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Date : 20080610

Dossier : T‑2040‑07

Référence : 2008 CF 727

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

CHRYSLER CANADA INC.

demanderesse

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

ET L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

défendeurs

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]          La présente requête introduite par les défendeurs vise à faire radier l’avis de demande au motif essentiellement que la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre la présente demande étant donné que celle‑ci [traduction] « constitue une attaque directe portée contre la validité des nouvelles cotisations établies par le ministre ». Suivant les défendeurs, la question déborde le cadre de la compétence prévue à l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales et la demanderesse ne peut la soulever que dans le cadre d’une instance introduite devant la Cour canadienne de l’impôt.

[2]          Ainsi, la question à trancher est celle de savoir si la réparation précise sollicitée par la demanderesse dans la présente demande relève exclusivement de la compétence de la Cour canadienne de l’impôt ou si elle peut régulièrement faire l’objet d’une demande présentée en vertu de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, qui est ainsi libellé :

18.5 Par dérogation aux articles 18 et 18.1, lorsqu’une loi fédérale prévoit expressément qu’il peut être interjeté appel, devant la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l’impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor, d’une décision ou d’une ordonnance d’un office fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou cette ordonnance ne peut, dans la mesure où elle est susceptible d’un tel appel, faire l’objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d’évocation, d’annulation ni d’aucune autre intervention, sauf en conformité avec cette loi.

18.5 Despite sections 18 and 18.1, if an Act of Parliament expressly provides for an appeal to the Federal Court, the Federal Court of Appeal, the Supreme Court of Canada, the Court Martial Appeal Court, the Tax Court of Canada, the Governor in Council or the Treasury Board from a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal made by or in the course of proceedings before that board, commission or tribunal, that decision or order is not, to the extent that it may be so appealed, subject to review or to be restrained, prohibited, removed, set aside or otherwise dealt with, except in accordance with that Act.

 

L’AVIS DE DEMANDE

[3]          Dans son avis de demande, la demanderesse sollicite entre autres les réparations suivantes :

[traduction]

[...] le contrôle judiciaire de certaines mesures ou instances, y compris les mesures administratives prises par l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) sur l’ordre du ministre du Revenu national (le ministre), et notamment par des personnes ou groupes de personnes ayant exercé, exerçant ou étant censés exercer une compétence ou des pouvoirs en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) (la LIR) et de la Convention CanadaÉtats‑Unis en matière d’impôts (1980), modifiée (le Traité).

 

 

[4]          À titre subsidiaire ou complémentaire, la demanderesse sollicite [traduction] « le contrôle judiciaire de la décision du ministre d’établir les nouvelles cotisations datées du 19 octobre 2007 qui ont été mises à la poste par l’ARC le 23 octobre 2007 (les nouvelles cotisations) et qui sont censées rajuster l’obligation fiscale de la demanderesse pour ses années d’imposition 1996, 1997 et 1998 à l’égard notamment d’opérations entre entités apparentées que la demanderesse a conclues avec une affiliée située aux États‑Unis (les opérations relatives à des prix de transfert) ».

[5]          L’avis de demande précise que [traduction] « les nouvelles cotisations sont l’aboutissement des mesures administratives faisant l’objet de la présente demande ». Parmi les réparations sollicitées par la demanderesse, mentionnons un jugement déclarant [traduction] « que les nouvelles cotisations sont invalides dans la mesure où elles se rapportent aux opérations relatives à des prix de transfert pour les années d’imposition 1996, 1997 et 1998 », ainsi qu’un jugement déclarant qu’[traduction] « en établissant les nouvelles cotisations pour rajuster les opérations relatives à des prix de transfert en contradiction flagrante avec les lettres de 2002 et de 2004, le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon injuste, dans un but illicite et en se fondant sur des considérations non pertinentes incompatibles avec ses propres politiques ».

[6]          Les lettres de 2002 et de 2004 sont un élément clé du contrôle judiciaire sollicité par la demanderesse dans le cadre de la présente demande; il s’agit de lettres sur lesquelles la demanderesse se fonde pour faire valoir les droits que lui reconnaît le Traité.

