas justifié.

 

 

L’EFFET DE MA DÉCISION ANTÉRIEURE 2009 CF 235

  • [42] Comme je l’ai indiqué au paragraphe 2 des présents motifs, environ deux semaines avant d’instruire la présente demande, j’ai été saisi d’une demande soumise par la même demanderesse au sujet du même brevet 399, mais à l’égard d’un fabricant de produits génériques différent : Novopharm. J’appellerai cette demande la requête Novopharm. Des allégations semblables en matière d’invalidité, notamment l’antériorité et l’évidence, mettant en cause dans une large mesure les mêmes réalisations antérieures, ont été évoquées. En l’espèce, une autre allégation relative à l’invalidité, l’étendue des revendications, de même qu’une allégation d’absence de contrefaçon et ce que l’on appelle le moyen de défense Gillette ont aussi été soulevés.

 

  • [43] Les deux demandes ont été instruites et prises en délibéré. J’ai rendu ma décision : j’ai rejeté la requête Novopharm mais pas avant d’avoir entendu la présente demande. C’est donc dire que les deux ont été prises en délibéré en même temps. Je me suis efforcé de trancher la requête Novopharm sans me soucier de la présente demande afin d’éviter d’être influencé dans l’une par l’autre.

 

  • [44] Je suis conscient des directives que la Cour d’appel fédérale a données dans l’arrêt Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limitée, 23 avril 2007, 2007 CAF 163, notamment au paragraphe 50, à savoir que de multiples instances relatives à des avis de conformité, même celles qui mettent en cause des parties différentes, sont à éviter quand il est question du même brevet, sauf s’il y a des arguments différents ou de meilleurs éléments de preuve. La présente instance est particulière en ce sens que la requête Novopharm, instruite plus tôt, était en instance en même temps. J’ai rendu la décision relative à cette requête avant de me prononcer dans le cadre de la présente demande, de sorte que l’on ne peut pas dire que l’élément d’abus dont parle la Cour d’appel fédérale dans son arrêt est présent en l’espèce.

 

  • [45] Mais il y a toutefois en l’espèce un élément qui est présent, et c’est le fait qu’il faut traiter de la question de la courtoisie. Le juge Barnes, de la Cour, s’est penché sur cette question dans la décision Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2008] 1 R.C.F. 672, aux paragraphes 27 à 38, et sa décision a été confirmée par la Cour d’appel fédérale, 2007 CAF 261, 60 C.P.R. (4th) 165. Il traitait en particulier de la question de l’interprétation des revendications d’un même brevet qui avaient déjà été examinées et interprétées dans une demande antérieure.

 

  • [46] Premièrement, pour ce qui est de l’interprétation de la revendication du brevet 399, je ne vois rien dans le dossier établi en l’espèce qui m’obligerait à interpréter les revendications différemment de la manière dont je l’ai fait dans la décision antérieure. J’ai résumé cette interprétation comme suit :

  • Revendication 1 : une forme de chlorhydrate de raloxifène présentant les caractéristiques suivantes :

- elle est cristalline;

- elle est non solvatée;

- elle présente les propriétés de diffraction des rayons X décrites au tableau 1;

- il n’est pas nécessaire qu’elle soit pure.

 

  • Revendication 2 : La forme de chlorhydrate de raloxifène de la revendication 1, qui est pure à au moins 95 %.

  • Revendication 3 : La forme de chlorhydrate de raloxifène des revendications 1 ou 2, qui contient moins de 5 % en masse de chlorobenzène.

  • Revendication 4 : La forme de chlorhydrate de raloxifène des revendications 1, 2 ou 3, qui contient moins de 5 % en masse d’impuretés de sels d’aluminium ou d’aluminium organique.

  • Revendication 5 : La forme de chlorhydrate de raloxifène des revendications 1, 2, 3 ou 4, qui est essentiellement inodore du fait qu’elle contient moins de 3 % en masse d’impuretés de méthanethiol ou de sulfures.

  • Revendication 6 : Une formulation pharmaceutique renfermant la forme de chlorhydrate de raloxifène d’une des revendications 1 à 5.

  • Revendication 7 : La forme de chlorhydrate de raloxifène d’une des revendications 1 à 5 utilisée comme composé pharmaceutique.

 

  • [47] Les questions d’antériorité et d’évidence invoquées dans l’instance antérieure étaient fondées, pour ce qui est de l’antériorité, sur le brevet 068 et, pour ce qui est de l’évidence, sur le brevet 068 et l’article de Jones. La « personne versée dans l’art » est la même. Je conclus dans le cas présent qu’Apotex a fait référence de manière appropriée à l’article de Jones dans son avis d’allégation, contrairement à Novopharm dans l’instance antérieure; de ce fait, Apotex peut se fonder non seulement sur le brevet 068 mais aussi sur l’article Jones, pour ce qui est de l’antériorité. Cela ne fait pas beaucoup de différence; les divulgations dans chacune sont essentiellement les mêmes, sauf que l’article de Jones fournit une certaine analyse élémentaire.

