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Date : 20080215

Dossier : IMM-1205-07

Référence : 2008 CF 201

Toronto (Ontario), le 15 février 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O’KEEFE

 

 

ENTRE :

YILMAZ ATAY

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), en vue de soumettre à un contrôle judiciaire la décision, datée du 28 février 2007, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité d’un réfugié au sens de la Convention ni celle d’une personne à protéger.

 

[2]               Le demandeur souhaite que la décision soit annulée et l’affaire renvoyée à un tribunal nouvellement constitué de la Commission pour nouvelle décision.

 

Contexte

 

[3]               Yilmaz Atay (le demandeur) est un citoyen de la Turquie, qui dit craindre d’être persécuté par des nationalistes turcs, des musulmans extrémistes sunnites et la police ou les forces de sécurité en Turquie en raison de son origine ethnique kurde, de son appartenance à la religion alevie et de ses opinions et activités politiques de gauche. Il allègue avoir été gardé en détention et torturé à plusieurs reprises aux mains de ses persécuteurs. En mai 2005, au dire du demandeur, les détentions sont devenues plus graves et il a donc décidé de solliciter la protection internationale. Il a obtenu un passeport turc et s’est rendu par bateau jusqu’au Canada. En cours de route, le navire à bord duquel voyageait le demandeur a fait escale au Nigeria, en Colombie, en République dominicaine, au Brésil et aux États-Unis. À son arrivée au Canada, le demandeur a présenté une demande d’asile. Dans une décision datée du 28 février 2007, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié ni celle d’une personne à protéger. Le présent contrôle judiciaire porte sur la décision de la Commission.

 

Décision de la Commission

 

[4]               La Commission a admis que l’identité du demandeur était celle d’un ressortissant de la Turquie. Elle a admis aussi qu’il était d’origine kurde, membre de la collectivité religieuse alevie en Turquie et gauchiste. Elle a donc conclu que le demandeur craignait d’être persécuté pour trois des cinq motifs énumérés, soit l’origine ethnique, la religion et les opinions politiques.

 

[5]               La Commission a conclu que le demandeur n’était pas un témoin crédible ou digne de foi au sujet des principaux éléments de sa demande d’asile. Elle a fondé ses conclusions quant à la crédibilité sur les incohérences et les invraisemblances suivantes :

  • Le demandeur a déclaré à l’agent d’immigration qu’il avait été arrêté à deux reprises, tandis qu’à la Commission, il a dit qu’il l’avait été à six reprises.
  • Le demandeur n’a pas parlé à l’agent d’immigration des sévices qu’il avait subis pendant son service militaire obligatoire en Turquie, mais il a donné des détails à cet égard devant la Commission.
  • La preuve documentaire n’étayait pas les allégations du demandeur selon lesquelles celui-ci avait été pris pour cible par ses supérieurs, du fait de ses croyances politiques,  pendant qu’il accomplissait son service militaire.
  • L’explication donnée par le demandeur au sujet du fait de ne pas avoir obtenu de soins médicaux et un rapport médical pour confirmer qu’il avait été torturé était déraisonnable et minait la crédibilité de ses présumées arrestations, détentions et tortures.
  • Comme la preuve documentaire concernant le processus de délivrance de passeports en Turquie indique que les demandeurs de passeport faisaient l’objet d’une enquête minutieuse, il était invraisemblable que le demandeur n’ait pas eu de réelles difficultés à obtenir un passeport et à quitter le pays, vu qu’il avait censément été arrêté à plusieurs reprises et torturé.
  • L’explication donnée par le demandeur pour le temps qu’il a mis avant de quitter la Turquie et le fait de ne pas avoir demandé asile dans les pays où il a fait escale en faisant route vers le Canada est déraisonnable et ne concorde pas avec une crainte subjective de persécution en Turquie.

 

En conclusion, la Commission a conclu que le demandeur n’éprouvait pas une crainte subjective d’être persécuté en Turquie.