COMPÉTENCE DE LA COUR DE L’IMPÔT

[7]          Ainsi que les défendeurs le soutiennent énergiquement, il n’y a aucun doute que la LIR renferme un code complet en ce qui a trait à l’établissement des cotisations d’impôt sur le revenu et des appels de ces cotisations. Le paragraphe 169(1) de la LIR et l’article 12 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, LRC 1985, c T‑2, art 12 (la Loi sur la CCI) appuient la proposition que la Cour de l’impôt a compétence exclusive pour entendre les appels portant sur des cotisations d’impôt sur le revenu et pour se prononcer sur leur bien‑fondé. Le paragraphe 12(1) de la Loi sur la CCI dispose :

Compétence

12.(1) La Cour a compétence exclusive pour entendre les renvois et les appels portés devant elle sur les questions découlant de l’application de la Loi sur le droit pour la sécurité des passagers du transport aérien, du Régime de pensions du Canada, de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels, de la partie V.1 de la Loi sur les douanes, de la Loi sur l’assurance‑emploi, de la Loi de 2001 sur l’accise, de la partie IX de la Loi sur la taxe d’accise, de la Loi de l’impôt sur le revenu, de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, de la Loi de l’impôt sur les revenus pétroliers et de la Loi de 2006 sur les droits d’exportation de produits de bois d’oeuvre, dans la mesure où ces lois prévoient un droit de renvoi ou d’appel devant elle.

 

Jurisdiction

12.(1) The Court has exclusive original jurisdiction to hear and determine references and appeals to the Court on matters arising under the Air Travellers Security Charge Act , the Canada Pension Plan , the Cultural Property Export and Import Act , Part V.1 of the Customs Act , the Employment Insurance Act , the Excise Act, 2001 , Part IX of the Excise Tax Act , the Income Tax Act , the Old Age Security Act , the Petroleum and Gas Revenue Tax Act and the Softwood Lumber Products Export Charge Act, 2006 when references or appeals to the Court are provided for in those Acts.

[8]          Les défendeurs citent de nombreux précédents à l’appui de la proposition que la Cour de l’impôt a compétence exclusive en première instance pour se prononcer sur toute question se rapportant à des cotisations (voir, par exemple, l’arrêt MRN c Parsons (1984), 84 DTC 6345 (CAF)]. Dans leurs observations, les défendeurs admettent toutefois qu’une autre juridiction ne peut se déclarer compétente pour se prononcer sur la validité d’une cotisation, sauf en ce qui concerne des questions accessoires à la cotisation qui relèvent par ailleurs de sa compétence. Les défendeurs admettent également que la compétence de la Cour de l’impôt est limitée, en ce sens que la Cour ne peut [traduction] « annuler une cotisation pour cause de présumée irrégularité commise par le ministre ou parce que le ministre a agi de manière injuste ou n’a pas respecté ses propres politiques ».

[9]          Ainsi, pour déterminer si la demande constitue essentiellement une attaque portée contre la validité ou le bien‑fondé des cotisations, il est nécessaire d’examiner les faits sous‑jacents allégués dans l’avis de demande, faits qui, dans le cas d’une requête comme la présente, doivent être tenus pour avérés.

CONTEXTE

[10]      La demanderesse est une société résidant au Canada au sens de la LIR. Au cours des années d’imposition 1996 à 1999, la demanderesse était une filiale à cent pour cent de Chrysler Corporation, une société des États‑Unis.

[11]      Au cours des années d’imposition pertinentes, les activités de la demanderesse consistaient entre autres à faire le montage de véhicules pour Chrysler Corporation et à vendre ces véhicules pour Chrysler Corporation. Ainsi, la demanderesse et Chrysler Corporation ont conclu des opérations transfrontalières entre entités apparentées qui concernaient le montage et la vente de véhicules (les opérations relatives à des prix de transfert).

