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Date : 20080521

Dossier : T‑1473‑07

Référence : 2008 CF 606

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

 

BALKAR SINGH BASRA

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LE JUGE PINARD

 

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 11 juillet 2007 par la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la CRTFP), par laquelle Me Paul Love (l’arbitre) a fait droit au grief déposé par le défendeur à l’encontre de sa suspension décrétée jusqu’à la fin d’une enquête se rapportant à des accusations criminelles déposées contre lui relativement à sa conduite en dehors du travail.

 

* * * * * * * *

[2]               Le défendeur travaille comme agent correctionnel à l’établissement de Matsqui, un établissement à sécurité moyenne de la Colombie‑Britannique, dans la classification et au niveau CX‑1. Par lettre en date du 3 avril 2006, le défendeur fut informé qu’il avait été suspendu indéfiniment sans traitement,

[traduction]

 

[…] en attendant l’issue de l’enquête disciplinaire qui a été organisée pour établir les faits relatifs à votre implication dans l’allégation selon laquelle vous avez contrevenu aux Règles de conduite professionnelle du Service correctionnel du Canada.

 

Nous avons été informés aujourd’hui par un procureur du ministère du Procureur général que vous avez été accusé d’agression sexuelle en vertu de l’article 271 du Code criminel du Canada.

 

 

[3]               Les détails de l’accusation sont exposés dans une lettre de Me P.A. Insley, coordonnateur de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels/procureur à la Direction de la justice pénale du ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique :

[traduction]

 

D’après le rapport de police, M. Basra serait entré en contact avec la plaignante en clavardant. Ils s’étaient ensuite rencontrés pour une soirée où ils avaient bu et visité diverses boîtes. À leur deuxième rencontre, ils étaient chez M. Basra, où ils ont bu quelques verres avant de sortir pour souper. Après avoir avalé quelques gorgées du troisième verre que M. Basra lui avait versé, la plaignante a commencé à se sentir mal, étourdie et désorientée. Quand elle s’est réveillée le lendemain matin, elle était nue dans le lit de M. Basra. Elle était incapable de se rappeler la plus grande partie de ce qui s’était passé dans la soirée précédente après avoir commencé à boire son troisième verre.

 

M. Basra se serait présenté sous un faux nom à la plaignante, mais la police a réussi à le localiser à partir du relevé de téléphone cellulaire de celle‑ci. Quand il a été interrogé par la police, M. Basra a nié avoir eu des relations sexuelles avec la plaignante, voire la connaître, et il a refusé de donner un échantillon d’ADN. La police a obtenu un mandat pour obtenir cet échantillon; elle a pu prouver que l’ADN de M. Basra correspondait à celui d’un échantillon prélevé sur la plaignante.

 

 

[4]               Une équipe d’enquête fut nommée et des examens périodiques de la suspension du défendeur furent effectués par le directeur ou directeur intérimaire de l’établissement de Matsqui.

 

[5]               Le défendeur a déposé un grief contre sa suspension et l’affaire a été renvoyée à l’arbitrage en application de l’alinéa 209(1)b) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, édictée par l’article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (la LRTFP).

 

* * * * * * * *

 

[6]               Après avoir résumé les preuves et les arguments, l’arbitre s’est demandé d’abord s’il avait compétence dans l’affaire, pour finalement conclure que c’était le cas puisque, selon lui, la décision de suspendre M. Basra faisait partie d’un processus disciplinaire et que cette décision relevait donc de l’alinéa 209(1)b) de la LRTPF. L’arbitre s’est exprimé ainsi :

[98]     Le défendeur a soutenu que la suspension est une mesure administrative appropriée. Bien qu’il n’ait pas directement discuté de ce point, pour avoir compétence sur le grief, je dois conclure qu’il y a un élément disciplinaire dans cette décision. Pourtant, le défendeur prétend qu’il n’a pas encore pris de décision disciplinaire à l’endroit de M. Basra.