 

[6]               La Commission a entrepris d’examiner la preuve documentaire portant sur le traitement des citoyens turcs d’origine kurde aux mains des groupes ultra‑nationalistes ainsi que de la police, des services de sécurité et des autorités gouvernementales en Turquie. Elle a conclu que cette preuve ne corroborait pas l’affirmation du demandeur selon laquelle il avait été arrêté, mis en détention et torturé du fait de son origine kurde. Elle a conclu aussi que la crainte objective du demandeur, du fait de son origine ethnique, n’était pas fondée.

 

[7]               La Commission a également pris en considération la preuve documentaire portant sur le traitement des membres de la communauté religieuse alevie en Turquie. Elle a admis que les alevis n’ont pas droit à une aide financière gouvernementale pour leurs activités religieuses et que leurs lieux de culte n’ont aucun statut juridique. Cependant, elle a conclu qu’en dépit de cette discrimination, « les alevis ont le droit d’exprimer leurs croyances religieuses librement et ouvertement ». En conclusion, la Commission a jugé que la crainte qu’avait le demandeur d’être persécuté en Turquie du fait de ses croyances et activités religieuses alevies n’était pas objectivement fondée.

 

[8]               La Commission a examiné le traitement des demandeurs d’asile déboutés en Turquie en se fondant sur la preuve documentaire et a conclu qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit victime de persécution à titre de demandeur d’asile débouté à l’étranger s’il retournait en Turquie.

 

[9]               La Commission a pris aussi en considération l’évaluation psychologique du demandeur. Elle a noté que l’[traduction] « impression clinique » du psychologue était que le demandeur répondait aux critères diagnostiques du syndrome de stress post-traumatique chronique et qu’il avait besoin de traitements médicaux. Elle a admis l’opinion du psychologue selon laquelle le demandeur souffre du « syndrome de stress post-traumatique chronique », mais a ajouté :

Toutefois, comme j’ai déjà conclu que le demandeur d’asile a livré un témoignage qui manque de crédibilité en ce qui a trait aux éléments centraux de sa demande d’asile, et selon la preuve documentaire dont j’ai été saisi, j’estime que ce trouble psychologique n’est pas relié aux prétendus mauvais traitements qu’auraient infligés au demandeur d’asile par le passé des musulmans sunnites, des nationalistes turcs et la police ou les forces de sécurité turques; ainsi, l’évaluation psychologique dont il est fait mention ci-dessus ne permet pas d’appuyer la demande d’asile de M. Atay.

 

[10]           La Commission a ensuite examiné la preuve documentaire concernant les soins de santé mentale auxquels le demandeur avait accès en Turquie.

 

[11]           Enfin, la Commission a examiné le rapport médical concernant la cause des cicatrices qui, selon le demandeur, étaient imputables aux tortures qu’il avait subies. La Commission a déclaré ce qui suit :

[…] comme j’ai déjà conclu que le témoignage du demandeur d’asile manque de crédibilité en ce qui a trait aux allégations d’arrestation, de détention et de mauvais traitements aux mains de la police, des forces de sécurité et de l’armée turques, j’estime que les observations et les conclusions du médecin pourraient tout aussi bien avoir été formulées dans le cas d’un demandeur qui aurait subi ces blessures autrement que dans le contexte d’actes de brutalité ou de torture perpétrés par la police, les forces de sécurité ou l’armée turques.

 

[12]           En conclusion, la Commission a statué que le demandeur n’avait pas la qualité d’un réfugié au sens de la Convention ni celle d’une personne à protéger.

 

Questions en litige

 

[13]           Le demandeur a soulevé les questions suivantes :

            1.         En statuant que la preuve du demandeur sur ce qu’il avait vécu en Turquie n’était pas crédible, la Commission a-t-elle commis une erreur en droit ou fondé sa décision sur des conclusions de fait manifestement déraisonnables?

            2.         Si l’on fait abstraction de la crédibilité de la preuve du demandeur au sujet de la persécution antérieure, la Commission a-t-elle omis d’évaluer si ce dernier s’expose à des risques en tant que « gauchiste »?

 

[14]           Je reformulerais les questions comme suit :

            1.         Quelle est la norme de contrôle appropriée?

            2.         La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant de prendre en considération l’effet du rapport psychologique du Dr Devins sur la crédibilité du demandeur?

            3.         La Commission a-t-elle commis une erreur dans la manière dont elle a traité le rapport médical du Dr Hirsz quant à la cause des cicatrices du demandeur?