[12]      Les opérations relatives à des prix de transfert donnent droit aux redressements des prix de transfert permis par le Traité. L’entité qui entend exercer ce droit doit en donner un avis dans les six ans de l’année d’imposition en cause. En 2002 et en 2004, l’ARC a adressé à la demanderesse des lettres concernant les redressements des prix de transfert qu’elle se proposait d’effectuer aux revenus que la demanderesse avait tirés des opérations relatives à des prix de transfert au cours de ses années d’imposition 1996, 1997 et 1998 (les lettres préalables). Les lettres préalables indiquaient qu’elles visaient à permettre aux parties aux opérations relatives à des prix de transfert de se prévaloir des droits que leur conférait le Traité. La demanderesse a effectivement exercé les droits en question et a avisé l’Internal Revenue Service (IRS) des lettres préalables qu’elle avait reçues. Les droits qui lui sont conférés par le Traité permettent à la demanderesse d’éviter une double imposition sur les opérations relatives à des prix de transfert.

[13]      Par la suite, le 29 avril 2005, l’ARC a envoyé à la demanderesse de nouvelles lettres dans lesquelles elle proposait des redressements des prix de transfert entièrement différents pour les années d’imposition 1996, 1997 et 1998 (il convient de noter que l’année d’imposition 1999 n’est pas en litige dans la présente demande). Les nouvelles lettres de l’ARC prévoyaient des augmentations substantielles en ce qui concerne le montant des revenus imposables de la demanderesse, ce qui constituait un changement radical dans la méthode suivie pour calculer les revenus tirés par la demanderesse des opérations relatives à des prix de transfert, en plus de tenir compte d’opérations qui n’étaient pas mentionnées dans les lettres préalables.

[14]      Bien que les nouvelles lettres de l’ARC aient été envoyées avant l’expiration du délai de six ans exigé par le Traité pour l’année d’imposition 1999, dans le cas des années d’imposition 1996, 1997 et 1998, elles ont été envoyées après l’expiration du délai de six ans qui aurait permis à la demanderesse d’exercer les droits que lui confère le Traité. Ainsi, la demanderesse a été privée de son droit d’exiger que l’IRS atténue les effets de la double imposition pour les années d’imposition 1996, 1997 et 1998 comme le prévoit le Traité. La demanderesse allègue que la décision du ministre d’établir les nouvelles cotisations sur le fondement des nouvelles lettres de l’ARC constitue un exercice illégitime et discriminatoire du pouvoir discrétionnaire que le Traité conférait au ministre. En établissant les nouvelles cotisations, le ministre a essentiellement empêché la demanderesse d’exercer ses droits.

[15]      Ainsi que la demanderesse le fait observer, la demande est axée sur la décision d’établir une nouvelle cotisation pour les années 1996, 1997 et 1998, étant donné que [traduction] « les nouvelles cotisations sont le résultat de l’exercice irrégulier, par le ministre, du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 4 de l’article 9 du Traité ». Suivant la demanderesse, c’est la façon illégitime dont le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire qui constitue l’essence de la présente demande et non les nouvelles cotisations elles‑mêmes, bien que celles‑ci soient l’aboutissement de l’exercice illégitime que le ministre a fait de son pouvoir discrétionnaire.

[16]      La demanderesse allègue que l’exercice irrégulier que le ministre a fait de son pouvoir discrétionnaire résulte des mesures administratives prises en rapport avec les deux nouvelles lettres envoyées par l’ARC à la demanderesse qui proposent de procéder à des redressements des prix de transfert radicalement différents en ce qui concerne les revenus tirés par la demanderesse des opérations relatives à des prix de transfert pour les années d’imposition 1996, 1997 et 1998.

[17]      La demanderesse tient à préciser qu’elle ne conteste pas la capacité du ministre d’établir les nouvelles cotisations, à condition que le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire en conformité avec les lettres préalables. Ainsi, la demande ne vise pas à contester le bien‑fondé de la nouvelle cotisation qui donne lieu à la présumée double imposition, mais uniquement à obtenir le contrôle judiciaire de la façon dont le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire en décidant d’établir de nouvelles cotisations d’une manière incompatible avec les lettres préalables.