 

[99]     Je souligne qu’on peut lire à l’alinéa 209(1)b) de la Loi l’expression « mesure disciplinaire » et non « décision disciplinaire ». Le mot « mesure » a un sens plus large que le mot « décision », puisqu’il peut englober la décision du SCC de nommer des enquêteurs et de suspendre indéfiniment le fonctionnaire dans le contexte de son enquête. Le SCC a suspendu indéfiniment M. Basra en se basant sur l’allégation qu’il avait très mal agi, ce sur quoi il a décidé qu’il devait faire enquête. De toute évidence, la décision de le suspendre s’inscrivait dans un processus disciplinaire, même si le SCC n’a pas encore convoqué M. Basra à une entrevue disciplinaire ni abouti à une conclusion définitive sur une mesure disciplinaire. Les documents du défendeur prouvent qu’un enquêteur a été nommé pour mener une enquête disciplinaire (pièce E‑8).

 

[100]     Qui plus est, une suspension indéfinie empêche l’employé de travailler; c’est une interruption de son droit au travail. En l’espèce, l’arrêt de travail et le traitement qu’il a perdu sont des pénalités; ce sont des mesures disciplinaires qui découlent directement de la décision du SCC d’ordonner la tenue d’une enquête et de suspendre M. Basra sans traitement : Massip c. Canada (1985), 61 N.R. 114 (C.A.F.); Lavigne c. Conseil du Trésor (Travaux publics), dossiers de la CRTFP 166‑02‑16452 à 16454, 16623, 16624 et 16650 (19881014); et Côté c. Conseil du Trésor (Emploi et Immigration Canada), dossiers de la CRTFP 166‑02‑9811 à 9813 et 10178 (19831017).

 

 

 

[7]               L’arbitre a conclu que le SCC n’avait aucune raison de faire durer la suspension du défendeur sans traitement. Selon lui, une période d’un mois constituait un délai suffisant pour enquêter sur l’affaire, après quoi la suspension devenait une suspension disciplinaire. Selon l’arbitre donc, le défendeur avait droit à son traitement, rétroactivement au 3 mai 2006, un mois après le début de sa suspension, et droit à la réintégration dans son poste.

 

* * * * * * * *

 

[8]               Les dispositions applicables de la LRTFP sont les suivantes :

  208. (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé :

a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi,

(ii) soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

b) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi.

 

 

[…]

 

  209. (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, le fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief individuel portant sur :

 

a) soit l’interprétation ou l’application, à son égard, de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

b) soit une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire;

c) soit, s’il est un fonctionnaire de l’administration publique centrale :

(i) la rétrogradation ou le licenciement imposé sous le régime soit de l’alinéa 12(1)d) de la Loi sur la gestion des finances publiques pour rendement insuffisant, soit de l’alinéa 12(1)e) de cette loi pour toute raison autre que l’insuffisance du rendement, un manquement à la discipline ou une inconduite,

(ii) la mutation sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique sans son consentement alors que celui‑ci était nécessaire;

d) soit la rétrogradation ou le licenciement imposé pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite, s’il est un fonctionnaire d’un organisme distinct désigné au titre du paragraphe (3).

[…]

 

  233. (1) La décision de l’arbitre de grief est définitive et ne peut être ni contestée ni révisée par voie judiciaire.

  208. (1) Subject to subsections (2) to (7), an employee is entitled to present an individual grievance if he or she feels aggrieved

(a) by the interpretation or application, in respect of the employee, of

(i) a provision of a statute or regulation, or of a direction or other instrument made or issued by the employer, that deals with terms and conditions of employment, or

(ii) a provision of a collective agreement or an arbitral award; or

 

(b) as a result of any occurrence or matter affecting his or her terms and conditions of employment.

 

[…]

 

  209. (1) An employee may refer to adjudication an individual grievance that has been presented up to and including the final level in the grievance process and that has not been dealt with to the employee’s satisfaction if the grievance is related to

(a) the interpretation or application in respect of the employee of a provision of a collective agreement or an arbitral award;

(b) a disciplinary action resulting in termination, demotion, suspension or financial penalty;

(c) in the case of an employee in the core public administration,

(i) demotion or termination under paragraph 12(1)(d) of the Financial Administration Act for unsatisfactory performance or under paragraph 12(1)(e) of that Act for any other reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct, or

 

 

(ii) deployment under the Public Service Employment Act without the employee’s consent where consent is required; or

 

(d) in the case of an employee of a separate agency designated under subsection (3), demotion or termination for any reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct.