            4.         La Commission a-t-elle commis une erreur en ne prenant pas en considération (i) la lettre de l’épouse du demandeur et (ii) l’affidavit du cousin du demandeur?

            5.         La Commission a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une évaluation de la crainte objective du demandeur du fait qu’il serait un gauchiste en Turquie?

 

Observations du demandeur

 

[15]           Le demandeur a fait valoir que la Commission a omis de prendre en compte son état psychologique, tel qu’indiqué dans le rapport du Dr Devins, au moment d’évaluer sa crédibilité. Selon le demandeur, le rapport indique qu’il souffre du syndrome de stress post-traumatique et qu’il doit être traité par un spécialiste de la santé mentale. Il a soutenu que les détails de la preuve du Dr Devins au sujet de sa crédibilité comprennent ce qui suit :

  • Le demandeur a des problèmes de concentration et de mémoire.
  • Parfois, il ne se souvient tout simplement de rien.
  • Il oublie des détails du passé (p. ex., des épisodes, des dates).
  • Les problèmes de concentration et de mémoire sont fréquents chez les personnes exposées à un stress traumatique.
  • Les symptômes peuvent survenir lors de l’audience sous la forme d’une difficulté à saisir les questions posées, de demandes de répétition ou de reformulation de questions, d’une incapacité à se souvenir de détails précis du passé ou d’une incapacité apparente à formuler une réponse cohérente. Si de tels problèmes deviennent une preuve, il sera important de comprendre qu’ils reflètent probablement les effets désorganisants du stress traumatique plutôt qu’un effort pour éviter ou dissimuler.

 

[16]           D’après le demandeur, comme la Commission a admis qu’il souffrait du syndrome de stress post-traumatique chronique, celle-ci était tenue de considérer l’effet de ce trouble sur la qualité de sa preuve. Il a invoqué un certain nombre de décisions, dont Min c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1676, au soutien de la thèse selon laquelle, lorsque la Commission est saisie d’une preuve médicale susceptible d’expliquer les lacunes que comporte le témoignage du demandeur, il lui incombe de prendre cette preuve en considération et de lui accorder le poids qu’il convient. La Commission commet une erreur si elle fonde une décision sur une différence entre les renseignements fournis au point d’entrée et les renseignements fournis plus tard dans le processus sans prendre en compte la preuve concernant l’état psychologique du demandeur : Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 963. Il ne suffit pas de faire simplement référence dans les motifs à un rapport psychologique portant sur le syndrome de stress post-traumatique; la Commission doit examiner si les circonstances psychologiques pourraient aider à expliquer une omission, un manque de détails ou une confusion concernant les événements survenus, s’il s’agit des erreurs cognitives exactes qui sont mentionnées dans le rapport du psychologue : Rudaragi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 911. La Commission ne peut pas déclarer seulement qu’elle a examiné le rapport; elle doit indiquer de façon valable en quoi l’état médical a une incidence sur sa décision avant de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité : Fidan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 1606. Selon le demandeur, il est nécessaire de tenir compte des problèmes psychologiques, même quand la principale question en litige est la vraisemblance du témoignage : Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1070.

 

[17]           Le demandeur a fait valoir que la Commission a traité le rapport médical du Dr Hirsz de manière déraisonnable. Il était indiqué dans ce document que les cicatrices du demandeur étaient [traduction] « vraisemblablement attribuables aux coups et à la torture » et qu’une cicatrice en particulier était [traduction] « une marque de brûlure de cigarette, méthode de torture bien connue ». Selon le demandeur,  il était abusif de la part de la Commission de conclure qu’en raison des questions de crédibilité, les cicatrices concordaient elles aussi avec des causes étrangères à la torture. La Commission n’a aucune expertise médicale et n’était pas qualifiée pour juger que la lésion aurait pu avoir d’autres causes. En outre, la Commission a omis d’examiner si l’état de santé bien établi et accepté du demandeur aurait pu amener le demandeur à hésiter à révéler la totalité des détails de la torture dans son Formulaire de renseignements personnels. Une telle théorie a été analysée dans un article du Dr Donald Payne, qui était inclus en preuve devant la Commission lorsque cette dernière a rendu sa décision. La Commission n’a pas mentionné l’article du Dr Payne dans ses motifs. Il a été soutenu que la Commission ne peut faire totalement abstraction de rapports médicaux qui corroborent le compte rendu des tortures que fait le demandeur juste parce qu’ils n’indiquent pas qu’il s’agit de la seule cause possible des lésions : Kingsley c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 194; Thurairajah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 322.