[18]      L’importance des rapports réciproques qui existent entre la LIR et le Traité aux yeux de la demanderesse est illustrée dans le passage suivant de l’avis de demande :

[traduction]

Pour calculer une dette fiscale, les autorités fiscales canadiennes et américaines ont en principe le droit  en vertu de leur loi fiscale respective et sous réserve des obligations prévues par tout traité fiscal  de rajuster les revenus de l’entité assujettis à l’impôt de l’un ou l’autre pays par suite d’opérations transfrontalières conclues entre entités apparentées en fonction des montants qui auraient été calculés si les entités en question n’avaient pas eu de lien de dépendance entre elles.

 

Par exemple, si la société du pays A a transféré des marchandises à une société apparentée du pays B pour la somme de 100 $ qu’une entité sans lien de dépendance n’aurait accepté de transférer que pour 1 000 $ dans des circonstances comparables, les autorités fiscales du premier pays augmenteront les revenus de la société A de 900 $ aux fins du calcul de la dette fiscale de cette société pour l’année au cours de laquelle le transfert a eu lieu. Ces rajustements sont habituellement qualifiés de redressements des prix de transfert.

 

[19]      Le Traité vise notamment à éviter que de tels redressements de prix de transfert donnent lieu à une double imposition internationale. Il peut y avoir double imposition internationale si l’ARC rajuste l’augmentation du prix de vente de marchandises vendues par la société canadienne qui procède à un transfert aux fins de l’impôt sur le revenu du Canada sans que l’IRS procède à un rajustement correspondant ayant pour effet d’augmenter le prix d’achat payé par la société américaine destinataire du transfert aux fins de l’impôt sur le revenu des États‑Unis. C’est précisément ce qui, selon la demanderesse, s’est produit dans le cas qui nous occupe par suite des décisions discrétionnaires prises par les ministres, lesquelles équivalent à un abus de pouvoir et sont par conséquent susceptibles de contrôle judiciaire.

CRITÈRE APPLICABLE AUX REQUÊTES EN RADIATION

[20]      Comme il s’agit d’une requête en radiation, les allégations contenues dans l’avis de demande doivent être tenues pour avérées. Le critère applicable aux requêtes en radiation est bien connu. En termes simples, le critère consiste à se demander si, en supposant que l’on permette au requérant de la poursuivre, la requête serait « manifestement futile » ou serait à ce point « évidente et manifeste » qu’elle n’aurait aucune chance de succès [voir, par exemple, David Bull Laboratories (Canada) Inc. c Pharmacia Inc., [1995] 1 CF 588 (CAF), aux pages 596, 597, 598 et 600; Amnesty International Canada et autres c Chef de l’état‑major de la Défense des Forces canadiennes et autres, 2007 CF 1147; et Sanofi‑Aventis Canada Inc. c Novopharm Ltd. (2007), 59 C.P.R. (4th) 416 (CAF), aux paragraphes 31 à 34]. Si la Cour de l’impôt a compétence exclusive en première instance sur les questions en litige dans la présente demande, celle‑ci est alors « manifestement futile » et elle est à ce point « évidente et manifeste » qu’elle n’a aucune chance de succès. J’estime toutefois, au vu de la présente demande, qu’il n’est pas évident et manifeste que notre Cour n’a pas compétence pour entendre la présente demande.

ANALYSE

[21]      Parmi les nombreux précédents cités par les parties tant dans leurs observations écrites qu’au cours des débats, les deux décisions les plus utiles sont Addison & Leyen Ltd. c Canada, (2007) CSC 33 et Canada c Roitman, 2006 DTC 6514. Dans l’affaire Addison, les contribuables cherchaient à obtenir le contrôle judiciaire de la décision du ministre d’établir une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 160(2) de la LIR, qui s’applique au contribuable censé être responsable de payer les dettes fiscales d’une entité avec laquelle il a un lien de dépendance. Le 160(2) permet au ministre d’établir de telles nouvelles cotisations « en tout temps ». Les contribuables en question avaient fait l’objet d’une nouvelle cotisation établie en vertu du paragraphe 160(2) plus de douze ans après les années d’imposition auxquelles se rapportaient les nouvelles cotisations. Les contribuables alléguaient que la décision d’attendre aussi longtemps avant d’établir une cotisation à leur égard leur causait des difficultés inhabituelles et constituait un abus du pouvoir discrétionnaire du ministre.