 

[…]

 

  233. (1) Every decision of an adjudicator is final and may not be questioned or reviewed in any court.

 

 

 

[9]               La nouvelle LRTFP a remplacé la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑35 (l’ancienne LRTFP), laquelle renfermait une disposition très semblable :

  92. (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, un fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief portant sur :

a) l’interprétation ou l’application, à son endroit, d’une disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

b) dans le cas d’un fonctionnaire d’un ministère ou secteur de l’administration publique fédérale spécifié à la partie I de l’annexe I ou désigné par décret pris au titre du paragraphe (4), soit une mesure disciplinaire entraînant la suspension ou une sanction pécuniaire, soit un licenciement ou une rétrogradation visé aux alinéas 11(2)f) ou g) de la Loi sur la gestion des finances publiques;

c) dans les autres cas, une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la suspension ou une sanction pécuniaire.

  92. (1) Where an employee has presented a grievance, up to and including the final level in the grievance process, with respect to

 

(a) the interpretation or application in respect of the employee of a provision of a collective agreement or an arbitral award,

(b) in the case of an employee in a department or other portion of the public service of Canada specified in Part I of Schedule I or designated pursuant to subsection (4),

(i) disciplinary action resulting in suspension or a financial penalty, or

(ii) termination of employment or demotion pursuant to paragraph 11(2)(f) or (g) of the Financial Administration Act, or

(c) in the case of an employee not described in paragraph (b), disciplinary action resulting in termination of employment, suspension or a financial penalty,

and the grievance has not been dealt with to the satisfaction of the employee, the employee may, subject to subsection (2), refer the grievance to adjudication.

 

 

* * * * * * * *

 

[10]           Trois points sont soulevés dans la présente demande de contrôle judiciaire :

(1)   Quelle norme de contrôle faut‑il appliquer à la décision de l’arbitre?

 

(2)   L’arbitre a‑t‑il commis une erreur quand il a conclu qu’il avait compétence pour se prononcer sur le grief du défendeur?

 

(3)   L’arbitre a‑t‑il commis une erreur quand il a conclu que le grief du défendeur était fondé?

 

 

* * * * * * * *

 

(1)   La norme de contrôle à appliquer

 

[11]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. n° 9 (QL), la Cour suprême du Canada a éliminé la norme de la décision manifestement déraisonnable pour ne conserver que la norme de la décision raisonnable et celle de la décision correcte.

 

[12]           Les parties ont signalé un précédent qui arrive à des conclusions différentes en ce qui a trait à la norme de contrôle applicable à la question de la compétence d’un arbitre. Dans l’arrêt Shneidman c. Agence des douanes et du revenu, 2007 CAF 192, [2007] A.C.F. n° 707 (C.A.) (QL), le juge Sexton, après une analyse pragmatique et fonctionnelle (appelée aujourd’hui, selon l’arrêt Dunsmuir, précité, analyse relative à la norme de contrôle), a conclu que la question de la compétence de la CRTFP était une pure question de droit qui ne commandait aucune retenue. Selon le juge Sexton, même si la CRTFP justifie d’une spécialisation considérable en matière de relations de travail, cette spécialisation ne s’étend pas à l’interprétation de la LRTFP. Cependant, dans la décision Archambault c. Agence des douanes et du revenu, 2005 CF 183, [2005] A.C.F. n° 229 (C.F.) (QL), conf. par 2006 CAF 63, [2006] A.C.F. n° 207, la juge Layden‑Stevenson a conclu que, lorsque la question de la compétence est purement factuelle, par exemple lorsqu’elle fait intervenir la question de savoir si une mesure était disciplinaire ou non, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer est celle de la décision manifestement déraisonnable.

[13]           Les deux jugements précités ont été rendus dans le cadre de l’ancienne LRTFP, laquelle, même si elle renfermait une disposition semblable sur la compétence de l’arbitre dans les affaires disciplinaires, était dépourvue d’une clause privative, clause qui existe dans l’article 233 de la nouvelle LRTFP. Selon moi, par conséquent, la question de savoir si l’arbitre a commis une erreur en concluant que l’affaire était de nature disciplinaire, et qu’il avait donc compétence pour juger le grief, devrait être revue selon la norme de la décision correcte en ce qui a trait au critère juridique à appliquer, mais selon la norme de la décision raisonnable pour ce qui concerne l’application des faits à ce critère, eu égard à la spécialisation reconnue de la CRTFP et à la clause privative contenue dans la nouvelle LRTFP, clause qui atteste que le législateur voulait que les décisions de la CRTFP commandent une retenue considérable.