 

[18]           Le troisième argument du demandeur est que la Commission a omis de prendre en considération trois éléments de preuve cruciaux : (i) une lettre de l’épouse du demandeur, (ii) un affidavit du cousin du demandeur et (iii) une série de documents relatifs à la Turquie, portant sur la fréquence des cas de détention arbitraire et de torture de gauchistes dans ce pays. En ce qui concerne la lettre de son épouse, le demandeur a fait valoir que ce document corrobore son récit de persécution. Il a soutenu que le fait que la Commission n’ait même pas mentionné ce document dénote qu’elle en a fait abstraction. « [P]lus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont il [disposait] […]” » : Cepeda-Gutierrez et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425. Par ailleurs, on ne peut écarter une preuve corroborante parce que la Commission a déjà décidé que la preuve du demandeur n’est pas crédible : Ahmed cCanada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 456.

 

[19]           En ce qui concerne l’affidavit de son cousin, le demandeur a fait valoir que cette preuve éclairait le caractère raisonnable de sa décision de ne pas demander asile en Colombie, au Brésil, en République dominicaine ou aux États-Unis, pendant qu’il était en route vers le Canada. Selon le demandeur, rien n’indique que la Commission a pris en considération cette preuve ou évalué sa crédibilité. Les demandeurs ne sont pas obligés, aux termes de la Convention, de demander asile dans le premier pays qui les accueille : Menjivar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 11.

 

[20]           Et, en terminant, le demandeur a soutenu que le fait que la Commission n’ait pas pris en considération la documentation relative aux gauchistes risquant d’être détenus arbitrairement et torturés en Turquie était une erreur susceptible de contrôle. Selon lui, les caractéristiques personnelles du demandeur d’asile, comme le fait d’être gauchiste, peuvent donner lieu à un fondement objectif pour une crainte de persécution, même si, par ailleurs, sa preuve n’est pas crédible.

 

Observations du défendeur

 

[21]           Le défendeur a fait valoir que la norme de contrôle qui s’applique à la crédibilité et aux conclusions de fait est la décision manifestement déraisonnable : Ahmad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 808. Il convient de faire preuve d’une grande retenue envers l’évaluation que fait la Commission de l’expérience subjective du demandeur, de pair avec la preuve objective qui se rapporte à cette expérience et les autres conditions existant dans le pays, laquelle évaluation constitue le cœur de la détermination du statut de réfugié : Sivasamboo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 87 F.T.R. 46 (1re inst.).

 

[22]           Le défendeur a soutenu que la Commission n’était pas tenue de mentionner les passages exacts du rapport psychologique auquel le demandeur faisait référence. Le rapport du Dr Devins concernant les symptômes du demandeur n’était pas une observation objective et indépendante, mais une énumération des symptômes déclarés par le demandeur. Selon le défendeur, le rapport expliquait pourquoi le demandeur pouvait avoir des oublis à l’audience, tandis que la Commission a mis en doute les oublis qu’avait eus le demandeur devant l’agent d’immigration. Le défendeur a également contesté le fait qu’en l’espèce, l’affidavit du demandeur ne mentionnait pas qu’il souffrait de quelque façon de symptômes de stress post-traumatique à l’audience. En outre, la Commission n’a pas fait abstraction du rapport psychologique du Dr Devins. En fait, elle a accepté le diagnostic exposé dans ce document et l’a pris en considération dans un autre contexte. La Commission n’est pas toujours tenue d’analyser le diagnostic d’un psychologue et son incidence sur la crédibilité du demandeur : Chavarria c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 969, aux paragraphes 12 à 17. Ce n’est que lorsque les rapports de ce genre reposent sur « un examen indépendant et objectif fait par un psychiatre » qu’ils méritent plus de considération : Gosal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 346 (1re inst.).