[22]      L’affaire Addison concernait une demande introduite devant la Cour fédérale en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de nouvelles cotisations pour cause de retard abusif, d’iniquité et d’abus de procédure. Le ministre avait présenté une requête en vue de faire rejeter la demande pour défaut de compétence. Le juge saisi de cette requête avait conclu que, par application de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale n’avait pas compétence pour examiner les demandes de contrôle judiciaire portant sur des questions susceptibles de faire l’objet d’un appel devant la Cour canadienne de l’impôt « dans la mesure où [cette question] est susceptible d’un tel appel ».

[23]      Les demanderesses avaient interjeté appel devant la Cour d’appel fédérale, qui avait infirmé la décision du juge des requêtes. La juridiction d’appel a conclu que l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales n’était pas suffisant pour exclure le contrôle judiciaire des mesures prises en vertu de l’article 160 de la LIR. La Cour d’appel fédérale a notamment conclu que la Cour fédérale avait compétence pour annuler une cotisation, étant donné qu’il n’existait pas d’autres réparations facilement accessibles. Le ministre a formé un pourvoi devant la Cour suprême du Canada. Le pourvoi a été accueilli. Toutefois, la Cour suprême du Canada l’a accueilli en se fondant sur des motifs très étroits qui ne reposaient que sur les faits de l’espèce et sur l’application du paragraphe 160(2) de la LIR aux faits en question. La Cour suprême du Canada n’a pas jugé que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour procéder au contrôle judiciaire d’une décision du ministre portant sur des questions fiscales. Elle a fait observer :

8.      Nul besoin de s’engager dans une longue discussion théorique sur la question de la possibilité de se prévaloir de l’art. 18.5 pour faire contrôler l’exercice de pouvoirs ministériels discrétionnaires. Personne ne conteste que le ministre fasse partie de la catégorie de personnes et d’entités visée par l’exercice de la compétence de la Cour fédérale prévue à l’art. 18.5. Le recours au contrôle judiciaire demeure possible dans la mesure où la question n’est pas autrement susceptible d’appel. Il reste également possible en cas d’abus de pouvoir, notamment de délais abusifs. On peut élaborer des réparations adaptées aux faits pour corriger les injustices ou problèmes soulevés dans une affaire donnée.

 

9.      Toutefois, nous estimons qu’il n’était pas possible de recourir au contrôle judiciaire compte tenu des faits en cause. Comme l’a souligné le juge Rothstein, l’interprétation que la majorité de la Cour d’appel fédérale donne à l’art. 160 équivaut à ajouter dans cette disposition un délai de prescription qui n’y figure tout simplement pas. Le ministre peut en tout temps établir une cotisation à l’égard d’un contribuable. Selon le juge Rothstein :

 

Même si dans le sens retenu par les juges majoritaires, le paragraphe 160(1) peut être considéré comme un moyen de recouvrement draconien, il vise aussi une cible précise. Il ne vise que les transferts de biens à des personnes se trouvant dans des relations ou des situations particulières, et seulement lorsque le transfert est en contrepartie d’une valeur inférieure à la juste valeur marchande des biens transférés. Comme le paragraphe 160(1) s’applique dans des circonstances précises et limitées, l’intention du législateur n’est pas obscure. Le législateur voulait que le ministre puisse recouvrer les montants transférés dans ces circonstances limitées afin de régler l’obligation fiscale du premier contribuable, auteur du transfert. Compte tenu des circonstances entourant de telles transactions, il est clair que le législateur souhaitait qu’il n’y ait pas de délai de prescription ni aucune autre condition applicable au moment de l’établissement de la cotisation par le ministre. [par. 92]

 