 

(2)   L’arbitre a‑t‑il commis une erreur quant il a conclu qu’il avait compétence pour se prononcer sur le grief du défendeur?

 

[14]           Selon le demandeur, l’arbitre a commis une erreur quant il a conclu qu’il avait compétence pour se prononcer sur le grief du défendeur, parce que la suspension du défendeur était de nature administrative et non disciplinaire. Cependant, le défendeur fait observer que ce point n’a pas été plaidé devant l’arbitre et il soutient que le demandeur est donc empêché de soulever la question dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Le défendeur soutient aussi que, si l’argument du demandeur était accepté, cela signifierait que les employés de l’administration fédérale pourraient être suspendus indéfiniment sans conséquence aucune dans la mesure où il n’y a pas de « décision » disciplinaire.

 

[15]           Je ne crois pas que les précédents cités par le défendeur pour dire que le demandeur ne peut pas invoquer la nature de la suspension du défendeur soient particulièrement utiles. L’arrêt de la Cour suprême du Canada, Saskatchewan River Bungalows Ltd. c. La Maritime, Compagnie d’assurance‑vie, [1994] 2 R.C.S. 490, concerne le critère de la renonciation à des droits dans un contexte contractuel. Le précédent anglais, Henderson c. Henderson, [1843‑60] All E.R. Rep. 378, 67 E.R. 313 (Cour du vice‑chancelier), qui remonte à plus de 150 ans, concerne le traitement par les tribunaux du principe de res judicata, et non la question de la compétence d’un arbitre. Par ailleurs, il ressort clairement des observations faites par l’arbitre, aux paragraphes 98, 99 et 100 de sa décision (voir plus haut), que la nature administrative ou disciplinaire de la suspension avait été évoquée devant lui. L’arbitre conclut ainsi :

[135]     La preuve dont je suis saisi m’amène à conclure que le SCC n’avait aucune justification pour prolonger la suspension sans traitement de M. Basra. Parce qu’il n’a pas suffisamment enquêté sur les faits pendant la longue période dont il disposait, sa décision administrative originale est devenue une mesure disciplinaire contre M. Basra (voir Larson).

 

 

 

[16]           Le demandeur croit que l’arbitre a eu tort de qualifier de « mesure disciplinaire » la suspension du défendeur. Selon le demandeur, pour qu’il y ait « mesure disciplinaire », il faut que la décision se rapporte à la discipline.

 

[17]           Le juge Barnes a examiné le point de savoir si une conduite se rapporte à la discipline, dans la décision Procureur général du Canada c. Frazee, 2007 CF 1176, [2007] A.C.F. n° 1548 (C.F.) (QL) :

[19]     La question de savoir si une conduite de l’employeur constitue une mesure disciplinaire a fait l’objet de nombreuses décisions arbitrales et judiciaires desquelles ont émergé plusieurs principes établis. Le paragraphe 7:4210 de la 4e édition de l’ouvrage Canadian Labour Arbitration, de Brown et Beatty, présente un résumé utile de la jurisprudence sur le sujet :

[traduction]

 

[…]

 

Afin de déterminer si un employé a fait ou non l’objet d’une mesure disciplinaire, les arbitres examinent à la fois l’objet et l’effet de la mesure prise par l’employeur. La caractéristique essentielle de la mesure disciplinaire est une intention de corriger la mauvaise conduite d’un employé en le punissant d’une certaine façon. Une confirmation de l’employeur déclarant qu’il n’avait pas l’intention d’imposer une mesure disciplinaire suffit souvent, mais pas toujours, à régler la question.