 

[23]           Le défendeur a également soutenu que la Commission n’était pas liée par l’opinion du Dr Hirsz quant à la façon dont le demandeur avait eu ses cicatrices. Comme la Commission n’a pas conclu que les allégations de torture du demandeur étaient crédibles, il lui était loisible de conclure, comme elle l’a fait, que l’opinion du Dr Hirsz ne remédiait pas au manque de crédibilité du demandeur. La Commission n’est pas liée par l’opinion d’un expert médical lorsque cette opinion est fondée sur des faits que la Commission a jugés non crédibles : Boateng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 517. La Commission peut accorder peu de valeur au rapport lorsqu’elle tire une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité du demandeur : Syed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 597.

 

[24]           Quant à l’allégation du demandeur selon laquelle la Commission n’a pas pris en considération une lettre de son épouse, le défendeur a soutenu que la Commission est présumée avoir pris en compte la totalité des éléments de preuve figurant dans le dossier qui lui est soumis : Malhi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 802. En tout état de cause, selon le défendeur, la Commission a mentionné les circonstances que l’épouse du demandeur avait vécues après le départ de ce dernier de la Turquie au moment d’examiner la preuve du demandeur.

 

[25]           Le défendeur a fait valoir aussi que la Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que le temps que le demandeur avait mis pour quitter la Turquie et le fait qu’il n’avait pas demandé asile dans les pays où il avait fait escale en cours de route vers le Canada minaient sa crainte subjective. Il est raisonnable pour la Commission de conclure que la crédibilité du demandeur est minée par le fait qu’il n’a pas fui le pays de persécution le plus tôt possible ou qu’il n’a pas demandé asile sans délai : Huerta c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 157 N.R. 225 (C.A.F.); Arunasalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1070, aux paragraphes 29 à 33. Par ailleurs, la crédibilité du demandeur est minée par le fait qu’il n’a pas demandé asile dans un autre pays dans lequel il a voyagé avant d’arriver au Canada : Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 569. Selon le défendeur, la Commission a expressément pris en compte les explications du demandeur à propos du temps écoulé et du fait qu’il n’a pas demandé asile ailleurs, mais elle a rejeté ces explications en concluant qu’elles étaient déraisonnables. Il était loisible à la Commission de tirer ces conclusions, et celles-ci n’étaient pas manifestement déraisonnables.

 

[26]           Quant à l’argument selon lequel la Commission n’a pas fait mention d’un affidavit du cousin du demandeur, expliquant pourquoi ce dernier n’avait pas demandé asile ailleurs, le défendeur a soutenu que la Commission a fait référence au fond de l’affidavit car il était également fourni dans l’affidavit du demandeur.

 

[27]           Et, en dernier lieu, en ce qui concerne la prétendue omission d’évaluer la preuve documentaire concernant la persécution des gauchistes en Turquie, le défendeur a soutenu que la Commission a expressément examiné cette question.

 

Analyse et décision

 

[28]           Question no 1

            Quelle est la norme de contrôle appropriée?

            Les conclusions de la Commission en matière de crédibilité sont contrôlées selon la norme de la décision manifestement déraisonnable et il convient donc de leur accorder un degré élevé de retenue : Juan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 809, au paragraphe 2.

 

[29]           Question no 2

La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant de prendre en considération l’effet du rapport psychologique du Dr Devins sur la crédibilité du demandeur?

            Les deux parties ont soumis de nombreux exemples de décisions dans lesquelles il est question de l’examen, par la Commission, de rapports de psychologues qui soutiennent leurs arguments respectifs. Selon moi, les décisions sur lesquelles le défendeur s’est fondé ne sont pas utiles. La décision Chavarria, précitée, se distingue de la présente espèce car, dans cette affaire, la Cour a conclu au paragraphe 15 que le rapport du psychologue « ne fait état d’aucune difficulté que le demandeur aurait pu avoir à témoigner au cours de l’audience à venir le concernant, ni ne donne à penser que son état psychologique avait réduit son aptitude à témoigner au cours de l’audience précédente ». En outre, dans la décision Gosal, précitée, même si la Cour a conclu que la Commission n’était pas tenue de mentionner le rapport du psychologue, elle a également conclu, au paragraphe 14, que cette obligation « dépend de la qualité de cet élément de preuve et de la mesure dans laquelle il est essentiel à la revendication du requérant ». À mon avis, la preuve présentée en l’espèce se situe au cœur même de la demande d’asile du demandeur.