 

  • [48] En l’espèce, la demanderesse se fie au même expert, M. Bernstein, qui, dans le dossier relatif à la présente instance, a fait état du même manque d’expertise au sujet de la synthèse organique (questions 14 et 245 à 248 posées en contre-interrogatoire). En l’espèce, la demanderesse a aussi introduit la preuve de M. Wuest, qui jouit d’une certaine expérience dans ce domaine. La demanderesse a également introduit, en réplique cette fois, la preuve des expériences que M. Chyall a réalisées.

 

  • [49] En l’espèce, Apotex n’a eu recours à aucun des mêmes témoins que Novopharm dans l’instance antérieure. Apotex a déposé des expériences réalisées par M. Buck qui étaient semblables à celles qu’avait exécutées M. Ferrari dans l’instance antérieure. Les résultats des expériences de M. Buck ont été soumises par M. Rey à une diffraction de rayons X sur poudres, et les résultats ont été semblables à ceux qu’avait obtenus M. Stradi dans l’instance Novopharm. Apotex a déposé des preuves d’expert de MM. Williard et McClelland, et ces dernières étaient semblables à celles de M. Tidwell dans l’instance Novopharm.

 

  • [50] Ayant soigneusement examiné la totalité des éléments de preuve présentés pour le compte de chacune de ces parties, je ne vois pas pourquoi j’arriverais à une conclusion différente de celle que j’ai tirée dans l’instance Novopharm. Les allégations d’invalidité pour cause d’antériorité, qui visent en l’espèce non seulement le brevet 068 mais aussi l’article de Jones, et pour cause d’évidence sont justifiées. Il n’y a pas de différences dans les éléments de preuve présentés, ou dans les arguments que les avocats ont invoqués, qui suffisent à me convaincre d’arriver en l’espèce à une conclusion différente de celle que j’ai tirée plus tôt.

 

  • [51] Je décrirai toutefois dans les présents motifs l’examen détaillé que j’ai fait des questions non soulevées dans l’instance Novopharm, soit l’invalidité pour cause de portée excessive, l’absence de contrefaçon et le moyen de défense Gillette.

 

DES REVENDICATIONS D’UNE PORTÉE PLUS LARGE

  • [52] Apotex soutient que les revendications du brevet 399 sont d’une portée plus large que celles de l’invention divulguée dans le brevet et que, de ce fait, elles sont invalides. Elle se fonde à cet égard sur le droit énoncé par le juge Harrington dans Biovail Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (2005), 37 C.P.R. (4th) 487, au paragraphe 15(8) :

8.  Il est fatal de revendiquer plus que nécessaire. Par ailleurs, si les revendications de l'inventeur sont d'une portée trop limitée, le tribunal ne pourra pas accroître l'étendue du monopole en invoquant « l'esprit de l'invention » . Cela se produit souvent, comme c'est le cas en l'espèce, lorsque l'inventeur recourt à différents niveaux de revendications dont les restrictions sont destinées à servir d'éventuels filets protecteurs de sorte que, si une revendication plus large devait être rejetée, le monopole puisse en partie subsister sur la base d'une autre revendication de moins grande portée.

 

 

  • [53] Il existe aussi de nombreux autres précédents à l’appui de la thèse selon laquelle, pour être valide, une revendication ne doit pas avoir une portée plus large que celle de l’invention divulguée.

 

  • [54] L’argument qu’invoque Apotex à cet égard est essentiellement de nature sémantique. Il fait état de la page 1 de la divulgation du brevet 399, où il est indiqué que, conformément à l’invention, il est possible de produire une forme cristalline de raloxifène exempte, par exemple, de chlorobenzène et d’aluminium :

Conformément à la présente demande de brevet, les demandeurs ont découvert qu’il est possible de produire une nouvelle forme cristalline non solvatée de raloxifène exempte de contaminants tels que le chlorobenzène et l’aluminium grâce à l’utilisation d’un procédé de synthèse inconnu jusqu’à maintenant.

 

Et à la page 7 de la divulgation, où il est indiqué aux lignes 14 et 15 :

Le nouveau procédé élimine l’usage de l’aluminium et l’usage des méthanethiols et des sulfures odorants.

 

 

  • [55] En ce qui a trait aux revendications, Apotex soutient qu’aucune revendication n’a trait à un produit exempt de chlorobenzène, d’aluminium, de méthanethiols ou de sulfures. La revendication 1 reconnaît que le produit est impur; la revendication 2 reconnaît que le produit contient jusqu’à 5 % en masse d’impuretés; la revendication 3 indique seulement que le produit est « essentiellement exempt » de chlorobenzène; la revendication 4 indique que le produit est « essentiellement exempt » d’impuretés de sels d’aluminium ou d’aluminium organique, et la revendication 5, prétend que le produit est « essentiellement » inodore.