10.    Le ministre dispose du pouvoir discrétionnaire d’établir une cotisation à l’égard d’un contribuable en tout temps. Cela ne veut pas dire que l’exercice de ce pouvoir ne peut jamais faire l’objet d’un contrôle. Toutefois, en raison du terme « en tout temps » à l’art. 160 LIR, la longueur du délai écoulé avant qu’il soit décidé d’établir une cotisation à l’égard d’un contribuable ne suffit pas à fonder un contrôle judiciaire, sauf, peut‑être, s’il s’agit d’autoriser un recours comme le mandamus pour inciter le ministre à faire preuve de diligence raisonnable une fois l’avis d’opposition déposé. De plus, en l’espèce, les allégations de fait dans la déclaration n’expliquent pas pourquoi il aurait été impossible d’examiner les questions relatives à l’obligation fiscale, tant en ce qui a trait à la cotisation fiscale sous‑jacente établie à l’encontre de York qu’aux cotisations établies à l’égard des intimés au cours d’une procédure d’appel normale.

 

11.    Dans de telles circonstances, les tribunaux de révision ne doivent ouvrir la voie aux recours en contrôle judiciaire qu’avec beaucoup de circonspection. Il y a lieu de protéger l’intégrité et l’efficacité du système de cotisation et d’appel en matière fiscale. Le Parlement a édifié une structure complexe pour assurer le traitement d’une multitude de revendications se rapportant au fisc, et cette structure s’appuie sur un tribunal spécialisé et indépendant, la Cour canadienne de l’impôt. On ne saurait permettre que le contrôle judiciaire serve à créer une nouvelle forme de procédure connexe destinée à contourner le système d’appel établi par le Parlement en matière fiscale ainsi que la compétence de la Cour de l’impôt. Dans ce contexte, le contrôle judiciaire devrait demeurer un recours de dernier ressort. [Non souligné dans l’original.]

 

[24]      La lecture de ces passages permet de constater que la Cour suprême du Canada a entrouvert la possibilité de permettre un contrôle judiciaire d’une décision discrétionnaire du ministre dans certaines circonstances. Il n’est pas interdit à la Cour fédérale de statuer sur une demande de contrôle judiciaire portant sur une décision discrétionnaire d’établir une cotisation en vertu de la LIR. La Cour fédérale n’est pas non plus incompétente en matière fiscale pour accorder des réparations adaptées aux faits comme celles réclamées dans le cadre de la présente demande. La seule restriction imposée à la compétence de la Cour fédérale lorsqu’il s’agit de connaître d’une demande de contrôle judiciaire est que le recours au contrôle judiciaire ne demeure possible que dans la mesure où la question n’est pas autrement susceptible d’appel. Même alors, le contrôle judiciaire peut être exercé pour contrôler un abus de pouvoir. Cette conception du contrôle judiciaire garantit non seulement l’intégrité et l’efficacité du système d’établissement des cotisations fiscales, mais elle protège également la compétence exclusive de la Cour de l’impôt sur ces questions et permet d’éviter des procès inutiles sur des questions secondaires.

[25]      Ainsi, bien que le ministre ait le pouvoir discrétionnaire d’établir une nouvelle cotisation à l’égard d’un contribuable en tout temps, le contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire du ministre demeure toujours possible dans la mesure où la question n’est pas autrement susceptible d’un appel. C’est effectivement le cas en l’espèce. La demanderesse admet que le ministre a le droit d’établir les nouvelles cotisations; toutefois, elle ne sollicite pas le contrôle judiciaire des nouvelles cotisations, mais bien de la façon dont le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire, de ses agissements passés ainsi que de son pouvoir discrétionnaire général d’atténuer les effets d’une double imposition. Il ne s’agit pas là de questions qui relèvent de la compétence exclusive de la Cour de l’impôt.