 

Lorsque la conduite d’un employé est non coupable et/ou que l’objectif de l’employeur n’est pas de punir, toute mesure qui est prise sera généralement qualifiée de non disciplinaire. S’appuyant sur cette définition, des arbitres ont déterminé que les suspensions qui exigent qu’un employé reste hors du travail en raison d’un problème de santé ou en attendant le règlement d’accusations criminelles ne sont pas des sanctions disciplinaires. […]

 

 

 

[18]           Dans d’autres précédents, la Cour fédérale a relevé que l’intention déclarée de l’employeur n’est pas déterminante et que les arbitres pourraient devoir examiner si ce qui apparaît comme une mesure administrative est en réalité une « mesure disciplinaire déguisée ». Il faut pour cela considérer l’ensemble des faits et circonstances entourant la décision (voir, par exemple, la décision Procureur général du Canada c. Grover, 2007 CF 28, [2007] A.C.F. n° 58 (C.F.) (QL)).

 

[19]           En l’espèce, l’arbitre a estimé que la tenue d’une enquête disciplinaire, outre le fait que le demandeur avait été suspendu sans traitement, suffisait à lui donner le pouvoir de juger l’affaire, en vertu de l’alinéa 209(1)b) de la nouvelle LRTFP. Cependant, l’arbitre ne s’est pas demandé, comme il devait le faire selon la jurisprudence, si l’intention de l’employeur, lorsqu’il avait suspendu le plaignant, était de punir celui‑ci. Il semble plutôt que l’arbitre a simplement considéré que, vu la longueur de l’enquête, la suspension était devenue par défaut une mesure disciplinaire. J’arrive donc à la conclusion qu’il s’agit là d’une erreur grave, car l’arbitre a appliqué le mauvais critère, ce qui suffit en soi à justifier l’intervention de la Cour. Je dois faire observer que j’arrive à la même conclusion, quelle que soit la norme appliquée, celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable. Néanmoins, je voudrais considérer également le troisième point.

 

(3)   L’arbitre a‑t‑il commis une erreur quand il a conclu que le grief du défendeur était fondé?

 

[20]           Le demandeur a aussi soutenu que l’arbitre avait commis une erreur quand il avait fait droit au grief du défendeur et ordonné qu’il soit réintégré dans son poste. Plus précisément, le demandeur dit que l’arbitre est arrivé à une conclusion déraisonnable en laissant de côté le contenu de la lettre de Me P.A. Insley, où l’on pouvait lire que le défendeur n’avait pas été coopératif et avait trompé la police. Le demandeur affirme également que le délai d’un mois qui, selon l’arbitre, serait raisonnable pour mener à terme l’enquête était également déraisonnable.

 

[21]           Le défendeur affirme cependant que l’arbitre a, en fait, considéré la preuve particulière évoquée par le demandeur, mais qu’il a conclu qu’il s’agissait d’un ouï‑dire. S’agissant du délai d’un mois, le défendeur dit qu’il n’était pas déraisonnable pour l’arbitre de fixer un tel délai puisque les propres lignes directrices du demandeur disent qu’une période d’un mois suffit à mener à terme une enquête disciplinaire.

 

[22]           Comme je l’ai dit plus haut, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à cet aspect de la décision de l’arbitre est, selon l’arrêt Dunsmuir de la Cour suprême du Canada, au paragraphe 47, la décision raisonnable :

[…] Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

 

[23]           En l’espèce, il s’agit de savoir si la conclusion de l’arbitre selon laquelle le défendeur n’avait pas trompé la police ni refusé de coopérer était déraisonnable au vu de la preuve.

 

[24]           La lettre mentionnée par le demandeur renferme ce qui suit :

[traduction]

 

M. Basra se serait présenté sous un faux nom à la plaignante, mais la police a réussi à le localiser à partir du relevé de téléphone cellulaire de celle‑ci. Quand il a été interrogé par la police, M. Basra a nié avoir eu des relations sexuelles avec la plaignante, voire la connaître, et il a refusé de donner un échantillon d’ADN. La police a obtenu un mandat pour obtenir cet échantillon; elle a pu prouver que l’ADN de M. Basra correspondait à celui d’un échantillon prélevé sur la plaignante.