 

  • [56] Alors qu’aux pages 1 et 7 du brevet il est indiqué que cette invention est « exempte » d’impuretés indésirables, aux pages 3 et 4 du brevet, on décrit le produit comme étant « essentiellement exempt » de ces impuretés et on établit des concentrations limites d’impuretés. À la page 4, le brevet décrit le produit comme étant « plus pur » et exempt d’impuretés d’aluminium et de solvants odorants :

Cette matière cristalline non solvatée est plus pure que celle produite grâce aux procédés décrits dans la littérature. La matière présentée ici est exempte d’impuretés d’aluminium, de solvants aromatiques et de solvants constitués d’hydrocarbures aliphatiques chlorés. Cette forme cristalline non solvatée est utilisée de préférence dans la fabrication de composés pharmaceutiques

 

 

  • [57] D’après une lecture attentive de la description, cette invention laisse croire qu’en suivant le procédé tel qu’il est décrit, il est possible de produire une forme de chlorhydrate de raloxifène « plus pure » que les produits antérieurs et qui est exempte d’impuretés d’aluminium ainsi que d’impuretés qui causent des odeurs.

 

  • [58] Aucune revendication n’a trait uniquement à un produit exempt d’impuretés d’aluminium ou d’impuretés qui causent des odeurs. En fait, au moment d’examiner l’antériorité, j’ai conclu que le produit revendiqué n’est pas différent de celui que divulgue et habilite le brevet 068. Si les revendications avaient été rédigées différemment, la question de l’antériorité aurait peut-être mené à un résultat différent. Dans l’état actuel des choses, si le fait de se débarrasser de l’aluminium et d’autres impuretés constitue une invention, cette invention-là n’est pas revendiquée.

 

  • [59] L’allégation selon laquelle les revendications sont d’une portée plus large que celle de l’invention est justifiée.

 

LA CONTREFAÇON ET LE MOYEN DE DÉFENSE GILLETTE

  • [60] Apotex allègue que son produit sera fabriqué essentiellement de la même façon que celle qui est décrite aux exemples nos 16 et 18 du brevet 068 et dans l’article de Jones. Aucun échantillon de son produit n’a été fabriqué, et aucune analyse de ce dernier n’a été soumise en preuve. Apotex dit qu’elle n’a pas à produire des échantillons car aucun n’a été soumis au ministre. Apotex déclare qu’il incombe à la demanderesse de prouver la contrefaçon.

 

  • [61] Dans son premier mémoire, la demanderesse se fonde sur un seul point, qui est énoncé au paragraphe 84 en ces termes :

84. Le procédé utilisé par Apotex pour produire du chlorhydrate de raloxifène comprend une étape de recristallisation qui diffère de celle du brevet 399. Lorsque l’on est en présence de systèmes polymorphes, toute modification survenant à l’étape de la purification donnera en fin de compte un polymorphe différent. M. Willard a confirmé en contre-interrogatoire que des changements dans la méthode de purification peuvent résulter en une matière polymorphe différente. Les procédés différents utilisés par Apotex à l’étape de la purification pourraient résulter en un polymorphe différent de celui obtenu par la méthode du brevet 399.

 

 

  • [62] J’ai déjà conclu, comme il est indiqué de manière assez détaillée dans les motifs que j’ai rendus dans le cadre de la requête Novopharm, 2008 CF 301, que même si le brevet 068 ne décrit pas, par voie de solvatation ou de diffraction de rayons X de poudres, la forme cristalline du chlorhydrate de raloxifène produit, selon la norme civile de preuve, je suis convaincu qu’il s’agit d’une forme non solvatée ayant la diffraction de rayons X de poudres revendiquée dans le brevet 399.

 

  • [63] Par souci d’uniformité avec l’argument qu’elle a invoqué au sujet de la validité, la demanderesse en l’espèce soutient au paragraphe 84 susmentionné que « toute modification » du procédé « pourr[ai]t résulter » en une forme différente. En revanche, la preuve de l’expert d’Apotex, M. McClelland, ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 112 de son affidavit, indique que le procédé d’Apotex [traduction] « suit dans son ensemble le brevet 068 » et que les variations [traduction] « ne sont pas plus que de simples modifications du procédé de purification du chlorhydrate de raloxifène qui est décrit à l’exemple no 18 du brevet 068 ». Au paragraphe 111 de son affidavit, M. McClelland indique que ces modifications [traduction] « n’auraient aucune incidence sur le produit final créé ».