[26]      On trouve un appui supplémentaire à cette conclusion dans l’affaire Roitman. Dans cette affaire, le demandeur était un homme d’affaires qui était à la tête d’une société se livrant à la vente et à l’achat d’automobiles. Le ministre avait refusé certaines des dépenses réclamées. Roitman et sa société contestaient les nouvelles cotisations et avaient fini par arriver à un règlement avec le ministre. Roitman et sa société étaient parties au règlement et Roitman a fait l’objet d’une nouvelle cotisation conformément aux modalités du règlement. Par la suite, Roitman a introduit une demande sous forme de recours collectif projeté dans lequel il reprochait au ministre d’avoir adopté [traduction] « une ligne de conduite délibérée [...] en vue d’empêcher le demandeur [...] de se prévaloir de la Loi ».L’action reposait sur des accusations d’exercice fautif d’une charge publique. Une requête en radiation de l’action avait été présentée. Cette requête a été rejetée essentiellement parce que la demande ne visait pas à obtenir l’annulation de la nouvelle cotisation, mais constituait en réalité une demande de dommages‑intérêts en rapport avec les actes frauduleux commis par le ministre. Un appel a été interjeté devant la Cour d’appel fédérale, qui a examiné en détail la compétence de la Cour fédérale et de la Cour de l’impôt. Dans sa décision, la Cour d’appel fédérale a fait observer qu’il est « établi en droit que la Cour fédérale n’a pas compétence pour attribuer des dommages‑intérêts ou pour accorder toute autre réparation sollicitée sur la base d’une nouvelle cotisation d’impôt non valide, à moins que la nouvelle cotisation n’ait été annulée par la Cour de l’impôt. Si elle attribuait de tels dommages‑intérêts ou accordait une telle réparation, elle se trouverait à permettre de contester accessoirement le bien‑fondé de la cotisation ». [Citations omises.]

[27]      La Cour a également fait observer qu’il était « également établi en droit que la Cour canadienne de l’impôt n’a pas compétence pour annuler une cotisation parce qu’elle constitue un abus de procédure ou un abus de pouvoir » (voir Main Rehabilitation Co. Ltd. c La Reine, 2004 CAF 403 (CanLII), 2004 CAF 403, paragraphe 6; Obonsawin c La Reine, 2004 GTC 131 (CCI); Burrows c Canada, 2005 CCI 761 (CanLII), 2005 CCI 761; Hardtke c Canada, 2005 CCI 263 (CCI) [Procédure générale]). Cette observation vaut également pour la réparation sollicitée dans le cadre de la présente demande. La présente demande est axée sur l’abus de procédure commis par le ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire qui aurait donné lieu à une double imposition. Le bien‑fondé des nouvelles cotisations n’est pas cause. Alors que, dans l’arrêt Roitman, la Cour d’appel fédérale a jugé que la déclaration constituait un abus de procédure et qu’elle devait de ce fait être radiée, elle a fondé sa conclusion sur le fait que le bien‑fondé de l’avis de nouvelle cotisation était la principale question alléguée dans la déclaration et que la Cour de l’impôt pouvait donc régulièrement statuer sur cette question. La Cour d’appel fédérale a fait observer qu’au mieux, la déclaration était prématurée dans l’affaire Roitman.

[28]      Suivant l’interprétation que je fais de la présente demande, ce ne sont pas les nouvelles cotisations qui sont au cœur du contrôle judiciaire, mais bien l’irrégularité reprochée au ministre en rapport avec des opérations relatives à des prix de transfert, irrégularité qui découle de la façon irrégulière, inéquitable et discriminatoire dont il aurait exercé son pouvoir discrétionnaire en établissant de nouvelles cotisations qui auraient donné lieu à une double imposition.

[29]      La requête est par conséquent rejetée et les dépens sont adjugés à la demanderesse indépendamment de l’issue de la cause.

ORDONNANCE

 

          LA COUR REJETTE la requête et ADJUGE les dépens à la demanderesse indépendamment de l’issue de la cause.

 

« Kevin R. Aalto »

Protonotaire

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑2040‑07

 

INTITULÉ :                                     CHRYSLER CANADA INC. c

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL ET

L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 23 avril 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE  

ET ORDONNANCE :                      LE PROTONOTAIRE AALTO

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 10 juin 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Michael Barrack

POUR LA DEMANDERESSE

Naomi Goldstein

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tetrault

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H., Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Bureau régional de Winnipeg

POUR LES DÉFENDEURS

 

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