 

[30]           Parmi les décisions que le demandeur a invoquées, je trouve la décision Fidan, précitée, fort utile. Il était question dans cette affaire d’une situation quasi identique à la présente. Dans cette affaire, la Commission a mentionné le rapport psychologique et a accepté le diagnostic de troubles de stress post-traumatique, mais elle a déclaré que, vu les conclusions tirées sur la crédibilité, les troubles mentaux n’étaient pas pertinents quant à l’établissement du bien-fondé de la crainte de persécution du demandeur : Fidan, précitée, au paragraphe 6. Dans Fidan, précitée, la Cour s’est fondée sur la décision C.A. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1082, à l’appui de la thèse selon laquelle il était nécessaire de prendre en considération le rapport psychologique au moment d’évaluer la crédibilité du demandeur, parce que cette crédibilité était un élément fondamental de la décision de la Commission et que les renseignements contenus dans le rapport étaient pertinents quant à cette évaluation. Dans la décision Fidan, précitée, la Cour a déclaré ce qui suit, au paragraphe 12 :

La crédibilité constituait aussi le « pivot » de la décision de la Commission en l'espèce. Celle-ci a néanmoins omis d'indiquer de quelle façon elle avait tenu compte du rapport psychologique lorsqu'elle avait tiré sa conclusion concernant la crédibilité, si tant est qu'elle en ait tenu compte. La Commission ne devait pas se contenter d'indiquer qu'elle avait « examiné » le rapport. Elle devait expliquer de manière satisfaisante comment elle avait tenu compte du grave problème de santé du demandeur avant de conclure à son manque de crédibilité. En ne le faisant pas, elle a commis une erreur susceptible de contrôle qui justifie le renvoi de l'affaire à un tribunal de la Commission différemment constitué.

 

[31]           À mon avis, ce principe est également valable en l’espèce. La conclusion défavorable de la Commission quant à la crédibilité était un élément fondamental de sa décision.

J’accepte l’opinion du psychologue selon laquelle le demandeur d’asile souffre du « syndrome de stress post-traumatique chronique ». Toutefois, comme j’ai déjà conclu que le demandeur d’asile a livré un témoignage qui manque de crédibilité en ce qui a trait aux éléments centraux de sa demande d’asile, et selon la preuve documentaire dont j’ai été saisi, j’estime que ce trouble psychologique n’est pas relié aux prétendus mauvais traitements qu’auraient infligés au demandeur d’asile par le passé des musulmans sunnites, des nationalistes turcs et la police ou les forces de sécurité turques; ainsi, l’évaluation psychologique dont il est fait mention ci-dessus ne permet pas d’appuyer la demande d’asile de M. Atay.

 

[32]           Étant donné que le contenu du rapport psychologique était pertinent à l’égard des conclusions de la Commission quant à la crédibilité, la Commission aurait dû prendre le temps de considérer en quoi l’état de santé du demandeur affectait son comportement avant de tirer sa conclusion en matière de crédibilité. Comme la Commission ne l’a pas fait, il m’est impossible de savoir quelle aurait été sa conclusion au sujet de crédibilité si elle avait pris d’abord en considération le rapport. À mon avis, la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle.

 

[33]           Vu ma conclusion sur ce point, il est inutile que j’examine les questions qui restent.

 

[34]           La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différent de la Commission pour nouvelle décision.

 

[35]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a souhaité me soumettre, pour certification, une question grave de portée générale.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différent de la Commission pour nouvelle décision.

 

                                                                                                « John A. O’Keefe »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives applicables

 

La présente annexe comporte les dispositions législatives applicables en l’espèce.

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 :

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

97.(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97.(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1205-07

 

 

INTITULÉ :                                       YILMAZ ATAY

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 15 JANVIER 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 15 FÉVRIER 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer                         POUR LE DEMANDEUR

 

Jennifer Dagsvik                                   POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VanderVennen Lehrer                          POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

                                                                 

John H. Sims, c.r.                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

                                                                                               

 

 

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