 

  • [64] En tenant compte de cette preuve, je conclus selon la norme civile de preuve, que le produit d’Apotex que l’on créerait conformément au procédé ne serait pas différent de celui auquel on arriverait au moyen du procédé du brevet 068 et qu’il se situerait dans les limites des revendications du brevet 399. Dans cette mesure, il y aurait contrefaçon. Cependant, comme j’ai conclu que le produit du brevet 068 est antérieur au produit revendiqué dans le brevet 399, les revendications sont invalides. Par conséquent, conformément au moyen de défense Gillette, il n’y a eu contrefaçon d’aucune revendication valide. Les allégations d’Apotex quant au moyen de défense Gillette sont justifiées. La simple allégation d’absence de contrefaçon est injustifiée.

 

CONCLUSION ET DÉPENS

  • [65] En conclusion, j’ai décidé que les allégations d’Apotex à propos de l’invalidité du brevet 399 pour cause d’antériorité, d’évidence et de portée plus large des revendications sont justifiées. L’allégation d’Apotex à propos du moyen de défense Gillette est justifiée. J’ai conclu que l’allégation d’Apotex au sujet de l’absence de contrefaçon est injustifiée. Je suis donc d’avis de rejeter la présente demande.

 

  • [66] Apotex a droit à des dépens, à recouvrer auprès de la demanderesse. Aucuns dépens ne seront adjugés au ministre ou à Lilly US, ni payés par ces deux parties.

 

  • [67] Les dépens d’Apotex doivent être taxés selon l’échelon médian de la colonne IV. Deux avocats, un principal et un adjoint, sont autorisés à l’audience et, s’ils sont présents, lors des contre-interrogatoires. Un avocat principal est autorisé pour la défense d’un contre-interrogatoire. Aucuns dépens ou débours ne sont admissibles pour tout autre avocat, avocat interne ou externe, parajuriste, étudiant, employé de bureau ou toute personne autre que les témoins experts que je nommerai et dont la preuve a été versée au dossier.

 

  • [68] Les honoraires et débours qu’Apotex ou ses avocats ont effectivement payés à MM. McClelland et Williard sont admis, à la condition qu’ils ne soient pas exagérément supérieurs à ceux qu’ont facturés les experts de la demanderesse. Aucuns honoraires ou débours ne sont admis à l’égard d’un quelque autre témoin.

 

  • [69] Comme dans certaines autres instances de ce genre, dans son avis d’allégation, Apotex a soulevé une allégation relative à l’article 53 de la Loi sur les brevets, une allégation qui est proche d’une allégation de fraude. Cette allégation est demeurée en jeu au moins jusqu’à ce qu’elle n’apparaisse pas dans le mémoire des arguments d’Apotex. À l’audience, l’avocat d’Apotex a officiellement reconnu que sa cliente ne se fondait pas sur cette allégation. Il a également assuré à la Cour que les avis d’allégation les plus récents de sa cliente avaient été modifiés de façon à supprimer les allégations liées à l’article 53. Néanmoins, l’avocat d’Apotex, au début de la présente instance, n’a pas avisé la demanderesse qu’il ne se fonderait pas sur l’article 53, et il s’agit là d’une affaire suffisamment simple pour pouvoir été réglée au moyen d’une lettre. J’ordonnerai donc de nouveau que les honoraires et les débours qu’Apotex peut recouvrer soient réduits de 25 %, compte tenu de l’allégation relative à l’article 53.


 

JUGEMENT

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT,

LA COUR ORDONNE :

  1. la demande est rejetée;

  2. Apotex a le droit de recouvrer ses dépens auprès de la demanderesse, conformément aux motifs du présent jugement.

 

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-1617-07

 

INTITULÉ :  ELI LILLY CANADA INC. c.

  APOTEX INC. et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :  Les 2 et 3 mars 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :  LE JUGE Hughes

 

DATE DES MOTIFS :  LE 26 MARS 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Jamie E. Mills

Scott Robertson

 

POUR LA DEMANDERESSE

ELI LILLY CANADA INC.

 

Andrew Brodkin

Richard Naiberg

Belle Van

 

AUCUNE COMPARUTION

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gowlings Lafleur Henderson LLP

Avocats

2600-160 , rue Elgin

Ottawa (ON)  K1P 1C3

Télécopieur : 613-563-9869

POUR LA DEMANDERESSE

ELI LILLY CANADA INC.

 

 

 

 

Goodmans LLP

250, rue Yonge, bureau 2400

Toronto (ON)  M5B 2M6

Télécopieur : 416-979-1234

 

 

 

Ministère de la Justice

Section du contentieux

des affaires civiles

234, rue Wellington , Tour Est

Ottawa (ON)  K1A 0H8

Télécopieur : 613-954-1920

 

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

 

 

 

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

 

 

 

 

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