 

 

 

[25]           S’agissant de cette lettre, ainsi que de l’interaction du demandeur et de la police, l’arbitre écrit ce qui suit :

[51]     On ne m’a saisi d’aucune preuve directe que M. Basra aurait été tenu de coopérer avec la police ou qu’il ne l’aurait pas fait. Il semble que M. Brown est confus quant aux renseignements fournis par le procureur de la Couronne. Dans la lettre du procureur de la Couronne, il est bien écrit que M. Basra n’avait pas donné son vrai nom à la plaignante, mais rien n’indique qu’il ait induit la police en erreur. […]

 

[54]     […] M. Brown a déclaré qu’un autre facteur important [dans l’application qu’il faisait du critère Larson alors qu’il appréciait à nouveau la suspension du défendeur] était le manque de coopération de M. Basra avec la police. Il semble que M. Basra ait donné un faux nom pendant une partie de l’enquête et que certains faits aient été réfutés ou niés par lui en dépit des preuves contre lui. M. Brown craignait que la police ne reproche à M. Basra son manque de coopération et de franchise. […]

 

 

 

[26]           Plus loin dans sa décision, l’arbitre arrive aux conclusions suivantes :

[124]     Or, la totalité de la preuve sur l’allégation est un précis ou un résumé d’un rapport de police émanant d’un procureur de la Couronne, avec copie de l’accusation contenue dans la déposition sous serment. […] J’ai tout au plus la description succincte qu’il a rédigée, et c’est du ouï‑dire ou du double ouï‑dire, parce que c’est son interprétation d’un rapport de police. […]

 

[…]

 

[126]     […] M. Brown semble avoir l’impression qu’un accusé est tenu de coopérer avec la police et de plaider coupable. Il semble avoir eu l’impression ‑ à tort ‑ que M. Basra avait induit la police en erreur. Pourtant, M. Basra fait face à une accusation d’agression sexuelle et non d’obstruction à la justice ou de méfait public.

 

[…]

 

[129]     […] Par ailleurs, rien dans la preuve ne laisse entendre que M. Basra ait trompé la police dans son enquête. Il n’est nullement tenu d’assumer sa responsabilité s’il est innocent de l’accusation portée contre lui, et il est présumé innocent tant qu’il n’aura pas été jugé coupable. Au mieux, la thèse du défendeur revient à dire que l’accusation est grave et que le SCC ferait mauvaise figure s’il laissait un agent correctionnel continuer à travailler quand on a porté une grave accusation contre lui. […]

 

 

 

[27]           À la lecture de ces passages, on a l’impression que l’arbitre a trouvé que l’absence d’accusations d’entrave à la justice ou de méfait public permettait d’affirmer que le défendeur n’avait pas cherché à tromper la police. Cependant, l’arbitre ne semble pas avoir pris en compte la preuve selon laquelle le défendeur avait dit à la police qu’il ne connaissait pas la plaignante, alors qu’un test d’ADN démontrait le contraire. Cela donne à penser que le défendeur a en réalité communiqué à la police de faux renseignements. L’arbitre a trouvé que la preuve portant sur cet aspect constituait un ouï‑dire ou un double ouï‑dire, mais nulle part il ne décide de n’accorder aucun poids à cette preuve. Par conséquent, l’arbitre aurait dû tenir compte de cette preuve, qui contredit directement sa conclusion.

 

[28]           Cette erreur additionnelle est, en soi, assez sérieuse pour justifier elle aussi l’intervention de la Cour dans la présente affaire.

 

* * * * * * * *

 

[29]           Pour tous les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’arbitre n’a pas tenu compte des intentions de l’employeur lorsqu’il a dit que la suspension du défendeur était de nature disciplinaire et il a donc appliqué le mauvais critère à la question de savoir s’il avait compétence pour juger le grief du défendeur. L’arbitre a également laissé de côté la preuve donnant à entendre que le défendeur avait en réalité trompé la police. L’affaire sera donc renvoyée à un autre arbitre pour nouvelle décision au fond. Le défendeur sera condamné aux dépens.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

Ottawa (Ontario)

le 21 mai 2008

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, juriste‑traducteur

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                T‑1473‑07

 

INTITULÉ :                                                               LE PROCUREUR GÉNÉRAL

                                                                                    DU CANADA

                                                                                    c.

                                                                                    BALKAR SINGH BASRA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         VANCOUVER

                                                                                    (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 7 MAI 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                    LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 21 MAI 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Richard Fader                                                              POUR LE DEMANDEUR

 

James Baugh                                                                POUR LE DÉFENDEUR

Christopher Foy

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DEMANDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

McGrady & Company                                                  POUR LE DÉFENDEUR

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

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